https://una-editions.fr/auteurs/juan-manuel-aragues/
https://una-editions.fr/desir-de-multitude/
"ll est [...] urgent de repenser la politique antagoniste, et Aragüés entend le faire sous le prisme d’une hybridation du marxisme critique et de la philosophie française de la différence."
"Aussi ne saurait-il y avoir, selon Aragüés, de politique antagoniste efficace qui, avant toute chose, ne prenne appui sur ce “courant souterrain”, cette ligne mineure et hétérodoxe – car immanentiste – qui se déploie depuis Démocrite, Épicure et Lucrèce, se poursuit au travers des œuvres de Spinoza, Feuerbach, Marx et Nietzsche, et à laquelle Althusser a donné le nom de “matérialisme de la rencontre”."
"Faire le pari d’une politique antagoniste, dont le fondement matérialiste pose qu’il n’y a de rencontre – rigoureusement parlant – que des différences, revient par conséquent à se mettre en quête de celles susceptibles de nous unir. [...] La politique matérialiste se doit donc de nourrir une volonté de rencontre et d’élaboration d’un programme théorique et politique commun – seul remède, à vrai dire, aux deux écueils, parfaitement asymétriques mais également stériles, de l’universalisme tronqué et du particularisme forcené, dont on sait combien chacun, à sa manière, fait obstacle au processus de constitution du sujet collectif antagoniste."
"Ainsi est-il besoin, pour restituer à la différence son primat ontologique, d’en finir avec les discours qui s’emploient à élever l’identité au rang de principe premier et ordonnateur du réel, à commencer par le platonisme et ce dont il est l’expression sublimée : le mythe. De fait, si Aragüés consacre de nombreuses pages à la question du mythos, c’est bien parce qu’il voit en ce dernier l’une des premières stratégies visant à “faire taire la différence”. Le discours mythique, dans la mesure où il légitime – en la racontant – l’histoire fondatrice de la société, ne fait rien d’autre qu’asseoir les “raisons” de la conduite sociale établie, qui sont autant de réponses fournies par avance et barrant la route à toute forme de questionnement. Puisque le mythe, comme l’a souligné Lévy-Bruhl, contient à la fois la question et la réponse, le problème et la solution, il ne saurait alors aucunement se présenter sous forme d’un dialogue ; au contraire, il est foncièrement monologue. Or, c’est bien là que se fait jour le pouvoir socio-politique de la parole mythique, et des poèmes homériques en particulier : ces derniers, loin d’opérer comme un simple instrument de divertissement, consistent surtout en une “efficace stratégie d’endoctrinement idéologique”, comme le souligne Aragüés, qui relaie ici les analyses de Vernant. En effet, le discours mythique, notamment à travers sa mise en scène homérique, a-t-il pour vocation de rappeler constamment au dèmos – dont Thersite est la figure métonymique – quelle est la place à laquelle il doit se tenir – silencieusement – au sein de la société aristocratique. Les aristoï, dont Ulysse est l’emblème, sont, quant à eux, présentés à la fois comme les “vicaires” et les “légitimes descendants” des dieux ici-bas, de sorte que la manière par laquelle ils s’approprient privativement le pouvoir politique se trouve justifiée par leur ascendance divine. Si “en grec, qui dit mythologie, dit théologie”, alors on comprend avec Aragüés pourquoi le mythe, qui en établit la généalogie divine, se trouve ainsi mis “au service des intérêts politiques de l’aristocratie” : c’est bien parce que le mythos leur prête le pouvoir démiurgique d’ordonner le chaos social que les aristocrates, et eux seuls, “possèdent le privilège d’intervenir dans le champ politique et d’exercer le droit à la parole”.
Cependant, nous savons combien l’avènement conjoint de la démocratie et du logos (compris comme discours de la différence et de l’immanence) a mis à mal l’ordre aristocratique et le discours mythologique de l’identité et de la transcendance, qui en était le principal codificateur idéologique – avant que la philosophie platonicienne n’entreprenne, plus tard, et à sa manière, d’en reconduire la stratégie de légitimation. “Le logos, œil des différences, naît originairement comme dia-logos, […] débat entre opinions non convergentes”. Adossé à l’ordre démocratique de la cité, au sein duquel il puise ses conditions de possibilité, le dialogue met donc en lumière l’existence de différences – celles-là mêmes que le monologue mythologique avait passées sous silence –, ouvrant ainsi la voie au(x) désaccord(s), à commencer par celui qu’éprouve le dèmos à l’égard de l’ethos individualiste d’une “aristocratie […] parcourue par l’hubris, et dont le seul but est de satisfaire ses intérêts”, via l’accaparation du pouvoir politique. Aussi le passage du mythos aulogos va-t-il de pair avec la démocratisation de la parole et l’implication accrue du dèmos dans les processus de prise de décisions politiques. Passage de la transcendance monarchique à l’immanence démocratique, de l’individuel (en proie à la démesure) au collectif (adossé à la sôphrosunè)."
"Au regard de ce travail d’enrôlement réalisé par la société capitaliste – travail qui s’avère d’autant plus efficace qu’il présente aux enrôlés leur obéissance joyeuse à l’“utopie libérale” sous forme d’un libre consentement –, Aragüés considère alors qu’il ne saurait y avoir d’élaboration d’une politique antagoniste qui ne passe d’abord par une reconceptualisation du sujet – un sujet aux antipodes du subjectum dont a accouché la métaphysique subjectiviste et qu’a reconduit l’humanisme théorique en vogue dans certains secteurs des sciences sociales. Loin du sujet souverain, doué de libre arbitre, capable d’auto-détermination et responsable à tout instant de ses décisions et de ses actes ; loin, donc, de ce “sujet substantiel achevé [et] bien constitué” – que la théorie contractualiste, aussi bien moderne que contemporaine, a pris soin de mobiliser –, la politique antagoniste, pour paraphraser Spinoza, doit, quant à elle, et conformément à son réalisme critique, prendre le sujet tel qu’il est (subditum) et non tel qu’elle voudrait qu’il fût (subjectum). Et si le sujet est subditum, c’est bien parce qu’il est irrémédiablement aliéné au double sens de l’aliénation, qui dit – étymologiquement – la “présence d’autre chose que soi (alien, alius) dans la direction de soi” et – imaginairement – le “lien” qui unit le soi à l’autre de soi. C’est donc sur la base d’un “sujet relationnel” que doit s’articuler la politique antagoniste, d’un sujet qui n’est plus point de départ mais point d’arrivée, soit le résultat d’un processus de subjectivation inféodé, par ailleurs, à un ordre double de médiations. D’une part, à celui des déterminations internes : l’homme est homo passionalis car irrémédiablement enchaîné à ses désirs ; et de l’autre, à celui des déterminations externes : il est homo socialis car foncièrement constitué par “l’ensemble des rapports sociaux” – au sein desquels se déploient ses forces de désir et ses puissances d’agir."
"De même que le sujet n’est plus à comprendre comme un subjectum, mais comme un subditum : il est le pli singulier – et jamais complètement clos – de multiples médiations qui, tout en le constituant, l’assujettissent à un certain point de vue sur le réel ; il se trouve que l’objet ne peut plus être conçu, pour sa part, comme une entité stable et identique à soi qui s’offrirait à la simple récognition. En tant qu’il est le résultat – au même titre que le sujet – d’une genèse processuelle sans terminus assigné, l’objet perd irrémédiablement la substantialité que la tradition idéaliste lui avait prêtée pour se faire “simulacre” ou “signe” (comme dirait Deleuze), emporté comme il l’est par ce “devenir-fou” dont on sait combien Platon avait tenté de lui imposer des limites – voire, pour sa part la plus rebelle, de “l’enfermer dans une caverne au fond de l’Océan”. Cependant, une fois admis que le sujet et l’objet ne cessent de se faire, se défaire et se refaire mutuellement dans le temps, c’est alors le réel lui-même qui, comme le note Aragüés, tend à être affecté d’une “perte de densité ontologique”, laquelle semble nous condamner derechef au silence – chose d’autant plus inacceptable que la parole est au centre de la (pratique) politique."
"Si l’approche matérialiste du sujet et de l’objet nous permet donc de dissoudre l’essentialisme dont la tradition idéaliste – rationaliste – les avait lestés, alors on pourrait penser qu’il serait judicieux de partir, à la manière empiriste, du “réel concret”. Sauf que pour Marx, le réel concret, loin d’être un simple point de départ dans l’ordre des choses, n’est en fait qu’un point d’arrivée – “une synthèse, un résultat, un effet”, nous dit Aragüés. Et s’il ne peut en être autrement, c’est en raison du fait que, ce que le sujet comprend comme le réel concret, n’est en réalité que la perspective “première” – c’est-à-dire socialement (et affectivement) médiatisée – à partir de laquelle il se saisit du réel. En d’autres termes, le réel concret est, non seulement origine, mais aussi résultat, en ce sens qu’il désigne à la fois ce à partir de quoi s’exerce la conscience et le produit de cette conscience s’exerçant, elle-même produit de la vie sociale (et affective). C’est pourquoi il est nécessaire, nous dit Aragüés, de comprendre “la réalité […] comme un exercice matérialiste de production subjective”. Or, c’est précisément en ce sens-là – soutient l’auteur – que se fait jour un lien possible entre le matérialisme marxien et l’“empirisme transcendantal” deleuzien : désormais, il n’y a plus de sujet et d’objet déjà constitués, placés d’emblée l’un en face de l’autre ; au contraire, ce à quoi nous avons affaire originairement, c’est à un champ pré-subjectif et pré-objectif – la vie – se présentant sous la forme d’un plan d’immanence qui, loin d’en reconduire la transcendance, préside au contraire à la “genèse conjointe et variable du sujet et de l’objet”, de sorte que “l’individuation d’un nouvel objet ne se sépare pas d’une nouvelle individuation du sujet”, et vice versa. Mais une fois établi que les subjectivités, produites comme elles le sont par de multiples médiations, produisent à leur tour le réel, il s’en suit alors un perspectivisme, un “panorama archipélagique” (comme le dit Aragüés) qu’il nous faut impérativement dépasser, si notre projet est bel et bien celui d’œuvrer à la “construction d’un horizon commun de sens”.
