« Au cours de la grande guerre, des journaux et des revues se détournaient parfois des terribles inquiétudes du présent pour penser à ce qui se passerait plus tard, une fois la paix rétablie. L’avenir de la littérature, en particulier, les préoccupait. On vint un jour me demander comment je me le représentais. Je déclarai, un peu confus, que je ne me le représentais pas. « N’apercevez-vous pas tout au moins, me dit-on, certaines directions possibles ? Admettons qu’on ne puisse prévoir le détail ; vous avez du moins, vous philosophe, une idée de l’ensemble. Comment concevez-vous, par exemple, la grande œuvre dramatique de demain ? » Je me rappellerai toujours la surprise de mon interlocuteur quand je lui répondis : « Si je savais ce que sera la grande œuvre dramatique de demain, je la ferais. » Je vis bien qu’il concevait l’œuvre future comme enfermée, dès alors, dans je ne sais quelle armoire aux possibles ; je devais, en considération de mes relations déjà anciennes avec la philosophie, avoir obtenu d’elle la clef de l’armoire. « Mais, lui dis-je, l’œuvre dont vous parlez n’est pas encore possible. » — « Il faut pourtant bien qu’elle le soit, puisqu’elle se réalisera. » — « Non, elle ne l’est pas. Je vous accorde, tout au plus, qu’elle l’aura été. » — « Qu’entendez-vous par là ? » — « C’est bien simple. Qu’un homme de talent ou de génie surgisse, qu’il crée une œuvre : la voilà réelle et par là même elle devient rétrospectivement ou rétroactivement possible. Elle ne le serait pas, elle ne l’aurait pas été, si cet homme n’avait pas surgi. C’est pourquoi je vous dis qu’elle aura été possible aujourd’hui, mais qu’elle ne l’est pas encore. ». » -Henri Bergson, « Le possible et le réel », chapitre 3 dans La Pensée et le mouvant, Presses Universitaires de France, 1938, p. 99-116.
-Henri Bergson, La Pensée et le Mouvant. Édition Critique,