« C’est cette lutte entre une classe exploitée de paysans pauvres ou sans terre, ayant pour programme le « mot d’ordre révolutionnaire “Abolition des dettes et redistribution des terres” », et une classe exploiteuse de riches propriétaires fonciers, héritière des roitelets de la féodalité archaïque magnifiée à jamais par Homère, qui fut le principal moteur de l’histoire ancienne. C’est pour tenter de résoudre cette contradiction sociale que les Grecs en général, et les Athéniens en particulier, s’engagèrent dans toute une série de révolutions. De la même façon que les révolutions bour geoises naquirent de l’adhésion des masses à la philosophie des Lumières, les révolutions politiques de l’Antiquité furent précédées et accompagnées par une révolution des mentalités. Celle-ci trouve sa source dans une transformation majeure de l’art de la guerre, que les historiens ont coutume d’appeler « réforme (ou révolution) hoplitique » et de situer vers le milieu du VIIe siècle : l’armée archaïque, où la chevalerie aristocratique est soutenue par une piétaille légèrement équipée et mal organisée, est mise en échec par de nouveaux fantassins lourds, les hoplites, qui combattent en lignes serrées. L’ordre féodal a perdu la faveur des dieux, et la force appartient désormais à la masse des guerriers-paysans, qui s’attelle à reconstruire son univers selon ses propres conceptions. Pour faire (trop) bref, la fraternité d’armes inhérente à la formation en ligne, ainsi que le souci d’un partage équitable du butin, favorisèrent le développement d’une vision du monde profondément égalitaire, vision qu’on retrouve au cœur de la fondation d’innombrables « cités-États » – les poleis – aussi bien que de la formidable explosion culturelle, longtemps considérée comme un « miracle » inexplicable, qui a offert à l’humanité le plus précieux de tous les cadeaux somptuaires : les clefs de la connaissance – géométrie, géographie, astronomie, physique, biologie, philosophie, et la clef des clefs, qui donne accès à toutes les autres, l’histoire, découverte au milieu de ce tourbillon par Thucydide, stratège athénien partisan de la démocratie directe. » (pp.19-20)
« La réalité de l’égalité est alors telle, dans toute la Grèce, que le langage est amené à inventer des mots nouveaux pour en exprimer les nuances : « isono mia (égalité de droits politiques), isègoria (égal droit de parole dans les assemblées politiques), isogonia (égalité par la naissance) et isokratia (éga lité de pouvoir) » (p. 109). Jamais cependant, il faut s’empresser de le préciser, les Grecs n’ont sérieusement songé à faire de ces notions des valeurs universelles, au contraire : l’égalité poli tique est, par définition, le privilège des citoyens, qui ne sont partout qu’une minorité de la population. C’est donc bien parce que ces idéaux égalitaires ont été les idées du groupe social dominant qu’ils se sont imposés comme les idées dominantes de l’époque. On peut ainsi dire que si les Grecs pouvaient admettre la célèbre formule d’Aristote définissant l’être humain comme un « animal politique », ils l’auraient volontiers complétée par la maxime qui régit la Ferme des animaux d’Orwell, « tous les animaux sont égaux mais certains sont plus égaux que d’autres » ; et que s’ils inventèrent tant de constitutions, si diverses qu’elles couvrent tout l’éventail qui va de Sparte, prototype d’État policier et terro riste, à la démocratie radicale athénienne, c’est parce qu’ils eurent partout à trancher la ques tion de savoir précisément qui peut prétendre à l’égalité – et spécialement si la masse du dèmos, le « petit peuple » de citoyens pauvres qui n’ont pas les moyens de s’offrir le relativement coûteux équipement hoplitique, peut ou non y prétendre.
Dans son traité de Politique (III, 8, 1279b), Aristote lui-même fait de l’octroi du plein droit de cité à la seule minorité des « nantis » (euporoi), ou de son extension à la majorité des « démunis » (aporoi), le critère déterminant, en dernière analyse, le caractère oligarchique ou démocratique d’une cité. C’est ainsi que la classe des ouvriers agricoles finit par remporter à Athènes des droits politiques égaux à ceux de la classe des proprié taires terriens, tandis qu’à Sparte elle lui fut absolument soumise : dépouillés de tout droit, y compris à la plus élémentaire dignité humaine, les « hilotes » condamnés héréditairement aux travaux forcés à perpétuité, parqués comme du bétail, surveillés en permanence, délibérément affamés et harcelés sans répit par des escadrons de la mort nocturnes, pouvaient envier même le sort des esclaves, ailleurs. » (pp.21-22)
-Francis Wollf, Qu’est-ce que la démocratie directe ?, Éditions Antisociales, 2010.