Toutefois, il s’agit là d’une construction dont on ne saurait malheureusement trouver d’indication dans l’œuvre deleuzienne, réputée pour ses dures invectives à l’encontre de la communication. C’est pourquoi Aragüés décide de se tourner simultanément vers Spinoza et Negri : vers Spinoza, parce que ce dernier, loin de s’en tenir au simple constat du caractère singulier de toute perspective sur le monde, propose d’élaborer une connaissance et un regard partagés sur le réel (les “notions communes”) – élaboration “rendue possible, souligne Aragüés, par la proximité vitale des corps” chère au philosophe hollandais ; et vers Negri, dans la mesure où celui-ci s’emploie à la production d’outils linguistiques (les “noms communs”) capables d’attribuer au “réel-emporté-par-le-temps”, au kairos, à l’événement, un sens commun – production qui, précisément parce qu’elle trouve dans la praxis sa condition de possibilité, requiert également “l’être-avec et le faire-avec”. Or si ce dont il est question, c’est bien de produire et de donner un sens commun au kairos, alors nous ne saurions, en dernière instance, faire l’économie de cette faculté pourtant si dépréciée par la tradition idéaliste sous le qualificatif de “folle du logis” : l’imagination. En effet, elle – et elle seule – nous confère la capacité de nous forger une idée (partiellement) adéquate – et, ce faisant, d’anticiper autant que faire se peut – ce qui, à court ou moyen terme, pourra bien advenir ; ou, pour dire les choses de manière kantienne, “ce qu’il nous est permis d’espérer” – notamment en ce qui concerne le devenir-actif des individus, sans quoi point de politique antagoniste."
"Si, pour combattre le néolibéralisme, il est impératif de “déconstruire” la métaphysique subjectiviste que ce dernier reconduit sous la forme du self made man, reste néanmoins que pareille déconstruction doit s’opérer par et dans un double mouvement : d’une part, via le structuralisme marxien des rapports, qui dénonce l’illusion du sujet monadique et ses “robinsonades” – l’homme est un “individu social”, comme dit Marx dans les Grundrisse ; d’autre part, moyennant l’onto-anthropologie spinoziste de la subjectivité désirante, qui défait le mythe de l’homo omni rationalis (tel que reconduit, notamment par la théorie néoclassique, sous la forme du “sujet rationnel et calculateur”) et qui, ce faisant, restaure en l’homme la primauté des désirs et des affects – dimension que la tradition ou l’orthodoxie marxiste néglige également pour sa part, dès lors qu’elle fait le pari de la “prise de conscience” comme unique moyen de constitution d’une conscience antagoniste. Or, faire un tel pari, c’est oublier que le rôle premier de la critique est de “sentir autrement”, d’accoucher d’“une autre sensibilité” [...]
Le capital a compris qu’il ne suffit pas de s’adresser à la “subjectivité rationnelle” – de la convaincre – pour obtenir d’elle l’obsequium, l’acceptation de l’ordre établi ; il est d’abord et avant tout besoin de remodeler, notamment par le biais de cette “méta-machine affectante” qu’est le pouvoir médiatique, son régime de désirs (de choses matérielles, symboliques, mais aussi vocationnelles) et, ce faisant, l’imaginaire social (ouvertement consumériste et entrepreneurial) auquel elle est déterminée à adhérer, quand bien même pareille adhésion est vécue comme relevant d’un libre décret de la volonté."
"Il ne saurait y avoir de politique efficace qui ne soit aussi une “politique du désir”, c’est-à-dire une politique qui tienne compte de la “complexion affective” des sujets (individuels et collectifs), ainsi que de la possibilité d’en remodeler le paysage passionnel. Ars imaginandi, la politique antagoniste doit aussi se faire ars affectandi, comme le rappelle Aragüés dans le sillage de Lordon."
"Aragüés s’en remet directement au texte spinozien : la multitude (multitudo) n’est autre que le résultat de la politisation de la foule (plebs, vulgus), initialement morcelée par ses passions individualisantes. Or, si Spinoza confère en ce point une place de choix à la raison, c’est bien parce qu’il voit en elle un instrument promouvant l’accord entre des sujets qui, du fait de leur entière “servitude passionnelle” et du rapport spontané qu’ils nourrissent au monde (social), aux autres et à eux-mêmes, sont originairement rivés à un point de vue “idiot” sur le réel (de idion, “particulier”, “propre”). “L’équation spinozienne, dit Aragüés, est empreinte d’une logique implacable, en ce sens que la raison […] permet aux êtres humains d’entrer dans des rapports de composition au travers de pratiques communes, ce qui débouche sur l’augmentation de leur puissance et leur confère, par conséquent, une plus grande capacité, non seulement de connaissance de la réalité, mais aussi d’action sur elle”. Voilà pourquoi la constitution de la multitude, loin de lui faire obstacle, empuissantise-t-elle la liberté individuelle : en ce sens qu’elle remédie à l’état de séparation, d’aliénation (au sens fischbachien du terme) auquel sont acculées les subjectivités qui pensent pouvoir se valoir de leurs seules et uniques ressources. Par le truchement de la multitude, c’est donc la liberté individuelle qui s’intensifie d’autant plus qu’elle se compose politiquement avec celle des autres ; liberté politiquement composée qui tient en dernière instance à la “production de réalités nouvelles”, et qui n’est donc pas à entendre comme liberté élective, mais bien en l’espèce d’une “liberté productive” – liberté de créer des alternatives et non liberté de choisir entre des alternatives préexistantes."
"Aragüés propose [...] d’hybrider l’assembléarisme avec des formes de représentation et de délégation strictement soumises au “contrôle citoyen” et trouvant notamment dans la révocabilité, le contrôle et la rotation des mandats l’une de leurs pierres angulaires. On aura donc compris que, pour Aragüés, renoncer à la forme-parti ne signifie nullement renoncer à tout mode d’organisation ; bien au contraire, c’est l’inefficacité politique avérée de l’individu isolé qui appelle l’organisation comme moyen de remédier à pareille “impuissance”. Sauf que, toutes les organisations ne se valant pas, il est nécessaire d’en promouvoir un certain type capable de produire et d’empuissantiser le sujet collectif antagoniste – un sujet dont on attendra légitimement en retour qu’il soit à même de conduire une politique axée sur les majorités sociales et le commun."
-Julien Canavera, préface à Juan Manuel Aragüés, Désir de multitude. Différence, antagonisme et politique matérialiste, PUPPA, 2021 (2018 pour la première édition espagnole), 134 pages: https://una-editions.fr/desir-de-multitude/
"De Platon à Hegel, ou, si l’on souhaite en prolonger le geste jusqu’à Habermas ou Rorty, Badiou ou Rawls, la philosophie dominante n’a eu de cesse de célébrer, de manière diverse, discrète et silencieuse, son triomphe originaire sur la différence. Un triomphe qui est à la fois célébré et tu, car la plus grande victoire est bien celle qui consiste à effacer les traces du combat pour naturaliser ce qui ne relève en fait que d’un coup de force politique. Car la transcendance est, en effet, l’allié naturel du pouvoir et de la pensée constituée. Soit des formes mêmes de l’identité.
La stratégie de “présocratisation” appliquée à la pensée grecque naissante, dont l’origine remonte aux milésiens et se déploie jusqu’au post-socratique Démocrite, répond, comme l’a bien souligné Onfray, à la prétention de fixer l’origine véritable de la philosophie à partir de Socrate, et par conséquent, de Platon. Ce qui revient à dire qu’il n’existerait, avant eux, qu’un anecdotique “bric-à-brac” sur lequel il ne vaudrait même pas la peine de s’attarder. Et c’est ainsi que fut établi pour la postérité ce qu’il conviendrait d’appeler l’état-civil de la philosophie, une identité que la tradition s’est employée à conserver et renforcer au fil du temps. Les formes de la transcendance, ses hypostases fondatrices, ont bien pu évoluer au cours des siècles, elles n’en conservent pas moins intact le geste transcendant qui se tient en amont de la pensée philosophante. Un geste dans lequel la pensée religieuse célébrera d’ailleurs une manière philosophique de défendre et promouvoir une conception partagée du monde. Il est pourtant nécessaire de remettre en cause ce récit. En effet, le geste transcendant de Socrate et de Platon doit être entendu comme une réaction face à l’immanence radicale depuis laquelle la philosophie avait, quelques siècles auparavant, fait son apparition à l’horizon du discours. Car c’est bien en arrachant le cosmos aux griffes des dieux que la philosophie, apparue dans les poleis de l’Ionie, signe son acte de naissance."
"Si la géographie du pouvoir s’inscrit dans l’aristocratie des héros, c’est précisément parce que ces derniers sont à l’origine des descendants des dieux. Le pouvoir se transmettant directement par la divinité aux descendants, il s’ensuit alors une neutralisation immédiate de la question relative à la convenance de la forme politique, puisque ce ne sont pas les hommes mais les dieux qui l’ont instaurée. Le début du texte homérique, dans son Iliade, nous livre à cet égard la formule synthétique de la pragmatique sociale. Ulysse, sur indication d’Athéna, parcourt l’assemblée de l’armée achéenne pour y mettre de l’ordre."
