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    Edward P. Thompson, William Morris

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Edward P. Thompson, William Morris Empty Edward P. Thompson, William Morris

    Message par Johnathan R. Razorback Mer 22 Mar - 22:56

    "Si nous devons reconnaître en William Morris l’un de nos plus grands Anglais, je n’ai absolument pas changé d’avis à ce sujet, ce n’est pas parce qu’il fut, par à-coups, un bon poète ; ce n’est pas non plus en raison de son influence sur la typographie, ni de son superbe travail dans les arts décoratifs ; ce n’est pas non plus parce qu’il fut à l’avant-garde d’un socialisme concret ; ce n’est pas, en fait, parce qu’il fut tout cela, mais c’est en raison d’un trait dont sont empreintes toutes ces activités et qui leur donne une certaine unité.

    J’ai essayé de l’expliquer en disant que Morris était un grand moraliste, un grand professeur de morale. C’est dans sa critique morale de la société (et quelle est celle de ses actions dans les arts décoratifs, dans l’Anti-scrape [1], ou dans son intérêt renaissant pour les sagas islandaises, qui ne portait pas la marque d’une critique fondamentale du mode de vie de son propre temps ?) – et dans la position centrale qu’occupe cette critique dans notre histoire culturelle au moment de la transition entre une tradition ancienne et une nouvelle [2] – que réside sa grandeur. Et cette grandeur atteint sa pleine maturité dans ses écrits et son exemple à la fin de sa vie. J’en suis arrivé à penser que, peut-être par crainte de la polémique et par respect envers les admirateurs de William Morris qui ne partagent pas ses convictions politiques, cette société a eu tendance à aborder ce sujet avec beaucoup de réserve.

    Mais Morris fut l’un de nos grands hommes précisément parce qu’il était un grand révolutionnaire, un révolutionnaire profondément humain et cultivé, mais un révolutionnaire tout de même. C’était en outre un homme qui travaillait à l’avènement d’une révolution concrète. C’est ce qui fait de lui un homme complet et qui, au fil du temps, accroîtra sa renommée.

    Les révolutionnaires anglais de ces cent dernières années ont été privés de Révolution. Ils ont parfois réussi à se convaincre de son imminence. Lorsqu’il fonda la Social Democratic Federation en 1882, H. M. Hyndman attendait avec impatience l’année 1889, date probable de son commencement. William Morris (dont la pensée fut grandement influencée par la Commune de Paris) partagea quelque temps cette vision cataclysmique. Mais lorsqu’il fonda la Socialist League en 1884, il était déjà plus circonspect :

    « Notre but immédiat devrait être éducatif avant tout… en vue d’affronter la crise si elle devait se produire de nos jours, ou de transmettre à d’autres notre tradition d’espérance si nous devions mourir avant. » [3]

    Et cinq ans plus tard, en rédigeant Nouvelles de nulle part, Morris repoussa le commencement de la Révolution à 1952. Pendant les soixante années qui l’en séparaient, il prédisait « une activité intense, pénible et ennuyeuse », aboutissant au triomphe d’un « demi-semi-Socialisme » qui améliorerait la condition de la classe ouvrière tout en la laissant dans la même position. Cet horizon réformiste ne s’en refermait pas moins pour lui sur une ultime confrontation révolutionnaire. Et dans l’une de ses dernières conférences, donnée en 1895, un an avant sa mort, il avouait :

    « J’ai retourné ce problème dans tous les sens, et je n’arrive pas à concevoir comment la grande transformation que nous souhaitons tant pourrait advenir autrement que par quelques désordres et souffrances. Notre époque est celle d’un combat entre le mercantilisme, ou système dans lequel on gaspille sans compter, et le communisme, système basé sur le bon sens et la relation de bon voisinage. Est-il possible de livrer ce combat… sans pertes ni souffrances ? Pour parler franc, je sais que c’est impossible. »

    C’était un révolutionnaire privé de Révolution, et plus encore, il savait qu’il ne vivait pas dans un contexte révolutionnaire. Contrairement à Cromwell, la Révolution ne s’est pas imposée à lui ; et contrairement à Lénine, il ne fonda pas un parti dévoué au sein d’une société dont le potentiel révolutionnaire était manifeste. Aux yeux de ses opposants, il était le type même du « provocateur » socialiste ou (comme ils l’exprimeraient aujourd’hui) de l’intellectuel inadapté. Il voulait susciter la révolte là où elle n’existait pas. Il voulait transformer en mécontents des hommes satisfaits, et les mécontents en agitateurs de mécontentement.

