"La mort est simple, car elle transforme définitivement le corps en objet pur, quand la souffrance, plus compliquée, le place du côté de l'impureté : mélange de passivité et de conscience, de désordre et de savoir, d'impuissance et de certitude."
"Toute existence est construite sur du sable, la mort est la seule certitude que nous ayons. Il s'agit moins de l'apprivoiser que de la mépriser. L'hédonisme est l'art de ce mépris."
"La scène se passe pendant l'hiver 1645, à Amsterdam, et l'on se plaît à imaginer que, non loin de là, s'amuse Spinoza, âgé de treize ans, et que Rembrandt, pas plus éloigné, est en train de peindre L'adoration des bergers... L'amateur de boucheries est René Descartes, le Poitevin quêtant la solitude et la tranquillité. Chaque jour, il rend visite à son boucher pour le regarder abattre des animaux. Parfois, il se fait apporter tel ou tel morceau, tel ou tel organe, chez lui, à son domicile, pour mieux en observer le détail après une anatomie qu'au dire des spécialistes il pratique sans dextérité, mais mieux qu'un dilettante. Le philosophe tient un journal précis et rigoureux de ses observations. Par ailleurs, il achetait, même à prix d'or, des chiens, des veaux et des lapins pour les disséquer. Son biographe Albert Baillet rapporte même qu'il plaçait tout aussi bien des morues et des anguilles que des cerveaux de moutons sous son scalpel.
A Sorbières qui le visitera, il montrera un veau dans son arrière-cour en ajoutant : « Voilà toute ma bibliothèque.» Depuis plusieurs années, en effet, il avait abandonné toute lecture, préférant faire confiance à l'observation permise par la philosophie pratique. En fin de Discours de la méthode il avait dit consacrer dorénavant son énergie à la médecine et aux sciences susceptibles d'améliorer la qualité de la vie et sa longueur... La fouille des corps visait cette sagesse.
Pour enrichir son savoir en vue de l'écriture de son Traité de l'homme, Descartes se mit à étudier la formation des poulets dans l'œuf. Ensuite, il se préoccupa de l'analyse des cycles dans le corps humain : digestions, stases cardiaques, transpiration, tremblements et autres symptômes organiques. Il voulait comprendre les mystères de l'énergie qui traverse les corps et cesse avec la mort.
D'autres visiteurs l'auraient vu faire fonctionner une étrange petite machine représentant un homme sur une corde animée de mouvements, contorsions et cabrioles, destinés à reproduire ceux des acrobates et spécialistes en danses de corde. Plus saisissant, on sait que Descartes eut le désir de mettre au point une femme automate, une très jeune femme, voire une enfant. A quelques-uns, il fit voir l'objet placé dans une sorte de châsse par lui fabriquée. L'automate avait même un prénom : Francine, celui de l'enfant qu'il eut d'Hélène Jans et qui mourut, âgée de cinq ans, lui laissant au corps une douleur qu'il reconnut la plus grande de sa vie."
"Le corps est un étrange lieu où circulent influx et intuitions, énergies et forces. Parfois, la résolution des conflits, des énigmes, les solutions pour conjurer ombres et confusions apparaissent dans un moment d'une exceptionnelle densité qui scinde l'existence et inaugure une perspective riche de toutes les potentialités. Le corps du philosophe se présente donc comme un creuset où s'élaborent des expériences existentielles appelées, plus tard, à prendre forme dans des structures logiques, rigoureuses.
Le culte de la raison qui sévit dans le domaine de la pensée a vraisemblablement dissuadé plus d'un philosophe de faire part de ses expériences dans ce domaine. On ignore tout, par exemple, de la façon dont Hume a tiré Kant de son sommeil dogmatique ; on sait peu, dans le détail, du ravissement qui s'empare de Malebranche lorsqu'il découvre un ouvrage majeur de Descartes qui le convertit à la philosophie ; on est tout aussi peu renseigné sur la dépression nerveuse de Hegel et son hypothétique résolution par le recours à l'obsession dialectique. La raison ne produit d'ordre que lorsque le corps a fourni le matériau."
"« Intuition, écrit-il dans La pensée et le mouvant, signifie d'abord conscience, mais conscience immédiate, vision qui se distingue à peine de l'objet vu, connaissance qui est contact et même coïncidence. » La finesse de l'analyse bergsonienne tient au fait que le matérialisme dont il se réclame est subtil et n'a rien à voir avec ce que l'on peut comprendre d'habitude sous ce terme. Bergson prend en compte des notions dynamiques – élan vital, modifications, perturbations, changements de tension et d'énergie – qui sont d'une efficacité redoutable pour dire ces pointes extrêmes de l'expérience que sont les intuitions. A cet effet, le phénomène intuitif est entendu comme le produit singulier de « l'énergie lancée à travers la matière »."
"La pensée est pourtant bien le produit de cette chair qui souffre et qui enregistre les moindres vibrations de l'existence, elle résulte d'un compromis avec des forces qui dynamisent l'organisme dans le dessein d'épargner la fracture, la brisure, la folie, le déséquilibre. Valéry fait superbement l'analyse de cette dynamique existentielle, de cette œuvre de chair : « Tout système, écrit-il, est une entreprise de l'esprit contre lui-même. Une œuvre exprime non l'être d'un auteur, mais sa volonté de paraître, qui choisit, ordonne, accorde, masque, exagère. C'est-à-dire qu'une intention particulière traite et travaille l'ensemble des accidents, des jeux du hasard mental, des produits d'attention et de durée consciente, qui composent l'activité réelle de la pensée ; mais celle-ci ne veut pas paraître ce qu'elle est : elle veut que ce désordre d'incidents et d'actes virtuels ne compte pas, que ses contradictions, ses méprises, ses différences de lucidité et de sentiments soient résorbées. » [Paul Valéry, « Études philosophiques », in Œuvres, Pléiade, Tome I, p.817]."
"La machine rationnelle se met en branle lorsque tout est déjà fait, que le corps a parlé, qu'il a exprimé la nécessité physiologique sous forme de voix socratique, de conversion métaphysique augustinienne ou de songes cartésiens."
"La fragilité nerveuse de l'enfant ne fait aucun doute : dans ses toutes premières années, au dire de sa nièce qui témoigne, Pascal aurait connu d'étranges états de langueur accompagnés de phobies. Par exemple, « il ne pouvait souffrir de voir de l'eau sans tomber dans des transports d'emportement très grands ». De même, les contacts avec ses parents lui étaient insupportables : « Aussitôt qu'ils s'approchaient, il criait, se débattait avec une violence excessive ; tout cela dura plus d'un an durant lequel le mal s'augmentait ; il tomba dans une telle extrémité qu'on le regardait comme prêt à mourir ». Pour expliquer ces comportements excessifs, voire inquiétants, la famille s'en fut d'un bouc émissaire qu'elle trouva en la personne d'une femme transformée en sorcière, elle qui n'était coupable que de demander régulièrement la charité aux grands-parents du philosophe. On ne sait comment la famille obtint l'aveu de la dame, mais elle l'eut, et avec lui la confession du remède qui libérerait l'enfant : il suffisait de détourner le mal, par exemple sur des animaux. Le grand-père offrit un cheval, la magicienne se contenta d'un chat – qu'elle fit périr, en tout solde du salut de Blaise. Spécialiste en choses miraculeuses, elle fit aussi de telle sorte qu'au passage, un enfant fut ressuscité à l'aide d'un cataplasme d'herbes sauvages. Journée faste pour les mystères. Pascal commence bien...
L'enfance des grands hommes est souvent silencieuse. Du Blaise bambin au Blaise pubère, on ne sait rien. Les témoignages biographiques présentent Pascal atteint de premiers maux en 1642, il a dix-neuf ans. A cette époque, il avait travaillé sur un prototype de machine à calculer qui lui avait coûté de gros efforts. Il eut beaucoup de mal à recouvrer la santé après avoir connu, deux années durant, une dépression difficile à vivre. Par ailleurs, au dire de Marguerite Périer, « cette fatigue et la délicatesse où se trouvait alors sa santé depuis quelques années le jetèrent dans des incommodités qui ne l'ont pas quitté ; de sorte qu'il nous a dit quelquefois que depuis l'âge de dix-huit ans il n'avait pas passé un jour sans douleur. Ses incommodités n'étant pas toujours dans une égale violence, dès qu'il avait un peu de repos et de relâche, son esprit se portait incontinent à chercher quelque chose de nouveau ». Il travaille alors sur le vide, met au point sa roulette et engage sa querelle à propos de Jansénius. Son état physique ne s'améliore pas : impossible d'avaler quoi que ce soit, en dehors de mixtures incorporées à des breuvages chauds à ingurgiter au goutte à goutte : « Il avait outre cela une douleur de tête comme insupportable, une chaleur d'entrailles et beaucoup d'autres maux. » Afin de pouvoir se soigner, il devait se purger tous les deux jours. L'absorption des médicaments n'en demeurait pas moins pénible et son entourage souffrait même d'assister aux séances de soins. A cette époque, il connaît une paralysie qui l'oblige à recourir à un appareillage : « Ses jambes et ses pieds devinrent froids comme du marbre, et on était obligé de lui mettre tous les jours des chaussons trempés dans de l'eau-de-vie pour tâcher de faire revenir la chaleur aux pieds. » Des charentaises imbibées...