"Homère met en œuvre un procédé de transfert grâce auquel il fait entendre au peuple ce qu’il doit penser à l’écoute de ce fragment. Rappelons que les poèmes homériques furent récités par les aèdes, durant des décennies, aux quatre coins de la Grèce, et que leur déclamation sur la place publique, loin d’opérer comme un simple instrument de divertissement, constituait aussi, et par suite, une efficace stratégie d’endoctrinement idéologique."
"En ce qui concerne la fonction guerrière, elle est marquée du sceau de l’individualisme, dans sa pratique comme dans ses objectifs. Ainsi le combat possède-t-il un caractère foncièrement individualiste puisque le héros homérique affronte son adversaire en faisant fi de toute stratégie collective, et ce dans le seul but de vaincre son ennemi choisi. C’est d’ailleurs cela qui a conduit J.-P. Vernant à définir la bataille de l’époque homérique comme une “mosaïque de duels singuliers”. L’armement, le char, la lance, l’épée et le bouclier suspendu au cou du héros (et que ce dernier peut à tout moment porter sur ses épaules afin de mieux pourchasser l’ennemi en fuite) évoque clairement, face à la stratégie future de la phalange hoplitique, une action à caractère individuel. Le dénouement du combat, au terme duquel le vainqueur traîne le cadavre du vaincu loin du cœur de la bataille pour le dépouiller de son armure, attestant matériellement par là sa victoire, évoque également l’individualité de la lutte. Un combat dont la finalité n’est autre, pour le héros, que de parvenir à une victoire individuelle lui permettant d’accroître sa réputation et sa gloire. Loin de tout objectif à caractère collectif, le héros homérique ne vise donc rien d’autre que l’accroissement de sa légende personnelle. La recherche de la gloire demeure étrangère aux restrictions tactiques et aux objectifs collectifs, de sorte que sera considéré comme juste et opportun tout ce qui la mettra à la portée du héros.
Et même si le combat en vient à se solder par la mort du héros, ses funérailles constitueront l’occasion ultime d’agrandir encore son prestige personnel. Aussi pouvons-nous dire des funérailles venant couronner la mort au combat qu’elles constituent l’acte guerrier par excellence, celui au travers duquel l’exaltation de l’individualité atteint son paroxysme. La mort au combat parvient en effet à satisfaire simultanément deux objectifs : en premier lieu, elle vient couronner une vie de guerrier de la manière la plus paradigmatique qui soit, puisque le héros meurt en accomplissant son arété, en réalisant ce pour quoi il était né ; en deuxième et dernière instance, elle constitue le moyen grâce auquel la vie et la mort du sujet deviennent, pour l’aède (le poète), l’objet d’un chant en vertu duquel le héros vaincra, dans sa mort, la mort même ; car, comme le rappelle Nicole Loraux, il ne saurait y avoir de mort plus grande que l’oubli. La mort (au combat) du guerrier donne lieu à tout un rituel autour de sa personne, devenue le centre de l’attention pour l’armée. Le héros ne fera pas seulement l’objet de chants et de lamentations lors du thrếnos déclamé par l’aède ; il sera, de surcroît, embelli avant d’être envoyé au bûcher funéraire. Voilà ce que Nicole Loraux dénomme le “Beau Mort”, lorsqu’elle fait allusion au héros qui, dans sa mort, parvient au zénith de son être, aussi bien en vertu de la beauté de son corps exposé, qu’en raison de la gloire que lui confèrent ses exploits passés."
"Les agissements des dieux grecs ont très souvent, en raison de leur caractère “humain, trop humain”, été l’objet d’un certain étonnement. Mais seuls peuvent être surpris ceux qui ignorent ce que Xénophane, pour sa part, savait déjà : ce sont les dieux qui sont le fruit d’une production humaine, et non l’inverse ; raison pour laquelle ils arborent les caractères sublimés de ceux-là mêmes qui en sont les producteurs. Du point de vue des hommes, les héros sont toujours considérés comme des demi-dieux, et du point de vue des dieux, il ne sont guère que des demi-hommes. Telle est donc l’étroitesse du lien qui unit la divinité aux rois, ce qui nous permet d’ailleurs de comprendre pourquoi le discours ayant servi de fondement à l’ordre social et naturel, c’est-à-dire le mythe, en est venu à s’éroder au moment même où la domination de l’aristocratie commençait à péricliter."
"“Les aèdes disent bien des mensonges”, écrit Solon11, l’un des principaux responsables du processus de démocratisation qui commence en Grèce au VIe siècle av. J.-C. [...]
Entre le VIIe et le Ve siècles av. J.-C., va avoir lieu en Grèce un processus progressif d’érosion du pouvoir aristocratique, allant de pair avec la présence chaque fois plus marquée du dèmos dans la prise de décision politique. La transition de la société aristocratique à la polis, dont on retrouve la description dans les poèmes homériques, va requérir une mise en adéquation des caractéristiques du discours avec les nouvelles exigences sociales ; en un mot, un changement au sein de l’idéologie sociale. [...] Or, étant donné que l’un des traits distinctifs du mythe a toujours tenu à son caractère de discours englobant, où se logent toutes sortes de considérations relatives à la cosmogonie, à la cosmologie, à l’anthropologie, à l’éthique ou à la politique, il faudra donc à son remplaçant prendre en charge et assumer toutes ces dimensions. Une différence se fait alors jour et tient à ceci : alors qu’initialement toutes ces fonctions étaient assumées de façon monopolistique par le mythe, il s’avère désormais que ce dernier est voué à se dissoudre en une multiplicité de discours régionaux, tels que la philosophie, l’histoire ou la tragédie."
"L’apparition de codes recueillant les lois va ainsi impliquer de prendre en compte l’une des exigences fondamentales émanant des secteurs étrangers à l’aristocratie : le caractère public de la loi. [...] Entre la première moitié du VIe siècle et la seconde moitié du Ve siècle, c’est bien Athènes qui sera appelée à devenir l’artisan d’une série de réformes législatives, qui, de Solon à Périclès, en passant par Clisthène et Éphialtès, aboutiront à l’érection d’un système démocratique envisageant la participation universelle des citoyens de la polis. Il nous faut également noter que ce processus politique va de pair avec un processus militaire, dans lequel se produit un accroissement progressif du corps de la milice. Il s’agit de la réforme hoplitique, qui instaure et promeut la phalange d’infanterie légère au rang de corps militaire fondamental, et ouvre ainsi les portes de l’armée à une partie non négligeable du dèmos, qui peut alors acquérir un équipement militaire dont le coût, minime, est désormais à la portée de la plupart des économies populaires. De plus, cet engagement militaire s’accompagnera d’une exigence de participer à la vie politique; en effet, celui qui, à ses risques et périls, s’engage à défendre la polis, souhaitera, du même coup, faire valoir son droit à se prononcer sur les prises de décisions concernant la cité. Tel est donc le lien existant entre la fonction militaire et politique, dont les rameurs nous donnent, par ailleurs, l’illustration parfaite : issus des strates les plus défavorisées de la population, ceux-ci seront, en raison de leur contribution vitale aux batailles maritimes, parmi les premiers à achever le processus d’expansion du corps citoyen à Athènes."
"La phalange modifie profondément les modalités du combat, en faisant de ce dernier une action collective, voire solidaire. Et ce pour de nombreuses raisons. En premier lieu, raison pratique oblige, il se trouve que le succès de la phalange et la sécurité de l’hoplite dépendent directement de la coordination de ses membres. Le bon hoplite est celui qui sait progresser au même rythme que ses compagnons, et qui se soumet à la discipline collective. Entre autres, parce que la sécurité de l’hoplite est directement liée à la protection que lui garantit le bouclier de son compagnon d’armes. D’autre part, l’hoplite ne doit à aucun moment succomber à l’hubris, au désir personnel de gloire ou de vengeance, faute de quoi il compromettrait le sécurité et l’intégrité du groupe. Le but ultime de son action n’est autre que la victoire de la phalange, et non le succès individuel, contrairement à ce qui se passait avec le héros. L’hubris laisse ici place à la sôphrosunè, c’est-à-dire à la tempérance qui se doit d’accompagner toute action, et qui s’avère bénéfique pour le groupe, la polis."
"Le combat et la victoire deviennent alors des enjeux collectifs. Lorsque Cimon, en qualité de général de l’armée athénienne, s’adresse au peuple et lui demande à être récompensé pour la victoire que ses troupes ont remportée face aux perses sur le Strymon, Athènes accepte bien d’ériger trois Hermès en pierre sur le Portique d’Hermès, mais elle se refuse à y inscrire le nom de Cimon, afin de ne pas donner l’impression que c’est au général, et non à la cité, que revient la gloire.
Les funérailles connaissent à Athènes le même sort que celui qui a été réservé au combat. Nous voilà désormais face à un événement également collectif, et survenant pour la plus grande gloire de la polis. Désormais, les morts au combat feront l’objet d’un hommage collectif, sous forme de funérailles d’État présidées par un archonte. Durant les funérailles, les corps sont présentés à la cité de manière anonyme, sans éléments distinctifs permettant de les identifier afin que soit mise en relief leur commune condition de soldats de la cité ayant donné leur vie pour elle. Le Beau Mort laisse place à la Belle Mort, c’est-à-dire à celle qui survient durant la défense de la cité."
"Élevée au rang de trait distinctif de l’École de Milet, la question portant sur l’origine du cosmos fera ainsi l’objet d’une réponse formulée depuis l’intérieur même du cosmos. Thalès, Anaximandre et Anaximène vont en ce sens se référer aux éléments constitutifs du cosmos pour tenter d’y apporter une réponse. L’Eau et l’Air sont les éléments respectivement choisis par Thalès et Anaximène en guise d’archè, d’origine ou cause de l’univers. Ici, le cosmos explique le cosmos, aussi bien en ce qui a trait à son origine qu’en ce qui concerne son fonctionnement. C’est ainsi que les physiciens milésiens s’emploient à mettre en lumière la mécanique du cosmos en proposant une explication physique de la phusis (la nature). Ce n’est donc pas un hasard si l’on trouve chez Thalès un regard scientifique sur la nature qui, pour ne citer qu’un exemple, lui permettra de prédire une éclipse."
