"Femmes et hommes vivent à la ville dans « un type de relations bien particulières, entre ségrégation et indifférenciation, (à la fois) ensemble et séparés » (Goffman, 1973). C’est cette habitude de considérer comme la norme cette vie ensemble et séparés des deux sexes, dans un état de pseudo-coprésence, qui brouille sans doute (ou brouilla si longtemps) le regard du géographe."
"Dans ces espaces s’effectue une bonne part du travail domestique, surtout féminin et gratuit. Les tâches non rémunérées qui s’y accomplissent relèveraient, pour les femmes, du don de leur temps, de leur travail, du don de soi en somme [...] Soit, pour l’ordre patriarcal et masculin, une manière d’exploiter les femmes avec leur consentement, souvent même avec leur satisfaction exprimée, leur sentiment du devoir accompli et du bonheur conquis."
"Incontestable idéologie urbaine, très présente dans l’esprit des femmes que nous avons interrogées. Cette idéologie valorise les espaces à la fois beaux (esthétique architecturale et urbanistique, qualité paysagère), calmes, propres, aérés et dégagés, piétonniers, aisément accessibles, exempts d’une affluence excessive, mais néanmoins animés, fluides, paisibles et rassurants, dépourvus de toute ambiance agressive, ouverts et dotés de verdure, d’arbres et de fleurs."
"Rares sont en effet, dans nos entretiens, les mentions du nord de la ville. Au total, j’en recense seulement 23 (sur un total de 333), toutes négatives à quatre près ! Le quartier fluvial de Bacalan, qui prolonge les Chartrons au-delà des bassins à flots, revient le plus souvent, soit à 13 reprises et 10 fois de manière très négative dans ces enquêtes. Le quartier du Lac et de la cité HLM des Aubiers n’est signalé que 9 fois par nos interlocutrices qui le considèrent toutes (sauf une pour le Lac) comme un lieu redouté ou, au mieux, sans intérêt pour elles. Quant à la cité du Grand Parc, elle ne suscite pas plus de curiosité de la part des femmes qui l’ignorent à peu près complètement, à l’exception de l’une d’entre elles qui la déteste.
Au total, le nord de Bordeaux n’existe pratiquement pas pour les femmes qui n’y résident pas. Cette occultation de la ville nouvelle (lancée par la municipalité Chaban-Delmas à partir des années 1960) ne manque pas de surprendre. Bien sûr, son caractère très populaire, la présence de nombreux immigrés dans ses HLM, la mauvaise réputation véhiculée par les médias, les rumeurs, le fait qu’elle soit encombrée d’innombrables espaces mal agencés d’activités industrielles, artisanales et commerciales, peut expliquer ce silence et ces jugements négatifs. Mais d’autres facteurs militent pourtant en faveur de son repérage positif. Elle regorge d’espaces de loisirs : Casino et Palais des Congrès, Foire d’exposition et espaces sportifs, vélodrome, Lac, réserves de nature, Roseraie et lieux de promenade, etc. Bien sûr il s’agit d’un espace incertain, peu territorialisé, d’accès malaisé et compliqué du fait de l’enchevêtrement des voiries de tous ordres qui le fragmentent en innombrables cellules. C’est une juxtaposition de « non-lieux » mêlant zones d’activités peu attirantes, terrains vagues et marécageux, échangeurs de rocade et d’autoroute, cités d’habitat social. Soit autant d’espaces représentés comme répulsifs, se glissant entre ses aires plus attrayantes, dédiées aux sports et aux loisirs."
"Cette description qui ressort de mes analyses évoque bien les traits d’un enfermement des femmes (auto enfermement, en partie ?) dans une sorte de cage urbaine, plus ou moins dorée ou rouillée selon leur milieu social, les aléas de leur vie, leurs capitaux sociaux et leurs ressources. La question du genre s’inscrit donc sans difficulté dans une théorie de la géographie sociale régie par les lois de la domination. À l’image des classes défavorisées qui acceptent leur position et leurs traitements sociaux d’infériorité parce qu’elles partagent une représentation dévalorisée mais opportuniste (gain d’avantages divers) de leur condition (idéologie au sens marxiste du terme), les femmes de notre échantillon s’accommodent d’une domination masculine (ou familiale ?) qui leur apporte des contreparties diverses : affection, reconnaissance et protection en particulier."
-Guy Di Méo, « Les femmes et la ville. Pour une géographie sociale du genre », Annales de géographie, 2012/2 (n° 684), p. 107-127. DOI : 10.3917/ag.684.0107. URL : https://www.cairn.info/revue-annales-de-geographie-2012-2-page-107.htm
"Dans l’écrasante majorité des cas, la naissance confère un sexe anatomique précis à chaque être humain : mâle ou femelle. Pourtant, il arrive qu’une indétermination subsiste. Cette incertitude est en général levée par les effets du mimétisme et de la production (ou constitution) sociale obstinée de chaque homme comme de chaque femme. Mais pourquoi, à vrai dire, parler d’indétermination ? Tout simplement parce qu’entre sexe biologique et identification à un « sexe social », soit le sentiment d’être par exemple une femme, de se vivre comme telle, il n’existe pas de correspondance automatique. Le décalage peut aller du simple malaise existentiel jusqu’au refus catégorique de son sexe biologique ou, tout au moins, des pratiques sexuelles et des comportements assignés par cette réalité biologique au nom de la nature. C’est dans cette ambiguïté relative et dans le tissu des rapports sociaux induits par ces classes obligatoires de sexe que surgit la notion de genre. Pour Christine Guionnet et Erik Neveu (2005), « la notion (scientifique) de genre s’est (justement) constituée contre la réduction des différences homme/femme au sexe, entendues comme (seule) différence anatomique ou biologique »."
"Le genre est bien un processus adaptatif traduisant le jeu permanent et complexe de rapports sociaux de sexe se déroulant dans des contextes culturels et historiques changeants, localisés et datés."
