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    Michel Bozon, Fourier, le Nouveau Monde Amoureux et mai 1968. Politique des passions, égalité des sexes et science sociale

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Michel Bozon, Fourier, le Nouveau Monde Amoureux et mai 1968. Politique des passions, égalité des sexes et science sociale Empty Michel Bozon, Fourier, le Nouveau Monde Amoureux et mai 1968. Politique des passions, égalité des sexes et science sociale

    Message par Johnathan R. Razorback Sam 22 Avr - 17:52

    https://journals.openedition.org/clio/1758

    "Utopie et utopiste sont non seulement des expressions que Fourier utilise rarement, mais elles lui servent surtout à désigner des adversaires, comme les Saint-Simoniens et les partisans d’Owen. Il refusait aussi de se classer parmi les philosophes, contre lesquels il n’avait pas de mots assez durs, ou parmi les autres tenants des « sciences incertaines », dans lesquelles il inclut la métaphysique, la politique et la philosophie morale. Le terme par lequel il se désignait est celui d’inventeur : inventeur d’une « science sociale » (il utilise l’expression), qui ne sépare pas l’histoire de l’humanité, l’analyse et la critique de la situation sociale présente et la préparation des « essais » méthodiques pour la modifier.

    Le premier ouvrage de Fourier, publié en 1808, Traité des Quatre Mouvements et des destinées générales (TQM), a les ambitions d’un Grand Traité, mais il a été écrit, déclare Fourier, à une époque où lui-même ne mesurait pas encore toutes les conséquences de ses découvertes. À partir de 1819 et de l’invention du principe de l’« association simple », la vérification à une échelle réduite (la « phalange d’essai ») de la théorie sociétaire en matière d’organisation du travail va occuper de plus en plus Fourier.

    Parmi les écrits qui n’ont jamais été publiés du vivant de Fourier, figurent cinq cahiers, écrits entre 1817 et 1819, et intitulés Le nouveau monde amoureux, synthèse finale. Dès 1808, le Traité des Quatre Mouvements comprenait des développements précis sur la place des femmes dans l’histoire de l’humanité, sur la critique de l’amour monogame de la Civilisation, ainsi que des aperçus sur l’ordre composé (société qui doit succéder à la Civilisation et qui sera appelée plus tard Harmonie), notamment sur le « ménage progressif » et sur l’organisation amoureuse de la jeunesse (une trentaine de pages sur 250). Mais les cahiers du Nouveau Monde Amoureux (NMA) vont beaucoup plus loin et auraient pu conduire, eussent-ils été publiés, à une réorientation de l’école sociétaire : l’amour, sous sa forme la plus matérielle, libéré du carcan de la monogamie, y était destiné par Fourier à devenir le principal ciment social en Harmonie.

    Après la mort de Fourier en 1837, ses manuscrits ont été soigneusement conservés, d’abord dans des archives privées liées aux membres de l’école sociétaire, avant d’être recueillis par les archives publiques. Entre 1845 et 1849, les disciples publient dans le journal La Phalange, puis reprennent dans quatre volumes (parus entre 1851 et 1858), de très nombreux fragments inédits de Fourier, portant principalement sur l’organisation du travail. Seules quelques pages du NMA sont portées à la connaissance du public. Ce n’est finalement qu’en 1967 que le Nouveau Monde Amoureux est publié in extenso."

    "Choqués par les propositions de Fourier sur l’amour et les questions matrimoniales, [ses disciples] étaient convaincus de leur caractère relativement secondaire. Leur état d’esprit transparaît nettement dans la préface des éditeurs à la seconde édition (1841) du Traité des Quatre Mouvements : « L’inconvenance de l’application actuelle de ces innovations, l’inopportunité et l’inutilité pratique de toute discussion actuelle sur ces matières, ont conduit l’école de Fourier à réserver ces questions aux générations qui seront aptes à les discuter et qui auront intérêt à les résoudre » (p. 334). Cependant la perte d’importance de la question de l’amour ou de l’égalité des sexes dans les textes de la maturité de Fourier est aussi largement due à l’auteur lui-même. À partir des années 1820, Fourier veut faire apparaître la théorie sociétaire comme attrayante et réalisable, et en écarter ce qui peut effrayer le public ou les mécènes. Contrairement à d’autres aspects de son œuvre, Fourier ne concevait pas ses propositions sur l’amour comme immédiatement « vérifiables » dans la pratique."