"La conception de la Terre comme centre de l’univers confère donc à la cosmologie d’Anaximandre des résonances incontestablement politiques. Toutefois, le centre politique opère différemment selon qu’il désigne l’assemblée des héros, fils des dieux, ou la cité. Au sein de l’assemblée homérique, le centre est le lieu privilégié du pouvoir, lieu interdit à qui en est dépourvu, et depuis lequel le pouvoir se diffuse à travers le corps social. Toute personne n’étant pas investie de ce pouvoir doit impérativement se garder d’approcher le centre, lequel constitue, par conséquent, la plus grande distance politique. Inversement, dans la cité, le centre devient le lieu commun où les citoyens peuvent exprimer, sans contrainte, leurs opinions. Le centre citoyen égalise et rend les citoyens maîtres de la parole ; il fait d’eux les porteurs solidaires du pouvoir de la polis. Aussi pourrait-on dire de celui parvenant à s’approprier la parole qu’il se trouve, comme la terre d’Anaximandre, hipo medenos kratoumene, soustrait à toute forme de domination. Mû par un désir d’“équité”, le citoyen qui, depuis le centre de l’assemblée, s’adresse à ses pairs, devient dès lors la voix de la polis et de ses intérêts collectifs. En observant ces ressemblances entre le langage cosmologique et le langage politique, il est permis de souligner combien Anaximandre transforme sa conception du cosmos en un reflet de l’organisation idéale de la polis naissante. C’est également en ce sens que l’entend Vernant, lorsqu’il soutient que “la nouvelle image sphérique du monde a été rendue possible par l’élaboration d’une nouvelle image de la société humaine dans le cadre des institutions de la polis”."
"Rien de plus injuste que de dresser le portrait d’un Thalès en sage éloigné du réel ; portrait que la tradition nous a transmis et qui a contribué à forger une image erronée du philosophe astronome. Un geste qui n’a certainement rien d’innocent, si l’on considère que le Théétète (le dialogue platonicien qui évoque la figure de Thalès) s’appuie sur une version simplifiée et dénaturée de l’une des fables d’Esope. Or, c’est précisément une telle volonté d’éloigner le philosophique du réel, du pratique et du social, qui a, tout au long des siècles, forgé la ligne de pensée dominante. À cette image d’un Thalès éloigné des préoccupations de son temps, il convient d’ opposer la réalité : celle d’un Thalès acteur politique de premier rang, comme le rapportent notamment Hérodote et Diogène Laërce. Ce dernier s’empresse de souligner l’habileté politique d’un Thalès, qui “a toujours su conseiller de la meilleure des manières”, et qui, ce faisant, “sauva l’État”. Quant à Hérodote, il nous livre une information à tous égards cruciale :
Avant que l’Ionie ne fût détruite, le milésien Thalès, d’ascendance phénicienne, eut une idée brillante : il exhorta les ioniens à établir un unique siège pour le Conseil à Téos (car Téos se situe au milieu de l’Ionie), et à faire en sorte que les autres États, sans ne rien perdre de leur population, fussent considérés comme des districts."
"es auteurs traditionnellement associés, dans la lecture péripatéticienne, à la chose métaphysique, tels que Parménide ou Héraclite, peuvent également faire l’objet, comme le montre Antonio Capizzi, d’une lecture soucieuse de la force politique qui les traverse. Dans le cas de Parménide, Capizzi interprète et traduit ses fragments d’une manière radicalement nouvelle et en rupture avec les lectures traditionnelles, l’enrichissant de références politiques destinées à le soustraire au “Pays de la Conceptualité Pure” où la tradition dominante l’avait reclus. C’est ainsi que le préambule à son Poème se voit dépouillé de ses composantes mystiques et mythiques, pour faire place à la trajectoire réelle d’un Parménide voué à accomplir une action politique cruciale : celle consistant à œuvrer en qualité d’ambassadeur au sein d’une cité, Élée, plongée dans un profond conflit social. Pour ce faire, Capizzi recourt, d’une manière extrêmement efficace, à l’archéologie et à la numismatique. De la sorte, le Poème parvient à déborder la clé de lecture logico-ontologique et à acquérir une dimension éthico-politique : seule la cité unie, la voie de l’Être, peut faire face aux dangers qui la menacent, et qui sont, pour la cité d’Élée, les desseins expansionnistes des phéniciens et des syracusains."
"Si Dodds a pu parler d’une réaction platonicienne, c’est bien parce que, ontologiquement et politiquement parlant, Platon récupère, tout en l’actualisant, l’horizon homérique dans le but de produire un discours teinté de transcendance et d’aristocratisme. Tout le contenu matérialiste, qui avait imprégné la réflexion philosophique initiale dans le champ de l’ontologie, est contesté via un étonnant récit où la matière est dévalorisée au profit d’une prétendue réalité transcendante : le monde des Idées. Tel est donc le premier tour de force de l’idéalisme : un exercice délirant consistant à remettre en cause le domaine du tangible et, parallèlement, à doter l’ineffable d’une existence réelle, suivant une démarche qui relève davantage de la foi religieuse que de la raison philosophique. Mais telle sera désormais, et malgré tout, l’orientation discursive de la philosophie dominante.
Cette opération de re-transcendantalisation ontologique, au sein de laquelle l’explication du monde est à rechercher en dehors de ce dernier, va aboutir à la normalisation de l’identité face à la différence. Le réel dans sa totalité reste soumis à une identité primordiale, dont le modèle eidétique nous fournit la forme. Par rapport à ce modèle, la différence n’est que divergence, dégradation, anomalie. Or, si la prétention de toute copie n’est ni plus ni moins que d’être identique à son modèle, il s’ensuit alors que la différence, dont toute copie est inévitablement porteuse, exprime en elle l’existence d’une défaillance à la fois condamnable et répréhensible, qui constitue, en dernière instance, le propre de l’imperfection caractéristique du monde sensible.
La machine de guerre théorique socratico-platonique apparaît dans un contexte politique bien précis, celui d’une lutte féroce entre la démocratie et l’aristocratie, dans laquelle nos deux philosophes prennent parti pour les positions les plus élitistes. Pour ces derniers, en effet, la démocratie est la pire forme de gouvernement possible, et c’est pourquoi tout l’effort théorique de Platon vise à fonder une polis à caractère éminemment aristocratique, où la participation populaire aux prises de décisions politiques, qui avait constitué l’un des grands acquis des luttes sociales du VIe et du Ve siècles av. J.-C., n’a désormais plus sa place. Pour ce faire, Platon met en jeu une hiérarchisation anthropologique, adossée au dualisme ontologique que nous avons évoqué, en vertu de laquelle la politique devient le privilège des sages. À cet égard, il convient de noter la frappante proximité qui se fait jour entre le portrait du nouveau riche que brosse Platon dans le livre VI de la République, ce “forgeron chauve et de petite taille”, et la description de Thersite que fait Homère dans l’Iliade. Aussi bien Socrate que Platon orchestrent une subtile opération théorique au moyen de laquelle ils inversent les effets que la sôphrosunè avait favorisés au sein de la société athénienne classique. Nombreux sont les auteurs ayant souligné l’efficacité du rôle qu’a joué le concept de sôphrosunè dans la construction de la polis démocratique. En effet, alors que la société aristocratique de l’époque homérique avait promu l’hubris, la démesure et l’absence de toute restriction ou obligation collective au rang de vertu caractéristique du héros, la polis naissante s’emploiera, pour sa part, à articuler une idéologie nouvelle où le collectif sera voué à occuper une place de choix. Dans cette dynamique-là, la sôphrosunè joue un rôle d’autant plus central qu’elle se transforme en un dispositif permettant de régler efficacement le comportement du citoyen sur les besoins de la polis. Le succès de la tragédie dans l’Athènes du Ve siècle tient d’ailleurs, selon Vernant et Vidal-Naquet, à la nouvelle vision qu’elle offre du monde, où l’hubris héroïque apparaît, aux yeux de la cité, comme un véritable problème. Le citoyen ne devient citoyen qu’en exerçant comme hoplite, c’est-à-dire comme soldat d’infanterie, dont l’action se fait au rythme collectif de la phalange, suivant la cadence marquée par le joueur de flûte, et dont la finalité n’est pas, contrairement au héros, le succès personnel, mais bel et bien celui de l’armée à laquelle il appartient. Socrate et Platon inversent donc l’idéal de sôphrosunè en faisant de la maxime delphique du “connais-toi toi-même” un mécanisme d’auto-régulation subjective imposant à l’individu de se connaître lui-même (soit de reconnaître quel est le type d’âme qui prédomine en lui) afin de remplir au mieux la fonction sociale qui lui correspond. De cette façon, si la sôphrosunè avait auparavant servi à contenir l’hubris aristocratique, elle devient, avec Socrate et Platon, un instrument permettant d’éradiquer la participation politique du dèmos : étant donné que prédomine dans ce dernier l’élément irrationnel de l’âme concupiscente, il s’ensuit alors que sa fonction sociale devra impérativement se limiter au seul travail manuel, toute participation à la prise de décision politique étant dorénavant exclue."
"Effacer les traces de vingt siècles de domination idéaliste n’est pas une mince affaire, mais indiscutablement une vaste entreprise dont les principaux jalons ont déjà été posés au cours du XIXe et du XXe siècles, de Marx à Deleuze, en passant, assurément, par Nietzsche."