    « Si je suis ici ce soir, c’est pour vous inciter à ne pas vous contenter de peu. »

    Et pendant les quinze dernières années de sa vie, il dépensa son énergie sans compter dans le but de créer une tradition révolutionnaire – à la fois intellectuelle et pratique – au sein d’une société qui n’était pas mûre pour la Révolution.

    Il s’agit bien sûr du rôle dévolu au poète romantique, et ils ont été nombreux à se contenter de congédier Morris, le révolutionnaire, par cette platitude. Le poète romantique tardif, l’auteur de The Earthly Paradise, et le rêveur utopiste, l’auteur de Nouvelles de nulle part, furent assimilés dans la même représentation sentimentale – ou irascible – d’un idéalisme indécis et chimérique.

    C’est une représentation mensongère. D’une part, cette convention implique une jeunesse iconoclaste et mouvementée suivie d’une mort prématurée ou d’un âge mûr banal et respectable. Ce n’est pas ainsi que la vie de Morris s’est déroulée. Certes, il fut rebelle dans sa jeunesse. Il s’agissait d’une rébellion morale, dérivée de la tradition romantique et entretenue par Carlyle et Ruskin. L’ennemi était « la bourgeoisie philistine ». C’est sur le terrain des arts visuels qu’il s’engagea dans sa « guerre sainte contre l’époque ». Il se joignit au combat avec ardeur, mais celui-ci avait à peine commencé que – comme cela arriva à plus d’un rebelle victorien – l’ennemi l’acclama et lui ouvrit ses rangs. Morris, qui était presque quadragénaire, semblait condamné à intégrer l’album de famille des hommes de lettres victoriens. La même « bourgeoisie philistine » contre laquelle Morris s’était révolté, prit sous son aile cet ennuyeux poème, The Earthly Paradise. Dans les arts décoratifs, les produits de la Firme étaient si coûteux qu’elle dépendait forcément d’une clientèle aisée. Et tandis que les collections de Morris commençaient à pénétrer dans les salons de l’élite, l’âge de du chemin de fer et les architectes de la restauration continuaient à souiller le monde extérieur.

    Pour Morris, c’était la première fois que le succès tournait à l’échec et la futilité de sa révolte avait un goût amer. « Ne ferais-je donc rien d’autre que faire semblant, quelque chose comme la serrurerie de Louis XVI ? » demanda-t-il. Et, alors qu’il supervisait le travail dans la maison de l’industriel de l’acier, Sir Lothian Bell, il s’attaqua soudain à son mécène « avec une férocité animale » et déclara : « Je passe ma vie à pourvoir aux besoins grossiers de luxe des riches. » Il dédaignait le succès comme d’autres dédaignent la calomnie. À la Firme, il se plongeait dans des problèmes d’artisanat plus compliqués. Il entretenait sa haine de la civilisation moderne en traduisant des sagas islandaises. Il fit exprès de s’asseoir sur son chapeau haut-de-forme. Il lança sa grande campagne pour la protection des bâtiments anciens. Il ouvrit son journal un matin et constata avec stupéfaction que l’Angleterre était à la veille d’une grande guerre, au bénéfice de l’empire turc. Il réagit en devenant agitateur.