"De même qu’entre l’espace privé et l’espace public les formes spatiales de transition (impasse, immeuble, jardin, terres du domaine agricole, rue, quartier vécu d’appartenance et lieux des réseaux familiaux et amicaux…) fournissent nombre de cas intermédiaires, la bipartition sexuelle des humains masque d’innombrables variantes et gradations. Les situations de genre entrent dans des combinaisons bien plus compliquées que ne le suggère la vieille figure du partage simple et exclusif entre le masculin et le féminin. Bref, la sexualité et, par extension, le genre comportent plus de plasticité et de souplesse que ne l’indique la doxa. Les différenciations de l’espace géographique qui leur sont associées connaissent la même diversité."
"Chaque édifice identitaire personnel qui sécrète une variante de genre particulière dans un contexte spécifique de rapports sociaux et spatiaux. Il convient dès lors de considérer chaque variante du genre comme une forme sociale adaptative, relativement labile, s’apparentant à des interprétations plus ou moins contraintes par l’ancrage dans telle ou telle préférence sexuelle. Ces formes restent libres, susceptibles d’improvisations, de créativité culturelle et sociale, géographique même, au gré de l’inspiration des acteurs et des actrices du quotidien."
"L’espace de vie (Frémont et al., 1984) s’identifie pour chaque individu aux itinéraires et aux stations de ses pratiques spatiales. Espace d’usage, il se compose de lieux attractifs, de synapses, de nœuds autour desquels se cristallisent différents moments des existences individuelles : le logis, les cadre du travail et des loisirs, les espaces de promenade, de rencontre… L’espace de vie rend compte d’une expérience concrète, matérielle, physique et corporelle des lieux. En tant qu’étendue où se déplacent hommes et femmes, il n’échappe pas aux représentations qu’ils et qu’elles s’en font. Sur la base de ces pratiques spatiales et de leurs représentations, c’est l’espace vécu qui dessine le réseau intime des lieux et des territoires de chacun et de chacune. L’espace vécu affiche aussi des extensions et des débordements insoupçonnés, proliférant au gré des images, des idées, des souvenirs et des rêves, des représentations variées, des normes aussi auxquelles chacune et chacun se plie. Ainsi, l’espace vécu personnel se présente sous les traits d’un espace cohérent et global."
"Les opinions sur la ville des femmes de mon groupe d’enquêtes se traduisent par des expressions valorisant conjointement le beau (esthétique architecturale et urbanistique, qualité paysagère), le propre, l’ouvert et le clair, le calme, le paisible et le rassurant, mais aussi la verdure, le végétal, l’arboré… Au détriment du laid et du sale, du fermé et du sombre, de l’oppressant et de l’étouffant, de l’agité, de l’agressif et du violent, du minéral… Ainsi se constituent des binômes langagiers de représentations antagoniques qui s’érigent en systèmes de distinction des espaces, tantôt appréciés et attractifs, tantôt refusés et répulsifs. C’est entre ces deux catégories spatiales que se dressent des murs invisibles.
Dictées par cette idéologie, les représentations et les pratiques de l’espace urbain des femmes obéissent aussi à la combinaison d’effets de distance (versus proximité) et de centralité (polarités et attraction exercées par certains lieux dans l’espace urbain). Ces logiques justifient des interdits spatiaux à l’égard du distant et du périphérique, du marginal ; interdits que s’imposent elles-mêmes les femmes. Tout se passe comme si elles associaient le beau, le propre, le rassurant, le proche, l’accessible, l’efficace ; tout ce qui est central et regroupé dans un territoire limité, riche des ressources qu’elles convoitent. C’est sur la base de ce jeu de valeurs que les femmes rencontrées sélectionnent les espaces de leur ville pratiquée et vécue : la ville qu’elles se représentent de manière positive comme belle, propre, proche, attrayante, accessible, commode, sûre et protectrice."
"Les espaces que les femmes rejettent s’inscrivent dans les aires urbaines où fléchit, leur semble-t-il, le contrôle social, idéologique et politique imposé par le genre ; celui qu’exerce l’ordre masculin dominateur qui s’affiche protecteur. Or, cet ordre a besoin du justificatif de ces espaces soi-disant ‘dangereux’ pour faire démonstration de l’utilité sociale de son pouvoir. Ces espaces, qu’il contribue à disqualifier auprès des femmes, sont ceux où, derrière l’alibi évoqué du sale, du laid et du sombre, pointent en fait des lieux et des territoires à forte connotation sexuelle. Qu’il s’agisse de son affichage criard bien que contrôlé, autour de la Gare et de ses « quartiers de plaisirs » majoritairement réprouvés et évités par les femmes interrogées. Qu’il soit question de sa présence plus sournoise, plus invisible, mais redoutée comme une sourde menace, dans les zones isolées, d’accès malaisé et confus où l’inconnu, le marginal, l’étranger peut toujours se tapir (Mériadeck par exemple, à Bordeaux). Qu’il s’agisse, au contraire, d’endroits où le sexe est simplement suggéré, de façon plus discrète, à travers le prisme du corps et du « regard qui déshabille » de ces hommes jeunes, provocateurs et réputés dangereux des cités du nord de la ville ou du vieux quartier Saint-Michel. Ici, ne se trouve-t-on pas à l’intersection des rapports de sexe et des rapports de race (au sens anglophone), dans une figure de stigmatisation et d’exclusion plus ou moins inconsciente de ces « jeunes racisés » (Guénif-Souilamas et Macé, 2004) ? En tout cas, dans ces territoires bornés par des murs invisibles, pour une majorité des femmes interrogées, la sexuation masculine de l’espace, le fait qu’elle risque d’échapper au contrôle social devient facteur d’angoisse.
Cette situation des femmes reflète bien leur contrôle, dans la ville, par un ordre politique, économique et géographique implicite qui, d’une certaine façon, les contraint, mais aussi qu’elles cautionnent et consolident, quand elles ne volent pas à son secours. Ordre qui les canalise dans les espaces et les réseaux, sur les circuits urbains les plus efficaces et les plus sûrs, ramenés bien entendu à leur rang social. Notons que ces espaces urbains territorialisés qu’elles recherchent et qu’elles fréquentent sont aussi ceux où elles peuvent exposer sans risque, paisiblement, leur corps érotisé par ses parures et par ses postures. Ce sont les lieux où elles exercent librement leur pouvoir de séduction, où elles jouissent d’un sentiment de bien-être."
