"Si la crise écologique est une crise de la présence du vivant parmi les vivants, le sentir esthétique activé dans le toucher ne peut-il pas être un soin apporté à cette qualité de présence, nouant des histoires et une existence qui prend sol ? On fait l'hypothèse que c'est en mobilisant des expériences sensibles et poétiques, l'onirisme des travailleurs et de la main au travail, que l'on pourra soutenir une écologie non seulement de réparation, mais de fondation. Cette dernière renouvellerait la relation entretenue avec soi, les autres et la nature et serait une ressource pour penser une esthétique et une éthique du tact." (p.14)
"La vieille étymologie ars [...] reconnaissait l'existence d'une forme de présence sensible et attentionnée engagée dans "l'art et la manière"." (p.14)
"N'est-ce pas en raison, non de l'activité humaine en général comme le suggère le concept d'anthropocène, mais sous le double effet du naturalisme faisant de la nature notre Autre et de la forme capitaliste de la production enrôlant forces naturelles et humaines, qu'épuisement des hommes et de la Terre sont concomitants ?" (p.15)
"La rationalité instrumentale [...] est soucieuse de vitesse, d'efficacité, de comparable, de maîtrise de l'aléa et du contrôle. Mais, petit à petit, elle réduit les gestes de travail à une production prescrite et normée, épuisant les ressources naturelles en même temps qu'elle épuise les psychismes des laborants ramenés au rang d'exécutants." (p.18)
"Au travail, le je est en travail." (p.18)
"On peut regarder avec tact, et non dans l'impudeur de l'œil moins voyant que voyeur. Valoriser le toucher, et avec lui la dialectique touchant/touché, c'est inviter à penser notre modalité de présence au monde en rompant avec le prestige du visuel qui distancie et qui, de façon panoramique, nous présente le monde comme une réalité hors de nous. Il y a une pulsion du voir pour savoir, pour pouvoir, qui encourage la domination d'un regard mettant le monde en perspective. Il le met à distance, le "tient à distance" jusqu'à être distant, pour mieux le maîtriser et ne pas s'en trouver affecté. Cette pulsion scopique est relayée aujourd'hui par toutes les techniques de l'imagerie, par le prestige de la traduction-trahison des écrans, des scanners et des moniteurs en tous genres et par le contrôle du regard. Ceci, qu'il s'agisse de la télésurveillance des récoltes ou des forêts par satellites ; de la vidéo surveillance urbaine ou de l'imagerie médicale. Petit à petit, cela encourage à vivre le monde à distance. L'hyperthropie du regard qui prend -la nouvelle culture de l'extraction de données ou big data-, s'étend aux dépens d'un vécu du monde polysensoriel et sensible. Pour sa part, le toucher se situe au plus près de ces connivences qui font que nos connaissances sont des connaissances par corps dans l'immédiateté du toucher." (p.22)
"Toucher et se laisser par la nature dans la douceur des matières molles ou l'énergique ténacité des matières résistances, c'est être convoqué dans sa présence de vivant, sa subjectivité et ses capacités de réplique sensible aux textures du monde." (p.23)
" [Au contraire d'Aristote] Anaxagore [...] faisait de la main la raison de l'intelligence." (p.31)
"Le geste technique active un savoir des relations, un art d'entrée en matière par des manières.