Devant toutes ces épreuves, Pascal conserve le sourire, il serait même plutôt content : les maladies sont des signes envoyés par Dieu pour éprouver la foi, il faut les accepter, d'abord, puis les aimer. Pour mieux en rajouter, il opte pour le renoncement : tout ce qui peut faire songer à du plaisir est immédiatement banni. La nourriture est entendue dans une perspective nutritive : les rations sont calculées, il oublie même ce qu'il vient de manger tant son souci du goût est mort. Sa sœur constate quel plaisir il prend à mortifier ses sens et à prendre ses potions dégoûtantes."
"Faut-il s'étonner qu'avec un corps doté d'une telle hyperesthésie, Pascal ait très vite développé des sentiments de haine à l'égard de sa propre chair ? Dès qu'un plaisir possible était en vue, Pascal se mortifiait – y compris pour ceux qu'auraient permis les conversations. Il portait une ceinture de fer garnie de pointes à même sa peau et s'en affublait dès qu'on lui annonçait une visite. Au moindre soupçon de bien-être, il s'enfonçait les clous dans la chair à l'aide de ses coudes pour se rappeler ses décisions de renoncement : « Il s'était comme incorporé cet ennemi volontaire qui, en piquant son corps, excitait sans cesse son esprit à tenir dans la ferveur, et lui donnait ainsi le moyen d'une victoire assurée. » En dehors de ces pratiques de macération, Pascal consacrait l'essentiel de son temps à la prière et à la lecture des Evangiles."
"Le seul plaisir qu'il se soit autorisé consistait à visiter les reliquaires dans les églises. Peut-on dire mieux sa fascination pour la mort?
A son domicile, le philosophe accueillait une famille par charité. L'un des enfants fut atteint de petite vérole. Pascal refusa qu'on l'en sépare, fut évidemment contaminé. Coliques, migraines, vomissements, convulsions, il mit quelques jours à mourir, non sans avoir persisté à bénir la maladie et souhaité finir au milieu des incurables où il demanda son transfert. [...]
Certes, la dot de sa sœur et les frasques d'Innocent X ont pu, comme le croit Lucien Goldman, écarteler Pascal et rendre son psychisme fragile, réceptif à l'extrême. On conviendra toutefois qu'il n'est pas sans intérêt de voir dans quel corps s'effectue cette révélation, dans quel organisme malade, affaibli, contraint aux macérations, à l'ascétisme porté à son incandescence, et au formidable retournement des pulsions de mort contre soi. La chair accueille l'expérience mystique comme jouissance à défaut d'autres béatitudes plus païennes. Là encore, Dieu fournit le prétexte à des jubilations concrètes. L'extase au nom de Dieu produit les mêmes effets, et relève des mêmes symptômes que celle qui s'accomplit au nom du corps et de l'immanence. Ainsi, le piétiste échappe, du moins le croit-il, à la contradiction : en annonçant la mort de la chair, il prouve la chair; en voulant la mort du corps, il enseigne l'extrême vitalité du corps ; en souhaitant le renoncement, il s'acharne à vivre chaque seconde. Erreur d'objectif tout simplement."
"L'une des conditions, mais elle n'est pas suffisante, on s'en doute, avec lesquelles on peut envisager une résolution des conflits à l'aide d'un hapax à conséquences philosophiques, c'est d'avoir un corps capable d'enregistrer le réel et ses effets à la manière d'un sismographe, avec son hypersensibilité. Le corps du penseur est avant tout une chair d'exception, à la peau si fine qu'on devine l'écorché au moindre souffle, à la plus petite variation de température. Et Lequier possédait un organisme à la fragilité requise. Jean Grenier parlera même de lui comme un déséquilibré familier d'élans mystiques et de violences caractérielles. Rebelle et solitaire, il est tour à tour misanthrope, exalté, lyrique, abattu, agressif, belliqueux, somme toute, sympathique... On lui doit une provocation en duel pour cause de mauvais voisinage ; on le voit, malgré l'avis général, monter un cheval fougueux par défi et s'offrir de la sorte une chute qui lui vaut une mauvaise blessure au visage ; on le rencontre insultant un général qui n'eut pas l'heur d'accepter de lui délivrer le diplôme de sortie à l'école d'Etat-Major – d'où il démissionna illico ; on le retrouve au tribunal, pour des démêlés qui l'opposent à un officier d'abord, un évêque ensuite.
Son mysticisme est, par ailleurs, une composante essentielle de sa personnalité : il se réfugie dans la solitude avant de donner dans le vagabondage ou le pèlerinage – plus d'une cinquantaine de kilomètres, à jeun. Au cours d'une communion, le Christ fera même le déplacement pour lui confier, en personne, que désormais, leurs destins sont liés et qu'ils ne pourront plus vivre l'un sans l'autre. La crise durera longtemps – entre le 29 juillet et le 20 août 1846 – et permettra à Lequier, chance inouïe, de partager avec Jésus le lait de Marie. Jean Grenier dit de lui : « Ses caprices, ou plutôt ses extravagances, son orgueil insensé, son exaltation dans l'amitié, qui s'exprime d'une façon passionnée, son insatisfaction, sa prodigalité, ses élans mystiques font de lui, nous ne dirons pas un malade, mais un homme qui sort de la commune mesure, et tantôt il s'élève au-dessus du niveau normal, tantôt s'abaisse au-dessous. » Sa mort achèvera sa pensée et ses tentatives philosophiques, puisqu'elle est placée, comme toute son existence, sous le signe de la volonté d'élucider le problème de la liberté. Il écrivait : « Je dis : je suis libre. Je dis vrai ou je dis faux. Si je dis vrai, je suis libre ; si je dis faux, cette erreur nécessaire est pour moi la vérité. Qu'est-ce, en effet, qu'une idée vraie si ce n'est une idée nécessaire ? Se tromper en se croyant libre, c'est encore être dans le vrai.» » Pour être dans le vrai, même au risque de se tromper en se croyant libre, Lequier mit la nécessité au défi de se manifester, forme ultime de la volonté de liberté. Au risque de payer de sa vie. Le 11 février 1862, Jules Lequier se déshabille, abandonne ses vêtements sur une plage bretonne, puis s'avance dans la mer et nage vers la ligne d'horizon : il croit, en allant vers le large, que Dieu le retiendra et le garantira de la mort si telle doit être la nécessité. Ce jour-là, Dieu avait à faire ailleurs qu'en Bretagne. Lequier mourut."
"Gilles Deleuze accompagne son regard vers l'obscurité d'un coup de sonde dans la lumière. Pas de ténèbres sans lumières. Aussi faut-il que les alentours du corps produisent une zone de clarté à partir de laquelle on peut penser l'ensemble de l'organisme comme un compromis entre l'obscur et le lumineux. Aux franges de ce mélange se produit une vibration dynamique, une danse de l'air d'où naissent de petites perceptions, des microperceptions hallucinatoires, écrit Deleuze : au fond de chaque corps, de chaque monade, pli selon pli, elles préludent à la perception globale génératrice de sens pour le corps, donc le monde : « C'est un clapotement, une rumeur, un brouillard, une danse de poussière. C'est un état de mort ou de catalepsie, de sommeil ou d'endormissement, d'évanouissement, d'étourdissement. » [Deleuze, Cinéma II. L'Image-Temps, éditions de Minuit, p. 246]."
"La machine désirante de l'hédonisme supposera la réconciliation du corps et de la conscience quand la machine de l'idéal ascétique produit des corps séraphiques marqués par l'éviction de l'appendice – le nez et le phallus. Comme s'il n'était de corps idéal que dans le lisse, la surface plane, sans aspérité, blanche et polie, un corps qui serait sorti transfiguré vainqueur d'un combat qui opposerait le phallus et l'ange."