    En passant par une crise intellectuelle personnelle et aigüe, cette agitation devait l’entraîner à rejoindre le mouvement socialiste embryonnaire, ce qu’il fit dans sa cinquantième année. À partir de cette époque, il allait voir dans la guerre – qu’elle soit ouverte, impérialiste et sanglante, ou larvée, respectable et sans effusion de sang – l’authentique expression de l’esprit victorien. C’est des circonstances de la guerre qu’il devait tirer l’une de ses représentations les plus évocatrices de la société capitaliste.

    « Ne vous laissez pas leurrer par l’apparence extérieure ordonnée de notre société ploutocratique. Elle s’en tire dans ce cas comme elle le fait avec les normes plus anciennes de la guerre, à savoir que celle-ci dégage une impression extérieure d’ordre tout à fait merveilleuse ; la marche régulière du régiment n’est-elle pas ordonnée et réconfortante ; les sergents n’ont-ils pas l’air tranquilles et respectables ; et le canon n’est-il pas propre et rutilant… adjudants et sergents n’ont-ils pas l’air aussi innocent que possible, que dis-je ! les ordres de destruction et de pillage eux-mêmes sont donnés avec une calme précision qui paraît le signe même d’une conscience tranquille ; voilà ce qui dérobe à notre vue le champ de blé ravagé, le cottage en feu, les corps mutilés, la mort prématurée d’hommes braves, le foyer dépeuplé. »

    Cette seconde rébellion représentait à la fois l’achèvement de sa révolte juvénile et la genèse d’un nouvel élan révolutionnaire au sein de notre culture. Cette fois il n’y aurait pas de réconciliation. Ce n’est pas tant sa rébellion que la forme concrète qu’il lui donna qui choqua la classe moyenne victorienne, qui aimait beaucoup les réformateurs idéalistes. « M. Morris ne se contente pas de crier dans le désert, » se plaignit, mécontent, un écrivain de premier plan, « il voudrait bouleverser les fondements de la société pour que nos tapis aient une plus haute valeur artistique. »

    Car Morris rompit avec la représentation conventionnelle du rebelle romantique d’une autre manière encore. Il exigeait de lui-même la maîtrise pratique de tout ce qu’il entreprenait. Il entreprit de travailler à la Révolution de la même manière qu’à la teinture et au tissage. Il ne reculait devant aucune tâche. Dimanche après dimanche, il prit la parole en public jusqu’à en perdre la santé. Il s’adressait à des manifestations de mineurs et de chômeurs. Il assistait à d’innombrables réunions de comités. Il dirigeait le Commonwealth et le vendait dans la rue. Il apparaissait en tant que prisonnier et en tant que témoin au tribunal de police.

    À son amie intime Georgie Burne-Jones qui lui en faisait le reproche, il répondit :

    « Je ne peux pas m’en empêcher. Les idées qui se sont emparées de moi ne me laissent aucun repos… Il faut s’en remettre à l’espoir, et je ne le vois que dans une seule direction – sur le chemin de la Révolution, il ne reste plus rien d’autre… »

    Et pourtant, en dépit de toutes les preuves de son engagement personnel et concret, ne peut-on encore l’accuser de romantisme dévoyé ? Si Morris acceptait presque entièrement l’analyse économique et historique de Marx, il avouait toujours que la « passion dominante » qui le poussait à devenir un socialiste révolutionnaire était « la haine de la civilisation moderne ». « Nous vivons dans l’âge de l’ersatz, » déclara-t-il en hurlant à un reporter du Clarion. « C’est le règne de la médiocrité. Depuis l’homme d’État jusqu’au cordonnier, tout est médiocre ! » Le reporter tenta de mieux dissimuler ses bottes sous la table. « Ainsi, M. Morris, vous n’admirez pas notre John Bull [4] plein de bon sens ? » « John Bull est un rustre stupide et dénué de sens pratique », répliqua-t-il. Rien n’exaspérait plus Morris que le philistinisme suffisant de « l’homme pratique » si ce n’est le philistinisme de l’homme dénué de sens pratique. « Votre rêve est impossible, M. Morris », lui dit un jour un ecclésiastique, « il faudrait Dieu Tout Puissant en personne pour diriger une telle société. » Pour toute réponse, Morris brandit son poing : « Bon sang, eh bien attrapez-le votre Dieu Tout Puissant – nous en ferons notre affaire. »