-Juan Manuel Aragüés, Désir de multitude. Différence, antagonisme et politique matérialiste, PUPPA, 2021 (2018 pour la première édition espagnole), 134 pages: https://una-editions.fr/desir-de-multitude/
https://una-editions.fr/desir-de-multitude/
"ll est [...] urgent de repenser la politique antagoniste, et Aragüés entend le faire sous le prisme d’une hybridation du marxisme critique et de la philosophie française de la différence."
"Aussi ne saurait-il y avoir, selon Aragüés, de politique antagoniste efficace qui, avant toute chose, ne prenne appui sur ce “courant souterrain”, cette ligne mineure et hétérodoxe – car immanentiste – qui se déploie depuis Démocrite, Épicure et Lucrèce, se poursuit au travers des œuvres de Spinoza, Feuerbach, Marx et Nietzsche, et à laquelle Althusser a donné le nom de “matérialisme de la rencontre”."
"Faire le pari d’une politique antagoniste, dont le fondement matérialiste pose qu’il n’y a de rencontre – rigoureusement parlant – que des différences, revient par conséquent à se mettre en quête de celles susceptibles de nous unir. [...] La politique matérialiste se doit donc de nourrir une volonté de rencontre et d’élaboration d’un programme théorique et politique commun – seul remède, à vrai dire, aux deux écueils, parfaitement asymétriques mais également stériles, de l’universalisme tronqué et du particularisme forcené, dont on sait combien chacun, à sa manière, fait obstacle au processus de constitution du sujet collectif antagoniste."
"Ainsi est-il besoin, pour restituer à la différence son primat ontologique, d’en finir avec les discours qui s’emploient à élever l’identité au rang de principe premier et ordonnateur du réel, à commencer par le platonisme et ce dont il est l’expression sublimée : le mythe. De fait, si Aragüés consacre de nombreuses pages à la question du mythos, c’est bien parce qu’il voit en ce dernier l’une des premières stratégies visant à “faire taire la différence”. Le discours mythique, dans la mesure où il légitime – en la racontant – l’histoire fondatrice de la société, ne fait rien d’autre qu’asseoir les “raisons” de la conduite sociale établie, qui sont autant de réponses fournies par avance et barrant la route à toute forme de questionnement. Puisque le mythe, comme l’a souligné Lévy-Bruhl, contient à la fois la question et la réponse, le problème et la solution, il ne saurait alors aucunement se présenter sous forme d’un dialogue ; au contraire, il est foncièrement monologue. Or, c’est bien là que se fait jour le pouvoir socio-politique de la parole mythique, et des poèmes homériques en particulier : ces derniers, loin d’opérer comme un simple instrument de divertissement, consistent surtout en une “efficace stratégie d’endoctrinement idéologique”, comme le souligne Aragüés, qui relaie ici les analyses de Vernant. En effet, le discours mythique, notamment à travers sa mise en scène homérique, a-t-il pour vocation de rappeler constamment au dèmos – dont Thersite est la figure métonymique – quelle est la place à laquelle il doit se tenir – silencieusement – au sein de la société aristocratique. Les aristoï, dont Ulysse est l’emblème, sont, quant à eux, présentés à la fois comme les “vicaires” et les “légitimes descendants” des dieux ici-bas, de sorte que la manière par laquelle ils s’approprient privativement le pouvoir politique se trouve justifiée par leur ascendance divine. Si “en grec, qui dit mythologie, dit théologie”, alors on comprend avec Aragüés pourquoi le mythe, qui en établit la généalogie divine, se trouve ainsi mis “au service des intérêts politiques de l’aristocratie” : c’est bien parce que le mythos leur prête le pouvoir démiurgique d’ordonner le chaos social que les aristocrates, et eux seuls, “possèdent le privilège d’intervenir dans le champ politique et d’exercer le droit à la parole”.
Cependant, nous savons combien l’avènement conjoint de la démocratie et du logos (compris comme discours de la différence et de l’immanence) a mis à mal l’ordre aristocratique et le discours mythologique de l’identité et de la transcendance, qui en était le principal codificateur idéologique – avant que la philosophie platonicienne n’entreprenne, plus tard, et à sa manière, d’en reconduire la stratégie de légitimation. “Le logos, œil des différences, naît originairement comme dia-logos, […] débat entre opinions non convergentes”. Adossé à l’ordre démocratique de la cité, au sein duquel il puise ses conditions de possibilité, le dialogue met donc en lumière l’existence de différences – celles-là mêmes que le monologue mythologique avait passées sous silence –, ouvrant ainsi la voie au(x) désaccord(s), à commencer par celui qu’éprouve le dèmos à l’égard de l’ethos individualiste d’une “aristocratie […] parcourue par l’hubris, et dont le seul but est de satisfaire ses intérêts”, via l’accaparation du pouvoir politique. Aussi le passage du mythos aulogos va-t-il de pair avec la démocratisation de la parole et l’implication accrue du dèmos dans les processus de prise de décisions politiques. Passage de la transcendance monarchique à l’immanence démocratique, de l’individuel (en proie à la démesure) au collectif (adossé à la sôphrosunè)."
"Au regard de ce travail d’enrôlement réalisé par la société capitaliste – travail qui s’avère d’autant plus efficace qu’il présente aux enrôlés leur obéissance joyeuse à l’“utopie libérale” sous forme d’un libre consentement –, Aragüés considère alors qu’il ne saurait y avoir d’élaboration d’une politique antagoniste qui ne passe d’abord par une reconceptualisation du sujet – un sujet aux antipodes du subjectum dont a accouché la métaphysique subjectiviste et qu’a reconduit l’humanisme théorique en vogue dans certains secteurs des sciences sociales. Loin du sujet souverain, doué de libre arbitre, capable d’auto-détermination et responsable à tout instant de ses décisions et de ses actes ; loin, donc, de ce “sujet substantiel achevé [et] bien constitué” – que la théorie contractualiste, aussi bien moderne que contemporaine, a pris soin de mobiliser –, la politique antagoniste, pour paraphraser Spinoza, doit, quant à elle, et conformément à son réalisme critique, prendre le sujet tel qu’il est (subditum) et non tel qu’elle voudrait qu’il fût (subjectum). Et si le sujet est subditum, c’est bien parce qu’il est irrémédiablement aliéné au double sens de l’aliénation, qui dit – étymologiquement – la “présence d’autre chose que soi (alien, alius) dans la direction de soi” et – imaginairement – le “lien” qui unit le soi à l’autre de soi. C’est donc sur la base d’un “sujet relationnel” que doit s’articuler la politique antagoniste, d’un sujet qui n’est plus point de départ mais point d’arrivée, soit le résultat d’un processus de subjectivation inféodé, par ailleurs, à un ordre double de médiations. D’une part, à celui des déterminations internes : l’homme est homo passionalis car irrémédiablement enchaîné à ses désirs ; et de l’autre, à celui des déterminations externes : il est homo socialis car foncièrement constitué par “l’ensemble des rapports sociaux” – au sein desquels se déploient ses forces de désir et ses puissances d’agir."
"De même que le sujet n’est plus à comprendre comme un subjectum, mais comme un subditum : il est le pli singulier – et jamais complètement clos – de multiples médiations qui, tout en le constituant, l’assujettissent à un certain point de vue sur le réel ; il se trouve que l’objet ne peut plus être conçu, pour sa part, comme une entité stable et identique à soi qui s’offrirait à la simple récognition. En tant qu’il est le résultat – au même titre que le sujet – d’une genèse processuelle sans terminus assigné, l’objet perd irrémédiablement la substantialité que la tradition idéaliste lui avait prêtée pour se faire “simulacre” ou “signe” (comme dirait Deleuze), emporté comme il l’est par ce “devenir-fou” dont on sait combien Platon avait tenté de lui imposer des limites – voire, pour sa part la plus rebelle, de “l’enfermer dans une caverne au fond de l’Océan”. Cependant, une fois admis que le sujet et l’objet ne cessent de se faire, se défaire et se refaire mutuellement dans le temps, c’est alors le réel lui-même qui, comme le note Aragüés, tend à être affecté d’une “perte de densité ontologique”, laquelle semble nous condamner derechef au silence – chose d’autant plus inacceptable que la parole est au centre de la (pratique) politique."
"Si l’approche matérialiste du sujet et de l’objet nous permet donc de dissoudre l’essentialisme dont la tradition idéaliste – rationaliste – les avait lestés, alors on pourrait penser qu’il serait judicieux de partir, à la manière empiriste, du “réel concret”. Sauf que pour Marx, le réel concret, loin d’être un simple point de départ dans l’ordre des choses, n’est en fait qu’un point d’arrivée – “une synthèse, un résultat, un effet”, nous dit Aragüés. Et s’il ne peut en être autrement, c’est en raison du fait que, ce que le sujet comprend comme le réel concret, n’est en réalité que la perspective “première” – c’est-à-dire socialement (et affectivement) médiatisée – à partir de laquelle il se saisit du réel. En d’autres termes, le réel concret est, non seulement origine, mais aussi résultat, en ce sens qu’il désigne à la fois ce à partir de quoi s’exerce la conscience et le produit de cette conscience s’exerçant, elle-même produit de la vie sociale (et affective). C’est pourquoi il est nécessaire, nous dit Aragüés, de comprendre “la réalité […] comme un exercice matérialiste de production subjective”. Or, c’est précisément en ce sens-là – soutient l’auteur – que se fait jour un lien possible entre le matérialisme marxien et l’“empirisme transcendantal” deleuzien : désormais, il n’y a plus de sujet et d’objet déjà constitués, placés d’emblée l’un en face de l’autre ; au contraire, ce à quoi nous avons affaire originairement, c’est à un champ pré-subjectif et pré-objectif – la vie – se présentant sous la forme d’un plan d’immanence qui, loin d’en reconduire la transcendance, préside au contraire à la “genèse conjointe et variable du sujet et de l’objet”, de sorte que “l’individuation d’un nouvel objet ne se sépare pas d’une nouvelle individuation du sujet”, et vice versa. Mais une fois établi que les subjectivités, produites comme elles le sont par de multiples médiations, produisent à leur tour le réel, il s’en suit alors un perspectivisme, un “panorama archipélagique” (comme le dit Aragüés) qu’il nous faut impérativement dépasser, si notre projet est bel et bien celui d’œuvrer à la “construction d’un horizon commun de sens”.