    "Dès le Traité des Quatre Mouvements, Fourier divise l’histoire de l’humanité en périodes qui se distinguent moins par le type d’activité économique que par leurs formes d’organisation sociale, et notamment par le statut de la femme, qui dépend de la manière dont l’amour est réglé. À une brève période d’Edénisme, succèdent la sauvagerie, le patriarcat, puis la barbarie, et enfin la Civilisation, qui est la période présente. À ces périodes malheureuses, feront suite des périodes de transition, le sociantisme et le garantisme (6ème et 7ème périodes), avant d’atteindre la huitième période ou Harmonie. La meilleure manière de décrire le passage d’une période à une autre et les mutations sociales qui l’accompagnent est par le changement de la situation des femmes : « Les progrès sociaux et changements de période s’opèrent en raison du progrès des femmes vers la liberté ; et les décadences d’ordre social s’opèrent en raison du décroissement de la liberté des femmes » [...] Les réflexions de Fourier ont dès cette époque retenu l’attention des premières femmes intéressées à l’émancipation des femmes, comme Flora Tristan mais aussi Georges Sand."

    "Aux Révolutionnaires de 1793, Fourier reproche leur modérantisme, pour ne pas avoir osé toucher au mariage. Quels merveilleux changements auraient pu se produire, affirme Fourier, « si cette Convention Nationale, qui foulait tous les préjugés, n’eût pas fléchi devant le seul qu’il importait d’abattre, devant celui du mariage… Comment une assemblée qui était si fortement ennemie des demi-mesures donna-t-elle une demi-mesure comme le divorce ? »"

    "Il est cruel d’obliger deux personnes à vivre et à rester ensemble, quels que soient leurs sentiments l’un pour l’autre. Même l’amour tourne généralement à la monotonie, voire à la haine, et le cocuage est un destin inévitable, auquel chacun ne peut que s’adapter. L’ennui de la vie conjugale pousse les maris à déserter le foyer conjugal et à fréquenter cafés et lieux publics. L’universalité de l’adultère prouve l’hypocrisie des principes de la Civilisation. Le mariage bride notre penchant à la polygamie : « La fidélité perpétuelle en amour est contraire à la nature humaine ».

    Pour les femmes les conséquences du mariage sont encore plus redoutables. « La jeune fille n’est-elle pas une marchandise exposée en vente à qui veut en négocier l’acquisition et la propriété exclusive ? ». Fourier rapproche le mariage de la prostitution (p. 220) et assimile la défloration d’une jeune mariée traînée à l’autel par sa famille à un « viol manifeste » (p. 71). Une fois mariées, les femmes doivent accepter la condition de ménagère. Or peu d’entre elles s’intéresseraient aux soins du ménage si le choix leur était donné. De plus, l’inefficacité de cette division des tâches en autant de ménages isolés qu’il y a de couples (le « ménage incohérent ») est manifeste. La servitude conjugale conduit enfin à un « avilissement » moral, en encourageant la servilité chez les femmes à l’égard de leur mari, et en les conduisant à faire preuve de fausseté, d’inconstance, de frivolité et de dissimulation. « Les femmes comprimées, persécutées en tout sens n’ont d’autre ressource que la fausseté, dont le tort retombe en entier sur le sexe persécuteur et sur la civilisation » (p. 438). En définitive, indique t-il, « l’asservissement des femmes n’est nullement à l’avantage des hommes »."