    Mais à mesure que nous nous éloignons de son époque, c’est Morris, et non ses critiques, qui nous paraît réaliste. C’était un homme sain qui vivait dans une société névrosée. Je parle de réalisme moral, et non du réalisme du révolutionnaire pratique. En tant que leader de la Socialist League, il a commis assez d’erreurs pour justifier qu’Engels, agacé, le décrive dans des courriers privés comme un « socialiste sentimental et rangé ». Pourtant, Engels sous-estimait la vigueur de cette longue tradition de critique morale dont Morris avait hérité. Grâce à sa grande connaissance de l’histoire et à sa réaction concrète face à la réalité sociale, Morris fit preuve d’une étonnante compréhension des lignes de croissance, des éléments en décomposition au sein de sa culture. Dans ses conférences, dans ses discours, dans ses remarques en passant dans le Commonwealth, son regard portait jusqu’à notre époque. Il anticipa (en 1887) que l’ouverture de l’Afrique engendrerait la fin de la Grande Dépression, à laquelle succèderait « une grande guerre européenne, se prolongeant peut-être dans une période de guerre habituelle ». Il anticipa le fascisme. Il anticipa (et déplora) l’État providence.

    Comme dans sa jeunesse, son ennemi demeurait « la bourgeoisie et le philistinisme ». Mais ce qui le révulsait désormais étaient les pulsions destructrices qu’il percevait au sein des classes moyennes victoriennes que, disait-il, « je considère comme une force des plus terribles et des plus implacables, en dépit de leur bonne nature et de leur banalité individuelle. »Car :

    « Les gens les plus raffinés et les plus cultivés éprouvent une sorte de haine manichéenne pour le monde (j’utilise ce mot dans son acception correcte de maison de l’homme). Ces gens-là sont forcément et simultanément ennemis de la beauté et esclaves de la nécessité… »

    Il voyait désormais l’éthique de Caïn dans l’éthique concurrentielle et utilitariste ; il savait depuis toujours qu’elle assassinait l’art, il avait fini par comprendre qu’elle assassinait la dignité de l’homme en tant que créateur dans son travail quotidien ; et il découvrait maintenant qu’elle pouvait assassiner l’humanité. Dans l’une de ses conférences, il évoquait :

    « La force de cette organisation énorme qui règne sur nous… Plutôt que perdre une miette de ce qui constitue son essence, elle laissera s’écrouler le toit du monde sur sa tête. »

    L’urgence de la propagande socialiste le dévorait. Si un mouvement révolutionnaire lucide et constructif ne réussissait pas à abolir le capitalisme, s’il devait aboutir à une simple impasse et à une insurrection aveugle, alors :

    « La fin, la chute de l’Europe, sera peut-être longue à venir, mais lorsqu’elle se produira, elle sera beaucoup plus terrible et causera beaucoup plus de confusion et de souffrances que l’époque de la chute de Rome. »

    Dans le siècle tourmenté qui est le nôtre, ces intuitions méritent mieux qu’un ricanement suffisant. C’est comme si le regard de Morris s’était porté au-delà de Gallipoli et de Passchendaele, par-delà les purges et contre-purges, par-delà les camps de concentration et la terre brûlée, par-delà la tragédie de l’Afrique et les tragédies à venir. En fait, on a parfois l’impression qu’il déduisait de l’éthique cupide d’une société divisée en classes une Loi d’airain de moralité non moins rigide que la Loi d’airain des salaires de Lassalle [5]. Sous la férule de l’âge du commerce, « honneur, justice, beauté, plaisir, espoir, tout doit être jeté… afin de retarder un peu la fin ; et pourtant la fin est inévitable. » Il aurait pu découvrir l’aboutissement logique de cette loi dans nos propres engins d’anéantissement ingénieux.