Toutefois, il s’agit là d’une construction dont on ne saurait malheureusement trouver d’indication dans l’œuvre deleuzienne, réputée pour ses dures invectives à l’encontre de la communication. C’est pourquoi Aragüés décide de se tourner simultanément vers Spinoza et Negri : vers Spinoza, parce que ce dernier, loin de s’en tenir au simple constat du caractère singulier de toute perspective sur le monde, propose d’élaborer une connaissance et un regard partagés sur le réel (les “notions communes”) – élaboration “rendue possible, souligne Aragüés, par la proximité vitale des corps” chère au philosophe hollandais ; et vers Negri, dans la mesure où celui-ci s’emploie à la production d’outils linguistiques (les “noms communs”) capables d’attribuer au “réel-emporté-par-le-temps”, au kairos, à l’événement, un sens commun – production qui, précisément parce qu’elle trouve dans la praxis sa condition de possibilité, requiert également “l’être-avec et le faire-avec”. Or si ce dont il est question, c’est bien de produire et de donner un sens commun au kairos, alors nous ne saurions, en dernière instance, faire l’économie de cette faculté pourtant si dépréciée par la tradition idéaliste sous le qualificatif de “folle du logis” : l’imagination. En effet, elle – et elle seule – nous confère la capacité de nous forger une idée (partiellement) adéquate – et, ce faisant, d’anticiper autant que faire se peut – ce qui, à court ou moyen terme, pourra bien advenir ; ou, pour dire les choses de manière kantienne, “ce qu’il nous est permis d’espérer” – notamment en ce qui concerne le devenir-actif des individus, sans quoi point de politique antagoniste."
"Si, pour combattre le néolibéralisme, il est impératif de “déconstruire” la métaphysique subjectiviste que ce dernier reconduit sous la forme du self made man, reste néanmoins que pareille déconstruction doit s’opérer par et dans un double mouvement : d’une part, via le structuralisme marxien des rapports, qui dénonce l’illusion du sujet monadique et ses “robinsonades” – l’homme est un “individu social”, comme dit Marx dans les Grundrisse ; d’autre part, moyennant l’onto-anthropologie spinoziste de la subjectivité désirante, qui défait le mythe de l’homo omni rationalis (tel que reconduit, notamment par la théorie néoclassique, sous la forme du “sujet rationnel et calculateur”) et qui, ce faisant, restaure en l’homme la primauté des désirs et des affects – dimension que la tradition ou l’orthodoxie marxiste néglige également pour sa part, dès lors qu’elle fait le pari de la “prise de conscience” comme unique moyen de constitution d’une conscience antagoniste. Or, faire un tel pari, c’est oublier que le rôle premier de la critique est de “sentir autrement”, d’accoucher d’“une autre sensibilité” [...]
Le capital a compris qu’il ne suffit pas de s’adresser à la “subjectivité rationnelle” – de la convaincre – pour obtenir d’elle l’obsequium, l’acceptation de l’ordre établi ; il est d’abord et avant tout besoin de remodeler, notamment par le biais de cette “méta-machine affectante” qu’est le pouvoir médiatique, son régime de désirs (de choses matérielles, symboliques, mais aussi vocationnelles) et, ce faisant, l’imaginaire social (ouvertement consumériste et entrepreneurial) auquel elle est déterminée à adhérer, quand bien même pareille adhésion est vécue comme relevant d’un libre décret de la volonté."
"Il ne saurait y avoir de politique efficace qui ne soit aussi une “politique du désir”, c’est-à-dire une politique qui tienne compte de la “complexion affective” des sujets (individuels et collectifs), ainsi que de la possibilité d’en remodeler le paysage passionnel. Ars imaginandi, la politique antagoniste doit aussi se faire ars affectandi, comme le rappelle Aragüés dans le sillage de Lordon."
"Aragüés s’en remet directement au texte spinozien : la multitude (multitudo) n’est autre que le résultat de la politisation de la foule (plebs, vulgus), initialement morcelée par ses passions individualisantes. Or, si Spinoza confère en ce point une place de choix à la raison, c’est bien parce qu’il voit en elle un instrument promouvant l’accord entre des sujets qui, du fait de leur entière “servitude passionnelle” et du rapport spontané qu’ils nourrissent au monde (social), aux autres et à eux-mêmes, sont originairement rivés à un point de vue “idiot” sur le réel (de idion, “particulier”, “propre”). “L’équation spinozienne, dit Aragüés, est empreinte d’une logique implacable, en ce sens que la raison […] permet aux êtres humains d’entrer dans des rapports de composition au travers de pratiques communes, ce qui débouche sur l’augmentation de leur puissance et leur confère, par conséquent, une plus grande capacité, non seulement de connaissance de la réalité, mais aussi d’action sur elle”. Voilà pourquoi la constitution de la multitude, loin de lui faire obstacle, empuissantise-t-elle la liberté individuelle : en ce sens qu’elle remédie à l’état de séparation, d’aliénation (au sens fischbachien du terme) auquel sont acculées les subjectivités qui pensent pouvoir se valoir de leurs seules et uniques ressources. Par le truchement de la multitude, c’est donc la liberté individuelle qui s’intensifie d’autant plus qu’elle se compose politiquement avec celle des autres ; liberté politiquement composée qui tient en dernière instance à la “production de réalités nouvelles”, et qui n’est donc pas à entendre comme liberté élective, mais bien en l’espèce d’une “liberté productive” – liberté de créer des alternatives et non liberté de choisir entre des alternatives préexistantes."
"Aragüés propose [...] d’hybrider l’assembléarisme avec des formes de représentation et de délégation strictement soumises au “contrôle citoyen” et trouvant notamment dans la révocabilité, le contrôle et la rotation des mandats l’une de leurs pierres angulaires. On aura donc compris que, pour Aragüés, renoncer à la forme-parti ne signifie nullement renoncer à tout mode d’organisation ; bien au contraire, c’est l’inefficacité politique avérée de l’individu isolé qui appelle l’organisation comme moyen de remédier à pareille “impuissance”. Sauf que, toutes les organisations ne se valant pas, il est nécessaire d’en promouvoir un certain type capable de produire et d’empuissantiser le sujet collectif antagoniste – un sujet dont on attendra légitimement en retour qu’il soit à même de conduire une politique axée sur les majorités sociales et le commun."
-Julien Canavera, préface à Juan Manuel Aragüés, Désir de multitude. Différence, antagonisme et politique matérialiste, PUPPA, 2021 (2018 pour la première édition espagnole), 134 pages: https://una-editions.fr/desir-de-multitude/
"De Platon à Hegel, ou, si l’on souhaite en prolonger le geste jusqu’à Habermas ou Rorty, Badiou ou Rawls, la philosophie dominante n’a eu de cesse de célébrer, de manière diverse, discrète et silencieuse, son triomphe originaire sur la différence. Un triomphe qui est à la fois célébré et tu, car la plus grande victoire est bien celle qui consiste à effacer les traces du combat pour naturaliser ce qui ne relève en fait que d’un coup de force politique. Car la transcendance est, en effet, l’allié naturel du pouvoir et de la pensée constituée. Soit des formes mêmes de l’identité.
La stratégie de “présocratisation” appliquée à la pensée grecque naissante, dont l’origine remonte aux milésiens et se déploie jusqu’au post-socratique Démocrite, répond, comme l’a bien souligné Onfray, à la prétention de fixer l’origine véritable de la philosophie à partir de Socrate, et par conséquent, de Platon. Ce qui revient à dire qu’il n’existerait, avant eux, qu’un anecdotique “bric-à-brac” sur lequel il ne vaudrait même pas la peine de s’attarder. Et c’est ainsi que fut établi pour la postérité ce qu’il conviendrait d’appeler l’état-civil de la philosophie, une identité que la tradition s’est employée à conserver et renforcer au fil du temps. Les formes de la transcendance, ses hypostases fondatrices, ont bien pu évoluer au cours des siècles, elles n’en conservent pas moins intact le geste transcendant qui se tient en amont de la pensée philosophante. Un geste dans lequel la pensée religieuse célébrera d’ailleurs une manière philosophique de défendre et promouvoir une conception partagée du monde. Il est pourtant nécessaire de remettre en cause ce récit. En effet, le geste transcendant de Socrate et de Platon doit être entendu comme une réaction face à l’immanence radicale depuis laquelle la philosophie avait, quelques siècles auparavant, fait son apparition à l’horizon du discours. Car c’est bien en arrachant le cosmos aux griffes des dieux que la philosophie, apparue dans les poleis de l’Ionie, signe son acte de naissance."
"Si la géographie du pouvoir s’inscrit dans l’aristocratie des héros, c’est précisément parce que ces derniers sont à l’origine des descendants des dieux. Le pouvoir se transmettant directement par la divinité aux descendants, il s’ensuit alors une neutralisation immédiate de la question relative à la convenance de la forme politique, puisque ce ne sont pas les hommes mais les dieux qui l’ont instaurée. Le début du texte homérique, dans son Iliade, nous livre à cet égard la formule synthétique de la pragmatique sociale. Ulysse, sur indication d’Athéna, parcourt l’assemblée de l’armée achéenne pour y mettre de l’ordre."
"Homère met en œuvre un procédé de transfert grâce auquel il fait entendre au peuple ce qu’il doit penser à l’écoute de ce fragment. Rappelons que les poèmes homériques furent récités par les aèdes, durant des décennies, aux quatre coins de la Grèce, et que leur déclamation sur la place publique, loin d’opérer comme un simple instrument de divertissement, constituait aussi, et par suite, une efficace stratégie d’endoctrinement idéologique."
