L'Académie nouvelle

Vous souhaitez réagir à ce message ? Créez un compte en quelques clics ou connectez-vous pour continuer.
L'Académie nouvelle

Forum d'archivage politique et scientifique

Le Deal du moment : -38%
Ecran PC gaming 23,8″ – ACER KG241Y P3bip ...
Voir le deal
99.99 €

    Juan Manuel Aragüés, Désir de multitude. Différence, antagonisme et politique matérialiste

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
    Admin


    Messages : 20739
    Date d'inscription : 12/08/2013
    Localisation : France

    Juan Manuel Aragüés, Désir de multitude. Différence, antagonisme et politique matérialiste Empty Juan Manuel Aragüés, Désir de multitude. Différence, antagonisme et politique matérialiste

    Message par Johnathan R. Razorback Dim 12 Mar - 11:54

    https://una-editions.fr/auteurs/juan-manuel-aragues/

    https://una-editions.fr/desir-de-multitude/

    "ll est [...] urgent de repenser la politique antagoniste, et Aragüés entend le faire sous le prisme d’une hybridation du marxisme critique et de la philosophie française de la différence."

    "Aussi ne saurait-il y avoir, selon Aragüés, de politique antagoniste efficace qui, avant toute chose, ne prenne appui sur ce “courant souterrain”, cette ligne mineure et hétérodoxe – car immanentiste – qui se déploie depuis Démocrite, Épicure et Lucrèce, se poursuit au travers des œuvres de Spinoza, Feuerbach, Marx et Nietzsche, et à laquelle Althusser a donné le nom de “matérialisme de la rencontre”."

    "Faire le pari d’une politique antagoniste, dont le fondement matérialiste pose qu’il n’y a de rencontre – rigoureusement parlant – que des différences, revient par conséquent à se mettre en quête de celles susceptibles de nous unir. [...] La politique matérialiste se doit donc de nourrir une volonté de rencontre et d’élaboration d’un programme théorique et politique commun – seul remède, à vrai dire, aux deux écueils, parfaitement asymétriques mais également stériles, de l’universalisme tronqué et du particularisme forcené, dont on sait combien chacun, à sa manière, fait obstacle au processus de constitution du sujet collectif antagoniste."

    "Ainsi est-il besoin, pour restituer à la différence son primat ontologique, d’en finir avec les discours qui s’emploient à élever l’identité au rang de principe premier et ordonnateur du réel, à commencer par le platonisme et ce dont il est l’expression sublimée : le mythe. De fait, si Aragüés consacre de nombreuses pages à la question du mythos, c’est bien parce qu’il voit en ce dernier l’une des premières stratégies visant à “faire taire la différence”. Le discours mythique, dans la mesure où il légitime – en la racontant – l’histoire fondatrice de la société, ne fait rien d’autre qu’asseoir les “raisons” de la conduite sociale établie, qui sont autant de réponses fournies par avance et barrant la route à toute forme de questionnement. Puisque le mythe, comme l’a souligné Lévy-Bruhl, contient à la fois la question et la réponse, le problème et la solution, il ne saurait alors aucunement se présenter sous forme d’un dialogue ; au contraire, il est foncièrement monologue. Or, c’est bien là que se fait jour le pouvoir socio-politique de la parole mythique, et des poèmes homériques en particulier : ces derniers, loin d’opérer comme un simple instrument de divertissement, consistent surtout en une “efficace stratégie d’endoctrinement idéologique”, comme le souligne Aragüés, qui relaie ici les analyses de Vernant. En effet, le discours mythique, notamment à travers sa mise en scène homérique, a-t-il pour vocation de rappeler constamment au dèmos – dont Thersite est la figure métonymique – quelle est la place à laquelle il doit se tenir – silencieusement – au sein de la société aristocratique. Les aristoï, dont Ulysse est l’emblème, sont, quant à eux, présentés à la fois comme les “vicaires” et les “légitimes descendants” des dieux ici-bas, de sorte que la manière par laquelle ils s’approprient privativement le pouvoir politique se trouve justifiée par leur ascendance divine. Si “en grec, qui dit mythologie, dit théologie”, alors on comprend avec Aragüés pourquoi le mythe, qui en établit la généalogie divine, se trouve ainsi mis “au service des intérêts politiques de l’aristocratie” : c’est bien parce que le mythos leur prête le pouvoir démiurgique d’ordonner le chaos social que les aristocrates, et eux seuls, “possèdent le privilège d’intervenir dans le champ politique et d’exercer le droit à la parole”.

    Cependant, nous savons combien l’avènement conjoint de la démocratie et du logos (compris comme discours de la différence et de l’immanence) a mis à mal l’ordre aristocratique et le discours mythologique de l’identité et de la transcendance, qui en était le principal codificateur idéologique – avant que la philosophie platonicienne n’entreprenne, plus tard, et à sa manière, d’en reconduire la stratégie de légitimation. “Le logos, œil des différences, naît originairement comme dia-logos, […] débat entre opinions non convergentes”. Adossé à l’ordre démocratique de la cité, au sein duquel il puise ses conditions de possibilité, le dialogue met donc en lumière l’existence de différences – celles-là mêmes que le monologue mythologique avait passées sous silence –, ouvrant ainsi la voie au(x) désaccord(s), à commencer par celui qu’éprouve le dèmos à l’égard de l’ethos individualiste d’une “aristocratie […] parcourue par l’hubris, et dont le seul but est de satisfaire ses intérêts”, via l’accaparation du pouvoir politique. Aussi le passage du mythos aulogos va-t-il de pair avec la démocratisation de la parole et l’implication accrue du dèmos dans les processus de prise de décisions politiques. Passage de la transcendance monarchique à l’immanence démocratique, de l’individuel (en proie à la démesure) au collectif (adossé à la sôphrosunè)."

    "Au regard de ce travail d’enrôlement réalisé par la société capitaliste – travail qui s’avère d’autant plus efficace qu’il présente aux enrôlés leur obéissance joyeuse à l’“utopie libérale” sous forme d’un libre consentement –, Aragüés considère alors qu’il ne saurait y avoir d’élaboration d’une politique antagoniste qui ne passe d’abord par une reconceptualisation du sujet – un sujet aux antipodes du subjectum dont a accouché la métaphysique subjectiviste et qu’a reconduit l’humanisme théorique en vogue dans certains secteurs des sciences sociales. Loin du sujet souverain, doué de libre arbitre, capable d’auto-détermination et responsable à tout instant de ses décisions et de ses actes ; loin, donc, de ce “sujet substantiel achevé [et] bien constitué” – que la théorie contractualiste, aussi bien moderne que contemporaine, a pris soin de mobiliser –, la politique antagoniste, pour paraphraser Spinoza, doit, quant à elle, et conformément à son réalisme critique, prendre le sujet tel qu’il est (subditum) et non tel qu’elle voudrait qu’il fût (subjectum). Et si le sujet est subditum, c’est bien parce qu’il est irrémédiablement aliéné au double sens de l’aliénation, qui dit – étymologiquement – la “présence d’autre chose que soi (alien, alius) dans la direction de soi” et – imaginairement – le “lien” qui unit le soi à l’autre de soi. C’est donc sur la base d’un “sujet relationnel” que doit s’articuler la politique antagoniste, d’un sujet qui n’est plus point de départ mais point d’arrivée, soit le résultat d’un processus de subjectivation inféodé, par ailleurs, à un ordre double de médiations. D’une part, à celui des déterminations internes : l’homme est homo passionalis car irrémédiablement enchaîné à ses désirs ; et de l’autre, à celui des déterminations externes : il est homo socialis car foncièrement constitué par “l’ensemble des rapports sociaux” – au sein desquels se déploient ses forces de désir et ses puissances d’agir."

    "De même que le sujet n’est plus à comprendre comme un subjectum, mais comme un subditum : il est le pli singulier – et jamais complètement clos – de multiples médiations qui, tout en le constituant, l’assujettissent à un certain point de vue sur le réel ; il se trouve que l’objet ne peut plus être conçu, pour sa part, comme une entité stable et identique à soi qui s’offrirait à la simple récognition. En tant qu’il est le résultat – au même titre que le sujet – d’une genèse processuelle sans terminus assigné, l’objet perd irrémédiablement la substantialité que la tradition idéaliste lui avait prêtée pour se faire “simulacre” ou “signe” (comme dirait Deleuze), emporté comme il l’est par ce “devenir-fou” dont on sait combien Platon avait tenté de lui imposer des limites – voire, pour sa part la plus rebelle, de “l’enfermer dans une caverne au fond de l’Océan”. Cependant, une fois admis que le sujet et l’objet ne cessent de se faire, se défaire et se refaire mutuellement dans le temps, c’est alors le réel lui-même qui, comme le note Aragüés, tend à être affecté d’une “perte de densité ontologique”, laquelle semble nous condamner derechef au silence – chose d’autant plus inacceptable que la parole est au centre de la (pratique) politique."

    "Si l’approche matérialiste du sujet et de l’objet nous permet donc de dissoudre l’essentialisme dont la tradition idéaliste – rationaliste – les avait lestés, alors on pourrait penser qu’il serait judicieux de partir, à la manière empiriste, du “réel concret”. Sauf que pour Marx, le réel concret, loin d’être un simple point de départ dans l’ordre des choses, n’est en fait qu’un point d’arrivée – “une synthèse, un résultat, un effet”, nous dit Aragüés. Et s’il ne peut en être autrement, c’est en raison du fait que, ce que le sujet comprend comme le réel concret, n’est en réalité que la perspective “première” – c’est-à-dire socialement (et affectivement) médiatisée – à partir de laquelle il se saisit du réel. En d’autres termes, le réel concret est, non seulement origine, mais aussi résultat, en ce sens qu’il désigne à la fois ce à partir de quoi s’exerce la conscience et le produit de cette conscience s’exerçant, elle-même produit de la vie sociale (et affective). C’est pourquoi il est nécessaire, nous dit Aragüés, de comprendre “la réalité […] comme un exercice matérialiste de production subjective”. Or, c’est précisément en ce sens-là – soutient l’auteur – que se fait jour un lien possible entre le matérialisme marxien et l’“empirisme transcendantal” deleuzien : désormais, il n’y a plus de sujet et d’objet déjà constitués, placés d’emblée l’un en face de l’autre ; au contraire, ce à quoi nous avons affaire originairement, c’est à un champ pré-subjectif et pré-objectif – la vie – se présentant sous la forme d’un plan d’immanence qui, loin d’en reconduire la transcendance, préside au contraire à la “genèse conjointe et variable du sujet et de l’objet”, de sorte que “l’individuation d’un nouvel objet ne se sépare pas d’une nouvelle individuation du sujet”, et vice versa. Mais une fois établi que les subjectivités, produites comme elles le sont par de multiples médiations, produisent à leur tour le réel, il s’en suit alors un perspectivisme, un “panorama archipélagique” (comme le dit Aragüés) qu’il nous faut impérativement dépasser, si notre projet est bel et bien celui d’œuvrer à la “construction d’un horizon commun de sens”.

