"Bien des professions sont organisées en communautés de métiers, qu’on appelle aussi parfois « corporations* ». Ce sont des organisations professionnelles, plus ou moins étroites, instituées en corps : elles disposent de statuts écrits, sont administrées par des jurés (d’où le nom de jurandes*) ou des syndics* élus par l’assemblée de la communauté, composée des seuls maîtres (les patrons artisans ou boutiquiers). Elles gèrent un budget alimenté par des cotisations et peuvent posséder des biens. Elles disposent d’une personnalité juridique qui leur permet de soutenir des actions en justice, ce dont elles se privent rarement pour soutenir leurs droits et leurs privilèges face à toutes sortes de concurrents. Le prestige attaché à chaque métier, mais aussi la hiérarchie des fortunes, déterminent la considération sociale portée à chaque communauté, sensible dans l’organisation très précise des processions urbaines. Enfin, cette organisation est d’abord le fait des grandes villes : plus de cinquante coexistent à Montpellier quand il n’y en a que deux à Limoux !
Si elles existent dans tout le royaume, leur fief traditionnel coïncide avec les villes textiles d’un grand Bassin parisien, où l’on retrouve Rouen, Amiens, Beauvais, Reims, Lille.
Le rôle des corporations est d’une part de réglementer l’accès au métier en définissant les conditions de l’apprentissage* et les modes d’accession à la maîtrise, c’est-à-dire de s’assurer d’un bon niveau de qualification ; et d’autre part de veiller au monopole du travail et de définir et faire appliquer une discipline de fabrication, nécessaire au maintien de normes de qualité constantes susceptibles de donner confiance aux consommateurs. Il s’agit à la fois de limiter la concurrence entre maîtres d’un même corps et de défendre son monopole collectif contre le métier voisin : on voit ainsi les tailleurs et les fripiers se surveiller, les imprimeurs-libraires et les graveurs d’estampes s’opposer. Pour veiller au respect des statuts, les jurés ont un droit d’inspection dans les boutiques ou les ateliers. Ils s’opposent aussi aux travailleurs non corporés et d’une façon générale à toutes les formes concurrentes d’organisation du travail et aux productions non réglementées.
Dans la seconde moitié du XVIII siècle, les partisans de l’économie politique libérale comme le ministre Turgot* dénoncent les communautés de métiers comme un frein à l’innovation industrielle et à l’expansion économique, et stigmatisent les innombrables procès dans lesquels elles sont engagées. Mais la réforme de 1776, qui entend supprimer totalement les corporations, est un échec : celles-ci sont rétablies, dans une forme beaucoup plus contrôlée par la monarchie.
Les corporations sont en fait capables d’assouplir leurs règles et leurs pratiques pour répondre à la demande des marchés. À Paris et dans bien des villes, les maîtres de métiers savent pratiquer une division du travail qui les associe aux « ouvriers indépendants ». Les chambrelans*, qui résident dans les faubourgs ou dans les enclaves urbaines « libres » où la juridiction des communautés ne s’exerce pas, sont stigmatisés comme de « faux ouvriers », mais ils sont en fait souvent les sous-traitants officieux des artisans corporés.
Les communautés* de métiers sont placées sous le contrôle des maîtres, des patrons d’ateliers et de boutiques. Les compagnons*, membres passifs de la communauté, jouent les seconds rôles. Les règlements doivent normalement sanctionner l’acquisition d’un savoir-faire professionnel, à travers l’étape de l’apprentissage, puis l’état de compagnon (les durées sont variables selon les métiers). L’aspirant à la maîtrise, une fois réalisé un « chef-d’œuvre » apprécié par les jurés (ou une fois achetées ses lettres de maîtrise), est théoriquement en mesure de s’établir à son tour. Dans tous les cas, les droits de réception et d’enregistrement exigés pour la réception à la maîtrise sont prohibitifs pour nombre de compagnons, tandis que les fils de maître paient moins cher. Le blocage du système, maintenant les compagnons dans le salariat, est à l’origine de fortes tensions sociales dans les villes du XVIII siècle. [...]