"La chair est folle avant de s'apaiser dans un réceptacle qui la contienne pour l'éternité. Lucrèce sacrifie aux eschatologies finalistes classiques : le corps tel qu'il est paraît la meilleure des formes possibles, la nature ne pouvant commettre d'impairs théologiques."
"Charles Fourier, grand historien du futur, philosophe des lendemains qui chantent, dans de sérieuses digressions sur le corps en Harmonie, après la Civilisation, bien après, lorsque la chair se trouvera métamorphosée, investie des qualités idéales. Dans l'hypothèse du Père du nouvel ordre sociétaire, rien n'est épargné des progrès rendus possibles par la révolution Harmonienne. Suivant cette logique, Fourier peut prophétiser : « L'humanité s'élèvera par elle-même aux améliorations matérielles dont son physique est susceptible. » En vertu de ce principe, les hommes sont appelés à vivre sur d'autres planètes que la Terre devenue trop étroite pour l'occasion. Et, selon une arithmétique astrologique d'initié, on est en droit d'attendre une modification radicale du corps et de ses possibilités. Ainsi, Fourier décrit « les belles et utiles propriétés » acquises par les terriens lorsqu'ils auront élu domicile en de nouvelles contrées célestes. Parmi elles, « l'amphibéité, la nyctalopie, la repousse perpétuelle des dents et des cheveux, l'indolorisme factice, le blanchiment au soleil ». Et Fourier d'ajouter un « etc. »."
"L'Antiquité aimait les parfums : dans les banquets, on offrait aux convives des guirlandes de fleurs diverses aux senteurs multiples alors que dans les cassolettes brûlait la résine aux odeurs sucrées. Aux jeux du cirque, on répandait des essences sur le tissu tendu dans le théâtre au-dessus de la tête des spectateurs. Le vélum qui protégeait des intempéries laissait s'évaporer les produits qui retombaient en pluie fine sur l'assistance. Parfois, de grandioses fêtes mortuaires permettaient à des défunts richissimes de brûler sur des bûchers constitués de bois précieux.
Parmi les philosophes, le parfum n'a pas bonne réputation : on l'associe au luxe, à la débauche, à la dépravation. Aussi, c'est chez un spécialiste en hédonisme, Aristippe de Cyrène, qu'il faut aller chercher un goût prononcé et avoué pour la belle odeur quand Socrate et Platon en font le signe distinctif des invertis. Faut-il s'étonner que le philosophe de la République ait eu des compagnons de route chez les Spartiates qui, eux, flétrissaient le recours aux parfums comme un signe évident de corruption et de décadence ? Seuls les voluptueux peuvent aimer les effluves et les parfums, les senteurs et les odeurs.
L'odorat est dénigré par ceux qui ont la matière en détestation."
"Dans l'Anthropologie d'un point de vue pragmatique, Kant entreprend la promotion de la vision et fait de l'odorat le sens le moins digne des cinq. La liste des sens est d'abord coupée en deux parties dans lesquelles sont distribuées les perceptions qui relèvent de l'action mécanique tout en supposant la médiation de l'esprit, d'une part, et d'autre part celles qui nécessitent l'action chimique tout en mettant en scène ce que Kant appelle des « choses physiques ». Le toucher, l'ouïe et la vue sont posés comme objectifs. Ainsi, « à titre d'intuition empirique ils apportent plus pour la connaissance de l'objet extérieur qu'ils ne mettent de mouvement dans la conscience de l'organe affecté ». Ensuite le goût et l'odorat sont dits subjectifs, car « la représentation qui se fait par eux est plus celle de la délectation que de la connaissance des objets extérieurs ». Kant imagine donc qu'on appréhende mieux – on ne dira pas qu'on connaît mieux, par égard pour les catégories du vieux philosophe – le plat de morue, dont il était familier, en l'écoutant, en le regardant ou en le touchant qu'en le humant, voire en le goûtant. De quels objets parle donc Kant lorsqu'il envisage leur connaissance ? Il semble que, dans l'esprit du philosophe, certains objets ne peuvent accéder à la dignité de catégories analysables. Kant évacue des préoccupations de l'esthéticien tout ce qui peut relever des odeurs et des goûts : pas de cuisine ou d'art des parfums chez Kant, aucune Critique de la raison diététique ou de Critique de la raison olfactive possible chez le philosophe qui se propose malgré tout, sans ciller, d'offrir une Critique de la faculté de juger en bonne et due forme. De juger quoi, si l'on ne peut appréhender la cuisine de Brillat-Savarin ou les parfums d'Edmond Roudnitska ?
Pour être si sûr de lui et affirmer qu'on peut mieux connaître avec les sens objectifs, qu'avec les sens subjectifs, faut-il imaginer que Kant ignore les hallucinations visuelles et les brisures de bâtons plongés dans un liquide qui font le bonheur des étudiants de philosophie ? Doit-on croire que Kant ignore qu'en faisant confiance à ce qu'il tenait de la vue, sens objectif et noble, tel présocratique croyait que le soleil était large comme une main ?[...]
Affubler l'olfaction d'un moindre coefficient de certitude que la vision relève du pur postulat, dont Kant aime tant l'usage, mais certainement pas d'une analyse digne de ce nom. Le nez et les yeux fournissent des informations avec un égal potentiel et un même spectre d'erreurs ou de certitudes, chacun dans son registre. Tous les sens sont assujettis aux mêmes limites en deçà et au-delà desquelles on sombre dans l'inexactitude : aucun d'entre eux ne fournit plus d'informations susceptibles de contribuer à la vérité qu'un autre. Le discrédit jeté sur l'olfaction a bien d'autres raisons."
"Plus la proximité est grande avec l'objet, plus la répulsion envahit le philosophe : la mise à distance du monde est le symptôme manifeste du sacrifice à l'idéal ascétique. Voir isole et éloigne du réel. Toucher approche et ramène au concret. Sans souci d'une démonstration, Kant pose la noblesse du sens qui assure de la plus grande distance d'avec le monde. Le réel est salissant. Quoi qu'on fasse, Kant et consorts préfèrent le nouménal, l'intelligible, qui a le mérite de ne pas salir, mais qui n'existe pas...
Après avoir examiné les trois sens externes, et classé ceux-ci dans le sens décroissant – éloge de la vue, tolérance de l'ouïe, disqualification du toucher –, Kant aborde les contrées du goût et de l'odorat. Comme on peut s'en apercevoir, ces deux sens dits subjectifs arrivent après le tact, et méritent moindre considération encore. Les sens externes sont posés comme étant confinés aux surfaces. Ainsi sont-ils irrémédiablement voués à effleurer, à ne saisir le monde qu'en ses manifestations superficielles là où le goût et le toucher apparaissent comme des sens « de la délectation (l'absorption la plus intérieure) ». En tant que tels, ils forcent à une plus grande intimité avec le réel, une plus grande présence au monde.
L'odorat consiste, selon l'Anthropologie d'un point de vue pragmatique, en « l'aspiration des exhalaisons étrangères qui sont mêlées à l'air, et qui peuvent émaner d'un corps fort éloigné de l'organe ». La théorie kantienne des odeurs passe par la référence aux sels fixes ou volatils dissous dans l'air. L'idée même de dissolution ou d'étrangeté pour qualifier les odeurs suppose dans l'esprit du philosophe une conception idéaliste de l'air : milieu pur, sans autres mélanges que ceux qui contribuent à la formation chimique de l'élément, milieu vierge, sans corruptions et sans compromissions. Comme si l'air n'était pas un perpétuel milieu de mixtes, de composés... Kant semble vouloir vivre dans une atmosphère nouménale, dans une idée d'air.
Par ailleurs, Kant n'aime pas le caractère impérieux des odeurs et perçoit cette faculté comme « contraire à la liberté », moins sociale que les autres, plus individualiste. Pour mieux en analyser les effets, Kant recourt à des puanteurs et disserte sur la saleté. Comparant les deux sens dits inférieurs, il affirme : « L'absorption par l'odorat (dans les poumons) est encore plus intime que celle qui se fait dans les cavités réceptrices de la bouche et du gosier. » Pareil constat ne peut valoir à l'odorat qu'un renvoi en fin de classement. Kant est de la sorte fidèle aux raisons classificatoires classiques qui font de la vue le sens noble par excellence et de l'olfaction la faculté la plus dégradante qui soit."