    "La critique par Fourier de la répression des passions se distingue fortement de l’apologie individuelle et aristocratique de l’accomplissement des passions par Sade, qui n’atteint pas le stade politique. Pour le premier, l’incompatibilité de la Civilisation avec les passions humaines, en particulier avec l’amour, souligne l’urgence de chercher « un ordre social compatible avec le développement des passions » (p. 410), capable « d’innover en jouissance amoureuse » (p. 31). Fourier ne croit pas qu’un développement harmonieux des passions puisse se produire spontanément sans une forme d’organisation sociale, qui agence les compatibilités. Les passions peuvent en effet conduire à la constitution de sectes affinitaires, ou « séries passionnées », formées d’individus qui partagent les mêmes penchants. Toute l’organisation de l’éducation, du travail et de l’amour en Harmonie repose sur l’existence des séries et l’agencement des complémentarités entre elles.

    Si l’amour a vocation à être la passion fondamentale, c’est qu’il est « la passion la plus propre à former des liens entre les humains » (p. 16). Fourier propose donc que le culte de l’amour devienne « religion unitaire ». Pour dépasser le mariage monogame et la ridiculisation de l’amour en Civilisation, il faut faire de ce dernier un véritable objet de politique."

    "En Harmonie, dit Fourier, chacun donne à l’amour « une portion fixe de sa journée et l’amour y devient affaire principale ». Important pour la société et pour chacun, l’amour devient objet de politique sociale. Le principe de base est celui de la liberté amoureuse: « Chacun est fort libre de ses actions, mais chacun est classé exactement au rang qu’elles lui assignent » (p. 268). Personne n’est contraint à rien, et aucun comportement amoureux n’est interdit. Il y aura toujours des monogames, dont le comportement ne sera guère prisé, ainsi que des « ami(e)s du commerce », qui vendent l’amour, au lieu d’agir par philanthropie ou charité, et qui sont méprisés pour cela. Toutes les manies ou penchants ont droit de cité, ainsi que l’amour ambigu (expression qui désigne les amours saphiques et pédérastiques25, et l’ensemble des manies rares, dont Fourier donne de nombreux exemples).

    L’objectif premier de la politique amoureuse est l’établissement d’un minimum amoureux, permettant à chacun et à chacune, au moyen des « corporations religieuses affectées au minimum amoureux », de « satisfaire en pleine décence… ses besoins sensuels » (p. 446). Pour qu’un service de charité amoureuse puisse être ainsi organisé, encore faut-il que les demandeurs ne soient pas trop nombreux. « Dans notre état social où les corps sont usés de bonne heure et où la masse des vieillards et gens fanés est hors de proportion naturelle, il serait impossible d’organiser un service amoureux pour la vieillesse » (p. 109). En Harmonie, en revanche, l’amélioration de la santé et de l’alimentation provoque l’amélioration de la vigueur des corps : relativement peu nombreux, ceux qui bénéficieront du service amoureux sont d’une part des « individu(s) accidentellement disgracié(s) de la nature » (p. 80), des personnes délaissées et des vieillards, état qui correspondra à un âge bien plus avancé que dans la période présente. Les corporations (volontaires) de faquirs et faquiresses, de bayadères, de bacchantes et bacchants, chacune avec sa spécialité sont chargées de la bienfaisance amoureuse. L’accès garanti à l’amour matériel donne corps à l’idée d’une société dont nul n’est rejeté.