"En ce qui concerne la fonction guerrière, elle est marquée du sceau de l’individualisme, dans sa pratique comme dans ses objectifs. Ainsi le combat possède-t-il un caractère foncièrement individualiste puisque le héros homérique affronte son adversaire en faisant fi de toute stratégie collective, et ce dans le seul but de vaincre son ennemi choisi. C’est d’ailleurs cela qui a conduit J.-P. Vernant à définir la bataille de l’époque homérique comme une “mosaïque de duels singuliers”. L’armement, le char, la lance, l’épée et le bouclier suspendu au cou du héros (et que ce dernier peut à tout moment porter sur ses épaules afin de mieux pourchasser l’ennemi en fuite) évoque clairement, face à la stratégie future de la phalange hoplitique, une action à caractère individuel. Le dénouement du combat, au terme duquel le vainqueur traîne le cadavre du vaincu loin du cœur de la bataille pour le dépouiller de son armure, attestant matériellement par là sa victoire, évoque également l’individualité de la lutte. Un combat dont la finalité n’est autre, pour le héros, que de parvenir à une victoire individuelle lui permettant d’accroître sa réputation et sa gloire. Loin de tout objectif à caractère collectif, le héros homérique ne vise donc rien d’autre que l’accroissement de sa légende personnelle. La recherche de la gloire demeure étrangère aux restrictions tactiques et aux objectifs collectifs, de sorte que sera considéré comme juste et opportun tout ce qui la mettra à la portée du héros.
Et même si le combat en vient à se solder par la mort du héros, ses funérailles constitueront l’occasion ultime d’agrandir encore son prestige personnel. Aussi pouvons-nous dire des funérailles venant couronner la mort au combat qu’elles constituent l’acte guerrier par excellence, celui au travers duquel l’exaltation de l’individualité atteint son paroxysme. La mort au combat parvient en effet à satisfaire simultanément deux objectifs : en premier lieu, elle vient couronner une vie de guerrier de la manière la plus paradigmatique qui soit, puisque le héros meurt en accomplissant son arété, en réalisant ce pour quoi il était né ; en deuxième et dernière instance, elle constitue le moyen grâce auquel la vie et la mort du sujet deviennent, pour l’aède (le poète), l’objet d’un chant en vertu duquel le héros vaincra, dans sa mort, la mort même ; car, comme le rappelle Nicole Loraux, il ne saurait y avoir de mort plus grande que l’oubli. La mort (au combat) du guerrier donne lieu à tout un rituel autour de sa personne, devenue le centre de l’attention pour l’armée. Le héros ne fera pas seulement l’objet de chants et de lamentations lors du thrếnos déclamé par l’aède ; il sera, de surcroît, embelli avant d’être envoyé au bûcher funéraire. Voilà ce que Nicole Loraux dénomme le “Beau Mort”, lorsqu’elle fait allusion au héros qui, dans sa mort, parvient au zénith de son être, aussi bien en vertu de la beauté de son corps exposé, qu’en raison de la gloire que lui confèrent ses exploits passés."
"Les agissements des dieux grecs ont très souvent, en raison de leur caractère “humain, trop humain”, été l’objet d’un certain étonnement. Mais seuls peuvent être surpris ceux qui ignorent ce que Xénophane, pour sa part, savait déjà : ce sont les dieux qui sont le fruit d’une production humaine, et non l’inverse ; raison pour laquelle ils arborent les caractères sublimés de ceux-là mêmes qui en sont les producteurs. Du point de vue des hommes, les héros sont toujours considérés comme des demi-dieux, et du point de vue des dieux, il ne sont guère que des demi-hommes. Telle est donc l’étroitesse du lien qui unit la divinité aux rois, ce qui nous permet d’ailleurs de comprendre pourquoi le discours ayant servi de fondement à l’ordre social et naturel, c’est-à-dire le mythe, en est venu à s’éroder au moment même où la domination de l’aristocratie commençait à péricliter."
"“Les aèdes disent bien des mensonges”, écrit Solon11, l’un des principaux responsables du processus de démocratisation qui commence en Grèce au VIe siècle av. J.-C. [...]
Entre le VIIe et le Ve siècles av. J.-C., va avoir lieu en Grèce un processus progressif d’érosion du pouvoir aristocratique, allant de pair avec la présence chaque fois plus marquée du dèmos dans la prise de décision politique. La transition de la société aristocratique à la polis, dont on retrouve la description dans les poèmes homériques, va requérir une mise en adéquation des caractéristiques du discours avec les nouvelles exigences sociales ; en un mot, un changement au sein de l’idéologie sociale. [...] Or, étant donné que l’un des traits distinctifs du mythe a toujours tenu à son caractère de discours englobant, où se logent toutes sortes de considérations relatives à la cosmogonie, à la cosmologie, à l’anthropologie, à l’éthique ou à la politique, il faudra donc à son remplaçant prendre en charge et assumer toutes ces dimensions. Une différence se fait alors jour et tient à ceci : alors qu’initialement toutes ces fonctions étaient assumées de façon monopolistique par le mythe, il s’avère désormais que ce dernier est voué à se dissoudre en une multiplicité de discours régionaux, tels que la philosophie, l’histoire ou la tragédie."
"L’apparition de codes recueillant les lois va ainsi impliquer de prendre en compte l’une des exigences fondamentales émanant des secteurs étrangers à l’aristocratie : le caractère public de la loi. [...] Entre la première moitié du VIe siècle et la seconde moitié du Ve siècle, c’est bien Athènes qui sera appelée à devenir l’artisan d’une série de réformes législatives, qui, de Solon à Périclès, en passant par Clisthène et Éphialtès, aboutiront à l’érection d’un système démocratique envisageant la participation universelle des citoyens de la polis. Il nous faut également noter que ce processus politique va de pair avec un processus militaire, dans lequel se produit un accroissement progressif du corps de la milice. Il s’agit de la réforme hoplitique, qui instaure et promeut la phalange d’infanterie légère au rang de corps militaire fondamental, et ouvre ainsi les portes de l’armée à une partie non négligeable du dèmos, qui peut alors acquérir un équipement militaire dont le coût, minime, est désormais à la portée de la plupart des économies populaires. De plus, cet engagement militaire s’accompagnera d’une exigence de participer à la vie politique; en effet, celui qui, à ses risques et périls, s’engage à défendre la polis, souhaitera, du même coup, faire valoir son droit à se prononcer sur les prises de décisions concernant la cité. Tel est donc le lien existant entre la fonction militaire et politique, dont les rameurs nous donnent, par ailleurs, l’illustration parfaite : issus des strates les plus défavorisées de la population, ceux-ci seront, en raison de leur contribution vitale aux batailles maritimes, parmi les premiers à achever le processus d’expansion du corps citoyen à Athènes."
"La phalange modifie profondément les modalités du combat, en faisant de ce dernier une action collective, voire solidaire. Et ce pour de nombreuses raisons. En premier lieu, raison pratique oblige, il se trouve que le succès de la phalange et la sécurité de l’hoplite dépendent directement de la coordination de ses membres. Le bon hoplite est celui qui sait progresser au même rythme que ses compagnons, et qui se soumet à la discipline collective. Entre autres, parce que la sécurité de l’hoplite est directement liée à la protection que lui garantit le bouclier de son compagnon d’armes. D’autre part, l’hoplite ne doit à aucun moment succomber à l’hubris, au désir personnel de gloire ou de vengeance, faute de quoi il compromettrait le sécurité et l’intégrité du groupe. Le but ultime de son action n’est autre que la victoire de la phalange, et non le succès individuel, contrairement à ce qui se passait avec le héros. L’hubris laisse ici place à la sôphrosunè, c’est-à-dire à la tempérance qui se doit d’accompagner toute action, et qui s’avère bénéfique pour le groupe, la polis."
"Le combat et la victoire deviennent alors des enjeux collectifs. Lorsque Cimon, en qualité de général de l’armée athénienne, s’adresse au peuple et lui demande à être récompensé pour la victoire que ses troupes ont remportée face aux perses sur le Strymon, Athènes accepte bien d’ériger trois Hermès en pierre sur le Portique d’Hermès, mais elle se refuse à y inscrire le nom de Cimon, afin de ne pas donner l’impression que c’est au général, et non à la cité, que revient la gloire.
Les funérailles connaissent à Athènes le même sort que celui qui a été réservé au combat. Nous voilà désormais face à un événement également collectif, et survenant pour la plus grande gloire de la polis. Désormais, les morts au combat feront l’objet d’un hommage collectif, sous forme de funérailles d’État présidées par un archonte. Durant les funérailles, les corps sont présentés à la cité de manière anonyme, sans éléments distinctifs permettant de les identifier afin que soit mise en relief leur commune condition de soldats de la cité ayant donné leur vie pour elle. Le Beau Mort laisse place à la Belle Mort, c’est-à-dire à celle qui survient durant la défense de la cité."
"Élevée au rang de trait distinctif de l’École de Milet, la question portant sur l’origine du cosmos fera ainsi l’objet d’une réponse formulée depuis l’intérieur même du cosmos. Thalès, Anaximandre et Anaximène vont en ce sens se référer aux éléments constitutifs du cosmos pour tenter d’y apporter une réponse. L’Eau et l’Air sont les éléments respectivement choisis par Thalès et Anaximène en guise d’archè, d’origine ou cause de l’univers. Ici, le cosmos explique le cosmos, aussi bien en ce qui a trait à son origine qu’en ce qui concerne son fonctionnement. C’est ainsi que les physiciens milésiens s’emploient à mettre en lumière la mécanique du cosmos en proposant une explication physique de la phusis (la nature). Ce n’est donc pas un hasard si l’on trouve chez Thalès un regard scientifique sur la nature qui, pour ne citer qu’un exemple, lui permettra de prédire une éclipse."