"Le flair est commun à tous les mammifères et seul l'homme manifeste à son endroit un a priori défavorable, comme s'il lui semblait que pour acquérir un surcroît d'humanité, il lui suffisait de dénigrer l'olfaction. Ainsi, les odeurs sont-elles affectées d'un coefficient d'asocialité au même titre que la volupté, l'érotisme et la sexualité dont elles participent."
"L'œuvre de Condillac aura un retentissement important dans son siècle. Les matérialistes ne sont pas sans connaître le travail des sensualistes qu'ils poursuivent à leur manière. Parmi eux, on rencontre Diderot, qui illustre à la perfection la façon matérialiste de considérer les sens et tout particulièrement l'odorat. Diderot montre que les sensations sont toutes un toucher diversifié. A l'inverse des autres philosophes de la tradition intellectualiste et idéaliste, il ne hiérarchise pas les sens en les distinguant pour mieux les opposer : contre l'éclatement en cinq branches de la sensibilité, il avance le monisme sensualiste au nom duquel le toucher est entendu comme l'unique et essentielle modalité de la présence au monde. Toute autre appréhension n'est que diversification de ce principe singulier.
La typologie de Diderot permet de saisir les organes des sens comme des positions avancées du cerveau, ou plus particulièrement, du système nerveux. Les sens sont donc les principes du contact de l'individu avec le monde qui l'entoure. Indissociable du milieu, l'homme s'en distingue aussi en ce qu'il relève d'une diversification singulière de la matière – singularité qui détermine l'homme plus que la plante, ou le minéral. Il élabore ainsi une théorie des fibres nerveuses, des brins – dans son langage – qui lui permet d'écrire qu'au départ, il n'y a qu'une « sensibilité pure et simple, (le) toucher (qui) se diversifie par les organes émanés de chacun des brins ; un brin formant une oreille donne naissance à une espèce de toucher que nous appellerons bruit ou son ; un autre formant le palais donne naissance à une seconde espèce de toucher que nous appelons la saveur; un troisième formant le nez et le tapissant donne naissance à une troisième espèce de toucher que nous appelons odeur ; un quatrième formant un œil donne naissance à une quatrième espèce de toucher que nous appelons couleur ». Derrière pareille conception se profile la tradition moniste, matérialiste et mécaniste qui aboutira, via quelques stations d'importance, à Jean-Didier Vincent ou Jean-Pierre Changeux qui précisera dans une phrase que n'aurait pas renié le père de Jacques le fataliste que « l'identité entre états mentaux et états physiologiques ou physicochimiques du cerveau s'impose en toute légitimité ».
Entre sensualistes ou matérialistes du XVIIIe siècle et neurophysiologistes du XXe siècle, il y a eu un moment important représenté par les Idéologues, au lendemain de la Révolution française, dans les premières heures du siècle qui suit. Il faudrait dire toute la place qu'occupe la Physiologie du goût de Brillat-Savarin dans cet édifice philosophique. Le gastronome connaît Volney, Cabanis, Madame Helvétius, Destutt de Tracy, il a lu Locke et Condillac et son intelligence n'est pas en reste. Son ouvrage majeur laisse une place importante aux sens, dans leur totalité, et il entame la rédaction de son livre en précisant : « L'ordre que je me suis prescrit m'a insensiblement amené au moment de rendre à l'odorat les droits qui lui appartiennent, et de reconnaître les services importants qu'il nous rend dans l'appréciation des saveurs ; car, parmi les auteurs qui me sont tombés sous la main, je n'en ai trouvé aucun qui me paraisse lui avoir fait pleine et entière justice. » Brillat-Savarin avance même l'hypothèse qu'il faut confondre le goût et l'odorat dans un seul et même sens, mais, ne souhaitant pas s'engager dans une polémique avec les spécialistes, l'honnête homme ne pousse pas plus loin la démonstration. L'auteur gastronomique se proposait du divertissement avec cet ouvrage, il ne souhaitait guère se mettre la corporation des philosophes à dos, elle qui est si susceptible et tient tant à préserver ses chasses gardées.
Si l'on veut quelques audaces sur la question des sens, c'est chez un Idéologue plus déclaré qu'il faut aller les chercher, à savoir chez Cabanis. Les Rapports du physique et du moral, de ce dernier, est d'ailleurs un ouvrage que Brillat-Savarin connaît bien, et l'on ne s'étonnera pas d'apprendre qu'avant de rédiger son texte, Cabanis fut, avec Montaigne, Voltaire, Rousseau, Locke et Condillac, parmi les méditations favorites de l'amphitryon.
Cabanis effectue un travail remarquable, et sans précédent, sur l'odorat en particulier, mais aussi sur la totalité du corps humain dans ses relations avec la pensée et la réflexion. Le matérialisme du médecin, peut-être moins militant que celui de quelques grands noms du Siècle des Lumières, est plus feutré, plus efficace et, en définitive, plus convaincant. La formation de médecin du philosophe rend son propos concret, précis, clair et sans ambages métaphysiques."
"Puisqu'il est sans forme particulière, l'ange est polymorphe, et il ne se prive pas d'endosser toutes les allures possibles : nez, bouche ou pied, il lui arrive d'élire n'importe quelle partie du corps, mais aussi bien, il peut se faire cheval ou vache ou ce que l'on voudra parmi les représentants du règne animal, à moins qu'il n'opte pour le règne minéral. On le verra alors revêtir toutes les nuances de gemmes et de cristaux imaginables. Certains ont même surpris les anges se métamorphosant en applaudissements.
Mais pour se faire entendre et comprendre des hommes, l'ange préfère se doter d'une paire d'ailes, pour mieux dire son rapport avec la légèreté, le céleste et l'aérien dont il provient. Les pennes célestes conduisent au monde cérébral, là où toute chair a disparu : l'aile désigne la libération à l'endroit de la matière. Platon a dit dans Phèdre que « la force de l'aile est, par nature, de pouvoir élever et conduire ce qui est pesant vers les hauteurs où habite la race des dieux. De toutes les choses attenantes au corps, ce sont les ailes qui le plus participent à ce qui est divin »."
"Ludwig Feuerbach traque le principe de l'aliénation dans la façon qu'a l'homme d'intuitionner « sa propre activité, seulement comme objectivée, séparée de lui, de même qu'il n'intuitionne le bien qu'en tant qu'objet, nécessairement de même il reçoit l'impulsion, l'élan, non pas de lui-même, mais de cet objet. Il intuitionne son essence comme extérieure à lui, et comme étant le bien. Il va de soi, c'est pure tautologie, que pour lui, l'impulsion vers le bien ne peut venir que de là où il a déplacé le bien »."
"Marc Aurèle n'a de cesse d'aller au-devant de la mort. Sûr qu'il est du néant qui attend chacun – on aurait mauvaise grâce à ne pas reconnaître l'évidence avec lui –, il précipite, en un mouvement suicidaire, le néant qu'il semble appeler de ses vœux. Tout ce qui pourrait donner du goût à la vie est condamné en vertu du principe qu'il ne faut pas s'attacher à ce qui nous sera enlevé. En mourant ici-bas, en se faisant tel le cadavre un masque de vermine, on aura moins de peine à trépasser : Marc Aurèle traite la mort en homéopathe, il mithridatise à souhait et empoisonne le quotidien au nom d'un futur qui viendra toujours assez tôt."
"Dans l'économie d'une sexualité chaste [la somme Théologique de Thomas d'Aquin proscrit] tous les gestes qui supposent l'intention du plaisir, donc tous ceux qui ne sont pas utiles pour une relation destinée à la maternité, car « lorsque les baisers, les étreintes et actions semblables sont faites en vue du plaisir sexuel, ce sont péchés mortels. C'est dans ce cas seulement qu'ils sont dits libidineux. ». [...]
Quand il est sensuel, le plaisir est coupable. Ce qui n'est pas le cas quand il est intellectuel, c'est-à-dire quand il provient d'une relation avec Dieu, car « les plaisirs les plus parfaits ont pour objet les réalités immuables ». Ils ont l'avantage de conserver à la raison tous ses pouvoirs, voire de les exacerber. Les facultés intellectuelles et spirituelles sont toujours conservées quand l'homme pratique un amour pur des réalités célestes. Le défaut de conscience de soi ramène par trop à l'animalité et à ce que les philosophes de l'idéal ascétique flétrissent sous cette rubrique expéditive. En refusant la part dionysienne en l'homme, ces penseurs font la promotion d'un corps mutilé, idéalisé. Le postulat qui leur permet cette haine de la chair est qu'il est inacceptable de ne plus s'appartenir, ou de consentir à l'extase matérielle. Les chrétiens conspuent les ivresses et les forces qui faisaient l'objet des fêtes païennes de l'Antiquité – bacchanales, dionysies, priapées, processions ithyphalliques. Et ce discrédit s'enseigne au nom d'un rationalisme militant et exacerbé : préférence absolue pour la raison, déification de l'ordre et du sens, crainte et peur des débordements et des ébriétés."