[...] Ce que sait la main, elle se sent dans un savoir d'avant les mots, au point de contact où, avant la distinction du sujet et de l'objet, une rencontre a lieu. Ce sera la main du graveur entamant au burin une plaque de cuivre dans l'agressivité contenue de son tracé ; la main de l'infirmière qui saisit en nuances la peau qu'elle cherche à piquer pour soigner ; la connivence des mains de la fleuriste qui sait la résistance diverses des tiges de fleurs qu'elle assemble." (p.32-33)
" [La peau] est offerte au toucher du monde qui est une forme de co-naissance avec lui." (p.34)
"Pour penser ce processus d'individuation, Bachelard emprunte à Eugène Minkowski le concept de "retentissement" qu'il distinguera de celui de "résonance" affective. Cette dernière procède, quant à elle, par association d'images venues du passé. Dans le retentissement, l'image produit une véritable promotion de notre être, via un élan d'expression." (p.37)
"Une phénoménologie du geste de travail aux prises et en prise avec la matière pourrait être menée pour tous les gestes [...] La gravure par exemple, dans son geste, ne relève ni d'un empirisme plat qui ne voit dans les matières que l'occasion d'impressions, ni de l'idéalisation romantique qui oppose la matière à l'esprit comme l'extériorité à l'intériorité. Le matérialisme poétique de Bachelard la décrit comme la relation active qui coémerge entre le sujet et le monde. Elle ne relève pas d'un manuel de savoir-faire qui décrirait la procédure formelle d'un dispositif à appliquer [...] La matière ferme du cuivre qui résiste au graveur suscite des gestes, des prises, des attaques. Ces multiples façons d'engagements corporels font des gestes humains des gestes, non seulement habiles, mais des gestes habités. Nous avons osé les nommer affectueux, en tant qu'ils résonnent et activent de multiples affects. Au point de contact de la pointe ou du burin et de la matière s'engage, avec tact, toute une créativité et un jeu [...] Elle fait du geste non l'application mécanique d'une méthode, même s'il la suppose, mais l'activation irremplaçable et insubstituable d'une créativité qui, dans la résistance de la matière, rend possible une véritable co-naissance." (pp.44-45)
"La domination de la rationalité instrumentale encourage et soutient des manières d'éducation qui sont essentiellement de l'ordre de relations d'extériorité et d'objectivation. La valorisation des évaluations analytiques des compétences via QCM plutôt que les narrations, l'intrusion du numérique en éducation au risque de l'atteinte portée à l'attention, la valorisation d'une relation optique au monde, via les écrans, qui le met à distance aux dépens d'une polysensorialité, l'encouragement via la figure de l'homo economicus de l'idée d'individu sans affects mais calculateur plutôt que la reconnaissance du "être touché" comme capacité à se lier affectivement et en confiance aux autres, la réduction du corps en forme par ce que Bernard Lahire nomme un "corps scolaire" immobile, silencieux et docile délaissant les arts du toucher et le travail manuel à l'école, ont pour effet une anesthésie des potentialités [...]
Nous pensions paresseusement qu'il s'agissait là de compétences spontanées. Or, il s'agit d'apprendre à être touché et de l'identifier comme capacité et non comme "bonne nature"." (p.52)
"Défi politique enfin que de résister à cette culture morbide qui exige de tout contrôler par la mesure, les indicateurs, les normes et les procédures, dans la peur de l'événement et de la surprise. [...]
[Cette politique] ferait sens [...] des vulnérabilités reconnues non comme des tares mais comme des ouvertures aux relations." (p.54)
-Jean-Philippe Pierron, Éloge de la main. Comment le toucher soigne notre présence au monde, aux autres et à nous-mêmes, Arkhé, 2023, 58 pages.
"La vieille étymologie ars [...] reconnaissait l'existence d'une forme de présence sensible et attentionnée engagée dans "l'art et la manière"." (p.14)
"N'est-ce pas en raison, non de l'activité humaine en général comme le suggère le concept d'anthropocène, mais sous le double effet du naturalisme faisant de la nature notre Autre et de la forme capitaliste de la production enrôlant forces naturelles et humaines, qu'épuisement des hommes et de la Terre sont concomitants ?" (p.15)
"La rationalité instrumentale [...] est soucieuse de vitesse, d'efficacité, de comparable, de maîtrise de l'aléa et du contrôle. Mais, petit à petit, elle réduit les gestes de travail à une production prescrite et normée, épuisant les ressources naturelles en même temps qu'elle épuise les psychismes des laborants ramenés au rang d'exécutants." (p.18)
"Au travail, le je est en travail." (p.18)
"On peut regarder avec tact, et non dans l'impudeur de l'œil moins voyant que voyeur. Valoriser le toucher, et avec lui la dialectique touchant/touché, c'est inviter à penser notre modalité de présence au monde en rompant avec le prestige du visuel qui distancie et qui, de façon panoramique, nous présente le monde comme une réalité hors de nous. Il y a une pulsion du voir pour savoir, pour pouvoir, qui encourage la domination d'un regard mettant le monde en perspective. Il le met à distance, le "tient à distance" jusqu'à être distant, pour mieux le maîtriser et ne pas s'en trouver affecté. Cette pulsion scopique est relayée aujourd'hui par toutes les techniques de l'imagerie, par le prestige de la traduction-trahison des écrans, des scanners et des moniteurs en tous genres et par le contrôle du regard. Ceci, qu'il s'agisse de la télésurveillance des récoltes ou des forêts par satellites ; de la vidéo surveillance urbaine ou de l'imagerie médicale. Petit à petit, cela encourage à vivre le monde à distance. L'hyperthropie du regard qui prend -la nouvelle culture de l'extraction de données ou big data-, s'étend aux dépens d'un vécu du monde polysensoriel et sensible. Pour sa part, le toucher se situe au plus près de ces connivences qui font que nos connaissances sont des connaissances par corps dans l'immédiateté du toucher." (p.22)
"Toucher et se laisser par la nature dans la douceur des matières molles ou l'énergique ténacité des matières résistances, c'est être convoqué dans sa présence de vivant, sa subjectivité et ses capacités de réplique sensible aux textures du monde." (p.23)
" [Au contraire d'Aristote] Anaxagore [...] faisait de la main la raison de l'intelligence." (p.31)
"Le geste technique active un savoir des relations, un art d'entrée en matière par des manières.