    Toutefois, il s’agit là d’une construction dont on ne saurait malheureusement trouver d’indication dans l’œuvre deleuzienne, réputée pour ses dures invectives à l’encontre de la communication. C’est pourquoi Aragüés décide de se tourner simultanément vers Spinoza et Negri : vers Spinoza, parce que ce dernier, loin de s’en tenir au simple constat du caractère singulier de toute perspective sur le monde, propose d’élaborer une connaissance et un regard partagés sur le réel (les “notions communes”) – élaboration “rendue possible, souligne Aragüés, par la proximité vitale des corps” chère au philosophe hollandais ; et vers Negri, dans la mesure où celui-ci s’emploie à la production d’outils linguistiques (les “noms communs”) capables d’attribuer au “réel-emporté-par-le-temps”, au kairos, à l’événement, un sens commun – production qui, précisément parce qu’elle trouve dans la praxis sa condition de possibilité, requiert également “l’être-avec et le faire-avec”. Or si ce dont il est question, c’est bien de produire et de donner un sens commun au kairos, alors nous ne saurions, en dernière instance, faire l’économie de cette faculté pourtant si dépréciée par la tradition idéaliste sous le qualificatif de “folle du logis” : l’imagination. En effet, elle – et elle seule – nous confère la capacité de nous forger une idée (partiellement) adéquate – et, ce faisant, d’anticiper autant que faire se peut – ce qui, à court ou moyen terme, pourra bien advenir ; ou, pour dire les choses de manière kantienne, “ce qu’il nous est permis d’espérer” – notamment en ce qui concerne le devenir-actif des individus, sans quoi point de politique antagoniste."

    "Si, pour combattre le néolibéralisme, il est impératif de “déconstruire” la métaphysique subjectiviste que ce dernier reconduit sous la forme du self made man, reste néanmoins que pareille déconstruction doit s’opérer par et dans un double mouvement : d’une part, via le structuralisme marxien des rapports, qui dénonce l’illusion du sujet monadique et ses “robinsonades” – l’homme est un “individu social”, comme dit Marx dans les Grundrisse ; d’autre part, moyennant l’onto-anthropologie spinoziste de la subjectivité désirante, qui défait le mythe de l’homo omni rationalis (tel que reconduit, notamment par la théorie néoclassique, sous la forme du “sujet rationnel et calculateur”) et qui, ce faisant, restaure en l’homme la primauté des désirs et des affects – dimension que la tradition ou l’orthodoxie marxiste néglige également pour sa part, dès lors qu’elle fait le pari de la “prise de conscience” comme unique moyen de constitution d’une conscience antagoniste. Or, faire un tel pari, c’est oublier que le rôle premier de la critique est de “sentir autrement”, d’accoucher d’“une autre sensibilité” [...]

    Le capital a compris qu’il ne suffit pas de s’adresser à la “subjectivité rationnelle” – de la convaincre – pour obtenir d’elle l’obsequium, l’acceptation de l’ordre établi ; il est d’abord et avant tout besoin de remodeler, notamment par le biais de cette “méta-machine affectante” qu’est le pouvoir médiatique, son régime de désirs (de choses matérielles, symboliques, mais aussi vocationnelles) et, ce faisant, l’imaginaire social (ouvertement consumériste et entrepreneurial) auquel elle est déterminée à adhérer, quand bien même pareille adhésion est vécue comme relevant d’un libre décret de la volonté."

    "Il ne saurait y avoir de politique efficace qui ne soit aussi une “politique du désir”, c’est-à-dire une politique qui tienne compte de la “complexion affective” des sujets (individuels et collectifs), ainsi que de la possibilité d’en remodeler le paysage passionnel. Ars imaginandi, la politique antagoniste doit aussi se faire ars affectandi, comme le rappelle Aragüés dans le sillage de Lordon."

    "Aragüés s’en remet directement au texte spinozien : la multitude (multitudo) n’est autre que le résultat de la politisation de la foule (plebs, vulgus), initialement morcelée par ses passions individualisantes. Or, si Spinoza confère en ce point une place de choix à la raison, c’est bien parce qu’il voit en elle un instrument promouvant l’accord entre des sujets qui, du fait de leur entière “servitude passionnelle” et du rapport spontané qu’ils nourrissent au monde (social), aux autres et à eux-mêmes, sont originairement rivés à un point de vue “idiot” sur le réel (de idion, “particulier”, “propre”). “L’équation spinozienne, dit Aragüés, est empreinte d’une logique implacable, en ce sens que la raison […] permet aux êtres humains d’entrer dans des rapports de composition au travers de pratiques communes, ce qui débouche sur l’augmentation de leur puissance et leur confère, par conséquent, une plus grande capacité, non seulement de connaissance de la réalité, mais aussi d’action sur elle”. Voilà pourquoi la constitution de la multitude, loin de lui faire obstacle, empuissantise-t-elle la liberté individuelle : en ce sens qu’elle remédie à l’état de séparation, d’aliénation (au sens fischbachien du terme) auquel sont acculées les subjectivités qui pensent pouvoir se valoir de leurs seules et uniques ressources. Par le truchement de la multitude, c’est donc la liberté individuelle qui s’intensifie d’autant plus qu’elle se compose politiquement avec celle des autres ; liberté politiquement composée qui tient en dernière instance à la “production de réalités nouvelles”, et qui n’est donc pas à entendre comme liberté élective, mais bien en l’espèce d’une “liberté productive” – liberté de créer des alternatives et non liberté de choisir entre des alternatives préexistantes."

    "Aragüés propose [...] d’hybrider l’assembléarisme avec des formes de représentation et de délégation strictement soumises au “contrôle citoyen” et trouvant notamment dans la révocabilité, le contrôle et la rotation des mandats l’une de leurs pierres angulaires. On aura donc compris que, pour Aragüés, renoncer à la forme-parti ne signifie nullement renoncer à tout mode d’organisation ; bien au contraire, c’est l’inefficacité politique avérée de l’individu isolé qui appelle l’organisation comme moyen de remédier à pareille “impuissance”. Sauf que, toutes les organisations ne se valant pas, il est nécessaire d’en promouvoir un certain type capable de produire et d’empuissantiser le sujet collectif antagoniste – un sujet dont on attendra légitimement en retour qu’il soit à même de conduire une politique axée sur les majorités sociales et le commun."
    -Julien Canavera, préface à Juan Manuel Aragüés, Désir de multitude. Différence, antagonisme et politique matérialiste, PUPPA, 2021 (2018 pour la première édition espagnole), 134 pages: https://una-editions.fr/desir-de-multitude/

    "De Platon à Hegel, ou, si l’on souhaite en prolonger le geste jusqu’à Habermas ou Rorty, Badiou ou Rawls, la philosophie dominante n’a eu de cesse de célébrer, de manière diverse, discrète et silencieuse, son triomphe originaire sur la différence. Un triomphe qui est à la fois célébré et tu, car la plus grande victoire est bien celle qui consiste à effacer les traces du combat pour naturaliser ce qui ne relève en fait que d’un coup de force politique. Car la transcendance est, en effet, l’allié naturel du pouvoir et de la pensée constituée. Soit des formes mêmes de l’identité.

    La stratégie de “présocratisation” appliquée à la pensée grecque naissante, dont l’origine remonte aux milésiens et se déploie jusqu’au post-socratique Démocrite, répond, comme l’a bien souligné Onfray, à la prétention de fixer l’origine véritable de la philosophie à partir de Socrate, et par conséquent, de Platon. Ce qui revient à dire qu’il n’existerait, avant eux, qu’un anecdotique “bric-à-brac” sur lequel il ne vaudrait même pas la peine de s’attarder. Et c’est ainsi que fut établi pour la postérité ce qu’il conviendrait d’appeler l’état-civil de la philosophie, une identité que la tradition s’est employée à conserver et renforcer au fil du temps. Les formes de la transcendance, ses hypostases fondatrices, ont bien pu évoluer au cours des siècles, elles n’en conservent pas moins intact le geste transcendant qui se tient en amont de la pensée philosophante. Un geste dans lequel la pensée religieuse célébrera d’ailleurs une manière philosophique de défendre et promouvoir une conception partagée du monde. Il est pourtant nécessaire de remettre en cause ce récit. En effet, le geste transcendant de Socrate et de Platon doit être entendu comme une réaction face à l’immanence radicale depuis laquelle la philosophie avait, quelques siècles auparavant, fait son apparition à l’horizon du discours. Car c’est bien en arrachant le cosmos aux griffes des dieux que la philosophie, apparue dans les poleis de l’Ionie, signe son acte de naissance."

    "Si la géographie du pouvoir s’inscrit dans l’aristocratie des héros, c’est précisément parce que ces derniers sont à l’origine des descendants des dieux. Le pouvoir se transmettant directement par la divinité aux descendants, il s’ensuit alors une neutralisation immédiate de la question relative à la convenance de la forme politique, puisque ce ne sont pas les hommes mais les dieux qui l’ont instaurée. Le début du texte homérique, dans son Iliade, nous livre à cet égard la formule synthétique de la pragmatique sociale. Ulysse, sur indication d’Athéna, parcourt l’assemblée de l’armée achéenne pour y mettre de l’ordre."

    "Homère met en œuvre un procédé de transfert grâce auquel il fait entendre au peuple ce qu’il doit penser à l’écoute de ce fragment. Rappelons que les poèmes homériques furent récités par les aèdes, durant des décennies, aux quatre coins de la Grèce, et que leur déclamation sur la place publique, loin d’opérer comme un simple instrument de divertissement, constituait aussi, et par suite, une efficace stratégie d’endoctrinement idéologique."

    "En ce qui concerne la fonction guerrière, elle est marquée du sceau de l’individualisme, dans sa pratique comme dans ses objectifs. Ainsi le combat possède-t-il un caractère foncièrement individualiste puisque le héros homérique affronte son adversaire en faisant fi de toute stratégie collective, et ce dans le seul but de vaincre son ennemi choisi. C’est d’ailleurs cela qui a conduit J.-P. Vernant à définir la bataille de l’époque homérique comme une “mosaïque de duels singuliers”. L’armement, le char, la lance, l’épée et le bouclier suspendu au cou du héros (et que ce dernier peut à tout moment porter sur ses épaules afin de mieux pourchasser l’ennemi en fuite) évoque clairement, face à la stratégie future de la phalange hoplitique, une action à caractère individuel. Le dénouement du combat, au terme duquel le vainqueur traîne le cadavre du vaincu loin du cœur de la bataille pour le dépouiller de son armure, attestant matériellement par là sa victoire, évoque également l’individualité de la lutte. Un combat dont la finalité n’est autre, pour le héros, que de parvenir à une victoire individuelle lui permettant d’accroître sa réputation et sa gloire. Loin de tout objectif à caractère collectif, le héros homérique ne vise donc rien d’autre que l’accroissement de sa légende personnelle. La recherche de la gloire demeure étrangère aux restrictions tactiques et aux objectifs collectifs, de sorte que sera considéré comme juste et opportun tout ce qui la mettra à la portée du héros.