"La technique rousseauiste est purement et simplement réactualisation de celle des stoïciens de l'époque impériale : il s'agit d'associer le désir au dégoût, la sexualité à la honte. l'Émile permet de lire combien cette haine des sens et du corps est vivace chez le philosophe des Lumières. Ainsi de ce précepte : « Suivez l'esprit de la nature qui, plaçant dans les mêmes lieux les organes des plaisirs secrets et ceux des besoins dégoûtants nous inspire les mêmes soins à différents âges, tantôt par une idée et tantôt par une autre ; à l'homme par la modestie, à l'enfant par la propreté. » Pour être plus explicite et précis dans sa méthode, Rousseau ne recule pas devant les détails et les techniques sommaires : « En joignant aux mots grossiers les idées déplaisantes qui leur conviennent, écrit-il, on étouffe le premier feu de l'Imagination ; on ne lui défend pas de prononcer ces mots et d'avoir ces idées, mais on lui donne sans qu'il y songe de la répugnance à les rappeler, et combien d'embarras cette liberté naïve ne sauve-t-elle point à ceux qui la tirant de leur propre cœur disent toujours ce qu'il faut dire et le disent toujours comme ils l'ont senti.» Rousseau opte donc pour l'insinuation, le conditionnement avec assez de détermination pour transformer l'enfant dont il a la charge en sujet docile, soumis, passif, obéissant et serf. Voilà l'idéal du pédagogue des Lumières : un adolescent castré, un jeune homme éviré, un adulte impuissant.
Assez pour la théorie, Rousseau donne ensuite un exemple, en forme de travaux pratiques : comment, dans les faits, et concrètement, réaliser cette association du sexuel et du négatif ? Un enfant vient-il à demander comment il a été conçu, ou comment, de manière générale, on fabrique un être humain, il faudra immédiatement mettre en relation la procréation et la douleur, l'enfantement et la mort. Soucieux de réalisme, Rousseau imagine la question venant d'un enfant qui aurait eu le malheur d'avoir à souffrir de calculs rénaux : il faudrait lui dire qu'un accouchement est avant tout une souffrance immense. La mère répondrait donc : « Les femmes les pissent avec des douleurs qui leur coûtent quelquefois la vie. » Et le maître de morale, apparemment fier de lui, conclut : « Par où l'inquiétude des désirs aura-t-elle occasion de naître dans des entretiens ainsi dirigés ? ». [...]
"Comment la pédagogie du Genevois a-t-elle pu passer si longtemps pour moderne, alors qu'elle s'évertue à travestir sous de nouvelles couleurs les vieux habits de l'idéal ascétique ? [...]
Rousseau ne s'attarde pas sur la contradiction qu'il y a à se dire « le ministre de la nature », tout en la contraignant comme il le fait. Le désir, qui n'est rien d'autre que l'expression de la nature, plutôt que d'être encouragé, promu, est détruit et méprisé. Au contraire d'un Charles Fourier qui construit sa civilisation sur une harmonie avec les passions, Rousseau élabore une scène philosophique débarrassée des émotions et du corps. Rien n'effraie plus Jean-Jacques que la nature, ses forces et les trajets dionysiens qu'elle utilise. Rousseau opte pour le culturalisme le plus échevelé et la civilisation dans ce qu'elle a de moins louable : l'arsenal répressif et castrateur. Quand il écrit d'Émile : « Nous l'avons soustrait à l'empire des sens », il jubile. [...] Travailler, donc, pour ne plus sentir son corps, pour transformer sa chair en viande meurtrie incapable de désir, éteinte, porteuse des remugles de la mort. Travailler pour détourner ses forces et son énergie, pour les conduire sur des fins socialement acceptables, culturellement tolérées."
"La métaphysique de Schopenhauer suppose une identification de l'essence du réel à un principe honni, investi de toutes les responsabilités en matière de négatif : le vouloir-vivre, ou volonté. A l'œuvre dans tous les degrés de la réalité, du minéral au végétal, de l'animal à l'humain, essence même de la musique ou de l'instinct, de l'être ou de la durée, le vouloir-vivre est la substance d'un monde à éteindre. Une fois identifiée la volonté au négatif, il s'agit de travailler à la négation de ce qui est pour affirmer les prérogatives du néant et réaliser rien moins que la fin du monde. [...] Le corps qui, comme le reste, est volonté, concentre dans les organes génitaux le principe essentiel dans sa quintessence. En revanche, le cerveau représente l'intelligence, seule capable de mettre en œuvre l'extinction du monde. [...] Si Schopenhauer a raison, on est en droit de se demander pourquoi, comme les gnostiques licencieux, il ne recourt pas à cette formidable apocalypse qu'est la sexualité pour en finir plus vite avec le monde. Puisque l'usage d'Eros donne à Thanatos les pleins pouvoirs, pourquoi ne pas réaliser la fin du monde souhaitée par la philosophie bouddhiste dans une vaste orgie perpétuelle qui mènerait plus sûrement à la fin que les techniques d'ascétisme qu'il propose, ardues, inopérantes et tristes ? En épuisant le réel par des bacchanales, Schopenhauer aurait opté pour la mort, donc conservé la même métaphysique, mais il aurait invité à un nihilisme jubilatoire."
"On peut aujourd'hui vouloir un corps nouveau, radicalement païen et athée, à des lieues de ce que proposeraient de comiques dionysies souhaitées par des nostalgiques de la Grèce. Etre post-chrétien ne se fera pas par un retour aux anciens, mais par un dépassement de ce qui a perduré de l'hellénisme dans le christianisme, notamment ce que Nietzsche a stigmatisé sous la rubrique de l'idéal ascétique."
"La conscience n'est pas extérieure au corps, dont elle n'est jamais que l'une des multiples modalités : elle est, du corps, ce qui exprime le mieux les velléités apolliniennes d'ordre. Par elle se tissent les formes avec lesquelles l'énergie se fait chair singulière, personnalité. La conscience informe les potentialités vitales du corps pour les concentrer sur des comportements, des actions, des conduites. Elle permet l'exercice de la volonté, bien qu'après Schopenhauer on en sache la nature. La conscience est l'instrument avec lequel on peut produire un style, montrer une façon originale et singulière de donner forme à ses virtualités. Par cet exercice, les hommes s'arrachent à la bestialité, ils affirment leur excellence. Dans le règne humain, la conscience est même ce qui permet la hiérarchie et les aristocraties, ce qui sépare la vulgarité et la distinction, le sommaire et l'élaboré, la sottise et le génie."
"Les maniaques du concept vont déplorer l'absence de jargons et crier au manque d'analyses. On reléguera le livre dans la rubrique de la littérature, avec le dégoût et le mépris dont sont capables ceux dont la plume suinte l'ennui et la lourdeur. Et l'on croira ainsi, à bon compte, faire l'économie d'une autre façon de faire de la philosophie, celle qui parie sur les vertus de la langue sensuelle, les beautés de l'analyse poétique et préfère l'émotion esthétique comme véhicule des connaissances et du savoir."
"La peau, enfin, dira combien le toucher est le sens le plus érotique quand on a si souvent le désir de réduire ce sens à ce que les doigts, les mains sont capables de saisir. Car le toucher concerne la peau dans son ensemble. De même, on imagine presque toujours cette faculté comme résultant d'une volonté délibérée du sujet lorsque relèvent du toucher tous les contacts, involontaires ou non, entre l'enveloppe extérieure du corps et le monde : le marin sait comprendre une brise sur son visage et la percevoir comme une information sur la vitesse de son bateau. Le paysan saisit, à l'humidité, et à la douceur et à l'onctuosité d'un vent crépusculaire quel temps s'annonce pour le lendemain.
