"Cette proposition, offrant à l’imagination une place centrale, donne de repenser ce qu’est la créativité au travail, non par opportunisme néolibéral soucieux de capter toutes les énergies du travailleur, mais comme un élément essentiel, rétif à toute forme de domination externe. Sachant l’emprise de la machine, le déploiement du processus taylorien accéléré par un économisme violent et aliénant, il s’agit, se concentrant sur les relations entre imagination et travail, de redécouvrir le potentiel humanisant du travail. Ne peut-on, dans cet esprit dégager alors, sinon une philosophie du travail du moins une philosophie de l’homme au travail propre à Bachelard, éclairante pour notre temps ? En s’attachant à la cosmicité du métier, à la valorisation des matières, à la reconnaissance de l’imagination active et en prêtant attention aux rythmes, Gaston Bachelard ne permet-il pas d’éclairer ainsi quelques difficultés éthiques et politiques liées aux formes contemporaines du travail ?"
"Il s’agit de penser originairement le travail dans ses relations avec la matière à partir d’un matérialisme poétique. Avec cette inflexion, Bachelard suggère une philosophie du travail qui est essentiellement une philosophie du travailleur. Au travail, l’humain est en travail. Mais cette poétique de la rêverie engagée dans son analyse du travail laisse perplexe, tant le rêveur parait dissoner d’avec le travailleur. Pourtant, c’est au retentissement psychique, au sens large, du travail, qu’il s’intéresse dans la perspective d’une théorie de la créativité générale. Aussi son analyse reconnaîtra-t-elle le rôle de la dimension créatrice de l’imagination. Elle en montrera la portée intensifiante mais surtout la portée énergisante aussi bien pour penser la volonté laborante que le repos. Au couple entendement/volonté que valorise le travail pensé du point de vue de l’ingénieur, et auquel aurait pu le préparer son attention à la phénoménotechnique que connaît bien l’ingénieur de laboratoire, Gaston Bachelard opposera le couple imagination/volonté envisageant le travail du point de vue de l’ergonome, et plus encore du travailleur."
"La question des relations entre travail et imagination, sur laquelle nous nous concentrons parce qu’elle touche au cœur la dimension d’individuation, d’innovation et de socialisation engagée dans le travail, connaît aujourd’hui une actualité nouvelle, qui nous paraît assez puissante pour devoir solliciter à nouveaux frais une lecture de Bachelard, et engager ses analyses dans l’examen plus général des relations de l’imagination et de la praxis. En effet, dans ce qu’elle a d’individuant et d’éminemment intime, l’imagination des acteurs et leurs initiatives se trouvent attaquées par les formes nouvelles du travail qu’encouragent le néo-libéralisme et avec lui les pratiques du new management. Incitant à être entrepreneur de soi, il développe de nouveaux biopouvoirs, la gestion et la gouvernance prenant le pas sur l’invention et l’imagination, bridant les capacités des travailleurs devenant des « automates rationnels ». Sorte de négatif, la souffrance au travail et le travail malheureux ne cessent de redire combien, dans le travail, le travailleur s’engage « corps et âme » ; a contrario, combien réglementation, gestion et contrôle nient cette dimension, la concentration sur les tâches à effectuer délaissant les travailleurs qui les effectuent. La souffrance au travail manifeste tout ce que l’organisation scientifique du travail laisse en souffrance ! Aussi on ne sera pas surpris que de nombreuses analyses contemporaines replacent au cœur de la réflexion sur le travail, pour y remédier, les relations entre praxis et imagination. Venant d’horizon théoriques différents – de la relecture des analyses de Winnicott consacrées à la créativité et aux pathologies de l’imagination bridée à la théorie critique relatives aux formes tronquées de la reconnaissance au travail ; des analyses de Martha Nussbaum consacrées au rôle de l’imagination et du jeu dans le développement humain qu’elle définit comme des capabilités centrales à l’attention portée à la micro-créativité engagée dans le travail de care– toutes ces critiques tendent à penser dans un même mouvement imaginer, inventer et produire. Ce faisant, elles débusquent les formes aliénées ou déstructurées de la créativité engagées dans l’incorporation – le corps à l’ouvrage – qu’active la praxis laborante. L’activité protocolisée fait disparaître « l’art et la manière » propre à un métier. Mais le savoir-faire se réduit-il à la maîtrise d’un référentiel métier ? Ne doit-il pas plutôt s’entendre comme un « savoir y faire » incorporé par un existant, puisque l’humain travaillant est un existant engagé avec d’autres dans sa relation au monde ?
L’engagement de l’existant au travail ne relève pas que d’une simple adaptation aux contraintes du travail prescrit. Le travail vivant suppose, en plus de l’adaptation et de l’improvisation, une créativité (intériorité, inventivité, ingéniosité). C’est cette attention portée à la créativité qui justifie notre convocation des analyses de Bachelard, pourtant peu attendu sur ce terrain. Les analyses de Bachelard nous semblent pourtant précieuses pour plusieurs raisons : a) parce qu’elles se situent en amont des controverses socio-organisationnelles actuelles sur les relations entre travail et imagination et sur les nouvelles pathologies liées à l’organisation du travail, Bachelard, qui a donné à l’imagination une dimension productrice, peut permettre d’éclairer pourquoi la souffrance au travail est devenue une urgence à penser, son analyse étant moins une analyse politique du travail qu’une analyse poétique ; b) parce que son travail de philosophe des sciences l’a amené à penser l’intersection entre science et technique, sans mépris pour la rationalité ni exaltation de l’imagination, ses analyses consacrées au rationalisme appliqué peuvent faire comprendre, sans suspicion d’irrationnalisme, ce qui se perd dans la compréhension du travail lorsqu’on y privilégie la rationalisation aux dépends de l’imagination ; c) parce que Bachelard est un penseur des métiers de « haute cosmicité » (le forgeron, le potier, le pétrisseur, etc.), nullement nostalgique des « métiers d’antan » mais qui contraste avec le métier conçu du point de vue des ingénieurs, il convoque une analyse du métier non tronquée dans ce qu’elle suppose de prise en compte du rapport à soi, aux autres et aux matières qui peut, à sa façon, servir d’étalon de mesure pour évaluer des analyses et des mises en œuvre du travail amputées en leur poétique ; d) parce qu’enfin son attention à l’imagination matérielle replace au centre l’attention aux matières, dans leur dimension poétique, les rendant irréductibles à de simples matériaux manipulables indifféremment, il redonne au travail sa portée d’articulation de l’humain avec la nature, que retrouve aujourd’hui la préoccupation engagée dans la transition écologique."
-Jean-Philippe Pierron, "Travail, matière et imagination Pour une analyse bachelardienne de la praxis laborante", Éthique, politique, religions, 2018 – 2, n° 13. Imaginaire et praxis. Autour de Gaston Bachelard, pp.147-167: https://classiques-garnier.com/ethique-politique-religions-2018-2-n-13-imaginaire-et-praxis-autour-de-gaston-bachelard-travail-matiere-et-imagination.html?displaymode=full#footnote-057-backlink