    Et même si le combat en vient à se solder par la mort du héros, ses funérailles constitueront l’occasion ultime d’agrandir encore son prestige personnel. Aussi pouvons-nous dire des funérailles venant couronner la mort au combat qu’elles constituent l’acte guerrier par excellence, celui au travers duquel l’exaltation de l’individualité atteint son paroxysme. La mort au combat parvient en effet à satisfaire simultanément deux objectifs : en premier lieu, elle vient couronner une vie de guerrier de la manière la plus paradigmatique qui soit, puisque le héros meurt en accomplissant son arété, en réalisant ce pour quoi il était né ; en deuxième et dernière instance, elle constitue le moyen grâce auquel la vie et la mort du sujet deviennent, pour l’aède (le poète), l’objet d’un chant en vertu duquel le héros vaincra, dans sa mort, la mort même ; car, comme le rappelle Nicole Loraux, il ne saurait y avoir de mort plus grande que l’oubli. La mort (au combat) du guerrier donne lieu à tout un rituel autour de sa personne, devenue le centre de l’attention pour l’armée. Le héros ne fera pas seulement l’objet de chants et de lamentations lors du thrếnos déclamé par l’aède ; il sera, de surcroît, embelli avant d’être envoyé au bûcher funéraire. Voilà ce que Nicole Loraux dénomme le “Beau Mort”, lorsqu’elle fait allusion au héros qui, dans sa mort, parvient au zénith de son être, aussi bien en vertu de la beauté de son corps exposé, qu’en raison de la gloire que lui confèrent ses exploits passés."

    "Les agissements des dieux grecs ont très souvent, en raison de leur caractère “humain, trop humain”, été l’objet d’un certain étonnement. Mais seuls peuvent être surpris ceux qui ignorent ce que Xénophane, pour sa part, savait déjà : ce sont les dieux qui sont le fruit d’une production humaine, et non l’inverse ; raison pour laquelle ils arborent les caractères sublimés de ceux-là mêmes qui en sont les producteurs. Du point de vue des hommes, les héros sont toujours considérés comme des demi-dieux, et du point de vue des dieux, il ne sont guère que des demi-hommes. Telle est donc l’étroitesse du lien qui unit la divinité aux rois, ce qui nous permet d’ailleurs de comprendre pourquoi le discours ayant servi de fondement à l’ordre social et naturel, c’est-à-dire le mythe, en est venu à s’éroder au moment même où la domination de l’aristocratie commençait à péricliter."

    "“Les aèdes disent bien des mensonges”, écrit Solon11, l’un des principaux responsables du processus de démocratisation qui commence en Grèce au VIe siècle av. J.-C. [...]

    Entre le VIIe et le Ve siècles av. J.-C., va avoir lieu en Grèce un processus progressif d’érosion du pouvoir aristocratique, allant de pair avec la présence chaque fois plus marquée du dèmos dans la prise de décision politique. La transition de la société aristocratique à la polis, dont on retrouve la description dans les poèmes homériques, va requérir une mise en adéquation des caractéristiques du discours avec les nouvelles exigences sociales ; en un mot, un changement au sein de l’idéologie sociale. [...] Or, étant donné que l’un des traits distinctifs du mythe a toujours tenu à son caractère de discours englobant, où se logent toutes sortes de considérations relatives à la cosmogonie, à la cosmologie, à l’anthropologie, à l’éthique ou à la politique, il faudra donc à son remplaçant prendre en charge et assumer toutes ces dimensions. Une différence se fait alors jour et tient à ceci : alors qu’initialement toutes ces fonctions étaient assumées de façon monopolistique par le mythe, il s’avère désormais que ce dernier est voué à se dissoudre en une multiplicité de discours régionaux, tels que la philosophie, l’histoire ou la tragédie."

    "L’apparition de codes recueillant les lois va ainsi impliquer de prendre en compte l’une des exigences fondamentales émanant des secteurs étrangers à l’aristocratie : le caractère public de la loi. [...] Entre la première moitié du VIe siècle et la seconde moitié du Ve siècle, c’est bien Athènes qui sera appelée à devenir l’artisan d’une série de réformes législatives, qui, de Solon à Périclès, en passant par Clisthène et Éphialtès, aboutiront à l’érection d’un système démocratique envisageant la participation universelle des citoyens de la polis. Il nous faut également noter que ce processus politique va de pair avec un processus militaire, dans lequel se produit un accroissement progressif du corps de la milice. Il s’agit de la réforme hoplitique, qui instaure et promeut la phalange d’infanterie légère au rang de corps militaire fondamental, et ouvre ainsi les portes de l’armée à une partie non négligeable du dèmos, qui peut alors acquérir un équipement militaire dont le coût, minime, est désormais à la portée de la plupart des économies populaires. De plus, cet engagement militaire s’accompagnera d’une exigence de participer à la vie politique; en effet, celui qui, à ses risques et périls, s’engage à défendre la polis, souhaitera, du même coup, faire valoir son droit à se prononcer sur les prises de décisions concernant la cité. Tel est donc le lien existant entre la fonction militaire et politique, dont les rameurs nous donnent, par ailleurs, l’illustration parfaite : issus des strates les plus défavorisées de la population, ceux-ci seront, en raison de leur contribution vitale aux batailles maritimes, parmi les premiers à achever le processus d’expansion du corps citoyen à Athènes."

    "La phalange modifie profondément les modalités du combat, en faisant de ce dernier une action collective, voire solidaire. Et ce pour de nombreuses raisons. En premier lieu, raison pratique oblige, il se trouve que le succès de la phalange et la sécurité de l’hoplite dépendent directement de la coordination de ses membres. Le bon hoplite est celui qui sait progresser au même rythme que ses compagnons, et qui se soumet à la discipline collective. Entre autres, parce que la sécurité de l’hoplite est directement liée à la protection que lui garantit le bouclier de son compagnon d’armes. D’autre part, l’hoplite ne doit à aucun moment succomber à l’hubris, au désir personnel de gloire ou de vengeance, faute de quoi il compromettrait le sécurité et l’intégrité du groupe. Le but ultime de son action n’est autre que la victoire de la phalange, et non le succès individuel, contrairement à ce qui se passait avec le héros. L’hubris laisse ici place à la sôphrosunè, c’est-à-dire à la tempérance qui se doit d’accompagner toute action, et qui s’avère bénéfique pour le groupe, la polis."

    "Le combat et la victoire deviennent alors des enjeux collectifs. Lorsque Cimon, en qualité de général de l’armée athénienne, s’adresse au peuple et lui demande à être récompensé pour la victoire que ses troupes ont remportée face aux perses sur le Strymon, Athènes accepte bien d’ériger trois Hermès en pierre sur le Portique d’Hermès, mais elle se refuse à y inscrire le nom de Cimon, afin de ne pas donner l’impression que c’est au général, et non à la cité, que revient la gloire.

    Les funérailles connaissent à Athènes le même sort que celui qui a été réservé au combat. Nous voilà désormais face à un événement également collectif, et survenant pour la plus grande gloire de la polis. Désormais, les morts au combat feront l’objet d’un hommage collectif, sous forme de funérailles d’État présidées par un archonte. Durant les funérailles, les corps sont présentés à la cité de manière anonyme, sans éléments distinctifs permettant de les identifier afin que soit mise en relief leur commune condition de soldats de la cité ayant donné leur vie pour elle. Le Beau Mort laisse place à la Belle Mort, c’est-à-dire à celle qui survient durant la défense de la cité."

    "Élevée au rang de trait distinctif de l’École de Milet, la question portant sur l’origine du cosmos fera ainsi l’objet d’une réponse formulée depuis l’intérieur même du cosmos. Thalès, Anaximandre et Anaximène vont en ce sens se référer aux éléments constitutifs du cosmos pour tenter d’y apporter une réponse. L’Eau et l’Air sont les éléments respectivement choisis par Thalès et Anaximène en guise d’archè, d’origine ou cause de l’univers. Ici, le cosmos explique le cosmos, aussi bien en ce qui a trait à son origine qu’en ce qui concerne son fonctionnement. C’est ainsi que les physiciens milésiens s’emploient à mettre en lumière la mécanique du cosmos en proposant une explication physique de la phusis (la nature). Ce n’est donc pas un hasard si l’on trouve chez Thalès un regard scientifique sur la nature qui, pour ne citer qu’un exemple, lui permettra de prédire une éclipse."

    "La conception de la Terre comme centre de l’univers confère donc à la cosmologie d’Anaximandre des résonances incontestablement politiques. Toutefois, le centre politique opère différemment selon qu’il désigne l’assemblée des héros, fils des dieux, ou la cité. Au sein de l’assemblée homérique, le centre est le lieu privilégié du pouvoir, lieu interdit à qui en est dépourvu, et depuis lequel le pouvoir se diffuse à travers le corps social. Toute personne n’étant pas investie de ce pouvoir doit impérativement se garder d’approcher le centre, lequel constitue, par conséquent, la plus grande distance politique. Inversement, dans la cité, le centre devient le lieu commun où les citoyens peuvent exprimer, sans contrainte, leurs opinions. Le centre citoyen égalise et rend les citoyens maîtres de la parole ; il fait d’eux les porteurs solidaires du pouvoir de la polis. Aussi pourrait-on dire de celui parvenant à s’approprier la parole qu’il se trouve, comme la terre d’Anaximandre, hipo medenos kratoumene, soustrait à toute forme de domination. Mû par un désir d’“équité”, le citoyen qui, depuis le centre de l’assemblée, s’adresse à ses pairs, devient dès lors la voix de la polis et de ses intérêts collectifs. En observant ces ressemblances entre le langage cosmologique et le langage politique, il est permis de souligner combien Anaximandre transforme sa conception du cosmos en un reflet de l’organisation idéale de la polis naissante. C’est également en ce sens que l’entend Vernant, lorsqu’il soutient que “la nouvelle image sphérique du monde a été rendue possible par l’élaboration d’une nouvelle image de la société humaine dans le cadre des institutions de la polis”."

    "Rien de plus injuste que de dresser le portrait d’un Thalès en sage éloigné du réel ; portrait que la tradition nous a transmis et qui a contribué à forger une image erronée du philosophe astronome. Un geste qui n’a certainement rien d’innocent, si l’on considère que le Théétète (le dialogue platonicien qui évoque la figure de Thalès) s’appuie sur une version simplifiée et dénaturée de l’une des fables d’Esope. Or, c’est précisément une telle volonté d’éloigner le philosophique du réel, du pratique et du social, qui a, tout au long des siècles, forgé la ligne de pensée dominante. À cette image d’un Thalès éloigné des préoccupations de son temps, il convient d’ opposer la réalité : celle d’un Thalès acteur politique de premier rang, comme le rapportent notamment Hérodote et Diogène Laërce. Ce dernier s’empresse de souligner l’habileté politique d’un Thalès, qui “a toujours su conseiller de la meilleure des manières”, et qui, ce faisant, “sauva l’État”. Quant à Hérodote, il nous livre une information à tous égards cruciale :

    Avant que l’Ionie ne fût détruite, le milésien Thalès, d’ascendance phénicienne, eut une idée brillante : il exhorta les ioniens à établir un unique siège pour le Conseil à Téos (car Téos se situe au milieu de l’Ionie), et à faire en sorte que les autres États, sans ne rien perdre de leur population, fussent considérés comme des districts."