A la suite de Diderot, dans son orbite sensualiste, Michel Serres montrera combien la peau est tout entière la surface sur laquelle s'inscrivent nombre de sensations délicates, subtiles : « Notre large et longue enveloppe variable entend beaucoup, voit peu, respire les parfums secrètement, tressaille toujours, au bruit, à la lueur vive, à la puanteur, recule d'horreur, se rétracte ou exulte. Frissonne devant le blanc et sous les hautes notes, coule, souple, sous toutes caresses. Les choses nous baignent des pieds à la tête, la lumière, l'ombre, les clameurs, le silence, les fragrances, toutes sortes d'ondes imprègnent, inondent la peau. » Toile subtile, tendue entre les organes et le réel, le sang et l'air, la peau n'existe pas pour la plupart des philosophes. Elle semble avoir réalité pour le chirurgien qui l'incise, le dermatologue qui l'inspecte, et seulement pour eux. Pourtant, sur elle, s'inscrivent les émotions et les mémoires, les tragédies et les plis du rire, le temps et les progrès de la mort – parchemin peu de temps vierge, impossible palimpseste."
-Michel Onfray, L'Art de Jouir, Éditions Grasset & Fasquelle, 1991.
« Je dois avoir un corps, c'est une nécessité morale, une "exigence". Et, en premier lieu, je dois avoir un corps parce qu'il y a de l'obscur en moi. L'esprit est obscur, le fond de l'esprit est sombre, et c'est cette nature sombre qui explique et exige un corps. Appelons "matière première" notre puissance passive ou la limitation de notre activité : nous disons que notre matière première est exigence d'étendue, mais aussi de résistance ou d'antitypie, et encore exigence individuée d'avoir un corps qui nous appartient. C'est parce qu'il y a une infinité de monades individuelles que chacune doit avoir un corps individué, ce corps étant l'ombre des autres monades sur elle. Il n'y a pas de l'obscur en nous parce que nous avons un corps, mais nous devons avoir un corps parce qu'il y a de l'obscur en nous. » -Gilles Deleuze, Le pli. Leibniz et le baroque, éditions de Minuit, p. 113.
« Tout Système Philosophique où le Corps de l'homme ne joue pas un rôle fondamental, est inepte, inapte. » -Paul Valéry, Cahiers, 1920-1921. M. VII. 769.
« Le toucher, l'odorat, le goût sont des matérialistes, sont chair ; la vue et l'ouïe sont des idéalistes, sont esprit. Mais les yeux et les oreilles représentent la tête, les autres sens, le ventre. » -Ludwig Feuerbach, Contre le dualisme du corps et de l'âme, de la chair et de l'esprit.
« Si l'essence de l'homme est la sensibilité et non pas un abstrait fantomatique – l'"esprit " –, toutes les philosophies, toutes les religions, toutes les institutions qui contredisent ce principe ne sont pas seulement erronées, elles sont aussi fondamentalement corruptrices. Si vous voulez améliorer les hommes, rendez-les heureux ; mais si vous voulez les rendre heureux, allez aux sources de tous les bonheurs, de toutes les joies – aux sens. La négation des sens est à la source de toutes les folies, les méchancetés et les maladies qui peuplent la vie humaine. L'affirmation des sens est la source de la santé physique, morale et théorique. Le renoncement, la résignation, l'"abnégation", l'abstraction rendent l'homme maussade, renfrogné, sale, lubrique, lâche, avare, envieux, sournois, méchant ; le plaisir des sens, à l'inverse, rend serein, courageux, noble, ouvert, expansif, compatissant, libre, bon. Tous les hommes sont bons dans la joie, méchants dans la tristesse ; et la tristesse vient justement de ce que nous faisons abstraction des sens, que celle-ci soit volontaire ou involontaire. »
-Ludwig Feuerbach, Contre le dualisme du corps et de l'âme, de la chair et de l'esprit, II, in Philosophie, n° 25, trad. Claire Mercier, p. 14-15, Éditions de Minuit.
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-Michel Onfray, Théorie du corps amoureux. Pour une érotique solaire,
"Toute existence est construite sur du sable, la mort est la seule certitude que nous ayons. Il s'agit moins de l'apprivoiser que de la mépriser. L'hédonisme est l'art de ce mépris."
"La scène se passe pendant l'hiver 1645, à Amsterdam, et l'on se plaît à imaginer que, non loin de là, s'amuse Spinoza, âgé de treize ans, et que Rembrandt, pas plus éloigné, est en train de peindre L'adoration des bergers... L'amateur de boucheries est René Descartes, le Poitevin quêtant la solitude et la tranquillité. Chaque jour, il rend visite à son boucher pour le regarder abattre des animaux. Parfois, il se fait apporter tel ou tel morceau, tel ou tel organe, chez lui, à son domicile, pour mieux en observer le détail après une anatomie qu'au dire des spécialistes il pratique sans dextérité, mais mieux qu'un dilettante. Le philosophe tient un journal précis et rigoureux de ses observations. Par ailleurs, il achetait, même à prix d'or, des chiens, des veaux et des lapins pour les disséquer. Son biographe Albert Baillet rapporte même qu'il plaçait tout aussi bien des morues et des anguilles que des cerveaux de moutons sous son scalpel.
A Sorbières qui le visitera, il montrera un veau dans son arrière-cour en ajoutant : « Voilà toute ma bibliothèque.» Depuis plusieurs années, en effet, il avait abandonné toute lecture, préférant faire confiance à l'observation permise par la philosophie pratique. En fin de Discours de la méthode il avait dit consacrer dorénavant son énergie à la médecine et aux sciences susceptibles d'améliorer la qualité de la vie et sa longueur... La fouille des corps visait cette sagesse.
Pour enrichir son savoir en vue de l'écriture de son Traité de l'homme, Descartes se mit à étudier la formation des poulets dans l'œuf. Ensuite, il se préoccupa de l'analyse des cycles dans le corps humain : digestions, stases cardiaques, transpiration, tremblements et autres symptômes organiques. Il voulait comprendre les mystères de l'énergie qui traverse les corps et cesse avec la mort.
D'autres visiteurs l'auraient vu faire fonctionner une étrange petite machine représentant un homme sur une corde animée de mouvements, contorsions et cabrioles, destinés à reproduire ceux des acrobates et spécialistes en danses de corde. Plus saisissant, on sait que Descartes eut le désir de mettre au point une femme automate, une très jeune femme, voire une enfant. A quelques-uns, il fit voir l'objet placé dans une sorte de châsse par lui fabriquée. L'automate avait même un prénom : Francine, celui de l'enfant qu'il eut d'Hélène Jans et qui mourut, âgée de cinq ans, lui laissant au corps une douleur qu'il reconnut la plus grande de sa vie."
"Le corps est un étrange lieu où circulent influx et intuitions, énergies et forces. Parfois, la résolution des conflits, des énigmes, les solutions pour conjurer ombres et confusions apparaissent dans un moment d'une exceptionnelle densité qui scinde l'existence et inaugure une perspective riche de toutes les potentialités. Le corps du philosophe se présente donc comme un creuset où s'élaborent des expériences existentielles appelées, plus tard, à prendre forme dans des structures logiques, rigoureuses.
Le culte de la raison qui sévit dans le domaine de la pensée a vraisemblablement dissuadé plus d'un philosophe de faire part de ses expériences dans ce domaine. On ignore tout, par exemple, de la façon dont Hume a tiré Kant de son sommeil dogmatique ; on sait peu, dans le détail, du ravissement qui s'empare de Malebranche lorsqu'il découvre un ouvrage majeur de Descartes qui le convertit à la philosophie ; on est tout aussi peu renseigné sur la dépression nerveuse de Hegel et son hypothétique résolution par le recours à l'obsession dialectique. La raison ne produit d'ordre que lorsque le corps a fourni le matériau."
"« Intuition, écrit-il dans La pensée et le mouvant, signifie d'abord conscience, mais conscience immédiate, vision qui se distingue à peine de l'objet vu, connaissance qui est contact et même coïncidence. » La finesse de l'analyse bergsonienne tient au fait que le matérialisme dont il se réclame est subtil et n'a rien à voir avec ce que l'on peut comprendre d'habitude sous ce terme. Bergson prend en compte des notions dynamiques – élan vital, modifications, perturbations, changements de tension et d'énergie – qui sont d'une efficacité redoutable pour dire ces pointes extrêmes de l'expérience que sont les intuitions. A cet effet, le phénomène intuitif est entendu comme le produit singulier de « l'énergie lancée à travers la matière »."