    Un second objectif de la politique amoureuse est l’éducation et l’organisation amoureuse de la jeunesse. Tout doit être fait pour préserver les enfants jusqu’à 15 ans de la connaissance du « mystère amoureux » : pour Fourier, c’est une des tares de la civilisation que de voir des garçons et des filles de la campagne qui n’ignorent plus rien à 10 ans. Même si les « petites hordes » et les « petites bandes », au sein desquelles s’organise l’éducation en Harmonie, sont mixtes, il n’y sera pas question d’initiation à l’amour : on cachera même les accouplements des animaux. En revanche on mettra les enfants en contact avec la corporation amoureuse la plus brillante, celle des vestales et des vestels, qui sont les vierges, femmes et hommes ; cette corporation, ornement de sa contrée, jouit de nombreux privilèges et suscite l’enthousiasme général. L’appartenance à la corporation, strictement volontaire, autorise à jouir de liaisons céladoniques avec des troubadour(e)s. Ceux qui s’estiment incapables d’y appartenir ou qui cessent d’en faire partie entrent, sans drame dans la corporation des damoiselles et damoiseaux, jeunes filles et jeunes gens de moins de 20 ans qui pratiquent l’amour sensuel mais sont tenus d’observer la fidélité avec un poursuivant attitré. Fourier estime cependant que les infidélités seront nombreuses et qu’on ne doit en tenir compte qu’au-delà d’un certain nombre. L’indulgence sera accordée aux contrevenants, à condition qu’ils paient un tribut amoureux à des prêtres ou prêtresses, ou qu’ils fassent des bonnes œuvres en amour à des vieillards ou à des « femmes délaissées » (p. 152). Le modèle amoureux ainsi proposé n’est ni celui de l’abstinence, ni celui de la multiplicité des relations. L’objectif est plutôt d’organiser un apprentissage réglé, mais sans contrainte, de l’amour sentimental, de l’amour sensuel et du code amoureux.

    Enfin l’objectif principal de la politique amoureuse, qui doit être atteint par l’incitation et l’exemple, est d’assurer la multiplication des liens amoureux. Il concerne seulement la population adulte. C’est en favorisant, en contrôlant et en récompensant les comportements de sainteté et de noblesse amoureuse, fondés sur le désir de servir son prochain en amour, et en les proposant comme modèles que l’on amènera chacun à valoriser le renouvellement altruiste des relations.

    L’organisation de la vie amoureuse incombe à des institutions spécialisées, les cours d’amour, chargée de faire respecter le code amoureux, c’est-à-dire les règles des corporations amoureuses, et les principes d’attribution des honneurs et des titres en matière amoureuse. Autorités morales plus que judiciaires, les cours d’amour existent à tous les niveaux de l’organisation sociale, de la phalange jusqu’à l’armée industrielle. Elles sont chargées du contrôle des épreuves de sainteté, de l’organisation quotidienne des plaisirs, de la mise en place des orgies, de l’accueil des hordes ou des corporations en voyage. Elles emploient une bureaucratie importante, sous l’autorité des pontifes, qui sont des femmes âgées pleines d’expérience : des prêtres et prêtresses, des confesseurs et confesseuses, des fées et fés, chargés d’associer rationnellement les individus en établissant leurs « gammes sympathiques », à partir de leur classement par types passionnels et manies (les « horoscopes méthodiques », p. 397)."

    "Cinq ordres d’amour sont décrits : l’ordre simple (soit en amour sentimental soit en amour matériel), l’ordre composé qui associe le matériel et le sentimental (sans qu’il concerne nécessairement les mêmes personnes), l’ordre polygame qui pratique l’ordre composé dans plusieurs unions, l’amour omnigame qui comprend l’orgie composée, l’ordre ambigu, « qui comprend des genres aujourd’hui tombés en désuétude ».