[...] Ce que sait la main, elle se sent dans un savoir d'avant les mots, au point de contact où, avant la distinction du sujet et de l'objet, une rencontre a lieu. Ce sera la main du graveur entamant au burin une plaque de cuivre dans l'agressivité contenue de son tracé ; la main de l'infirmière qui saisit en nuances la peau qu'elle cherche à piquer pour soigner ; la connivence des mains de la fleuriste qui sait la résistance diverses des tiges de fleurs qu'elle assemble." (p.32-33)
" [La peau] est offerte au toucher du monde qui est une forme de co-naissance avec lui." (p.34)
"Pour penser ce processus d'individuation, Bachelard emprunte à Eugène Minkowski le concept de "retentissement" qu'il distinguera de celui de "résonance" affective. Cette dernière procède, quant à elle, par association d'images venues du passé. Dans le retentissement, l'image produit une véritable promotion de notre être, via un élan d'expression." (p.37)
"Une phénoménologie du geste de travail aux prises et en prise avec la matière pourrait être menée pour tous les gestes [...] La gravure par exemple, dans son geste, ne relève ni d'un empirisme plat qui ne voit dans les matières que l'occasion d'impressions, ni de l'idéalisation romantique qui oppose la matière à l'esprit comme l'extériorité à l'intériorité. Le matérialisme poétique de Bachelard la décrit comme la relation active qui coémerge entre le sujet et le monde. Elle ne relève pas d'un manuel de savoir-faire qui décrirait la procédure formelle d'un dispositif à appliquer [...] La matière ferme du cuivre qui résiste au graveur suscite des gestes, des prises, des attaques. Ces multiples façons d'engagements corporels font des gestes humains des gestes, non seulement habiles, mais des gestes habités. Nous avons osé les nommer affectueux, en tant qu'ils résonnent et activent de multiples affects. Au point de contact de la pointe ou du burin et de la matière s'engage, avec tact, toute une créativité et un jeu [...] Elle fait du geste non l'application mécanique d'une méthode, même s'il la suppose, mais l'activation irremplaçable et insubstituable d'une créativité qui, dans la résistance de la matière, rend possible une véritable co-naissance." (pp.44-45)
"La domination de la rationalité instrumentale encourage et soutient des manières d'éducation qui sont essentiellement de l'ordre de relations d'extériorité et d'objectivation. La valorisation des évaluations analytiques des compétences via QCM plutôt que les narrations, l'intrusion du numérique en éducation au risque de l'atteinte portée à l'attention, la valorisation d'une relation optique au monde, via les écrans, qui le met à distance aux dépens d'une polysensorialité, l'encouragement via la figure de l'homo economicus de l'idée d'individu sans affects mais calculateur plutôt que la reconnaissance du "être touché" comme capacité à se lier affectivement et en confiance aux autres, la réduction du corps en forme par ce que Bernard Lahire nomme un "corps scolaire" immobile, silencieux et docile délaissant les arts du toucher et le travail manuel à l'école, ont pour effet une anesthésie des potentialités [...]
Nous pensions paresseusement qu'il s'agissait là de compétences spontanées. Or, il s'agit d'apprendre à être touché et de l'identifier comme capacité et non comme "bonne nature"." (p.52)
"Défi politique enfin que de résister à cette culture morbide qui exige de tout contrôler par la mesure, les indicateurs, les normes et les procédures, dans la peur de l'événement et de la surprise. [...]
[Cette politique] ferait sens [...] des vulnérabilités reconnues non comme des tares mais comme des ouvertures aux relations." (p.54)
-Jean-Philippe Pierron, Éloge de la main. Comment le toucher soigne notre présence au monde, aux autres et à nous-mêmes, Arkhé, 2023, 58 pages.