"La pensée est pourtant bien le produit de cette chair qui souffre et qui enregistre les moindres vibrations de l'existence, elle résulte d'un compromis avec des forces qui dynamisent l'organisme dans le dessein d'épargner la fracture, la brisure, la folie, le déséquilibre. Valéry fait superbement l'analyse de cette dynamique existentielle, de cette œuvre de chair : « Tout système, écrit-il, est une entreprise de l'esprit contre lui-même. Une œuvre exprime non l'être d'un auteur, mais sa volonté de paraître, qui choisit, ordonne, accorde, masque, exagère. C'est-à-dire qu'une intention particulière traite et travaille l'ensemble des accidents, des jeux du hasard mental, des produits d'attention et de durée consciente, qui composent l'activité réelle de la pensée ; mais celle-ci ne veut pas paraître ce qu'elle est : elle veut que ce désordre d'incidents et d'actes virtuels ne compte pas, que ses contradictions, ses méprises, ses différences de lucidité et de sentiments soient résorbées. » [Paul Valéry, « Études philosophiques », in Œuvres, Pléiade, Tome I, p.817]."
"La machine rationnelle se met en branle lorsque tout est déjà fait, que le corps a parlé, qu'il a exprimé la nécessité physiologique sous forme de voix socratique, de conversion métaphysique augustinienne ou de songes cartésiens."
"La fragilité nerveuse de l'enfant ne fait aucun doute : dans ses toutes premières années, au dire de sa nièce qui témoigne, Pascal aurait connu d'étranges états de langueur accompagnés de phobies. Par exemple, « il ne pouvait souffrir de voir de l'eau sans tomber dans des transports d'emportement très grands ». De même, les contacts avec ses parents lui étaient insupportables : « Aussitôt qu'ils s'approchaient, il criait, se débattait avec une violence excessive ; tout cela dura plus d'un an durant lequel le mal s'augmentait ; il tomba dans une telle extrémité qu'on le regardait comme prêt à mourir ». Pour expliquer ces comportements excessifs, voire inquiétants, la famille s'en fut d'un bouc émissaire qu'elle trouva en la personne d'une femme transformée en sorcière, elle qui n'était coupable que de demander régulièrement la charité aux grands-parents du philosophe. On ne sait comment la famille obtint l'aveu de la dame, mais elle l'eut, et avec lui la confession du remède qui libérerait l'enfant : il suffisait de détourner le mal, par exemple sur des animaux. Le grand-père offrit un cheval, la magicienne se contenta d'un chat – qu'elle fit périr, en tout solde du salut de Blaise. Spécialiste en choses miraculeuses, elle fit aussi de telle sorte qu'au passage, un enfant fut ressuscité à l'aide d'un cataplasme d'herbes sauvages. Journée faste pour les mystères. Pascal commence bien...
L'enfance des grands hommes est souvent silencieuse. Du Blaise bambin au Blaise pubère, on ne sait rien. Les témoignages biographiques présentent Pascal atteint de premiers maux en 1642, il a dix-neuf ans. A cette époque, il avait travaillé sur un prototype de machine à calculer qui lui avait coûté de gros efforts. Il eut beaucoup de mal à recouvrer la santé après avoir connu, deux années durant, une dépression difficile à vivre. Par ailleurs, au dire de Marguerite Périer, « cette fatigue et la délicatesse où se trouvait alors sa santé depuis quelques années le jetèrent dans des incommodités qui ne l'ont pas quitté ; de sorte qu'il nous a dit quelquefois que depuis l'âge de dix-huit ans il n'avait pas passé un jour sans douleur. Ses incommodités n'étant pas toujours dans une égale violence, dès qu'il avait un peu de repos et de relâche, son esprit se portait incontinent à chercher quelque chose de nouveau ». Il travaille alors sur le vide, met au point sa roulette et engage sa querelle à propos de Jansénius. Son état physique ne s'améliore pas : impossible d'avaler quoi que ce soit, en dehors de mixtures incorporées à des breuvages chauds à ingurgiter au goutte à goutte : « Il avait outre cela une douleur de tête comme insupportable, une chaleur d'entrailles et beaucoup d'autres maux. » Afin de pouvoir se soigner, il devait se purger tous les deux jours. L'absorption des médicaments n'en demeurait pas moins pénible et son entourage souffrait même d'assister aux séances de soins. A cette époque, il connaît une paralysie qui l'oblige à recourir à un appareillage : « Ses jambes et ses pieds devinrent froids comme du marbre, et on était obligé de lui mettre tous les jours des chaussons trempés dans de l'eau-de-vie pour tâcher de faire revenir la chaleur aux pieds. » Des charentaises imbibées...
Devant toutes ces épreuves, Pascal conserve le sourire, il serait même plutôt content : les maladies sont des signes envoyés par Dieu pour éprouver la foi, il faut les accepter, d'abord, puis les aimer. Pour mieux en rajouter, il opte pour le renoncement : tout ce qui peut faire songer à du plaisir est immédiatement banni. La nourriture est entendue dans une perspective nutritive : les rations sont calculées, il oublie même ce qu'il vient de manger tant son souci du goût est mort. Sa sœur constate quel plaisir il prend à mortifier ses sens et à prendre ses potions dégoûtantes."
"Faut-il s'étonner qu'avec un corps doté d'une telle hyperesthésie, Pascal ait très vite développé des sentiments de haine à l'égard de sa propre chair ? Dès qu'un plaisir possible était en vue, Pascal se mortifiait – y compris pour ceux qu'auraient permis les conversations. Il portait une ceinture de fer garnie de pointes à même sa peau et s'en affublait dès qu'on lui annonçait une visite. Au moindre soupçon de bien-être, il s'enfonçait les clous dans la chair à l'aide de ses coudes pour se rappeler ses décisions de renoncement : « Il s'était comme incorporé cet ennemi volontaire qui, en piquant son corps, excitait sans cesse son esprit à tenir dans la ferveur, et lui donnait ainsi le moyen d'une victoire assurée. » En dehors de ces pratiques de macération, Pascal consacrait l'essentiel de son temps à la prière et à la lecture des Evangiles."
"Le seul plaisir qu'il se soit autorisé consistait à visiter les reliquaires dans les églises. Peut-on dire mieux sa fascination pour la mort?
A son domicile, le philosophe accueillait une famille par charité. L'un des enfants fut atteint de petite vérole. Pascal refusa qu'on l'en sépare, fut évidemment contaminé. Coliques, migraines, vomissements, convulsions, il mit quelques jours à mourir, non sans avoir persisté à bénir la maladie et souhaité finir au milieu des incurables où il demanda son transfert. [...]
Certes, la dot de sa sœur et les frasques d'Innocent X ont pu, comme le croit Lucien Goldman, écarteler Pascal et rendre son psychisme fragile, réceptif à l'extrême. On conviendra toutefois qu'il n'est pas sans intérêt de voir dans quel corps s'effectue cette révélation, dans quel organisme malade, affaibli, contraint aux macérations, à l'ascétisme porté à son incandescence, et au formidable retournement des pulsions de mort contre soi. La chair accueille l'expérience mystique comme jouissance à défaut d'autres béatitudes plus païennes. Là encore, Dieu fournit le prétexte à des jubilations concrètes. L'extase au nom de Dieu produit les mêmes effets, et relève des mêmes symptômes que celle qui s'accomplit au nom du corps et de l'immanence. Ainsi, le piétiste échappe, du moins le croit-il, à la contradiction : en annonçant la mort de la chair, il prouve la chair; en voulant la mort du corps, il enseigne l'extrême vitalité du corps ; en souhaitant le renoncement, il s'acharne à vivre chaque seconde. Erreur d'objectif tout simplement."
"L'une des conditions, mais elle n'est pas suffisante, on s'en doute, avec lesquelles on peut envisager une résolution des conflits à l'aide d'un hapax à conséquences philosophiques, c'est d'avoir un corps capable d'enregistrer le réel et ses effets à la manière d'un sismographe, avec son hypersensibilité. Le corps du penseur est avant tout une chair d'exception, à la peau si fine qu'on devine l'écorché au moindre souffle, à la plus petite variation de température. Et Lequier possédait un organisme à la fragilité requise. Jean Grenier parlera même de lui comme un déséquilibré familier d'élans mystiques et de violences caractérielles. Rebelle et solitaire, il est tour à tour misanthrope, exalté, lyrique, abattu, agressif, belliqueux, somme toute, sympathique... On lui doit une provocation en duel pour cause de mauvais voisinage ; on le voit, malgré l'avis général, monter un cheval fougueux par défi et s'offrir de la sorte une chute qui lui vaut une mauvaise blessure au visage ; on le rencontre insultant un général qui n'eut pas l'heur d'accepter de lui délivrer le diplôme de sortie à l'école d'Etat-Major – d'où il démissionna illico ; on le retrouve au tribunal, pour des démêlés qui l'opposent à un officier d'abord, un évêque ensuite.