    "es auteurs traditionnellement associés, dans la lecture péripatéticienne, à la chose métaphysique, tels que Parménide ou Héraclite, peuvent également faire l’objet, comme le montre Antonio Capizzi, d’une lecture soucieuse de la force politique qui les traverse. Dans le cas de Parménide, Capizzi interprète et traduit ses fragments d’une manière radicalement nouvelle et en rupture avec les lectures traditionnelles, l’enrichissant de références politiques destinées à le soustraire au “Pays de la Conceptualité Pure” où la tradition dominante l’avait reclus. C’est ainsi que le préambule à son Poème se voit dépouillé de ses composantes mystiques et mythiques, pour faire place à la trajectoire réelle d’un Parménide voué à accomplir une action politique cruciale : celle consistant à œuvrer en qualité d’ambassadeur au sein d’une cité, Élée, plongée dans un profond conflit social. Pour ce faire, Capizzi recourt, d’une manière extrêmement efficace, à l’archéologie et à la numismatique. De la sorte, le Poème parvient à déborder la clé de lecture logico-ontologique et à acquérir une dimension éthico-politique : seule la cité unie, la voie de l’Être, peut faire face aux dangers qui la menacent, et qui sont, pour la cité d’Élée, les desseins expansionnistes des phéniciens et des syracusains."

    "Si Dodds a pu parler d’une réaction platonicienne, c’est bien parce que, ontologiquement et politiquement parlant, Platon récupère, tout en l’actualisant, l’horizon homérique dans le but de produire un discours teinté de transcendance et d’aristocratisme. Tout le contenu matérialiste, qui avait imprégné la réflexion philosophique initiale dans le champ de l’ontologie, est contesté via un étonnant récit où la matière est dévalorisée au profit d’une prétendue réalité transcendante : le monde des Idées. Tel est donc le premier tour de force de l’idéalisme : un exercice délirant consistant à remettre en cause le domaine du tangible et, parallèlement, à doter l’ineffable d’une existence réelle, suivant une démarche qui relève davantage de la foi religieuse que de la raison philosophique. Mais telle sera désormais, et malgré tout, l’orientation discursive de la philosophie dominante.

    Cette opération de re-transcendantalisation ontologique, au sein de laquelle l’explication du monde est à rechercher en dehors de ce dernier, va aboutir à la normalisation de l’identité face à la différence. Le réel dans sa totalité reste soumis à une identité primordiale, dont le modèle eidétique nous fournit la forme. Par rapport à ce modèle, la différence n’est que divergence, dégradation, anomalie. Or, si la prétention de toute copie n’est ni plus ni moins que d’être identique à son modèle, il s’ensuit alors que la différence, dont toute copie est inévitablement porteuse, exprime en elle l’existence d’une défaillance à la fois condamnable et répréhensible, qui constitue, en dernière instance, le propre de l’imperfection caractéristique du monde sensible.

    La machine de guerre théorique socratico-platonique apparaît dans un contexte politique bien précis, celui d’une lutte féroce entre la démocratie et l’aristocratie, dans laquelle nos deux philosophes prennent parti pour les positions les plus élitistes. Pour ces derniers, en effet, la démocratie est la pire forme de gouvernement possible, et c’est pourquoi tout l’effort théorique de Platon vise à fonder une polis à caractère éminemment aristocratique, où la participation populaire aux prises de décisions politiques, qui avait constitué l’un des grands acquis des luttes sociales du VIe et du Ve siècles av. J.-C., n’a désormais plus sa place. Pour ce faire, Platon met en jeu une hiérarchisation anthropologique, adossée au dualisme ontologique que nous avons évoqué, en vertu de laquelle la politique devient le privilège des sages. À cet égard, il convient de noter la frappante proximité qui se fait jour entre le portrait du nouveau riche que brosse Platon dans le livre VI de la République, ce “forgeron chauve et de petite taille”, et la description de Thersite que fait Homère dans l’Iliade. Aussi bien Socrate que Platon orchestrent une subtile opération théorique au moyen de laquelle ils inversent les effets que la sôphrosunè avait favorisés au sein de la société athénienne classique. Nombreux sont les auteurs ayant souligné l’efficacité du rôle qu’a joué le concept de sôphrosunè dans la construction de la polis démocratique. En effet, alors que la société aristocratique de l’époque homérique avait promu l’hubris, la démesure et l’absence de toute restriction ou obligation collective au rang de vertu caractéristique du héros, la polis naissante s’emploiera, pour sa part, à articuler une idéologie nouvelle où le collectif sera voué à occuper une place de choix. Dans cette dynamique-là, la sôphrosunè joue un rôle d’autant plus central qu’elle se transforme en un dispositif permettant de régler efficacement le comportement du citoyen sur les besoins de la polis. Le succès de la tragédie dans l’Athènes du Ve siècle tient d’ailleurs, selon Vernant et Vidal-Naquet, à la nouvelle vision qu’elle offre du monde, où l’hubris héroïque apparaît, aux yeux de la cité, comme un véritable problème. Le citoyen ne devient citoyen qu’en exerçant comme hoplite, c’est-à-dire comme soldat d’infanterie, dont l’action se fait au rythme collectif de la phalange, suivant la cadence marquée par le joueur de flûte, et dont la finalité n’est pas, contrairement au héros, le succès personnel, mais bel et bien celui de l’armée à laquelle il appartient. Socrate et Platon inversent donc l’idéal de sôphrosunè en faisant de la maxime delphique du “connais-toi toi-même” un mécanisme d’auto-régulation subjective imposant à l’individu de se connaître lui-même (soit de reconnaître quel est le type d’âme qui prédomine en lui) afin de remplir au mieux la fonction sociale qui lui correspond. De cette façon, si la sôphrosunè avait auparavant servi à contenir l’hubris aristocratique, elle devient, avec Socrate et Platon, un instrument permettant d’éradiquer la participation politique du dèmos : étant donné que prédomine dans ce dernier l’élément irrationnel de l’âme concupiscente, il s’ensuit alors que sa fonction sociale devra impérativement se limiter au seul travail manuel, toute participation à la prise de décision politique étant dorénavant exclue."

    "Effacer les traces de vingt siècles de domination idéaliste n’est pas une mince affaire, mais indiscutablement une vaste entreprise dont les principaux jalons ont déjà été posés au cours du XIXe et du XXe siècles, de Marx à Deleuze, en passant, assurément, par Nietzsche."
    -Juan Manuel Aragüés, Désir de multitude. Différence, antagonisme et politique matérialiste, PUPPA, 2021 (2018 pour la première édition espagnole), 134 pages: https://una-editions.fr/desir-de-multitude/




    _________________
    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
    Admin


    Messages : 20739
    Date d'inscription : 12/08/2013
    Localisation : France

    Juan Manuel Aragüés, Désir de multitude. Différence, antagonisme et politique matérialiste Empty Re: Juan Manuel Aragüés, Désir de multitude. Différence, antagonisme et politique matérialiste

    Message par Johnathan R. Razorback Sam 16 Mar - 17:42



    "Pour qui s’efforce de relire la réalité selon une optique matérialiste, la question du sujet doit faire l’objet d’une attention prioritaire, car la Modernité hégémonique, depuis Descartes, a développé avec succès une opération de naturalisation et d’universalisation de la subjectivité qui s’est avérée centrale dans le développement de la politique moderne. En effet, la fiction du contrat social, qui en est la pierre angulaire, et qui se prolonge jusqu’aux propositions actuelles de Rawls, n’a pu se construire que sur la base d’une conception essentialiste du sujet."

    "Réaliser un achat depuis chez soi, visiter des bibliothèques ou des archives, observer des paysages et autres événements, avoir des rapports sexuels, communiquer avec des personnes éloignées (plutôt qu’avec des proches, créant ainsi la communauté des absents), travailler, tout est désormais faisable depuis un point d’accès informatique situé à domicile. Mais cet aleph postmoderne débouche corrélativement sur la production d’une monade sans fenêtres, dépourvue de toute forme de communication avec le monde extérieur, de telle sorte que le sujet surinformé, le cyborg communicationnel peut aussi parfaitement être, paradoxalement, le sujet isolé et vide que l’on retrouve dans certains romans de Houellebecq. Le cyborg contemporain fait l’expérience du “plaisir d’un rendez-vous à distance, d’une réunion sans réunion, plaisir sans risque de contamination des télécommunications anonymes du minitel érotique ou du walkman ; perte d’intérêt pour notre prochain au profit d’êtres inconnus et lointains qui demeurent à l’écart, spectres sans importance qui n’encombrent pas notre emploi du temps”. Vu sous cet angle, nous sommes bien en présence de sociétés au sein desquelles la technologie est en train de se transformer en instrument de mise à distance des subjectivités entre elles, ce qui rend d’autant plus difficile l’intervention politique."

    "Marx souligne ainsi avec force que les processus de technicisation qui accompagnent le développement du capital ne sont aucunement envisagés dans la perspective d’une humanisation de la production, mais dans celle d’une machinisation de la force de travail. Dans la société capitaliste, la technologie ne met pas la machine au service de l’être humain, mais réalise plutôt le mouvement inverse en soumettant le sujet au diktat de la machine-capital. Or, la machine-capital, ne se contente pas de vampiriser le travail subjectif, mais s’approprie aussi le savoir social, ce que Marx nomme l’intellect général, et qui est constitué de l’ensemble des savoirs collectifs indispensables au développement technologique, mais qui ne bénéficie qu’à un secteur social minoritaire, la classe capitaliste."

    "L’assujettissement de la machine aux besoins du sujet, se présente comme le chemin qui doit être pris par la subjectivité antagoniste. [...] Il s’agit de mettre la machine au service de l’intérêt commun, de la majorité sociale, dans un geste qui fut déjà revendiqué par Marcuse et d’autres auteurs de la seconde moitié du XXe siècle. La machine, la technologie, comme moyen d’adoucir les tâches humaines et d’alléger le poids du travail. Est-il seulement besoin de rappeler l’incroyable accroissement de la productivité du travailleur tout au long du XXe siècle comme conséquence de l’introduction de la technologie dans le cadre de la production. Tandis que la productivité du travailleur a augmenté de manière exponentielle en moins d’un siècle, sa journée de travail n’a pratiquement pas été modifiée, ce qui signifie que l’extraction de la valeur ajoutée relative a, quant à elle, considérablement augmenté. Face à cette dynamique qui nous conduit tout droit à la production de produits de moins en moins onéreux, mais aussi, parallèlement, à une précarisation croissante du travail (dans une société où l’emploi est mal réparti et qui n’offre pas un égal accès à la consommation), il s’agit d’orienter le développement technologique dans le sens d’une amélioration des conditions de vie des citoyens, avec pour horizon une meilleure redistribution de l’emploi et une réduction drastique de la journée de travail."