"La conception de la Terre comme centre de l’univers confère donc à la cosmologie d’Anaximandre des résonances incontestablement politiques. Toutefois, le centre politique opère différemment selon qu’il désigne l’assemblée des héros, fils des dieux, ou la cité. Au sein de l’assemblée homérique, le centre est le lieu privilégié du pouvoir, lieu interdit à qui en est dépourvu, et depuis lequel le pouvoir se diffuse à travers le corps social. Toute personne n’étant pas investie de ce pouvoir doit impérativement se garder d’approcher le centre, lequel constitue, par conséquent, la plus grande distance politique. Inversement, dans la cité, le centre devient le lieu commun où les citoyens peuvent exprimer, sans contrainte, leurs opinions. Le centre citoyen égalise et rend les citoyens maîtres de la parole ; il fait d’eux les porteurs solidaires du pouvoir de la polis. Aussi pourrait-on dire de celui parvenant à s’approprier la parole qu’il se trouve, comme la terre d’Anaximandre, hipo medenos kratoumene, soustrait à toute forme de domination. Mû par un désir d’“équité”, le citoyen qui, depuis le centre de l’assemblée, s’adresse à ses pairs, devient dès lors la voix de la polis et de ses intérêts collectifs. En observant ces ressemblances entre le langage cosmologique et le langage politique, il est permis de souligner combien Anaximandre transforme sa conception du cosmos en un reflet de l’organisation idéale de la polis naissante. C’est également en ce sens que l’entend Vernant, lorsqu’il soutient que “la nouvelle image sphérique du monde a été rendue possible par l’élaboration d’une nouvelle image de la société humaine dans le cadre des institutions de la polis”."
"Rien de plus injuste que de dresser le portrait d’un Thalès en sage éloigné du réel ; portrait que la tradition nous a transmis et qui a contribué à forger une image erronée du philosophe astronome. Un geste qui n’a certainement rien d’innocent, si l’on considère que le Théétète (le dialogue platonicien qui évoque la figure de Thalès) s’appuie sur une version simplifiée et dénaturée de l’une des fables d’Esope. Or, c’est précisément une telle volonté d’éloigner le philosophique du réel, du pratique et du social, qui a, tout au long des siècles, forgé la ligne de pensée dominante. À cette image d’un Thalès éloigné des préoccupations de son temps, il convient d’ opposer la réalité : celle d’un Thalès acteur politique de premier rang, comme le rapportent notamment Hérodote et Diogène Laërce. Ce dernier s’empresse de souligner l’habileté politique d’un Thalès, qui “a toujours su conseiller de la meilleure des manières”, et qui, ce faisant, “sauva l’État”. Quant à Hérodote, il nous livre une information à tous égards cruciale :
Avant que l’Ionie ne fût détruite, le milésien Thalès, d’ascendance phénicienne, eut une idée brillante : il exhorta les ioniens à établir un unique siège pour le Conseil à Téos (car Téos se situe au milieu de l’Ionie), et à faire en sorte que les autres États, sans ne rien perdre de leur population, fussent considérés comme des districts."
"es auteurs traditionnellement associés, dans la lecture péripatéticienne, à la chose métaphysique, tels que Parménide ou Héraclite, peuvent également faire l’objet, comme le montre Antonio Capizzi, d’une lecture soucieuse de la force politique qui les traverse. Dans le cas de Parménide, Capizzi interprète et traduit ses fragments d’une manière radicalement nouvelle et en rupture avec les lectures traditionnelles, l’enrichissant de références politiques destinées à le soustraire au “Pays de la Conceptualité Pure” où la tradition dominante l’avait reclus. C’est ainsi que le préambule à son Poème se voit dépouillé de ses composantes mystiques et mythiques, pour faire place à la trajectoire réelle d’un Parménide voué à accomplir une action politique cruciale : celle consistant à œuvrer en qualité d’ambassadeur au sein d’une cité, Élée, plongée dans un profond conflit social. Pour ce faire, Capizzi recourt, d’une manière extrêmement efficace, à l’archéologie et à la numismatique. De la sorte, le Poème parvient à déborder la clé de lecture logico-ontologique et à acquérir une dimension éthico-politique : seule la cité unie, la voie de l’Être, peut faire face aux dangers qui la menacent, et qui sont, pour la cité d’Élée, les desseins expansionnistes des phéniciens et des syracusains."
"Si Dodds a pu parler d’une réaction platonicienne, c’est bien parce que, ontologiquement et politiquement parlant, Platon récupère, tout en l’actualisant, l’horizon homérique dans le but de produire un discours teinté de transcendance et d’aristocratisme. Tout le contenu matérialiste, qui avait imprégné la réflexion philosophique initiale dans le champ de l’ontologie, est contesté via un étonnant récit où la matière est dévalorisée au profit d’une prétendue réalité transcendante : le monde des Idées. Tel est donc le premier tour de force de l’idéalisme : un exercice délirant consistant à remettre en cause le domaine du tangible et, parallèlement, à doter l’ineffable d’une existence réelle, suivant une démarche qui relève davantage de la foi religieuse que de la raison philosophique. Mais telle sera désormais, et malgré tout, l’orientation discursive de la philosophie dominante.
Cette opération de re-transcendantalisation ontologique, au sein de laquelle l’explication du monde est à rechercher en dehors de ce dernier, va aboutir à la normalisation de l’identité face à la différence. Le réel dans sa totalité reste soumis à une identité primordiale, dont le modèle eidétique nous fournit la forme. Par rapport à ce modèle, la différence n’est que divergence, dégradation, anomalie. Or, si la prétention de toute copie n’est ni plus ni moins que d’être identique à son modèle, il s’ensuit alors que la différence, dont toute copie est inévitablement porteuse, exprime en elle l’existence d’une défaillance à la fois condamnable et répréhensible, qui constitue, en dernière instance, le propre de l’imperfection caractéristique du monde sensible.
La machine de guerre théorique socratico-platonique apparaît dans un contexte politique bien précis, celui d’une lutte féroce entre la démocratie et l’aristocratie, dans laquelle nos deux philosophes prennent parti pour les positions les plus élitistes. Pour ces derniers, en effet, la démocratie est la pire forme de gouvernement possible, et c’est pourquoi tout l’effort théorique de Platon vise à fonder une polis à caractère éminemment aristocratique, où la participation populaire aux prises de décisions politiques, qui avait constitué l’un des grands acquis des luttes sociales du VIe et du Ve siècles av. J.-C., n’a désormais plus sa place. Pour ce faire, Platon met en jeu une hiérarchisation anthropologique, adossée au dualisme ontologique que nous avons évoqué, en vertu de laquelle la politique devient le privilège des sages. À cet égard, il convient de noter la frappante proximité qui se fait jour entre le portrait du nouveau riche que brosse Platon dans le livre VI de la République, ce “forgeron chauve et de petite taille”, et la description de Thersite que fait Homère dans l’Iliade. Aussi bien Socrate que Platon orchestrent une subtile opération théorique au moyen de laquelle ils inversent les effets que la sôphrosunè avait favorisés au sein de la société athénienne classique. Nombreux sont les auteurs ayant souligné l’efficacité du rôle qu’a joué le concept de sôphrosunè dans la construction de la polis démocratique. En effet, alors que la société aristocratique de l’époque homérique avait promu l’hubris, la démesure et l’absence de toute restriction ou obligation collective au rang de vertu caractéristique du héros, la polis naissante s’emploiera, pour sa part, à articuler une idéologie nouvelle où le collectif sera voué à occuper une place de choix. Dans cette dynamique-là, la sôphrosunè joue un rôle d’autant plus central qu’elle se transforme en un dispositif permettant de régler efficacement le comportement du citoyen sur les besoins de la polis. Le succès de la tragédie dans l’Athènes du Ve siècle tient d’ailleurs, selon Vernant et Vidal-Naquet, à la nouvelle vision qu’elle offre du monde, où l’hubris héroïque apparaît, aux yeux de la cité, comme un véritable problème. Le citoyen ne devient citoyen qu’en exerçant comme hoplite, c’est-à-dire comme soldat d’infanterie, dont l’action se fait au rythme collectif de la phalange, suivant la cadence marquée par le joueur de flûte, et dont la finalité n’est pas, contrairement au héros, le succès personnel, mais bel et bien celui de l’armée à laquelle il appartient. Socrate et Platon inversent donc l’idéal de sôphrosunè en faisant de la maxime delphique du “connais-toi toi-même” un mécanisme d’auto-régulation subjective imposant à l’individu de se connaître lui-même (soit de reconnaître quel est le type d’âme qui prédomine en lui) afin de remplir au mieux la fonction sociale qui lui correspond. De cette façon, si la sôphrosunè avait auparavant servi à contenir l’hubris aristocratique, elle devient, avec Socrate et Platon, un instrument permettant d’éradiquer la participation politique du dèmos : étant donné que prédomine dans ce dernier l’élément irrationnel de l’âme concupiscente, il s’ensuit alors que sa fonction sociale devra impérativement se limiter au seul travail manuel, toute participation à la prise de décision politique étant dorénavant exclue."
"Effacer les traces de vingt siècles de domination idéaliste n’est pas une mince affaire, mais indiscutablement une vaste entreprise dont les principaux jalons ont déjà été posés au cours du XIXe et du XXe siècles, de Marx à Deleuze, en passant, assurément, par Nietzsche."
-Juan Manuel Aragüés, Désir de multitude. Différence, antagonisme et politique matérialiste, PUPPA, 2021 (2018 pour la première édition espagnole), 134 pages: https://una-editions.fr/desir-de-multitude/