"Beaucoup s’accordent en revanche à penser que la seule chose qu’une théorie morale puisse, sous les conditions pratico-théoriques d’aujourd’hui, véritablement établir, c’est un cadre plus ou moins abstrait de principes de justice régulant les interactions personnelles ; au point qu’on peut légitimement parler, me semble-t-il, d’un véritable a priori métaéthique en faveur de la justice. La morale de Habermas culmine dans le point de vue de l’impartialité visant une résolution légitime des conflits, Rawls établit les principes de justice devant réguler une société bien ordonnée, certains libéraux développent le concept d’une « morale minimale » fondée sur l’égal respect et la non-nuisance, accordant aux individus sur cette base juridique minimale la plus grande latitude d’autonomie possible. Et cet a priori métaéthique n’est pas, il est vrai, sans une certaine plausibilité sociale : confortant cette vision minimaliste des choses, un problème comme celui du multiculturalisme semble effectivement requérir quelque chose comme une justice, minimale elle aussi, de la reconnaissance réciproque, car elle doit édicter des principes de coexistence qui soient suffisamment abstraits pour pouvoir accueillir des différences concrètes ; de sorte que le multiculturalisme, comme fait social et comme problème pratico-théorique, renforce la conviction que les grandes questions morales d’aujourd’hui sont, ultimement, des questions de justice. De même, l’éthique sexuelle, que l’on veut libérée de préjugés perfectionnistes (indiquant ce que devrait être une vie sexuelle normalement épanouie), s’accommoderait au mieux, semble-t-il, d’une éthique minimale de la simple non-nuisance à autrui.
D’un autre côté, on assiste simultanément à une parcellisation des questions morales en différents domaines d’objets – bioéthique, éthique médicale, éthique de la recherche, éthique des affaires, éthique professionnelle, éthique de la sollicitude, éthique de la famille, éthique sexuelle, comme on vient de le dire, etc. Mais loin d’élargir véritablement la réflexion morale, cette multiplication des parcelles éthiques a plutôt tendance à renforcer ce primat de la justice dans les questions morales ; car la grande question qui, d’une manière générale, traverse ces différents domaines est celle de savoir comment les mettre en conformité normative avec les acquis de la modernité. Ces acquis étant essentiellement ceux d’un renforcement des droits individuels, lesdits domaines prennent soit la forme d’une adaptation ou d’une intégration des principes de justice en leur sein – comme en éthique médicale par exemple, où l’autonomie du patient joue un rôle désormais architectonique –, soit celle d’un complément à des principes juridiques structurants, comme dans l’éthique de la sollicitude (care ethics) ou dans l’éthique de la famille, où l’attention à la vulnérabilité des personnes doit compenser la généralité abstraite des principes de justice qui sont par ailleurs admis comme l’arrière-plan normatif indiscuté des relations interpersonnelles. Intégration ou compensation des principes de justice, ce sont là deux modes sur lesquels se déclinent tendanciellement les éthiques parcellisées d’aujourd’hui, renforçant ainsi, bien plus qu’ils ne la mettent en question, l’emprise des questions de justice sur les questions morales.
L’une des raisons principales de cette retenue théorique, et de ce repli sur des morales dites minimales, est la crainte du perfectionnisme, c’est-à-dire la crainte d’imposer à autrui des standards de perfection qui, en bonne logique libérale, ne doivent relever que de la seule autonomie des individus. Cette crainte d’un perfectionnisme public ou collectif s’enracine à la fois dans la distinction du public et du privé issue de la tradition libérale (que l’on songe à la distinction canonique que faisait Locke dans sa Lettre sur la Tolérance entre les biens civils, placés sous l’autorité du magistrat, et les biens spirituels, qui sont du ressort de la conscience de chacun), et dans la reconnaissance du fait du pluralisme, qui oblige les résidents d’un même territoire à coexister avec des personnes aux convictions divergentes. Ce sont entre autres choses ces deux motifs conjoints qui justifient le refus contemporain du perfectionnisme, et le repli concomitant des questions morales sur les questions de justice : admettre le pluralisme, c’est ipso facto reconnaître la légitimité d’une sphère d’action privée où se mettent en œuvre des pratiques à chaque fois différentes. En conséquence, ne pas admettre le pluralisme, c’est du même coup réprimer la sphère privée de certains acteurs, en leur imposant des critères perfectionnistes déterminés." (pp.1-3)
-Mark Hunyadi, Morale contextuelle, Presses de l’Université Laval, 2008, 78 pages.