    Au sein des amours omnigames, les orgies harmoniennes sont des formes hautement valorisées, assimilables à des festins gastronomiques. Elles se distinguent nettement des « sales orgies des civilisés », clandestines et trop fondées sur l’amour matériel. Certaines orgies seront fortuites et improvisées, notamment dans « les rassemblements d’armée et de caravansérail », mais pour l’essentiel elles seront organisées avec soin, afin de permettre des rapprochements nombreux et bien assortis. La visite d’une horde d’aventuriers, accueillis par les prêtres et la hiérarchie amoureuse, est l’occasion d’une brillante orgie, qui dure plusieurs jours, préparée par la cour d’amour. Diverses étapes sont suivies (p. 210-219) : réception, confessions, repas sans étiquette, « salve de la simple nature », qui est une courte bacchanale destinée à établir les « sympathies matérielles », puis une rencontre, sous l’auspice de matrones, qui établissent les assortiments sympathiques, suivie des « orgies de musée » dans laquelle chacun expose à nu ce qu’il a de plus remarquable, avant les orgies de lendemain, qui s’appuient sur toutes les inspections et renseignements préalables, puis les orgies d’adieu, qui permettent d’avoir ceux ou celles que l’on n’a pas eu(e)s. La présence constante des ministres de la cour d’amour permet à la fois d’éviter que certains soient délaissés et de faciliter « l’abordage ». On voit à quel point l’orgie chez Fourier se démarque de l’orgie sadienne, très hiérarchisée socialement, et dans laquelle le pouvoir social définit strictement les rôles sexuels, actifs et passifs, joués par chacun.

    La description de la polygamie met en évidence la diversité des types de personnalité amoureuse ou des situations de la vie amoureuse (p. 278-308). La plupart des individus sont digynes, trigynes ou polygynes mais même en Harmonie existent des personnalités monogynes, peu valorisées cependant, et non contraintes par les règles sociales à une fidélité absolue. Fourier indique par ailleurs que dans tous les types amoureux, à certains moments, apparaissent des moments d’amour exclusif ou égoïste, qui sont en quelque sorte « un repos, une diversion aux grandes manœuvres de l’âme, aux prouesses, un sommeil du génie social amoureux » (p. 286). Le modèle le plus valorisé, au sommet de la noblesse amoureuse, est celui du couple angélique, à la fois fidèle et polygame. Il s’agit de deux beaux amants, résolument fidèles en amour sentimental, ne pratiquant pas l’amour matériel entre eux mais avec les très nombreux « poursuivants » auxquels ils se livrent avec générosité."

    "Même si l’Harmonie valorise au plus haut point la multiplicité et le renouvellement des liens, Fourier estime que les besoins sensuels étant satisfaits, « le sentiment jouira d’un lustre éclatant » (p. 444), totalement inédit en Civilisation. A l’éloge du couple angélique, s’ajoute celui de l’amour pivotal : « Je désigne sous ce nom une affection qui se maintient à travers les orages d’inconstance ». Ainsi pour un polygyne, « c’est une amante de charme permanent et pour qui il ressent de l’amour même au plus fort des passions qui le rendent insouciant pour ses favorites de l’alternat précédent » (p. 291). La valeur exceptionnelle de ce type d’amour, conçu comme une fidélité transcendante, tient au fonds d’inconstance où il prend racine."

    "Les déplaisirs et peines d’amour ne durent guère en Harmonie, tant les consolations sont rapides. Dès le Traité des Quatre Mouvements, Fourier décrit l’activité, au sein des armées industrielles, d’une corporation amoureuse (les bacchantes et les bacchants), spécialement chargée de réconforter les délaissés."

    "En Harmonie, la transparence et la sincérité sont généralisées, mais moins par obligation morale, que du fait que la fausseté est essentiellement inutile dans un régime de relations non exclusives, où la jalousie a perdu sa force. Fourier admet toutefois que, même en Harmonie, la dissimulation puisse être salutaire, par exemple lorsqu’il s’agit de dérober aux enfants la connaissance du mystère amoureux. Le mensonge reste utile lorsqu’il permet de créer ou de maintenir des liens."

    "La description des déplacements d’armées industrielles chargées de grands travaux, des corporations en voyage, de l’accueil des aventuriers, des rencontres de caravansérail est associée à celle de la mobilité amoureuse. Le nouveau monde amoureux de Fourier n’est pas un monde sédentaire, mais un monde très mobile, bien que peu urbain, qui suscite des manifestations d’hospitalité amoureuse et de nombreuses rencontres occasionnelles.