"Même si elles n’en parlent pas d’emblée, cette crainte pour leur sécurité personnelle perce toujours dans leur propos. Elles l’évoquent, parfois en s’en défendant, en se dévalorisant même (« je suis – peut-être – peureuse », « froussarde ») au détour d’une confidence."
"J’ai réussi à isoler, non sans difficulté tant ces catégories s’imbriquent et se chevauchent, trois familles de formes engendrées dans le tissu urbain par les représentations et les pratiques de nos interlocutrices.
Dans le cadre de cette classification, il convient d’abord de revenir à la forme urbaine du quartier. En réalité, les femmes qui vivent l’espace urbain selon cette dynamique (territoriale ou résiliaire) de l’habiter, l’associent presque toujours à un double, tout aussi vécu, constitué par le centre-ville de Bordeaux. Sans généraliser outre mesure, je peux tout de même avancer les grandes lignes d’un principe générique. Les femmes qui vivent de manière préférentielle leur quartier sont, à de rares exceptions près, les plus dépendantes de leur système familial, mais aussi celles qui sont victimes de ses défaillances. Ce sont celles qui n’exercent pas ou peu d’activités professionnelles rémunérées. Ce sont aussi celles qui multiplient les fragilités psychologiques, sociales, pécuniaires, toutes ces vulnérabilités qui accompagnent en particulier l’âge et l’handicap. Ce sont aussi celles qui sont souvent les plus solitaires ou les plus isolées. Ainsi, l’importance occupée par le quartier dans le rapport territorial des Bordelaises souligne, d’une certaine façon, leur enfermement toujours assez fort au sein de la ville. Même glorifié par son image conviviale de village dans la ville, le quartier n’en reste pas moins un espace de limite (murs invisibles) qui renvoie à la domination. C’est aussi un espace tout à fait appréciable de ressources sociales, placé sous le contrôle de fait d’une collectivité (territoire communautaire dans la ville ?) et de ses valeurs. N’est-ce pas, du coup, un ‘espace potentiellement conservateur’, une médiation commode, susceptible de favoriser la reproduction du statut d’infériorisation sociale des femmes ? Comme celles qui le vivent en territoire, les femmes qui pratiquent surtout leur quartier en réseau n’en connaissent pas moins certaines formes de dépendance. La circulation d’un lieu ou d’un pôle à l’autre ne fait, en définitive, que marquer leur assujettissement à des contraintes de temps (les plus puissantes ?) qui les dépassent et qui les poussent à rationaliser l’efficience du travail gratuit qu’elles consentent à leur famille.
Les formes d’espace de vie à dominante linéaire, tout aussi répandues dans la ville que les précédentes, concernent surtout (forte majorité) les femmes actives, voire très actives ou hyperactives de notre échantillon. Celles, en particulier, qui cumulent des responsabilités familiales (fréquemment seules) et des métiers exigeants, dits de responsabilité. De la sorte, il ressort que plus les femmes sont impliquées dans leur vie professionnelle, plus l’espace de leurs pratiques urbaines (espace-temps de vie) tend à s’étirer, à s’allonger pour épouser une radiale centre/périphérie dans la ville. Ce type de localisation, de situation et de forme garantit aux femmes concernées de précieux gains de temps lors de leurs indispensables déplacements quotidiens. Il leur apporte aussi une complémentarité fonctionnelle de lieux et un rapprochement maximalisé des ressources que ces lieux recèlent. J’ai noté qu’avec l’âge, le départ des enfants du foyer, l’abandon de l’activité professionnelle, nombre de femmes enregistrent une détente, un réel desserrement de ces formes linéaires de leur espace de vie.
Quant aux espaces de vie dont les formes dessinent un nuage de points dispersés, voire éclatés dans la ville, ils n’intéressent qu’une petite minorité des femmes de mon échantillon. Ils mêlent des territoires et des lieux en réseau échappant à toute organisation logique décodable. Il me semble que la propriété majeure de cette forme d’espace de vie consiste à éliminer, au maximum, les murs invisibles qui bornent les espaces des pratiques des femmes dans la ville. Il n’est donc pas étonnant que des femmes qui se veulent (ou simplement se vivent) libres, autonomes et indépendantes, engagées dans une cause, maîtresses de leur destin, révèlent, majoritairement, une telle forme d’espace de vie. Celle-ci traduit leur volonté d’exploiter au maximum, pour elles d’abord ou pour leur cause, les ressources de la ville."
"Les femmes de mon échantillon qui cumulent handicaps sociaux, économiques, culturels et affectifs sont aussi celles qui restreignent le plus l’extension et la variété de leurs rapports spatiaux. Pourtant, même celles-là parviennent fréquemment à trouver, dans un environnement proche de leur domicile, des ressources humaines appréciables (associations, groupements plus ou moins spontanés de voisinage, activités informelles ou coopératives…) qui les aident à vivre, ou à survivre."
-Guy Di Méo, « Femmes, sexe, genre. Quelle approche géographique ? », Espaces et sociétés, 2012/2 (n° 150), p. 149-163. DOI : 10.3917/esp.150.0149. URL : https://www.cairn.info/revue-espaces-et-societes-2012-2-page-149.htm
"Un tel décalage entre sexe biologique et identité de sexe, doit être placé, à mon sens, au cœur même de la définition du genre. Il peut aller du simple malaise existentiel, d’une difficulté plus ou moins passagère à se conformer aux critères sociaux définissant le masculin et le féminin, jusqu’au refus catégorique de son sexe biologique, des pratiques sexuelles, voire des comportements en société assignés par cette réalité biologique au nom de la nature."
"L’attribution d’aptitudes cognitives distinctes aux femmes et aux hommes, minimisant le potentiel intellectuel des premières, est désormais unanimement dénoncée par la science (Vidal et Benoit-Browaeys, 2005). Ceci au fur et à mesure que la recherche progresse, démontrant qu’il n’existe pas de différenciation génétique des dispositions à penser ou à agir selon le sexe (Kimura, 2001)."
