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    Maria Lugones et la colonialité du genre

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Maria Lugones et la colonialité du genre Empty Maria Lugones et la colonialité du genre

    Message par Johnathan R. Razorback Dim 9 Avr - 13:20

    https://fr.wikipedia.org/wiki/Colonialit%C3%A9_du_genre

    "Les féministes de couleur [Women of Color feminists]ii ont bien montré ce qui apparaît en termes de domination et d'exploitation violentes, dès lors que l’on centre la perspective épistémologique sur l'intersection de ces catégories. Mais il semble que cela n’ait pas suffit à susciter chez ces hommes qui ont été eux-mêmes victimes de domination et d'exploitation violentes, la moindre reconnaissance de leur complicité ou collaboration avec la domination violente des femmes de couleur. En particulier, la théorisation de la domination globale se poursuit comme s’il n’y avait aucune nécessité de reconnaître et de résister à ce genre de trahisons ou de collaborations. [...]

    L'autre cadre conceptuel est celui qu’Aníbal Quijano a introduit et qui se situe au coeur de son travail : celui de la colonialité du pouvoir. Le rapprochement de ces deux courants d’analyse me permet d’arriver à ce que j’appelle provisoirement « le système de genre moderne/colonial ». [...]

    Mon intention est de fournir une manière de comprendre, de lire, de percevoir notre allégeance à ce système de genre. Nous devons nous mettre en situation de nous appeler mutuellement à le rejeter, en même temps que nous transformons les rapports communaux."

    "Il est important, pour commencer à percevoir la portée de la colonialité du pouvoir, de noter que le travail salarié a été réservé presque exclusivement aux Européens blancs. La division du travail est aussi totalement « racialisée » qu’elle est géographiquement différenciée. Nous voyons ici apparaître la colonialité du travail comme un entrecroisement total du travail et de la « race »."

    "Les nécessités cognitives du capitalisme, la naturalisation des identités et des rapports de colonialité, ainsi que la répartition géoculturelle du pouvoir capitaliste mondial, ont guidé la production de cette manière de connaître. Les nécessités cognitives du capitalisme incluent « la mesure, la quantification, l'externalisation (ou l'objectivation/réification) de ce qui est connaissable par rapport au sujet qui connaît, afin de contrôler les rapports entre les personnes et la nature, et entre les personnes elles-mêmes par rapport à la nature, en particulier par rapport à la propriété des moyens production ». Cette façon d’accéder à la connaissance a été imposée à l’ensemble du monde capitaliste comme la seule rationalité valable et comme emblématique de la modernité."

    "Les assignations révèlent que ce qui est compris comme étant le sexe biologique, est socialement construit. À la fin du dix-neuvième siècle et jusqu’à la Première Guerre mondiale, la fonction reproductive était considérée comme la caractéristique essentielle d’une femme. La présence ou l'absence d'ovaires était le critère ultime du sexe. Toutefois, un grand nombre de facteurs peuvent entrer en ligne de compte pour « établir le sexe ‘officiel’ de quelqu’un : les chromosomes, les gonades, la morphologie externe, la morphologie interne, les schémas hormonaux, le phénotype, le sexe attribué, le sexe auto-identifié. ». À l'heure actuelle, les chromosomes et les organes génitaux entrent dans le processus d’assignation, mais d'une façon qui révèle que la biologie est largement interprétée et elle-même construite chirurgicalement. [...]

    "Les individus intersexués sont fréquemment rendus mâles ou femelles par voie chirurgicale et hormonale. Ces facteurs sont pris en compte dans les affaires judiciaires impliquant le droit de modifier la désignation du sexe sur les documents officiels, la capacité de porter plainte pour discrimination fondée sur le sexe dans l'emploi ou le droit de se marier. Greenberg fait état de la complexité et de la variété des décisions en matière d’assignation sexuelle pour chaque cas. La loi ne reconnaît pas de statut intersexuel. Bien que la loi autorise l’auto-identification de son sexe dans certains documents, « dans la plupart des cas, les institutions juridiques continuent de fonder l’assignation du sexe sur les hypothèses traditionnelles selon lesquelles le sexe est binaire et peut être facilement déterminé en analysant des facteurs biologiques »."

    "Les peurs sexuelles des colonisateurs les ont amenés à imaginer les peuples autochtones des Amériques comme des hermaphrodites ou des intersexués, avec d’énormes pénis et des seins débordant de lait. Mais comme le montrent clairement Allen et d’autres, les individus intersexués étaient reconnus dans de nombreuses sociétés tribales avant la colonisation, sans être assimilés à la binarité sexuelle. Il est important de considérer les changements que la colonisation a amenés afin de comprendre la portée de l'organisation du sexe et du genre sous le colonialisme et dans le capitalisme mondial Eurocentré. Si ce dernier n'a reconnu le dimorphisme sexuel que chez les hommes et les femmes blanc-he-s bourgeois-es, il ne s'ensuit certainement pas que la division sexuelle repose sur la biologie. Les corrections cosmétiques et substantielles apportées à la biologie montrent très clairement que le « genre » est antérieur aux traits « biologiques » et leur donne leur signification. La naturalisation des différences sexuelles est un autre produit de l'usage moderne de la science, que Quijano pointe pour le cas de la « race ». Il est important d’observer que toutes les traditions ne corrigent pas, ni ne normalisent, les personnes intersexuées. Ainsi, de même que pour d'autres caractéristiques présupposées, il convient de s'interroger sur la manière dont le dimorphisme sexuel a servi et sert la domination/exploitation capitaliste globale Eurocentrée."