Les maîtres de métiers jouissent, avec des nuances, d’une petite aisance qui les place parmi les couches moyennes de la ville. Propriétaires de leur atelier ou de leur boutique, parfois de la maison qui l’abrite, ils possèdent souvent un peu de terre dans le voisinage. Ils sont en général pourvus d’une instruction élémentaire (lire et compter) et deviennent de petits notables dans leur quartier. Leur réussite se traduit par leur entrée dans le monde des rentiers et par l’ascension sociale des fils."
"La couche supérieure du salariat est composée par les compagnons des meilleurs métiers, les ouvriers des manufactures* n’étant alors qu’en nombre réduit (quelques dizaines de milliers à la fin du XVIII siècle). Leur qualification leur assure un bon niveau de salaire et se traduit souvent par une assez bonne alphabétisation. Certains cherchent d’ailleurs à s’organiser autour de leur confrérie*, dans un compagnonnage, malgré les interdits, pour résister aux maîtres qui contrôlent la communauté et pour se porter assistance en cas de maladie ou de chômage.
Autre groupe de salariés caractéristique de la société urbaine, les domestiques qui se pressent pour servir. Dans les riches intérieurs domine la domesticité mâle, alors que les modestes bourgeois, les maîtres d’atelier accueillent surtout de jeunes servantes venues des campagnes afin de se constituer une dot. La domesticité représente entre 5 et 10 % de la population urbaine totale : 4 % à Lyon en 1790, mais 9,8 % à Angers en 1769. Leur sort est en général plus enviable que celui des ouvriers, mais les contrastes existent là encore."
"Les travailleurs sans qualification, hommes de peine, gagne-deniers, petits métiers divers (portefaix*, manouvriers, crieurs de rue…), constituent la majorité de la population urbaine salariée. Ils incarnent sa couche inférieure, celle qui précède la mendicité. Parmi eux, les migrants sont en grand nombre qui s’insèrent plus ou moins bien sur le marché du travail urbain. Les archives judiciaires et hospitalières soulignent les conséquences de leur fragilité face aux aléas de la vie et aux accidents de la conjoncture. Le nombre des nécessiteux permanents est d’ailleurs rarement négligeable dans les grandes villes. À Lille, ville textile, ils représentent un tiers des 60 000 habitants en 1750. À Aix en Provence, siège de parlement et ville administrative, on compte au XVIII siècle 20 % d’assistés, sous une forme ou une autre parmi la population totale. Selon la conjoncture et la définition que l’on retient de la pauvreté, incluant ou non les travailleurs pauvres, les « pauvres » peuvent représenter jusqu’aux 2/3 de la population urbaine. En cas de crise, l’afflux des errants venus du monde rural vient encore augmenter leur nombre.
Enfin, pour se défaire de l’image des villes contemporaines, il faut accorder une place aux agriculteurs (vignerons, maraîchers, journaliers) présents dans les zones périphériques des villes, mais de moins en moins nombreux au fur et à mesure qu’augmente la taille des villes. Si l’on excepte cette dernière catégorie de population, l’essentiel des salariés urbains se caractérise donc clairement par son exclusion de la propriété foncière et de la propriété des moyens de production, par sa faible richesse mobilière, par sa sensibilité aux aléas de la conjoncture et ses maigres espoirs d’ascension sociale."
-Vincent Milliot & Philippe Minard, La France d'Ancien régime, Armand Colin, 2018.
« Cette armée de domestiques inutiles, et faits uniquement pour la parade, est bien la masse de corruption la plus dangereuse qui pût entrer dans une ville où les débordements sans nombre qui en naissent, et qui ne vont qu’en s’accroissant, menacent d’apporter tôt ou tard quelque désastre presque inévitable.
On croit l’État très puissant quand on envisage cette foule d’individus qui peuplent les quais, les rues, les carrefours, mais que d’hommes avilis ! Quand on en voit un groupe dans une antichambre, il faut songer qu’il s’est formé un vide dans la province, et que cette population florissante de Paris forme de vastes déserts dans le reste de la monarchie (…)
Il est bien incroyable que l’on n’ait point encore assujetti à une forte taxe ce nombreux domestique enlevé à l’agriculture, qui propage la corruption et sert au luxe le plus inutile et le plus monstrueux ».
-Louis-Sébastien Mercier, « Domestiques. Laquais », Le Tableau de Paris, introduction et choix de textes par Jeffry Kaplow, Paris, Maspéro/La Découverte, 1979, p. 160-161.