"La théorie queer met l’accent sur l’étrange et le bizarre. C’est peut-être là l’une de ses limites, le trait qui la maintient encore dans le registre de l’utopie et de l’underground. C’est sans doute aussi ce caractère qui se trouve à la source de la fascination esthétique qu’elle a pu exercer sur nombre d’artistes et de créateurs. Pas uniquement une figure esthétique d’ailleurs, mais un esprit aussi, une manière de semer le doute sur le sexe, de jouer ou de se jouer de toutes ses ambiguïtés pour fonder une nouvelle approche du genre. Si cette dernière ne se prive pas de la manifestation des caractères de féminité ou de masculinité, elle ne les associe pas forcément à une appartenance de sexe spécifique. Par ailleurs, la culture queer écarte toute forme d’identité de genre dominatrice. Le discours queer, développé notamment par J. Butler ou E. K. Sedgwick à partir du tournant des années 1980-1990, consiste à tenter de dépasser et d’effacer toutes les classifications de sexe, ainsi que leurs jeux et stratégies hégémoniques ou de domination. Il s’efforce de promouvoir une personnalité humaine générique, se déclinant en singularités innombrables, qui transcenderait ces clivages. Pour J. Butler, « la dichotomie anatomique mâle/femelle est (abusivement) réifiée, idéologisée pour masquer une prolifération anarchique des désirs et des comportements ». Or, en réalité, poursuit J. Butler, « la sexualité humaine est désordre de la variété, de l’étrangeté, de la queerness » (Butler, 1990, 2006).
La pensée queer (ou queerness) est une remise en cause des normes hétérosexuelles classiques, exclusives, réductrices, facteurs de domination. Elle nous enseigne que ce qui compte, avant tout, c’est bien la dénonciation de ce rapport de domination. Dès lors, ce que peut apporter la théorie queer, c’est la conscience de la nécessité civique et humaniste de fonder une universalité du genre humain. Celle-ci, dans l’optique queer, échapperait à l’emprise dominatrice de la division sociale hétérosexuelle pour donner droit de cité à toutes les formes d’orientations sexuelles, ainsi qu’à leurs déclinaisons sociales. Le queer instaure une plus grande équité des rapports humains, enfin ramenés à l’universel. Et ceci sans que le vécu des différenciations comme des singularités sexuelles connaisse la moindre remise en cause, la moindre entrave à sa libre expression."
"L’espace de vie (Frémont et al., 1984) s’identifie avec l’espace fréquenté, parcouru par chacun et chacune. Espace d’usage, il se compose de lieux attractifs, de nœuds autour desquels s’organisent différents moments des existences individuelles : le logis, les cadre du travail et des loisirs, les espaces de promenade, de rencontre… Entre ces lieux se glissent des couloirs de circulation, des tunnels : routes et autoroutes, lignes de tram, gares, etc. L’espace de vie se confond avec l’expérience concrète, matérielle, physique et même corporelle des lieux. Mais en tant qu’étendue où se déplacent hommes et femmes, il n’échappe pas aux représentations qu’ils et qu’elles s’en font.
Sur la base de ces pratiques spatiales et de leurs représentations, c’est l’espace vécu qui dessine le réseau intime des lieux et des territoires de chacune. Il affiche des extensions et des débordements insoupçonnés, au gré des images, des idées, des souvenirs et des rêves, des représentations de chaque individu. Ainsi, l’espace vécu personnel se présente sous les traits d’un espace cohérent, global et holiste, cumulant représentations et référentiels spatiaux, des plus concrets aux plus abstraits, des plus réalistes aux plus imaginaires."
"Le lieu se caractérise avant tout par sa brève continuité, par la contiguïté des points qui le composent, par le principe de coprésence d’êtres et de choses auquel il concourt. Le lieu recèle la propriété de maintenir ensemble des êtres hétérogènes, celle de les faire cohabiter et de provoquer leur interaction (Retaillé, 1997). Le lieu se définit souvent par rapport à des fonctions, à des événements, à des circonstances. Les lieux domestiques, ceux de l’espace privé (appartements, maisons, pièces, jardins) ou de l’espace public le plus banal, peuvent aussi être vécus comme des territoires. C’est le cas lorsqu’ils font l’objet de pratiques intenses, quasi-exclusives ou communautaires."
"Le rang social et de fortune, comme les niveaux d’éducation et de formation interviennent pour expliquer la plus ou moins grande latitude de mouvement dont disposent les femmes dans la ville. Cependant, il ne faut pas ignorer que les avantages économiques et sociaux dont bénéficient certaines d’entre elles sont parfois susceptibles d’inhiber leur libre circulation urbaine. Ils tendent en effet à canaliser leurs déplacements (et par conséquent leurs représentations) sur certains parcours propres aux classes dominantes, les écartant de lieux de moindre notoriété bourgeoise. À ce compte, ces femmes aisées s’enferment dans un nombre restreint de territoires… Un peu à l’image (mais inversée) des plus modestes qui ne sortent guère de leurs « ghettos » : ceux des quartiers populaires et des cités d’habitat social. Une autre forme de relégation spatiale, plus fonctionnelle cette fois, sorte de rétraction efficace des espaces/temps, touche aussi certaines femmes très actives. Ces dernières échappent pourtant au scénario habituel de la domination masculine. Ce sont souvent des cadres supérieurs, femmes divorcées ou veuves, ayant ou non charge d’enfant, croulant sous le poids des contraintes professionnelles et familiales. Au total, les femmes les plus libres de leurs mouvements, celles qui tirent le plus de profit de la ville et écartent avec le plus de force ses murs invisibles, affichent un profil bien particulier. Plutôt jeunes, vivant seules, parfois avec un enfant en bas âge, sans engagement matrimonial, mais nanties de nombreux ami.e.s, elles ont un bon niveau culturel, peu de moyens financiers, mais beaucoup de connexions sociales. Elles possèdent aussi un capital spatial élevé, fruit du cumul de nombreuses expériences résidentielles. Mobiles, elles changent fréquemment de résidence, quand ce n’est pas de ville, en fonction des opportunités qui s’offrent à elles."