    Morris avait des doutes, surtout à la fin de sa vie, sur la tendance à la paupérisation des masses dans le capitalisme. Mais il était certain de la tendance à l’appauvrissement moral des classes dominantes. D’où tirait-il ce terrible diagnostic ? Il le tirait, d’une part, de la dénonciation par Carlyle d’une société dans laquelle le paiement comptant est le seul lien entre les hommes ; d’autre part, de sa propre étude des conditions de travail et des relations de production au XIXe siècle ; et également de l’indignation morale de Marx, dont le fondement se trouve dans les manuscrits du début des années 1840. Morris ne parlait pas d’« aliénation », terme de plus en fréquent aujourd’hui ; mais il était, et demeure, notre meilleur diagnosticien de l’aliénation, en ce qui concerne la perception concrète du moraliste, et dans le contexte d’une tradition culturelle anglaise particulière. Cette logique morale résulte forcément de ces relations économiques et sociales.

    Et cette logique exigeait que l’on oppose l’éthique de la communauté à celle de la société atomisée et cupide. Car entre ces deux éthiques, il ne saurait y avoir l’ombre d’un compromis. C’est cette logique qui conduisit Morris à descendre au coin de la rue et à faire le pitre dans le rôle de l’agitateur révolutionnaire dans les rues où déambulait l’Angleterre suffisante de Gladstone. Et nous voici devant la seconde grande ironie du sort de la carrière de Morris. Pour la seconde fois, sa rébellion eut du succès ; et pour la seconde fois ce succès avait un goût amer.

    Cela ne signifie pas que la faction de Morris dans le mouvement – la Socialist League – avait du succès. Elle dégénéra en inepties anarchistes, immobilisant Morris dans sa Hammersmith Socialist Society. Mais indirectement, la propagande contribua à déclencher un mouvement de masse ; et de fait, on sous-estime souvent l’influence politique directe de Morris. Dès le début des années 1890, des hommes que Morris avait contribué à convertir dirigeaient des mouvements populaires dynamiques, par exemple Tom Mann et les nouveaux syndicats ; Blatchford et le Clarion ; les membres de la Socialist League, Jowet et Macguire, qui furent les architectes de l’ILP du Yorkshire. Et pourtant, ce n’était pas le genre de réussite que recherchait Morris.

    Voilà le dilemme auquel s’expose le révolutionnaire dans une société qui n’est pas mûre pour la révolution. S’il se tient à l’écart des principaux courants de changement social, il devient puriste, sectaire, il est sans influence. S’il nage dans le sens du courant, il est entraîné vers le bas par la vague de réformisme et de compromis. Pendant les années 1880, Morris avait espéré que la propagande :

    « fabriquerait des socialistes… couvrirait le pays d’un réseau d’associations composées d’hommes animés par un antagonisme sincère à l’égard des classes dominantes et peu tentés de perdre leur temps dans les mille folies de la politique des partis. »

    À cette époque, c’était un anti parlementaire intransigeant. Il pensait qu’un parti socialiste parlementaire s’engagerait dans la voie du compromis et de l’opportunisme, c’est-à-dire qu’il « feront l’erreur de remuer ciel et terre pour remplir les urnes de votes socialistes qui ne représenteront pas des individus socialistes ». Il était absolument opposé à l’ « opportunisme bruyant » des Fabiens, et en particulier à celui de Sydney Webb. L’erreur de Webb (déclarait Morris) était de « surestimer l’importance du mécanisme d’un système de société indépendamment des fins qu’il pourrait servir. »

    Lui-même qualifiait toujours cette fin de communisme. Lorsque, dans les années 1890, le mouvement tout entier s’achemina vers des réformes parcellaires, l’agitation en faveur de la journée de huit heures et l’action parlementaire, il s’en réjouit, estimant qu’il s’agissait d’un processus nécessaire à l’éveil des aspirations des travailleurs. Mais, dans ses dernières conférences, il se demanda à plusieurs reprises :

    « Jusqu’à quel point le sort des travailleurs pourrait s’améliorer et pourtant cesser finalement de le faire sans avoir progressé assez loin sur la voie directe qui mène au communisme ? »