    "Sujet et objet sont deux des concepts sur lesquels s’est érigée la tradition idéaliste mais également des concepts que le courant matérialiste a soumis à une critique féroce. L’idéalisme conçoit tout acte épistémologique comme une transaction entre un sujet et un objet constitués, par conséquent, la remise en question de ces deux concepts doit forcément avoir des implications dans le champ de la connaissance. [...]
    Le matérialisme donne naissance à une certaine idée de la subjectivité qui apparaît comme une singularité différentielle et instable qui, par conséquent, aborde le réel à partir de sa spécificité propre."

    "Mais dès lors, comment nous est-il possible de composer avec un sujet qui n’est plus à lui-même son propre fondement, et qui éclate en une multiplicité de différences, avec une réalité qui n’est plus res mais accidens ? Comment fomenter la rencontre de deux flux hétérogènes ? Et comment doter cette rencontre, ces multiples rencontres, ce “flux de vécu” dont nous parle Deleuze, d’une certaine consistance qui, à son tour, permette d’élaborer une politique ?

    Il se peut que ce soit Jorge Luis Borges qui exprime d’une manière plus précise le problème qui se présente à nous. Dans sa célèbre nouvelle (extraite de Fictions) “Funes el Memorioso” (“Funes ou la mémoire”), Borges raconte l’histoire de Funes (le “chronométrique Funes”), un jeune paysan qui vivait le temps si intensément qu’il lui était possible de dire l’heure exacte sans avoir à consulter une montre. Un jour, après une terrible chute de cheval, Funes se retrouve doté d’une capacité perceptive inoüie lui permettant d’observer les infimes changements survenant sur le visage d’un cadavre durant la veillée, ou de distinguer chacune des feuilles d’un arbre luxuriant, et chacune des variations de la réverbération des rayons du soleil à sa surface. Le monde n’est alors plus seulement multiple, délicat et insaisissable, il est également indescriptible, puisqu’à chacune des variations de chacun des éléments de ce monde devrait correspondre un mot adéquat et unique. Impossible de solidifier le monde dans un langage qui, écrit Borges, serait condamné à être “trop général, trop ambigu”.

    En effet, non seulement Funes se rappelait chaque feuille de chaque arbre de chaque bois, mais chacune des fois qu’il l’avait vue ou imaginée.


    Tâche ardue, sans aucun doute, que celle qui se présente à Irénée Funes. Mais le problème se complique encore si l’on songe au fait que le sujet percevant lui-même se trouve, qui plus est, soumis à la tension extrême d’un devenir parallèle à celui du monde qui le constitue. La stupéfaction que provoque en nous pareille image indique qu’il n’est peut-être d’autre échappatoire que le silence. Mais comment s’y résoudre lorsque l’on songe au fait que l’exercice même de la politique réside dans l’accès à la parole ?"

    "En sa qualité de penseur matérialiste, Marx accorde un privilège ontologique au réel concret, mais il sait, en vertu de cette conception anthropologique, tout imprégnée de matérialisme, que pareille réalité ontologique demeure soumise à une appréhension subjective et toujours différenciée. La singularité du sujet, son caractère propre de construction, ou d’instance construite à partir de multiples rapports sociaux, subordonne l’ontologique à une synthèse épistémologique ajustée aux profils de la subjectivité. Le sujet, produit de la combinaison du réel, accède au rang d’instance lectrice singulière du réel. La rigueur matérialiste marxienne nous conduit donc à envisager la conscience comme effet, et ce dans la mesure où c’est la vie qui détermine la conscience, comme nous le rappellent Marx et Engels dans L’idéologie allemande, qui font de cette conscience singularisée une médiation indispensable à la lecture du réel concret. C’est ainsi que se clôt le cercle ontologique et épistémologique au sein duquel le réel concret est, simultanément, synthèse et origine.

    Par conséquent – conclut Marx –, dans l’emploi de la méthode théorique aussi, il faut que le sujet, la société, reste constamment présent à l’esprit comme donnée première18.

    En procédant de la sorte, Marx parvient à démasquer les limites et faiblesses de l’empirisme traditionnel et, ce faisant, décide d’introduire la médiation subjective dans l’appréhension de la réalité, sans dédaigner pour autant l’une des qualités essentielles de l’empirisme, qui tient à l’attention toute particulière que ce dernier sait porter au monde réel concret. Une entreprise que Marx mène à bien dans une optique rigoureusement matérialiste. Or, le résultat de cette opération n’est autre que l’apparition d’un “concret pensé”, ou d’une “totalité concrète”, comme conséquence de l’appropriation du concret matériel par la pensée. Et c’est ainsi, écrit Marx, que “la totalité concrète en tant que totalité pensée, en tant que représentation mentale du concret, est en fait un produit de la pensée”. La réalité est donc entendue, par conséquent, comme un exercice matérialiste de production subjective.

    Il nous semble, en ce sens, que l’opération marxienne n’est pas très éloignée du processus auquel se réfère Deleuze sous le nom d’“empirisme supérieur” ou d’“empirisme transcendantal”. Point qui requiert, avant toute chose, une série de précisions conceptuelles. Chez Deleuze, “transcendantal” n’a absolument rien à voir avec “transcendant” et ne s’oppose aucunement à l’idée d’immanence. Deleuze en précise d’ailleurs le sens dans ce texte, court mais dense, dont le titre est “L’immanence : une vie…” : il y est écrit qu’un champ transcendantal “se distingue de l’expérience, en tant qu’il ne renvoie pas à un objet ni n’appartient à un sujet (représentation empirique)”. Le transcendantal désigne ce qui se situe au-delà du sujet et de l’objet, ce qui déborde, par conséquent, ces mêmes catégories forgées par la tradition idéaliste, et qui sont au fondement de tout acte épistémologique. C’est pourquoi Deleuze établit que l’“on parlera d’empirisme transcendantal, par opposition à tout ce qui fait le monde du sujet et de l’objet”. Nous avons vu dans quelle mesure Marx dénonçait l’empirisme traditionnel et sa prétention de dédoublement représentatif d’une réalité concrète. Deleuze adopte une position similaire en ce sens qu’il renonce à l’idée d’objectivité et, par conséquent, à celle d’une connaissance conçue comme dédoublement de l’empirique. Raison pour laquelle il se fait le défenseur de l’empirisme transcendantal qu’il considère comme “le seul moyen de ne pas décalquer le transcendantal sur les figures de l’empirique”. Une fois de plus, anthropologie, ontologie et épistémologie sont appelées à interagir et, en ce sens, à exiger la mise en œuvre d’une nouvelle stratégie d’approche du réel. La compréhension deleuzienne de la subjectivité comme pli, fait de cette dernière un effet du réel dans toute sa multiplicité et son devenir, de telle sorte qu’elle accède au rang d’“heccéité” ; laquelle, à son tour, investit le réel en donnant lieu à une appréhension singularisée de ce dernier.

    Ce n’est peut-être pas un hasard que Deleuze envisage l’immanence sous le prisme d’une vie, et que, pour leur part, Marx et Engels comprennent la vie comme l’origine de toute pensée. “Ce n’est pas la conscience qui détermine la vie, mais la vie qui détermine la conscience”, écrivent-ils dans l’une des pages les plus citées de L’idéologie allemande. On ne saurait trouver meilleure définition du matérialisme : la vie. L’empirisme transcendantal ou supérieur s’emploie à rendre raison de ce “flux de vécu” qui dissout les catégories traditionnelles de sujet et d’objet. À l’instar de Marx, il nous faut comprendre le maintien du concept d’empirisme comme la reconnaissance que le réel concret est doté en un sens, bien que de façon imprécise, d’une certaine consistance ontologique ; reconnaissance qu’il y a bien un monde-là opérant comme ressort du flux de subjectivation qui nous constitue. Sa modulation au travers de l’adjectif “transcendantal” nous rappelle le mouvement d’appropriation que le pli de subjectivation réalise à même le réel concret. C’est ainsi qu’affleure un plan d’immanence qui “échappe à toute transcendance du sujet comme de l’objet”. Sa modulation au travers de l’adjectif “supérieur” nous éloigne de l’empirisme des choses et des objets ; elle nous met en prise avec un flux de subjectivation qui est, dans tous les sens du terme, le constituant du réel.

    En définitive, ce que nous pouvons trouver chez ces deux auteurs, Marx et Deleuze, c’est une compréhension épistémologique qui transgresse la naïveté de la tradition empiriste pour mettre en œuvre un jeu inextricable entre le monde-là et une subjectivité constituée-constituante. Le résultat de cette manière d’aborder la question de l’épistémologie est la singularisation des produits épistémologiques, de telle sorte qu’il n’y a que des regards multiples sur le réel, des exercices multiples de production du réel. Irréductible perspectivisme, pour reprendre les mots de Nietzsche, pour lequel il n’existe que des capta, et non des data."

    "Nombreux sont en effet les passages de Qu’est-ce que la philosophie ? où l’on peut trouver une critique virulente de toute prétention au dialogue philosophique. La philosophie, telle que l’entend d’ailleurs Deleuze, n’a rien à communiquer, une fois dit que la communication implique des universaux qui sont totalement dépourvus de sens."

    "S’il est vrai que la remise en question du modèle cartésien de la subjectivité est devenue aujourd’hui, pour ainsi dire, un véritable topos philosophique, cela n’a pas toujours été le cas. Et c’est Spinoza qui, à l’aube de la Modernité, a su le premier remettre en cause l’essentialisme anthropologique, et développer une anthropologie de la différence où la nature humaine est considérée de manière individuelle."

    "Pour Spinoza, les concepts universels sont le fruit de l’abstraction et ne correspondent pas au réel concret ; ils sont simplement le constat de l’incapacité humaine pour rendre raison de la singularité de l’événement :

    Ces termes proviennent du fait que, le Corps étant limité, il n’a le pouvoir de former simultanément qu’un certain nombre d’images […]. Si elles excèdent ce nombre, les images commenceront à se confondre ; et si le nombre des images que le Corps est capable de former simultanément d’une façon distincte est considérablement dépassé, toutes se fondront totalement les unes dans les autres.

    Ces universaux sont, en outre, interprétés de différentes manières, ce qui en réduit l’efficacité épistémologique. Selon Spinoza, ces concepts résonnent différemment chez les sujets, en fonction des spécificités, notamment corporelles, et du rapport de chacun avec le concept :

    Il convient de noter, toutefois, que ces notions ne sont pas formées de la même façon par tous, mais selon des modalités chaque fois diverses, eu égard à la nature de l’objet par lequel le Corps fut le plus souvent affecté, et que l’Esprit peut le plus aisément imaginer ou bien rappeler. Par exemple ceux qui ont le plus souvent admiré, chez l’homme, la stature, entendront sous le nom d’homme un animal de station verticale ; mais ceux qui ont l’habitude de considérer d’autres traits formeront autrement l’image commune de l’homme.