-Guy Di Méo, « Éléments de réflexion pour une géographie sociale du genre : le cas des femmes dans la ville », L'Information géographique, 2012/2 (Vol. 76), p. 72-94. DOI : 10.3917/lig.762.0072. URL : https://www.cairn.info/revue-l-information-geographique-2012-2-page-72.htm
https://fr.wikipedia.org/wiki/G%C3%A9ographie_du_genre
"Dans ces espaces s’effectue une bonne part du travail domestique, surtout féminin et gratuit. Les tâches non rémunérées qui s’y accomplissent relèveraient, pour les femmes, du don de leur temps, de leur travail, du don de soi en somme [...] Soit, pour l’ordre patriarcal et masculin, une manière d’exploiter les femmes avec leur consentement, souvent même avec leur satisfaction exprimée, leur sentiment du devoir accompli et du bonheur conquis."
"Incontestable idéologie urbaine, très présente dans l’esprit des femmes que nous avons interrogées. Cette idéologie valorise les espaces à la fois beaux (esthétique architecturale et urbanistique, qualité paysagère), calmes, propres, aérés et dégagés, piétonniers, aisément accessibles, exempts d’une affluence excessive, mais néanmoins animés, fluides, paisibles et rassurants, dépourvus de toute ambiance agressive, ouverts et dotés de verdure, d’arbres et de fleurs."
"Rares sont en effet, dans nos entretiens, les mentions du nord de la ville. Au total, j’en recense seulement 23 (sur un total de 333), toutes négatives à quatre près ! Le quartier fluvial de Bacalan, qui prolonge les Chartrons au-delà des bassins à flots, revient le plus souvent, soit à 13 reprises et 10 fois de manière très négative dans ces enquêtes. Le quartier du Lac et de la cité HLM des Aubiers n’est signalé que 9 fois par nos interlocutrices qui le considèrent toutes (sauf une pour le Lac) comme un lieu redouté ou, au mieux, sans intérêt pour elles. Quant à la cité du Grand Parc, elle ne suscite pas plus de curiosité de la part des femmes qui l’ignorent à peu près complètement, à l’exception de l’une d’entre elles qui la déteste.
Au total, le nord de Bordeaux n’existe pratiquement pas pour les femmes qui n’y résident pas. Cette occultation de la ville nouvelle (lancée par la municipalité Chaban-Delmas à partir des années 1960) ne manque pas de surprendre. Bien sûr, son caractère très populaire, la présence de nombreux immigrés dans ses HLM, la mauvaise réputation véhiculée par les médias, les rumeurs, le fait qu’elle soit encombrée d’innombrables espaces mal agencés d’activités industrielles, artisanales et commerciales, peut expliquer ce silence et ces jugements négatifs. Mais d’autres facteurs militent pourtant en faveur de son repérage positif. Elle regorge d’espaces de loisirs : Casino et Palais des Congrès, Foire d’exposition et espaces sportifs, vélodrome, Lac, réserves de nature, Roseraie et lieux de promenade, etc. Bien sûr il s’agit d’un espace incertain, peu territorialisé, d’accès malaisé et compliqué du fait de l’enchevêtrement des voiries de tous ordres qui le fragmentent en innombrables cellules. C’est une juxtaposition de « non-lieux » mêlant zones d’activités peu attirantes, terrains vagues et marécageux, échangeurs de rocade et d’autoroute, cités d’habitat social. Soit autant d’espaces représentés comme répulsifs, se glissant entre ses aires plus attrayantes, dédiées aux sports et aux loisirs."
"Cette description qui ressort de mes analyses évoque bien les traits d’un enfermement des femmes (auto enfermement, en partie ?) dans une sorte de cage urbaine, plus ou moins dorée ou rouillée selon leur milieu social, les aléas de leur vie, leurs capitaux sociaux et leurs ressources. La question du genre s’inscrit donc sans difficulté dans une théorie de la géographie sociale régie par les lois de la domination. À l’image des classes défavorisées qui acceptent leur position et leurs traitements sociaux d’infériorité parce qu’elles partagent une représentation dévalorisée mais opportuniste (gain d’avantages divers) de leur condition (idéologie au sens marxiste du terme), les femmes de notre échantillon s’accommodent d’une domination masculine (ou familiale ?) qui leur apporte des contreparties diverses : affection, reconnaissance et protection en particulier."
-Guy Di Méo, « Les femmes et la ville. Pour une géographie sociale du genre », Annales de géographie, 2012/2 (n° 684), p. 107-127. DOI : 10.3917/ag.684.0107. URL : https://www.cairn.info/revue-annales-de-geographie-2012-2-page-107.htm
"Dans l’écrasante majorité des cas, la naissance confère un sexe anatomique précis à chaque être humain : mâle ou femelle. Pourtant, il arrive qu’une indétermination subsiste. Cette incertitude est en général levée par les effets du mimétisme et de la production (ou constitution) sociale obstinée de chaque homme comme de chaque femme. Mais pourquoi, à vrai dire, parler d’indétermination ? Tout simplement parce qu’entre sexe biologique et identification à un « sexe social », soit le sentiment d’être par exemple une femme, de se vivre comme telle, il n’existe pas de correspondance automatique. Le décalage peut aller du simple malaise existentiel jusqu’au refus catégorique de son sexe biologique ou, tout au moins, des pratiques sexuelles et des comportements assignés par cette réalité biologique au nom de la nature. C’est dans cette ambiguïté relative et dans le tissu des rapports sociaux induits par ces classes obligatoires de sexe que surgit la notion de genre. Pour Christine Guionnet et Erik Neveu (2005), « la notion (scientifique) de genre s’est (justement) constituée contre la réduction des différences homme/femme au sexe, entendues comme (seule) différence anatomique ou biologique »."
"Le genre est bien un processus adaptatif traduisant le jeu permanent et complexe de rapports sociaux de sexe se déroulant dans des contextes culturels et historiques changeants, localisés et datés."
"De même qu’entre l’espace privé et l’espace public les formes spatiales de transition (impasse, immeuble, jardin, terres du domaine agricole, rue, quartier vécu d’appartenance et lieux des réseaux familiaux et amicaux…) fournissent nombre de cas intermédiaires, la bipartition sexuelle des humains masque d’innombrables variantes et gradations. Les situations de genre entrent dans des combinaisons bien plus compliquées que ne le suggère la vieille figure du partage simple et exclusif entre le masculin et le féminin. Bref, la sexualité et, par extension, le genre comportent plus de plasticité et de souplesse que ne l’indique la doxa. Les différenciations de l’espace géographique qui leur sont associées connaissent la même diversité."