    Il se demandait :

    « Si… la redoutable organisation de la société mercantile civilisée ne joue pas au chat et à la souris avec nous, les socialistes. Si la Société de l’Inégalité ne pourrait pas accepter une machinerie quasi socialiste… et s’en servir dans le but de défendre cette société quelque peu dépossédée, peut-être, mais de même nature… Les travailleurs seraient mieux traités, mieux organisés, contribueraient au gouvernement, mais sans plus prétendre à l’égalité avec les riches… qu’ils ne le font à présent. »

    Voilà en quoi consiste son réalisme, recoupant sa situation personnelle, et sondant les dilemmes de notre propre époque avec une intuition morale si intense qu’on peut le confondre avec de l’insensibilité. Lorsqu’on lui présenta la perspective d’un « service public capitaliste parfaitement abouti », il fit remarquer qu’il « ne traverserait pas la rue pour réaliser un tel “idéal”. »

    Le nœud du problème réside dans le concept de communauté. Webb et les Fabiens attendaient l’égalité des chances avec impatience, au sein d’une société concurrentielle. Morris attendaient une société d’égaux avec impatience, une communauté socialiste. La différence entre ces deux concepts n’est pas mince. L’un, même quelque peu modifié, implique l’éthique de la concurrence, les énergies de la guerre. L’autre implique l’éthique de la coopération, les énergies de l’amour. Ce sont ces deux éthiques que Morris opposa de manière récurrente sous le nom de Fausse et Vraie Société. C’est-à-dire la Fausse Société ou la Guerre commerciale et

    « cette vraie société de ceux qu’on aime et qui aiment, des parents et des enfants, des amis, qui existe de plein droit et pour ses propres raisons, en dépit de ce que l’on prend habituellement pour le ciment de la société, l’autorité arbitraire. »

    Ce fut la plus grande réussite de Morris, dans son âge mûr, que de réussir à exprimer ce concept de communauté, de l’opposer à sa propre société de la manière la plus tranchante, et de l’intégrer en termes imaginatifs et dans « la noble fraternité et l’espérance » de la propagande socialiste. C’est à cette fin qu’il mobilisa toutes ses ressources, c’est-à-dire sa connaissance de la société médiévale et islandaise, ses intuitions d’artisan sur les processus de travail, sa vigoureuse imagination historique. Il n’avait pas de temps à perdre avec les nobles sauvages, et moins encore avec la panacée fabienne de la bureaucratie étatique. Nulle manipulation mécanique venue d’en-haut n’était capable d’engendrer l’éthique de communauté ; « les individus », disait-il, « ne peuvent pas se décharger des affaires de la vie sur les épaules d’une abstraction nommée État. »

    Contrairement à ce que l’on pense en général, Morris approuvait toutes les machines qui réduisaient la peine et la pénibilité du travail ; mais il tenait pour essentielles la décentralisation de la production comme de l’administration. Dans la Vraie Société, l’unité administrative devait être assez petite pour que chaque citoyen se sente personnellement responsable. Sous le communisme, la communauté doit représenter le développement organique d’obligations mutuelles, de liens sociaux et personnels, issus d’un état d’égalité concrète. Et ce qui sépare la Fausse de la Vraie Société c’est, telle « une rivière de feu », la Révolution. Nous montrer dans quel sens coulait cette rivière et nous transmettre une « tradition d’espérance » concernant les terres situées au-delà de ces eaux mortelles, fut l’œuvre d’un réaliste.

    Pour conclure, si à la lumière des controverses politiques de ces dernières années, une seule partie de ma longue étude de Morris [6] semble mériter un réexamen fructueux, il s’agit de ces passages dans lesquels je cherche à établir un lien entre le fondement de la critique morale de la société de Morris et la tradition marxiste. C’est une question difficile, qui nous entraîne dans une série complexe de définitions. Comme à l’époque, j’ai actuellement l’impression que la critique du capitalisme de Morris et de Marx sont complémentaires et se renforcent mutuellement. Il ne peut être question de les dissocier. En outre, je souhaite ne rien rétracter de ce que j’ai écrit sur la dette considérable de Morris envers les écrits de Marx ; ceux-ci ont conféré à sa propre critique une grande partie de leur forme et un peu de leur force.