    Spinoza part donc d’une anthropologie matérialiste de la différence – ou de la singularisation – en ce qui a trait à la saisie du monde. Mais tandis que Deleuze en reste à ce constat, Spinoza cherche des stratégies et des outils lui permettant d’élaborer, de construire un regard commun sur le réel. C’est ainsi qu’il forgera le concept de “notions communes”, lesquelles sont le résultat de la mise en commun de ce que les corps partagent entre eux et qui engendre une connaissance adéquate. La proposition XXXIX de l’Éthique énonce :

    De toute propriété commune au Corps humain et aux corps extérieurs par lesquels il est habituellement affecté, propriété se trouvant dans une partie de l’un de ces corps aussi bien que dans le tout, il existera aussi dans l’Esprit une idée adéquate.

    Et dans son corollaire :

    Il suit de là que l’Esprit est d’autant plus capable de percevoir adéquatement un plus grand nombre d’objets que son Corps a plus de propriétés communes avec les autres corps.

    La manière dont Spinoza rattache la connaissance à la communauté, ou du moins, à la proximité, s’avère extrêmement intéressante, dans la mesure où celui-ci laisse entendre que plus grande sera la répétition dans les rencontres, et plus grande sera la possibilité d’engendrer un regard commun. En d’autres termes, le fait de partager un monde commun favorise le développement d’une communauté de connaissance. Renforcer le “flux de la vie”, pour dire les choses à la manière deleuzienne, est donc une manière de promouvoir la construction de notions communes. La vie, souvenons-nous de Marx et Engels, construit la conscience."

    "L’artefact théorique dont s’arme Negri pour faire face à l’inquiétude ou au malaise ontologique est le nom commun. Negri considère que les outils conceptuels de l’idéalisme constituent un obstacle épistémologique à l’appréhension de la réalité et entravent, par conséquent, toute possibilité d’action sur elle. C’est pourquoi le matérialisme doit mener à bien un travail intensif de production d’outils linguistiques, de noms communs, qui soient susceptibles de s’ajuster au réel. Un ajustement qui n’est pas le fait d’une stratégie de dédoublement ou de décalque du réel, déjà dénoncée par Deleuze, mais qui se mue en un exercice de production ontologique. À cet égard, Negri écrit: “Il est de notre intérêt que le nom appelle la chose à l’existence” ; considération qui conduit notre auteur à se demander [...]

    Est-il possible d’affirmer que, dans le kairos, l’acte de nommer et la chose nommée passent “en même temps” à l’existence et qu’ils sont, par conséquent, “ça là” ?

    Et comme si le vertige auquel nous sommes en proie n’était pas déjà assez profond, il se trouve que ce kairos, sauvage et singulier, demeure exposé à la pluralité des sujets, de sorte qu’il se trouve démultiplié à l’infini. C’est ainsi que la tâche qui se présente à nous n’est autre que celle de reterritorialiser le kairos, de lui attribuer un sens commun dont il est, par nature, dépourvu.

    Dans cette optique, il nous semble que le geste négrien possède incontestablement des traits spinoziens. S’il est vrai que chez Spinoza la production de “notions communes” est rendue possible par la proximité vitale des corps, on peut dire que chez Negri, ce sera désormais la praxis, concept aux échos indéniablement marxiens, qui aura en charge de promouvoir la communauté épistémologique. Production de vérité (production épistémologique) et production de réalité (production ontologique) se déploient parallèlement. [...]
    Tout cela nous situe face à une épistémologie de l’avenir, tournée vers l’avant, au sein de laquelle le sujet ne reconnaît pas, ne constate pas, ne représente pas, mais où il produit. [...]
    Cette ouverture negrienne sur l’avenir restaure pour la tradition matérialiste une faculté qui a souvent fait l’objet de dédain ou de mépris : l’imagination. Il n’y a pas, il ne peut y avoir une quelconque trace ontologique, raison pour laquelle il n’est pas possible, en bonne logique matérialiste, de l’anticiper rationnellement. Alors, seule s’offre à nous la possibilité d’imaginer, de définir les traits de ce qui voudra bien advenir."

    "Notre tradition politique, depuis la Grèce antique, a mis l’emphase sur l’accès à la parole comme condition essentielle de toute participation à la politique. Aussi pourrait-on dire de notre tradition qu’elle est une tradition iségorique, en ce sens qu’elle recherche l’accès symétrique à la parole politique. Une question qui, dans nos sociétés médiatiques, régies par une fausse liberté d’expression, et dont le caractère censitaire n’a pas été suffisamment souligné, n’a rien perdu de son actualité. Cependant, cette égalité de parole doit être accompagnée d’un effort d’attention et d’écoute envers l’autre, et ce qu’il a à nous communiquer. Dans sa magnifique lecture d’Antigone, la tragédie de Sophocle, Castoriadis suggère, face aux interprétations traditionnelles qui envisagent cette œuvre sous l’angle de l’affrontement entre les raisons divine (Antigone) et citoyenne (Créon), d’y lire plutôt une critique féroce contre l’incapacité d’écouter, et la prétention à la vérité absolue qui imprègne les discours des uns et des autres.56 Mais il ne s’agit pas seulement de la critique d’un dire qui se croirait dans le vrai. En effet, comme nous avons tenté de le montrer au cours de notre analyse, tout dire est un dire relatif, singularisé, qui exprime un fragment du réel, et c’est à partir de cette vérité du relatif – comme l’appelle Deleuze – que s’impose à nous un exercice d’écoute dont l’objectif est d’entrevoir d’autres pièces de ce grand puzzle qu’est le réel. Comme le souligne Hémon, fils de Créon mais fiancé d’Antigone, l’hubris de la possession de la vérité est ce qui conduit au désastre. L’écoute s’impose. Mais cet effort d’écoute peut s’avérer vain ; car comme nous le rappelle Spinoza, les distorsions entravant le processus communicationnel tiennent toujours à la manière différente qu’ont les sujets de comprendre les mêmes concepts. C’est pourquoi, outre cette prédisposition à l’écoute, s’impose aussi la nécessité d’engager un processus de traduction de ce que l’on dit et de ce que l’on écoute."

    "Au sens étymologique du terme, le sujet sé-duit est conduit hors de lui avec une efficacité telle, qu’il finit par s’identifier à ce qui lui est offert, qu’il s’agisse d’un comportement, d’un produit ou d’une idée. Or, c’est bien là que réside toute la puissance politique du capitalisme contemporain : dans sa capacité à produire, chez les sujets, des logiques d’identification. En ce sens, le capitalisme s’est converti, comme l’analyse Frédéric Lordon, en une machine de production d’affects et de désirs, qui finissent par constituer la subjectivité depuis l’extérieur d’elle-même. Si l’on tient donc à conserver le concept d’aliénation, il nous faudra désormais l’entendre au sens d’un processus de construction de subjectivité orchestré depuis l’extérieur, où se situe à présent cet alienus auquel renvoie le concept, et non plus comme la perte d’une essence supposément originaire.

    Il nous faut ajouter à cela, comme l’ont montré Christian Laval et Pierre Dardot, que le néolibéralisme a imposé une série de “techniques de soi” qui, en faisant endosser au sujet la seule responsabilité de ses succès ou de ses échecs, promeuvent ainsi l’alignement des actions subjectives sur les nécessités du système. Au moyen de concepts comme ceux d’“employabilité” ou de “formation sur la base de compétences”, le néolibéralisme inscrit donc dans le sujet lui-même la nécessité de se modeler conformément à ce que la société, et plus précisément sa configuration socio-économique, attend de lui. C’est ainsi que le sujet s’auto-discipline et se constitue, mais qu’il le fait toujours, que ce soit sous l’effet de la crainte ou de la conviction, avec le sentiment que c’est à lui, et à lui seul, qu’incombe la responsabilité de prendre telle ou telle décision."

    "Face à l’idée selon laquelle le sujet est constitué d’un noyau dur, d’une essence constitutive et propre qui l’accompagne dès sa naissance ; et face à une conception du sujet comme origine, l’approche matérialiste de Deleuze pose que ce sujet est un effet, et le produit de multiples déterminations extérieures. Le sujet est l’effet d’une sorte de cristallisation ou d’un pliage de lignes et de forces qui le précèdent et qui, de cette manière, concourent à sa constitution. De la sorte, pour Deleuze, la subjectivité ne peut, à proprement parler, être conçue comme l’origine pleine et entière de l’énonciation, mais plutôt comme un instrument d’expression de lignes discursives préexistantes, où la singularité doit être entendue comme jeu et variation. Ainsi pouvons-nous comprendre que c’est en fonction de la puissance de ces lignes d’extériorité que la constitution de la subjectivité s’orientera dans une direction ou dans telle autre.

    Intéressons-nous dans un second temps à la remise en question radicale de la fiction libérale de l’individu, entendu comme entité autosuffisante possédant des caractéristiques clairement définies. Depuis un positionnement matérialiste, on ne peut que souscrire au caractère relationnel de la subjectivité, et valider la sixième thèse sur Feuerbach, dans laquelle Marx établit, comme il a été dit, que l’essence humaine est l’ensemble des rapports sociaux constitutifs du sujet. Il serait d’ailleurs difficile de trouver dans la nature un être plus dépendant et relationnel que l’être humain. Depuis le moment de sa gestation, la vie de l’être humain est une vie de rapports et relations, une vie imbriquée dans un autre corps, dont elle ne se séparera pas entièrement après la naissance. Plus encore, cette naissance, loin de constituer le moment d’affirmation de l’individualité, marque en fait, pour le sujet, le point de départ d’une démultiplication des liens et rapports du sujet. Il n’y a donc rien de plus fictif que la conception libérale d’un individu isolé, et autosuffisant ; fiction à laquelle Marx donnait le nom de “robinsonnades”. On pourrait même dire que chacun des gestes accomplis par le sujet, depuis le simple fait d’ouvrir un robinet jusqu’à celui de lire un livre, implique un lien, le plus souvent invisible, avec d’autres sujets. Par ailleurs, un lien privilégié et décisif s’est établi, au sein de nos sociétés médiatiques, entre la subjectivité et l’extériorité médiatique. Un lien qui, comme l’explique Jean Baudrillard, transforme le sujet en “terminal de multiples réseaux”, rompant une nouvelle fois avec la fiction de l’individu isolé."

    "Comme le note en effet F. Lordon, les médias sont des machines à produire des affects, pour ne pas dire qu’ils sont, de loin, la machine la plus puissante en termes de construction d’affects. Or, dans le champ de la communication, les forces antagonistes se sont toujours adressées, quant à elles, de manière presque exclusive, à une subjectivité rationnelle. Ainsi ont-elles privilégié la dimension informative et développé de minutieuses et substantielles analyses de la réalité. Mais les effets de subjectivation découlant de cette stratégie se sont révélés fort modestes. [...] Pour convaincre, il faut séduire."