"Chaque édifice identitaire personnel qui sécrète une variante de genre particulière dans un contexte spécifique de rapports sociaux et spatiaux. Il convient dès lors de considérer chaque variante du genre comme une forme sociale adaptative, relativement labile, s’apparentant à des interprétations plus ou moins contraintes par l’ancrage dans telle ou telle préférence sexuelle. Ces formes restent libres, susceptibles d’improvisations, de créativité culturelle et sociale, géographique même, au gré de l’inspiration des acteurs et des actrices du quotidien."
"L’espace de vie (Frémont et al., 1984) s’identifie pour chaque individu aux itinéraires et aux stations de ses pratiques spatiales. Espace d’usage, il se compose de lieux attractifs, de synapses, de nœuds autour desquels se cristallisent différents moments des existences individuelles : le logis, les cadre du travail et des loisirs, les espaces de promenade, de rencontre… L’espace de vie rend compte d’une expérience concrète, matérielle, physique et corporelle des lieux. En tant qu’étendue où se déplacent hommes et femmes, il n’échappe pas aux représentations qu’ils et qu’elles s’en font. Sur la base de ces pratiques spatiales et de leurs représentations, c’est l’espace vécu qui dessine le réseau intime des lieux et des territoires de chacun et de chacune. L’espace vécu affiche aussi des extensions et des débordements insoupçonnés, proliférant au gré des images, des idées, des souvenirs et des rêves, des représentations variées, des normes aussi auxquelles chacune et chacun se plie. Ainsi, l’espace vécu personnel se présente sous les traits d’un espace cohérent et global."
"Les opinions sur la ville des femmes de mon groupe d’enquêtes se traduisent par des expressions valorisant conjointement le beau (esthétique architecturale et urbanistique, qualité paysagère), le propre, l’ouvert et le clair, le calme, le paisible et le rassurant, mais aussi la verdure, le végétal, l’arboré… Au détriment du laid et du sale, du fermé et du sombre, de l’oppressant et de l’étouffant, de l’agité, de l’agressif et du violent, du minéral… Ainsi se constituent des binômes langagiers de représentations antagoniques qui s’érigent en systèmes de distinction des espaces, tantôt appréciés et attractifs, tantôt refusés et répulsifs. C’est entre ces deux catégories spatiales que se dressent des murs invisibles.
Dictées par cette idéologie, les représentations et les pratiques de l’espace urbain des femmes obéissent aussi à la combinaison d’effets de distance (versus proximité) et de centralité (polarités et attraction exercées par certains lieux dans l’espace urbain). Ces logiques justifient des interdits spatiaux à l’égard du distant et du périphérique, du marginal ; interdits que s’imposent elles-mêmes les femmes. Tout se passe comme si elles associaient le beau, le propre, le rassurant, le proche, l’accessible, l’efficace ; tout ce qui est central et regroupé dans un territoire limité, riche des ressources qu’elles convoitent. C’est sur la base de ce jeu de valeurs que les femmes rencontrées sélectionnent les espaces de leur ville pratiquée et vécue : la ville qu’elles se représentent de manière positive comme belle, propre, proche, attrayante, accessible, commode, sûre et protectrice."
"Les espaces que les femmes rejettent s’inscrivent dans les aires urbaines où fléchit, leur semble-t-il, le contrôle social, idéologique et politique imposé par le genre ; celui qu’exerce l’ordre masculin dominateur qui s’affiche protecteur. Or, cet ordre a besoin du justificatif de ces espaces soi-disant ‘dangereux’ pour faire démonstration de l’utilité sociale de son pouvoir. Ces espaces, qu’il contribue à disqualifier auprès des femmes, sont ceux où, derrière l’alibi évoqué du sale, du laid et du sombre, pointent en fait des lieux et des territoires à forte connotation sexuelle. Qu’il s’agisse de son affichage criard bien que contrôlé, autour de la Gare et de ses « quartiers de plaisirs » majoritairement réprouvés et évités par les femmes interrogées. Qu’il soit question de sa présence plus sournoise, plus invisible, mais redoutée comme une sourde menace, dans les zones isolées, d’accès malaisé et confus où l’inconnu, le marginal, l’étranger peut toujours se tapir (Mériadeck par exemple, à Bordeaux). Qu’il s’agisse, au contraire, d’endroits où le sexe est simplement suggéré, de façon plus discrète, à travers le prisme du corps et du « regard qui déshabille » de ces hommes jeunes, provocateurs et réputés dangereux des cités du nord de la ville ou du vieux quartier Saint-Michel. Ici, ne se trouve-t-on pas à l’intersection des rapports de sexe et des rapports de race (au sens anglophone), dans une figure de stigmatisation et d’exclusion plus ou moins inconsciente de ces « jeunes racisés » (Guénif-Souilamas et Macé, 2004) ? En tout cas, dans ces territoires bornés par des murs invisibles, pour une majorité des femmes interrogées, la sexuation masculine de l’espace, le fait qu’elle risque d’échapper au contrôle social devient facteur d’angoisse.
Cette situation des femmes reflète bien leur contrôle, dans la ville, par un ordre politique, économique et géographique implicite qui, d’une certaine façon, les contraint, mais aussi qu’elles cautionnent et consolident, quand elles ne volent pas à son secours. Ordre qui les canalise dans les espaces et les réseaux, sur les circuits urbains les plus efficaces et les plus sûrs, ramenés bien entendu à leur rang social. Notons que ces espaces urbains territorialisés qu’elles recherchent et qu’elles fréquentent sont aussi ceux où elles peuvent exposer sans risque, paisiblement, leur corps érotisé par ses parures et par ses postures. Ce sont les lieux où elles exercent librement leur pouvoir de séduction, où elles jouissent d’un sentiment de bien-être."
"Même si elles n’en parlent pas d’emblée, cette crainte pour leur sécurité personnelle perce toujours dans leur propos. Elles l’évoquent, parfois en s’en défendant, en se dévalorisant même (« je suis – peut-être – peureuse », « froussarde ») au détour d’une confidence."