    L’égalité des droits entre hommes et femmes, affirmée en tous domaines, structure toute la représentation que Fourier donne d’un autre modèle amoureux. Il tient à donner aux corporations amoureuses des titres féminins et masculins, qui désexualisent leurs fonctions."

    "Nulle part dans Le Nouveau Monde Amoureux n’apparaît l’idée selon laquelle les femmes seraient plus intéressées à former des couples ou plus sentimentales que les hommes (comme l’affirmaient les Saint-Simoniens), ni même celle d’une coloration particulière de leur lien à l’amour sensuel en fonction de leur expérience de la maternité. En ce sens, on peut dire que le modèle de Fourier dissocie radicalement, une fois pour toutes, la reproduction et l’expérience amoureuse. Dans la mesure où les liens entre générations et l’éducation sont envisagés au plan de la société et non des individus, l’expérience amoureuse n’est productrice ni de parenté, ni de parentalité. Dans le modèle du « ménage progressif », les tâches de cuisine et d’entretien sont mises en commun et les femmes peuvent développer hors du foyer les aptitudes qui correspondent à leurs goûts. L’ensemble de ces éléments permet à l’auteur de maintenir une égalité radicale entre hommes et femmes, sans envisager la question du lien entre eux en termes de complémentarité."

    "André Breton, qui lui donne une place dans l’Anthologie de l’Humour Noir, écrit une Ode à Charles Fourier et le considère comme « un des trois grands émancipateurs du désir », avec Sade et Freud. L’auteur est ici situé du côté du rêve, de l’imaginaire, de l’humour. Après 1968, la critique littéraire d’avant-garde s’empare aussi de Fourier, sur qui l’on écrit dans Tel Quel ou dans Topique, qui lui consacre un numéro spécial ; Pierre Klossowski et Roland Barthes abordent Fourier, qu’ils mettent en rapport avec Sade. Barthes traite en particulier de la question de l’écriture chez Fourier : « L’invention de Fourier est un fait d’écriture, un déploiement du signifiant ». Moins intéressé au travail sur le langage, le biographe américain de Fourier, l’historien Jonathan Beecher, note l’importance des aspects parodiques dans les écrits sur l’amour (parodie du catholicisme, de la chevalerie et de l’amour courtois, qui venaient d’être redécouverts à l’époque où le manuscrit a été composé). De la condamnation radicale du mariage monogame par Fourier, il propose une interprétation en partie biographique, comme effet des frustrations personnelles de l’inventeur. Dans tous les cas, l’inclusion de Fourier dans la littérature, tout comme la tradition de rattacher l’utopie aux études littéraires, ont un effet « dépolitisant ».

    Il existe à l’inverse un courant qui, dans le sillage de Karl Mannheim et d’Ernst Bloch, valorise et politise fortement l’utopie, comme forme de rupture avec la réalité présente. Ce courant se renforce dans l’après-1968. Le philosophe italien Arrigo Colombo, responsable d’un Centre de Recherche sur l’Utopie, auteur d’un ouvrage sur Fourier (Colombo, 2004) décrit par exemple l’utopie comme un mouvement millénaire de l’humanité vers plus de justice et situe Fourier en son sein ; l’originalité de l’auteur serait d’avoir introduit l’amour et la sexualité dans cette quête transhistorique, qui commencerait à Platon. [...] La philosophe Geneviève Fraisse, dans ses travaux sur la différence des sexes, insiste sur la radicalité des propositions de Fourier, qui fait disparaître le ménage isolé et assoit l’égalité entre hommes et femmes sur une autonomie individuelle absolue."

    "Daniel Guérin, militant anarchiste homosexuel, auteur dès 1954 d’un des premiers comptes rendus en français des enquêtes de Kinsey, publie en 1975 une sélection organisée de textes de Fourier. [...] Grand lecteur de Fourier, le situationniste Raoul Vaneigem, proche des anarchistes, propose en 2003 un nouvel arrangement du NMA."