    "Il ne s’agit pas seulement de produire des idées, des projets ou des discours, mais aussi et surtout de chercher à les empuissantiser, c’est-à-dire à les doter de puissance et d’efficacité – en somme, à les rendre hégémoniques. Comme nous le rappelle Bourdieu citant Spinoza : “il n’y a pas de force intrinsèque de l’idée vraie”."

    "Il ne fait aucun doute que le concept de différence a progressivement acquis une importance philosophique de premier rang tout au long du XXe siècle. Nombreux sont les penseurs qui, de Heidegger à Deleuze, en passant par Derrida, Vattimo et Lyotard, lui ont consacré de nombreuses études. A cet égard, Deleuze nous invite à considérer l’existence de ce que l’on pourrait dénommer des “voies de la différence”, que l’on pourrait distinguer en deux grandes tendances. La première, que l’on qualifierait volontiers d’“hégélienne”, se caractérise par sa prétention à dynamiter l’idée d’identité prédominante tout au long de l’histoire de la pensée. Une voie qui, selon nous, demeure prisonnière de son propre geste et de son inertie fondamentale, tous ses efforts d’annihilation de l’identité ne faisant, en dernière instance, qu’en renforcer la présence. Comme si promouvoir la différence revenait paradoxalement à renforcer le primat de l’identité. C’est ce qu’illustre à ce propos le discours lyotardien de la différence,  dont nous pensons qu’il constitue l’illustration la plus parfaite de cette manière de faire, et qui se fourvoie dans un exercice de différenciation illimité débouchant sur une ontologie de l’archipel. Si pour en finir avec l’identité, il faut privilégier la différence, et mettre en relief tout ce qui nous sépare d’autrui, alors nous courons le risque d’entrer dans une spirale sans fin où s’engendreront des micro-identités, qui tendront, à leur tour, et par logique interne, à être déconstruites. Le concept lyotardien du “différend” porte en son sein (dans ce “nd” qui en latin exprime indique les formes de l’obligation) l’impossibilité même d’un véritable processus de différentiation. Nous avons besoin de produire de la différence, semble dire Lyotard. Un exercice qui, par ailleurs, s’avère d’une grande simplicité, car quoi de plus facile que de voir tout ce qui nous sépare d’avec notre voisin. Mais cet exercice peut se révéler politiquement désastreux dans la mesure où une telle conception de la différence nous entraîne dans une direction contraire en tout point à cette production du commun que nous voulons défendre, et produit in fine des politiques de l’identité vouées à l’accentuation de nos différences. Enfermés dans leurs idiolectes, les “différends” perdent du même coup toute capacité de dialogue et de rencontre.

    La deuxième grande voie de la différence, au contraire, propose de faire de celle-ci une donnée première, soit l’indiscutable réalité qui caractérise le sujet qui, pour reprendre les termes de Marx, est un individu social, ou le produit de l’ensemble de ses rapports sociaux. Cette deuxième voie, et elle seule, est selon nous à même de nous permettre d’entreprendre la recherche ou la construction d’éléments communs permettant à leur tour l’élaboration d’une pratique commune. La différence se tient toujours déjà là, de sorte qu’il n’est nullement besoin de la provoquer ou de la soutirer à une identité préétablie. Il s’agit plutôt de construire, à même une différence constitutive, des identités qui seront nomades et partielles, inéluctablement soumises au devenir du réel. C’est bien pourquoi cette deuxième voie de la différence, comme dit Deleuze, “est capable de tout changer” : elle conduit en effet à une compréhension de la politique où il n’existe plus de sujets politiques (pré-)définis, à l’image de la classe ouvrière traditionnelle ; ce qui permet justement d’envisager de nouvelles manières de construire la politique, en se situant au-delà des cadres traditionnels propres aux identités historiquement figées."

    "Il y a chez Marx de nombreux fragments où la classe sociale est comprise comme l’effet d’un processus de lutte, comme se constituant au travers de la lutte ; ce qui nous éloigne donc d’une conception plate et sociologique de cette catégorie."

    "L’action politique, loin de réaffirmer des différences originaires, se doit au contraire de partir de cette singularité pour construire le commun."

    "La solution négrienne nous paraît problématique pour deux raisons, l’une politique, et l’autre théorique. La première tient au fait que cette manière de poser le problème nous rappelle par bien des aspects la distinction marxienne, au demeurant classique et peu opérationnelle, entre classe “en soi” et classe “pour soi” ; distinction en vertu de laquelle la multitude serait assimilée à la première (la classe “en soi”), et le Prince à la seconde (la classe “pour soi”). En procédant à pareille redistribution, nous nous enlisons à nouveau dans un sociologisme regorgeant d’un certain essentialisme, et aux yeux duquel il y aurait des sujets déjà donnés, mais dépourvus de conscience et d’opérativité. Quant à la deuxième raison, théorique cette fois-ci, elle tient au fait que Negri, afin d’effectuer pareille opération, fusionne ses deux sources privilégiées, ses bien-aimés Spinoza et Machiavel, qu’il semble lire à travers un prisme gramscien, et selon une torsion argumentative qui, comme nous tenterons de le montrer plus avant, pourrait sans doute être résolue par le biais exclusif de l’appareil conceptuel spinozien."

    "Nous pensons que la multitude ne se réduit pas à la figure d’un sujet aux profils prédéfinis mais encore non conscient de soi. En ce sens, elle n’est pas cette sculpture encore contenue à l’état occulte dans le marbre, comme ont pu la théoriser, dans le sillage de traditions passées, des penseurs tels que Virno ou Negri. La multitude désigne au contraire un sujet ouvert, en construction, nomade, qui croît et décroît, qui se nourrit de multiples singularités et s’articule autour d’un programme et d’un désir : le désir d’une nouvelle vie dont le programme renverse de manière radicale l’ordre des priorités dont se prévaut le capital. [...]

    Virno et Negri misent sur le concept de multitude, alors que Laclau et Dussel lui préfèrent celui de peuple. Il ne fait aucun doute que le XVIIe siècle fut le théâtre d’un débat politique passionné entre ceux qui, comme Hobbes, se firent les avocats du concept de peuple et ceux qui, à l’image de Spinoza, défendirent plutôt celui de multitude. La tradition antagoniste postérieure utilisa pour sa part indistinctement ces deux dénominations, sans abandonner pour autant son ambition de définir clairement un sujet révolutionnaire. Cette tradition antagoniste a d’ailleurs longtemps fait montre de sa propension à discuter jusqu’à satiété du bien-fondé des concepts, alors que, selon nous, tout l’intérêt devrait porter sur les pratiques."

    "Il nous paraît bien plus simple et opportun de nous en tenir au texte spinozien, et de comprendre la multitude comme le fruit de la transformation politique de la foule. Cette dernière, pour sa part, est en dernière instance toujours soumise aux passions individualisantes, lesquelles l’empêchent d’acquérir une dimension politique active, la joie personnelle primant pour Spinoza sur l’intérêt collectif, comme le souligne le Traité théologico-politique où l’on peut lire que “ce n’est pas en effet la raison, mais les passions seules qui gouvernent la foule, livrée sans résistance à tous les vices et si facile à corrompre par l’avarice et par le luxe”. En outre, et ce parce qu’elle accuse, comme le montre Spinoza, une absence de rationalité, la foule est en proie à la superstition."

    "Face à la dispersion d’une foule exclusivement rivée sur ses intérêts particuliers, la multitude est présentée en diverses occasions dans le Traité politique comme un collectif œuvrant sous l’égide d’un seul esprit. La politique spinozienne confère une place de choix à la raison, puisqu’elle entend qu’il s’agit là d’un instrument privilégié afin de promouvoir l’accord entre les sujets, afin de les rendre libres et heureux. La raison permet, non seulement de prendre des décisions qui rapprochent les êtres humains les uns des autres, en cela que “c’est dans la seule mesure où les hommes vivent sous la conduite de la Raison qu’ils s’accordent toujours nécessairement par nature”, mais aussi de les rendre libres – “je dis que l’homme est parfaitement libre en tant qu’il est conduit par la raison” –, en plus de moduler leurs passions afin de les orienter vers la joie."

    "Sartre envisage ces processus à partir de trois concepts fondamentaux qui répondent respectivement aux différents moments de la concrétion des collectifs humains : la série, le groupe et l’institution. La série désigne un collectif dont l’être provient d’un élément qui est extérieur à ladite série, et qui permet de la reconnaître en tant que telle. Il s’agit en ce sens d’un collectif objectif, reconnaissable, mais auquel fait défaut la conscience de soi. Plus encore, la solitude y apparaît comme un trait caractéristique des individus qui composent la série, et peut même parfois en devenir l’objectif. C’est le cas dans l’exemple que donne Sartre de l’arrêt de bus, où l’individu a toujours la possibilité de s’abîmer dans la lecture du journal pour s’abstraire du monde alentour, de sorte que “la solitude est un projet”63. Au sein d’autres types de collectifs, comme celui auquel appartiennent les auditeurs d’une émission de radio, la solitude est d’emblée présente et constitutive64. En tant qu’ils en sont les composantes, les membres d’une même série sont interchangeables ; ils sont identiques et n’ont pas de singularité ni de spécificité, ils jouent tous le même rôle par rapport à l’objet extérieur qui est celui qui les rassemble en une série65. La dimension politique fait donc défaut à la série qui se révèle lourde d’une passivité qui découle de sa propre inconsistance. Sartre assimile ainsi la série à la classe en-soi marxienne, c’est-à-dire à un collectif sociologique exempt d’une quelconque virtualité politique.