"J’ai réussi à isoler, non sans difficulté tant ces catégories s’imbriquent et se chevauchent, trois familles de formes engendrées dans le tissu urbain par les représentations et les pratiques de nos interlocutrices.
Dans le cadre de cette classification, il convient d’abord de revenir à la forme urbaine du quartier. En réalité, les femmes qui vivent l’espace urbain selon cette dynamique (territoriale ou résiliaire) de l’habiter, l’associent presque toujours à un double, tout aussi vécu, constitué par le centre-ville de Bordeaux. Sans généraliser outre mesure, je peux tout de même avancer les grandes lignes d’un principe générique. Les femmes qui vivent de manière préférentielle leur quartier sont, à de rares exceptions près, les plus dépendantes de leur système familial, mais aussi celles qui sont victimes de ses défaillances. Ce sont celles qui n’exercent pas ou peu d’activités professionnelles rémunérées. Ce sont aussi celles qui multiplient les fragilités psychologiques, sociales, pécuniaires, toutes ces vulnérabilités qui accompagnent en particulier l’âge et l’handicap. Ce sont aussi celles qui sont souvent les plus solitaires ou les plus isolées. Ainsi, l’importance occupée par le quartier dans le rapport territorial des Bordelaises souligne, d’une certaine façon, leur enfermement toujours assez fort au sein de la ville. Même glorifié par son image conviviale de village dans la ville, le quartier n’en reste pas moins un espace de limite (murs invisibles) qui renvoie à la domination. C’est aussi un espace tout à fait appréciable de ressources sociales, placé sous le contrôle de fait d’une collectivité (territoire communautaire dans la ville ?) et de ses valeurs. N’est-ce pas, du coup, un ‘espace potentiellement conservateur’, une médiation commode, susceptible de favoriser la reproduction du statut d’infériorisation sociale des femmes ? Comme celles qui le vivent en territoire, les femmes qui pratiquent surtout leur quartier en réseau n’en connaissent pas moins certaines formes de dépendance. La circulation d’un lieu ou d’un pôle à l’autre ne fait, en définitive, que marquer leur assujettissement à des contraintes de temps (les plus puissantes ?) qui les dépassent et qui les poussent à rationaliser l’efficience du travail gratuit qu’elles consentent à leur famille.
Les formes d’espace de vie à dominante linéaire, tout aussi répandues dans la ville que les précédentes, concernent surtout (forte majorité) les femmes actives, voire très actives ou hyperactives de notre échantillon. Celles, en particulier, qui cumulent des responsabilités familiales (fréquemment seules) et des métiers exigeants, dits de responsabilité. De la sorte, il ressort que plus les femmes sont impliquées dans leur vie professionnelle, plus l’espace de leurs pratiques urbaines (espace-temps de vie) tend à s’étirer, à s’allonger pour épouser une radiale centre/périphérie dans la ville. Ce type de localisation, de situation et de forme garantit aux femmes concernées de précieux gains de temps lors de leurs indispensables déplacements quotidiens. Il leur apporte aussi une complémentarité fonctionnelle de lieux et un rapprochement maximalisé des ressources que ces lieux recèlent. J’ai noté qu’avec l’âge, le départ des enfants du foyer, l’abandon de l’activité professionnelle, nombre de femmes enregistrent une détente, un réel desserrement de ces formes linéaires de leur espace de vie.
Quant aux espaces de vie dont les formes dessinent un nuage de points dispersés, voire éclatés dans la ville, ils n’intéressent qu’une petite minorité des femmes de mon échantillon. Ils mêlent des territoires et des lieux en réseau échappant à toute organisation logique décodable. Il me semble que la propriété majeure de cette forme d’espace de vie consiste à éliminer, au maximum, les murs invisibles qui bornent les espaces des pratiques des femmes dans la ville. Il n’est donc pas étonnant que des femmes qui se veulent (ou simplement se vivent) libres, autonomes et indépendantes, engagées dans une cause, maîtresses de leur destin, révèlent, majoritairement, une telle forme d’espace de vie. Celle-ci traduit leur volonté d’exploiter au maximum, pour elles d’abord ou pour leur cause, les ressources de la ville."
"Les femmes de mon échantillon qui cumulent handicaps sociaux, économiques, culturels et affectifs sont aussi celles qui restreignent le plus l’extension et la variété de leurs rapports spatiaux. Pourtant, même celles-là parviennent fréquemment à trouver, dans un environnement proche de leur domicile, des ressources humaines appréciables (associations, groupements plus ou moins spontanés de voisinage, activités informelles ou coopératives…) qui les aident à vivre, ou à survivre."
-Guy Di Méo, « Femmes, sexe, genre. Quelle approche géographique ? », Espaces et sociétés, 2012/2 (n° 150), p. 149-163. DOI : 10.3917/esp.150.0149. URL : https://www.cairn.info/revue-espaces-et-societes-2012-2-page-149.htm
"Un tel décalage entre sexe biologique et identité de sexe, doit être placé, à mon sens, au cœur même de la définition du genre. Il peut aller du simple malaise existentiel, d’une difficulté plus ou moins passagère à se conformer aux critères sociaux définissant le masculin et le féminin, jusqu’au refus catégorique de son sexe biologique, des pratiques sexuelles, voire des comportements en société assignés par cette réalité biologique au nom de la nature."
"L’attribution d’aptitudes cognitives distinctes aux femmes et aux hommes, minimisant le potentiel intellectuel des premières, est désormais unanimement dénoncée par la science (Vidal et Benoit-Browaeys, 2005). Ceci au fur et à mesure que la recherche progresse, démontrant qu’il n’existe pas de différenciation génétique des dispositions à penser ou à agir selon le sexe (Kimura, 2001)."