    "Oyéronké Oyewùmí nous montre que le système sexuel oppressif qui fut imposé à la société Yoruba fit bien plus que transformer l’organisation de la reproduction. Son argument nous montre que la portée du système de genre imposé par le colonialisme englobe la subordination des femelles dans tous les aspects de la vie. [...]
    Paula Gunn Allen affirme que de nombreuses tribus amérindiennes [Native American] étaient matriarcales, reconnaissaient plus de deux genres, une possibilité de « troisième » genre et l'homosexualité de manière positive et comprenaient le genre en termes égalitaires plutôt que dans ceux de la subordination que le capitalisme Eurocentré leur imposa."

    "Le colonisateur blanc a construit une force puissante à l’intérieur des communautés en cooptant les hommes colonisés dans des rôles patriarcaux. Gunn Allen détaille les transformations des gynocraties Iroquoise et Cherokee et le rôle des hommes indiens dans le passage au patriarcat. Les Britanniques ont emmené des hommes Cherokee en Angleterre et leur ont donné une éducation à la mode anglaise. Ces hommes ont joué un rôle à l'époque de la loi sur la déportation des Indiens."

    "Michael J. Horswell (2003) commente utilement l'utilisation de l'expression « troisième genre ». Il dit que le troisième genre ne signifie pas qu'il y ait trois genres. C'est plutôt une façon de rompre avec la bipolarité du sexe et du genre. Le ‘tiers’ est emblématique d'autres combinaisons possibles que celles issues du dimorphique. Le terme « berdache » est parfois utilisé pour désigner le « troisième genre ». Horswell nous dit que les berdaches mâles ont été documentés dans près de cent cinquante sociétés nord-américaines et les berdaches femelles dans au moins la moitié de ces cent cinquante groupes. Il fait également remarquer que la sodomie, y compris la sodomie rituelle, a été enregistrée dans les sociétés andines et dans de nombreuses autres sociétés autochtones des Amériques. Les Nahua et les Maya réservaient également un rôle à la sodomie ritualisée [...] Il est intéressant de noter que Sigal (2003) nous dit que les Espagnols considéraient la sodomie comme un péché, mais que la loi espagnole condamnait le partenaire actif de la sodomie à une sanction pénale, pas le passif. Dans la culture populaire espagnole, la sodomie fut racialisée en liant la pratique aux Maures et à mesure que le partenaire passif commençait à être condamné, car considéré comme équivalent à un Maure. [...]
    L’hétérosexualité n’est pas seulement biologisée de manière fictive, elle est également obligatoire et imprègne l’ensemble de la colonialité du genre, dans le sens renouvelé, plus vaste, que nous lui avons donné. En ce sens, le capitalisme global Eurocentré est hétérosexualiste."

    "Comprendre la place du genre dans les sociétés précoloniales est également essentiel pour mesurer l'étendue et l'importance du système du genre dans la désintégration des relations communales, des relations égalitaires, de la pensée rituelle, de la prise de décision collective, de l'autorité collective et des économies. Et ainsi, comprendre à quel point l’imposition de ce système de genre était aussi constitutive de la colonialité du pouvoir, que la colonialité du pouvoir le constituait. La logique de la relation entre les deux est celle d’une constitution mutuelle."

    "Au cours du développement des féminismes du XXe siècle, le lien entre le genre, la classe et l’hétérosexualité conçue comme racialisée n’a pas été explicité. Ce féminisme fondait sa lutte et ses façons de produire connaissance et théorie, sur l’opposition à une caractérisation de la femme comme être fragile, faible de corps et d'esprit, isolée dans la sphère privée et sexuellement passive. Mais cela n'a pas amené à prendre conscience que ces caractéristiques ne construisaient que la féminité bourgeoise blanche. En effet, en partant de cette caractérisation, les féministes bourgeoises blanches théorisèrent la féminité blanche comme si toutes les femmes étaient blanches.

    Dans l’histoire de ce féminisme, seules les femmes bourgeoises blanches ont vraiment compté comme femmes, au sens Occidental. Les femelles exclues de cette description n'étaient pas simplement leurs subordonnées. Elles étaient également considérées comme des animaux, dans un sens allant au-delà de l'identification des femmes blanches à la nature, aux nourrissons et aux petits animaux. Elles ont été comprises comme des animaux au sens profond de « sans genre », sexuellement marquées en tant que femelles, mais sans les caractéristiques de la féminité. Les femmes racialisées comme inférieures furent transformées d’animales en diverses versions de « femmes », variant au gré des processus du capitalisme mondial Eurocentré."

    "Historiquement, la caractérisation des femmes blanches Européennes comme fragiles et sexuellement passives les opposait aux femmes colonisées non blanches, y compris les femmes esclaves, qui étaient décrites suivant tout un éventail d'agressivité sexuelle et de perversion, comme assez fortes pour effectuer n’importe quel type de travail."

    "Dans Imperial Leather, Anne McClintock (1995), en nous racontant que Colomb décrivait la terre comme une poitrine de femme, évoque la « longue tradition du voyage masculin comme érotique du rapt » [...]
    McClintock décrit la scène coloniale représentée dans un dessin (daté de 1575 environ) dans lequel Jan Van der Straet « décrit la ‘découverte’ de l'Amérique comme une rencontre érotisée entre un homme et une femme »."
    -María Lugones, « La colonialité du genre », Les cahiers du CEDREF [En ligne], 23 | 2019, mis en ligne le 03 décembre 2019, consulté le 08 avril 2023. URL : http://journals.openedition.org/cedref/1196 ; DOI : https://doi.org/10.4000/cedref.1196




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