    "Le Nouveau Monde Amoureux est centré d’une part sur une observation des comportements amoureux du temps et, d’autre part, sur une construction logique, celle d’une autre société visant à la maximisation des liens amoureux, dans laquelle le mariage monogame aurait disparu et où règnerait une égalité absolue entre les sexes. Ces deux moments sont distincts mais imbriqués dialectiquement. L’observation sert à dégager des principes secrets, comme celui de l’aspiration générale à la polygamie, qui sont utilisés dans la construction du nouveau modèle. Quant au modèle, il fournit un cadre de lecture, qui permet d’évaluer les limitations des mœurs civilisées : ainsi l’existence possible d’une philanthropie amoureuse assoit la critique de l’égoïsme conjugal en Civilisation.

    Dans ses observations empiriques, Fourier est un classificateur et un constructeur de typologies et de tableaux. Ainsi la typologie du cocuage, amorcée dans le Traité des Quatre Mouvements, prend une grande ampleur avec l’augmentation de son expérience (Fourier, 1924). Pour établir la théorie des manies, il a écouté « les femmes qui ont eu beaucoup d’amants et les hommes qui ont eu beaucoup de maîtresses » (p. 333). De même pour établir « la durée moyenne d’un amour pivotal chez les divers caractères » en Harmonie, il s’appuie sur les récits de « polygynes qui [lui] sont connus et qui [lui] ont conté leurs amours » (p. 293-294).

    Le modèle d’un monde fondé sur un développement systématique des liens amoureux est une construction intellectuelle, dont il importe de calculer les implications pratiques sans laisser aucun détail dans l’ombre : le but est d’« exciter le raisonnement plutôt que l’enthousiasme ». Il s’appuie sur un petit nombre de principes de base, dont les conséquences sont développées, voire calculées, avec précision. La société repose sur un système d’institutions et de corporations volontaires, dont l’action contribue à une redéfinition de la hiérarchie des catégories de relations amoureuses et à une reconstruction du système des émotions et des valeurs sociales. Le modèle théorique de la société amoureuse, comparé au fonctionnement de l’amour et du mariage en Civilisation, fait apparaître à quel point comportements et émotions individuelles changent radicalement de sens et de valeur lorsque le contexte social se transforme. Il s’agit d’une déduction théorico-empirique à prétention scientifique, plutôt que du volontarisme d’un utopiste.

    Dans la lecture libertaire courante du Nouveau Monde Amoureux, il semble exister une contradiction, notée par les conservateurs, entre l’appel à la liberté amoureuse et le caractère extrêmement organisé de la société que Fourier propose. Mais si l’on veut bien arrêter de penser Fourier comme un prophète, un précurseur ou un visionnaire, on perçoit une pensée systématique, fondée sur l’observation et la modélisation des comportements sociaux, dont les comportements amoureux font intégralement partie. Au radicalisme du réformateur social, qui n’a par exemple jamais cessé de se prononcer en faveur d’une égalité absolue entre hommes et femmes, s’ajoute la volonté « subversive » de découvrir les mécanismes des sociétés, fussent-elles imaginées."

    "Jusqu’à 1850 environ, science sociale, socialisme, désir de réforme sociale étaient plus ou moins synonymes."

    "Contrairement à Sade, Fourier ne décrit jamais explicitement d’actes sexuels, mais seulement des situations et des relations. On a pu parler dans son cas d’une « sexualité désérotisée »."
    -Michel Bozon, « Fourier, le Nouveau Monde Amoureux et mai 1968. Politique des passions, égalité des sexes et science sociale », Clio [En ligne], 22 | 2005, mis en ligne le 01 décembre 2007, consulté le 22 avril 2023. URL : http://journals.openedition.org/clio/1758 ; DOI : https://doi.org/10.4000/clio.1758



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