"La théorie queer met l’accent sur l’étrange et le bizarre. C’est peut-être là l’une de ses limites, le trait qui la maintient encore dans le registre de l’utopie et de l’underground. C’est sans doute aussi ce caractère qui se trouve à la source de la fascination esthétique qu’elle a pu exercer sur nombre d’artistes et de créateurs. Pas uniquement une figure esthétique d’ailleurs, mais un esprit aussi, une manière de semer le doute sur le sexe, de jouer ou de se jouer de toutes ses ambiguïtés pour fonder une nouvelle approche du genre. Si cette dernière ne se prive pas de la manifestation des caractères de féminité ou de masculinité, elle ne les associe pas forcément à une appartenance de sexe spécifique. Par ailleurs, la culture queer écarte toute forme d’identité de genre dominatrice. Le discours queer, développé notamment par J. Butler ou E. K. Sedgwick à partir du tournant des années 1980-1990, consiste à tenter de dépasser et d’effacer toutes les classifications de sexe, ainsi que leurs jeux et stratégies hégémoniques ou de domination. Il s’efforce de promouvoir une personnalité humaine générique, se déclinant en singularités innombrables, qui transcenderait ces clivages. Pour J. Butler, « la dichotomie anatomique mâle/femelle est (abusivement) réifiée, idéologisée pour masquer une prolifération anarchique des désirs et des comportements ». Or, en réalité, poursuit J. Butler, « la sexualité humaine est désordre de la variété, de l’étrangeté, de la queerness » (Butler, 1990, 2006).
La pensée queer (ou queerness) est une remise en cause des normes hétérosexuelles classiques, exclusives, réductrices, facteurs de domination. Elle nous enseigne que ce qui compte, avant tout, c’est bien la dénonciation de ce rapport de domination. Dès lors, ce que peut apporter la théorie queer, c’est la conscience de la nécessité civique et humaniste de fonder une universalité du genre humain. Celle-ci, dans l’optique queer, échapperait à l’emprise dominatrice de la division sociale hétérosexuelle pour donner droit de cité à toutes les formes d’orientations sexuelles, ainsi qu’à leurs déclinaisons sociales. Le queer instaure une plus grande équité des rapports humains, enfin ramenés à l’universel. Et ceci sans que le vécu des différenciations comme des singularités sexuelles connaisse la moindre remise en cause, la moindre entrave à sa libre expression."
"L’espace de vie (Frémont et al., 1984) s’identifie avec l’espace fréquenté, parcouru par chacun et chacune. Espace d’usage, il se compose de lieux attractifs, de nœuds autour desquels s’organisent différents moments des existences individuelles : le logis, les cadre du travail et des loisirs, les espaces de promenade, de rencontre… Entre ces lieux se glissent des couloirs de circulation, des tunnels : routes et autoroutes, lignes de tram, gares, etc. L’espace de vie se confond avec l’expérience concrète, matérielle, physique et même corporelle des lieux. Mais en tant qu’étendue où se déplacent hommes et femmes, il n’échappe pas aux représentations qu’ils et qu’elles s’en font.
Sur la base de ces pratiques spatiales et de leurs représentations, c’est l’espace vécu qui dessine le réseau intime des lieux et des territoires de chacune. Il affiche des extensions et des débordements insoupçonnés, au gré des images, des idées, des souvenirs et des rêves, des représentations de chaque individu. Ainsi, l’espace vécu personnel se présente sous les traits d’un espace cohérent, global et holiste, cumulant représentations et référentiels spatiaux, des plus concrets aux plus abstraits, des plus réalistes aux plus imaginaires."
"Le lieu se caractérise avant tout par sa brève continuité, par la contiguïté des points qui le composent, par le principe de coprésence d’êtres et de choses auquel il concourt. Le lieu recèle la propriété de maintenir ensemble des êtres hétérogènes, celle de les faire cohabiter et de provoquer leur interaction (Retaillé, 1997). Le lieu se définit souvent par rapport à des fonctions, à des événements, à des circonstances. Les lieux domestiques, ceux de l’espace privé (appartements, maisons, pièces, jardins) ou de l’espace public le plus banal, peuvent aussi être vécus comme des territoires. C’est le cas lorsqu’ils font l’objet de pratiques intenses, quasi-exclusives ou communautaires."
"Le rang social et de fortune, comme les niveaux d’éducation et de formation interviennent pour expliquer la plus ou moins grande latitude de mouvement dont disposent les femmes dans la ville. Cependant, il ne faut pas ignorer que les avantages économiques et sociaux dont bénéficient certaines d’entre elles sont parfois susceptibles d’inhiber leur libre circulation urbaine. Ils tendent en effet à canaliser leurs déplacements (et par conséquent leurs représentations) sur certains parcours propres aux classes dominantes, les écartant de lieux de moindre notoriété bourgeoise. À ce compte, ces femmes aisées s’enferment dans un nombre restreint de territoires… Un peu à l’image (mais inversée) des plus modestes qui ne sortent guère de leurs « ghettos » : ceux des quartiers populaires et des cités d’habitat social. Une autre forme de relégation spatiale, plus fonctionnelle cette fois, sorte de rétraction efficace des espaces/temps, touche aussi certaines femmes très actives. Ces dernières échappent pourtant au scénario habituel de la domination masculine. Ce sont souvent des cadres supérieurs, femmes divorcées ou veuves, ayant ou non charge d’enfant, croulant sous le poids des contraintes professionnelles et familiales. Au total, les femmes les plus libres de leurs mouvements, celles qui tirent le plus de profit de la ville et écartent avec le plus de force ses murs invisibles, affichent un profil bien particulier. Plutôt jeunes, vivant seules, parfois avec un enfant en bas âge, sans engagement matrimonial, mais nanties de nombreux ami.e.s, elles ont un bon niveau culturel, peu de moyens financiers, mais beaucoup de connexions sociales. Elles possèdent aussi un capital spatial élevé, fruit du cumul de nombreuses expériences résidentielles. Mobiles, elles changent fréquemment de résidence, quand ce n’est pas de ville, en fonction des opportunités qui s’offrent à elles."
-Guy Di Méo, « Éléments de réflexion pour une géographie sociale du genre : le cas des femmes dans la ville », L'Information géographique, 2012/2 (Vol. 76), p. 72-94. DOI : 10.3917/lig.762.0072. URL : https://www.cairn.info/revue-l-information-geographique-2012-2-page-72.htm
https://fr.wikipedia.org/wiki/G%C3%A9ographie_du_genre