    Au contraire, le groupe désigne un collectif doué d’une conscience de soi, et dont l’unification se fait précisément au travers de l’instauration d’un projet commun. Sartre distingue cependant le groupe en fusion du groupe proprement dit. Le groupe en fusion renvoie au collectif en tant qu’il commence à prendre conscience de soi ; une prise de conscience qui découle d’une intuition collective qui les réunit autour d’une finalité partagée, bien qu’encore non précisée, et qui débouchera sur une pratique commune. En ce sens, le groupe en fusion demeure subordonné aux élans d’un “tiers régulateur”, c’est-à-dire d’un sujet qui, pour des raisons souvent méconnues, parfois parce qu’il dispose par hasard des moyens requis (une chaise sur laquelle se tenir debout, un mégaphone…), est alors capable de déclencher un mouvement collectif. Les mobilisations qui eurent lieu autour du Mouvement du 15-M adoptèrent la forme d’un groupe en fusion, forme qu’elles parvinrent à conserver pendant des mois. De nombreux “tiers régulateurs” orientaient alors les pratiques (mais dans une atmosphère instable) qui prirent des formes capricieuses avant de finir par se volatiliser. Le groupe proprement dit suppose, pour sa part, la concrétion d’un projet qui permette de définir les limites et les pratiques du collectif qui demeurent subordonnées à un processus de constante reconfiguration. Chez Sartre, comme on peut le voir dans ses derniers écrits théoriques66, il s’avère que le groupe repose sur la “fusion ontologique”67 de sujets qui se caractérisent par des projets individuels différents, mais qui sont toutefois capables de trouver des points de convergence à partir desquels élaborer une pratique commune. En ce sens, le groupe, au même titre que la multitude, est la somme des singularités qui, tout en conservant leur différence, s’engagent en même temps sur la voie d’une production du commun. C’est pourquoi nous considérons que la théorie des groupes de type sartrien s’accorde parfaitement avec les approches spinoziennes, comme l’a d’ailleurs déjà souligné Hadi Rizk68, et qu’elle constitue un instrument idoine pour articuler une proposition politique antagoniste. Plus encore, comme semble le montrer la dernière version de sa théorie des ensembles pratiques, Sartre nous met en garde contre le risque que le groupe évolue vers ce qu’il dénomme l’institution, c’est-à-dire vers un collectif qui a perdu de vue ses objectifs initiaux, et qui ne s’intéresse désormais plus qu’à sa propre reproduction et conservation. Tel est donc le moment où le pouvoir constituant se solidifie en un pouvoir constitué."

    "Tandis que Vertov, défendait, avec sa théorie ô combien naïve du “ciné-œil”, une conception documentaire du cinéma qui prétendait recueillir et faire connaître le réel (pour générer une conscience de classe), Eisenstein élaborait de son côté un “ciné-poing”, capable d’impacter le spectateur, et le forcer à voir une réalité nouvelle en s’adressant aux profondeurs intimes de son être."

    "Construire une subjectivité antagoniste en s’appuyant sur le désir et les affects de joie nous semble d’une importance centrale dans la bataille politique de notre temps. L’esprit de sérieux, la pesanteur et la rigidité qui ont accompagné jusqu’à présent nos militantismes, doivent laisser la place à la joie du nouveau monde que l’on se propose d’édifier."
    -Juan Manuel Aragüés, Désir de multitude. Différence, antagonisme et politique matérialiste, PUPPA, 2021 (2018 pour la première édition espagnole), 134 pages: https://una-editions.fr/desir-de-multitude/




    _________________
    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
    Admin


    Messages : 20739
    Date d'inscription : 12/08/2013
    Localisation : France

    Juan Manuel Aragüés, Désir de multitude. Différence, antagonisme et politique matérialiste Empty Re: Juan Manuel Aragüés, Désir de multitude. Différence, antagonisme et politique matérialiste

    Message par Johnathan R. Razorback Lun 18 Mar - 13:45



    "La pensée libérale, si fortement ancrée dans la tradition idéaliste, n’a eu de cesse de situer le sujet au fondement du politique. Préalablement doté d’une nature bien définie, le sujet arrive dans l’arène politique avec un projet qui n’est que le reflet, ou le prolongement, plus ou moins abouti de cette manière d’être, cette essentialisation. Effrayé par sa propre méchanceté comme par celle de ses semblables, comme chez Hobbes, il consent de bon gré à aliéner sa souveraineté en faveur d’un pouvoir absolu qui lui garantisse, à tout le moins, la sécurité ; intrinsèquement mû par un désir de possession et de propriété, comme c’est le cas chez Locke, il s’emploie à élaborer toute une architecture politique vouée à la protection et la préservation de ses biens. [...]

    La remise en question de la figure du sujet, désormais conçu, non plus comme origine, mais comme effet, doit donner lieu à de profonds bouleversements dans le champ politique [...]

    La stratégie déployée par l’idéalisme et le pouvoir constitué a surtout eu pour intérêt de faire croire au sujet qu’il est bien ce que l’on dit de lui, et qu’il ne lui reste plus, par voie de conséquence, qu’à s’accommoder de ce qu’il est ; à défaut de quoi il sera en contradiction avec lui-même et le monde. [...]

    Se demander alors, comme l’exige la philosophie systémique, si l’être humain est naturellement bon ou mauvais, pur ou corrompu, libre ou déterminé, impliquerait de croire que de telles déterminations pourraient être établies indépendamment de toute référence à un sujet incarné, et toujours déjà situé dans un moment social et personnel concret. Or, la tâche qui se trouve au fondement de tout projet politique matérialiste consiste dans la construction d’un sujet conscient de sa propre constitution, et qui comprenne que son auto-constitution est la tâche politique par excellence."

    "Aborder la question de la liberté d’un point de vue matérialiste nous situe au-delà d’une réflexion sur les essences constituées, et exige au contraire la référence constante au milieu social et naturel dans lequel le sujet agit et se développe. Et pour mener à bien pareille tâche, difficile de trouver meilleur instrument que la pensée de Spinoza, où la liberté se trouve intrinsèquement liée à la connaissance exhaustive des déterminations auxquelles la réalité, comprise sous le concept de Nature, soumet le sujet."

    "La composition des corps augmente leur puissance, et c’est à partir d’une telle liberté contemplative, et de la connaissance relative au fonctionnement de la réalité qu’elle nous procure, qu’il sera possible d’accéder à une liberté pratique, et d’entrevoir la possibilité de transformer la réalité. À cet égard, il nous semble à la fois opportun et judicieux de conclure cette référence à Spinoza par une citation de Marx, où se conjuguent les mêmes éléments relatifs à la liberté :

    Dans ce domaine, la liberté ne peut consister qu’en ceci : les producteurs associés – l’homme socialisé – règlent de manière rationnelle leurs échanges organiques avec la nature et les soumettent à leur contrôle commun au lieu d’être dominés par la puissance aveugle de ces échanges ; et ils les accomplissent en dépensant le moins d’énergie possible, dans les conditions les plus dignes, les plus conformes à leur nature humaine." [Le Capital, “Le processus d’ensemble du capital”, in Marx, Œuvres, tome II. Économie, II, Paris, Gallimard, pp. 1487-1488]"

    "Pareille politique constituante requiert une conception de la liberté qui ne soit pas le résultat d’un choix entre différentes options, mais plutôt une production de réalités nouvelles. L’ontologie matérialiste, dès lors qu’elle s’engage pour l’avenir, donne lieu à une ontologie de l’imagination, de l’invention."

    "[La liberté de production est] liberté de “créer des alternatives”, de dépasser celles que nous offre le système, ces fausses alternatives qui, la plupart du temps, n’impliquent que des décisions superflues. S’il y a bien quelque chose qui caractérise le capitalisme de consommation, c’est précisément cette entreprise consistant à identifier la liberté au choix, et à en multiplier les possibilités. Pareille liberté, dont on dira avec Sloterdijk qu’elle ne consiste tout au plus qu’à devoir “choisir entre quatorze types différents de sauces pour assaisonner la salade”, nous met dans la position délicate d’avoir à faire un choix entre les différents types de patates (à bouillir, à frire ou à rôtir) qui nous sont proposés dans les rayons du supermarché. Face à de tels choix qui reviennent toujours au même, à la reproduction de ce qui existe déjà, à l’inanité la plus crue, Ibáñez fait le pari d’une liberté qui rende le sujet capable de produire de la nouveauté, de parcourir son propre chemin. À cet égard, la parabole du maître zen, dont se sert souvent Ibáñez et qu’il emprunte à Bateson, constitue sans nul doute la meilleure manière de distinguer ces deux types de liberté :

    Le maître bouddhiste soumet son disciple […] à l’expérience suivante : brandissant un bâton au-dessus de sa tête, il lui dit : “si tu dis de ce bâton qu’il est réel, je te frapperai avec ; si tu dis qu’il n’est pas réel, je te frapperai avec ; si tu ne dis rien, je te frapperai avec.” Le disciple ne saura sortir indemne de cette expérience tant qu’il s’en tiendra à son rôle de disciple, tant qu’il continuera à octroyer au maître le droit et de lui poser pareille question et de le punir quelle qu’en soit la réponse. S’il rompt le contrat d’apprentissage ; s’il ne respecte pas les règles du jeu sur lesquelles repose leur rapport, alors plusieurs alternatives s’offriront à lui : il pourra énoncer de nouvelles règles (comme la loi du plus fort, qui fera qu’il lui arrachera son bâton, qu’il le jettera, ou qu’il le cassera sur sa tête) ; il pourra également faire fi de toute règle (en les dissolvant par ses paroles, en tenant tête à son maître et en lui disant : “dis-donc crétin, c’est pas bientôt fini tes foutaises ?” , ou via un mouvement corporel, en lui tournant le dos et en s’éloignant en sifflotant)."

    "Le parti s’inscrit dans une logique de la représentation et de l’identité : il re-présente et exprime sur un mode collectif l’être de classe des membres qui le composent. D’où il s’ensuit une conception compacte et monolithique du parti au sein duquel la moindre divergence peut très vite apparaître comme une déviation ou une dissidence. La pluralité ne s’accorde pas – ou s’accorde mal – avec la conception traditionnelle du parti.

    La forme-parti s’avère donc incompatible avec une anthropologie matérialiste, dont le point de départ, comme nous l’avons souligné au cours de ces pages, consiste à prendre acte de la différence subjective. [...]
    La verticalité et l’accaparement des postes de pouvoir constituent les maux les plus prégnants de la forme-parti traditionnelle, et leur remise en cause doit être au fondement d’une véritable alternative organisationnelle. Un problème d’autant plus complexe que l’immédiateté propre à nos sociétés médiatiques exige, de la part des organisations politiques, une réactivité et des réponses quasi-instantanées, ce qui, on le comprend, est plus facile à obtenir dans le cadre d’une structure centralisée et hiérarchisée."

    "Les processus de participation devront s’efforcer de recourir à des outils de communication favorisant des interventions plus nombreuses et diverses dans les débats."

    "La professionnalisation tend à générer des logiques et des mécanismes de défense d’intérêts propres qui se substituent le plus souvent à la défense de véritables principes politiques."

    "L’événement Podemos a constitué un coup de semonce qui a rappelé au monde que les gens ordinaires peuvent à tout moment prendre part au processus de construction d’une organisation politique. Telle fut d’ailleurs, selon nous, le premier mérite de Podemos : celui de dire “nous sommes là”, et en même temps, “réunissons-nous sur tout le territoire”. Et c’est ainsi que les gens s’attelèrent à la tâche."
    -Juan Manuel Aragüés, Désir de multitude. Différence, antagonisme et politique matérialiste, PUPPA, 2021 (2018 pour la première édition espagnole), 134 pages: https://una-editions.fr/desir-de-multitude/




    _________________
    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


    Contenu sponsorisé


    Juan Manuel Aragüés, Désir de multitude. Différence, antagonisme et politique matérialiste Empty Re: Juan Manuel Aragüés, Désir de multitude. Différence, antagonisme et politique matérialiste

    Message par Contenu sponsorisé


      La date/heure actuelle est Sam 16 Nov - 21:41