    Mais sur certains points, j’ai eu tendance à suggérer que la critique morale de la société de Morris dépend de l’analyse économique et historique de Marx, que la moralité est d’une certaine manière secondaire, et que l’analyse des rapports de pouvoir et production est de première importance. Ce n’est pas ainsi que je vois les choses aujourd’hui. Je crois que la moralité et l’analyse des rapports de pouvoir et de production sont inextricablement liées dans le même contexte de vie sociale. Les relations économiques sont également des relations morales ; les rapports de production sont également des rapports entre personnes, des rapports d’oppression ou de coopération, et donc une logique morale découle de ces rapports au même titre qu’une logique économique. L’histoire de la lutte de classe est également l’histoire de la moralité humaine. William Morris dans la préface Signs of Change, écrivit :

    « Comme je m’efforçais d’ameuter les gens en faveur de cette réforme, je m’aperçus que les causes des aspects vulgaires de la civilisation étaient plus profondes que je ne l’avais cru, et j’en suis peu à peu arrivé à la conclusion que toutes ces laideurs ne sont que l’expression visible d’une bassesse morale innée à laquelle nous sommes contraints par la forme actuelle de notre société… »

    Voilà l’expression qu’il faut retenir : « bassesse morale innée ». Et si en Grande Bretagne aujourd’hui, la société capitaliste présente moins d’épreuves atroces et d’oppression qu’à l’époque de Morris, la bassesse morale innée de l’éthique cupide, et des rapports sociaux d’exploitation plutôt que de coopération, génèrent de nouvelles inhumanités, de l’atomisation de la vie sociale aux inepties internationales plus graves.

    Il n’y a rien là qui contredise l’analyse de Marx. Ce sur quoi j’insiste, ce n’est pas seulement que les découvertes de Morris sont complémentaires de celles de Marx, mais qu’elles sont également leur complément nécessaire, que sans cette compréhension historique de l’évolution de la nature morale de l’homme (à laquelle Marx n’est pratiquement plus référé après les Manuscrits de1844), son concept fondamental d’« homme complet » disparaît, comme il a si souvent disparu de la tradition marxiste plus tardive. Il existe à présent une génération plus directement attirée par la critique morale de la société que par l’analyse traditionnelle des causes économiques. Pour cette génération, les écrits de Morris n’ont, au fil du temps, rien perdu de leur mordant et de leur force. Et de même que les socialistes voient le génie de Marx dans la transformation des traditions de la théorie économique anglaise et de la philosophie allemande, ils devraient maintenant comprendre de quelle manière Morris a transformé une grande tradition de critique libérale et humaniste de la société et de quelle manière il l’a intégrée dans le courant révolutionnaire populaire. Et si ce tour de force avait été plus largement reconnu, il y aurait peut-être eu moins de marxistes pour croire que le renversement des rapports de classe capitalistes de pouvoir et de production était capable – à lui seul – conduire à la réalisation d’une communauté communiste, c’est-à-dire que, si les formes de la propriété économique étaient justes, le reste suivrait. Ils auraient compris (ce que Morris a proclamé dans toute son œuvre) que l’élaboration d’une communauté communiste nécessiterait une révolution morale aussi profonde que la révolution économique et sociale.

    C’est parce qu’il a cherché à donner corps à une vision des rapports personnels et sociaux réels, des valeurs et des comportements en accord avec une société d’égaux, tant dans son œuvre polémique au jour le jour que dans son œuvre d’imagination, que William Morris demeure le plus grand promoteur moral du communisme au sein de notre tradition."
    -Edward P. Thompson, "William Morris", 1959: https://sniadecki.wordpress.com/2023/03/07/thompson-morris-fr/




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