Son mysticisme est, par ailleurs, une composante essentielle de sa personnalité : il se réfugie dans la solitude avant de donner dans le vagabondage ou le pèlerinage – plus d'une cinquantaine de kilomètres, à jeun. Au cours d'une communion, le Christ fera même le déplacement pour lui confier, en personne, que désormais, leurs destins sont liés et qu'ils ne pourront plus vivre l'un sans l'autre. La crise durera longtemps – entre le 29 juillet et le 20 août 1846 – et permettra à Lequier, chance inouïe, de partager avec Jésus le lait de Marie. Jean Grenier dit de lui : « Ses caprices, ou plutôt ses extravagances, son orgueil insensé, son exaltation dans l'amitié, qui s'exprime d'une façon passionnée, son insatisfaction, sa prodigalité, ses élans mystiques font de lui, nous ne dirons pas un malade, mais un homme qui sort de la commune mesure, et tantôt il s'élève au-dessus du niveau normal, tantôt s'abaisse au-dessous. » Sa mort achèvera sa pensée et ses tentatives philosophiques, puisqu'elle est placée, comme toute son existence, sous le signe de la volonté d'élucider le problème de la liberté. Il écrivait : « Je dis : je suis libre. Je dis vrai ou je dis faux. Si je dis vrai, je suis libre ; si je dis faux, cette erreur nécessaire est pour moi la vérité. Qu'est-ce, en effet, qu'une idée vraie si ce n'est une idée nécessaire ? Se tromper en se croyant libre, c'est encore être dans le vrai.» » Pour être dans le vrai, même au risque de se tromper en se croyant libre, Lequier mit la nécessité au défi de se manifester, forme ultime de la volonté de liberté. Au risque de payer de sa vie. Le 11 février 1862, Jules Lequier se déshabille, abandonne ses vêtements sur une plage bretonne, puis s'avance dans la mer et nage vers la ligne d'horizon : il croit, en allant vers le large, que Dieu le retiendra et le garantira de la mort si telle doit être la nécessité. Ce jour-là, Dieu avait à faire ailleurs qu'en Bretagne. Lequier mourut."
"Gilles Deleuze accompagne son regard vers l'obscurité d'un coup de sonde dans la lumière. Pas de ténèbres sans lumières. Aussi faut-il que les alentours du corps produisent une zone de clarté à partir de laquelle on peut penser l'ensemble de l'organisme comme un compromis entre l'obscur et le lumineux. Aux franges de ce mélange se produit une vibration dynamique, une danse de l'air d'où naissent de petites perceptions, des microperceptions hallucinatoires, écrit Deleuze : au fond de chaque corps, de chaque monade, pli selon pli, elles préludent à la perception globale génératrice de sens pour le corps, donc le monde : « C'est un clapotement, une rumeur, un brouillard, une danse de poussière. C'est un état de mort ou de catalepsie, de sommeil ou d'endormissement, d'évanouissement, d'étourdissement. » [Deleuze, Cinéma II. L'Image-Temps, éditions de Minuit, p. 246]."
"La machine désirante de l'hédonisme supposera la réconciliation du corps et de la conscience quand la machine de l'idéal ascétique produit des corps séraphiques marqués par l'éviction de l'appendice – le nez et le phallus. Comme s'il n'était de corps idéal que dans le lisse, la surface plane, sans aspérité, blanche et polie, un corps qui serait sorti transfiguré vainqueur d'un combat qui opposerait le phallus et l'ange."
"La chair est folle avant de s'apaiser dans un réceptacle qui la contienne pour l'éternité. Lucrèce sacrifie aux eschatologies finalistes classiques : le corps tel qu'il est paraît la meilleure des formes possibles, la nature ne pouvant commettre d'impairs théologiques."
"Charles Fourier, grand historien du futur, philosophe des lendemains qui chantent, dans de sérieuses digressions sur le corps en Harmonie, après la Civilisation, bien après, lorsque la chair se trouvera métamorphosée, investie des qualités idéales. Dans l'hypothèse du Père du nouvel ordre sociétaire, rien n'est épargné des progrès rendus possibles par la révolution Harmonienne. Suivant cette logique, Fourier peut prophétiser : « L'humanité s'élèvera par elle-même aux améliorations matérielles dont son physique est susceptible. » En vertu de ce principe, les hommes sont appelés à vivre sur d'autres planètes que la Terre devenue trop étroite pour l'occasion. Et, selon une arithmétique astrologique d'initié, on est en droit d'attendre une modification radicale du corps et de ses possibilités. Ainsi, Fourier décrit « les belles et utiles propriétés » acquises par les terriens lorsqu'ils auront élu domicile en de nouvelles contrées célestes. Parmi elles, « l'amphibéité, la nyctalopie, la repousse perpétuelle des dents et des cheveux, l'indolorisme factice, le blanchiment au soleil ». Et Fourier d'ajouter un « etc. »."
"L'Antiquité aimait les parfums : dans les banquets, on offrait aux convives des guirlandes de fleurs diverses aux senteurs multiples alors que dans les cassolettes brûlait la résine aux odeurs sucrées. Aux jeux du cirque, on répandait des essences sur le tissu tendu dans le théâtre au-dessus de la tête des spectateurs. Le vélum qui protégeait des intempéries laissait s'évaporer les produits qui retombaient en pluie fine sur l'assistance. Parfois, de grandioses fêtes mortuaires permettaient à des défunts richissimes de brûler sur des bûchers constitués de bois précieux.
Parmi les philosophes, le parfum n'a pas bonne réputation : on l'associe au luxe, à la débauche, à la dépravation. Aussi, c'est chez un spécialiste en hédonisme, Aristippe de Cyrène, qu'il faut aller chercher un goût prononcé et avoué pour la belle odeur quand Socrate et Platon en font le signe distinctif des invertis. Faut-il s'étonner que le philosophe de la République ait eu des compagnons de route chez les Spartiates qui, eux, flétrissaient le recours aux parfums comme un signe évident de corruption et de décadence ? Seuls les voluptueux peuvent aimer les effluves et les parfums, les senteurs et les odeurs.
L'odorat est dénigré par ceux qui ont la matière en détestation."
"Dans l'Anthropologie d'un point de vue pragmatique, Kant entreprend la promotion de la vision et fait de l'odorat le sens le moins digne des cinq. La liste des sens est d'abord coupée en deux parties dans lesquelles sont distribuées les perceptions qui relèvent de l'action mécanique tout en supposant la médiation de l'esprit, d'une part, et d'autre part celles qui nécessitent l'action chimique tout en mettant en scène ce que Kant appelle des « choses physiques ». Le toucher, l'ouïe et la vue sont posés comme objectifs. Ainsi, « à titre d'intuition empirique ils apportent plus pour la connaissance de l'objet extérieur qu'ils ne mettent de mouvement dans la conscience de l'organe affecté ». Ensuite le goût et l'odorat sont dits subjectifs, car « la représentation qui se fait par eux est plus celle de la délectation que de la connaissance des objets extérieurs ». Kant imagine donc qu'on appréhende mieux – on ne dira pas qu'on connaît mieux, par égard pour les catégories du vieux philosophe – le plat de morue, dont il était familier, en l'écoutant, en le regardant ou en le touchant qu'en le humant, voire en le goûtant. De quels objets parle donc Kant lorsqu'il envisage leur connaissance ? Il semble que, dans l'esprit du philosophe, certains objets ne peuvent accéder à la dignité de catégories analysables. Kant évacue des préoccupations de l'esthéticien tout ce qui peut relever des odeurs et des goûts : pas de cuisine ou d'art des parfums chez Kant, aucune Critique de la raison diététique ou de Critique de la raison olfactive possible chez le philosophe qui se propose malgré tout, sans ciller, d'offrir une Critique de la faculté de juger en bonne et due forme. De juger quoi, si l'on ne peut appréhender la cuisine de Brillat-Savarin ou les parfums d'Edmond Roudnitska ?
Pour être si sûr de lui et affirmer qu'on peut mieux connaître avec les sens objectifs, qu'avec les sens subjectifs, faut-il imaginer que Kant ignore les hallucinations visuelles et les brisures de bâtons plongés dans un liquide qui font le bonheur des étudiants de philosophie ? Doit-on croire que Kant ignore qu'en faisant confiance à ce qu'il tenait de la vue, sens objectif et noble, tel présocratique croyait que le soleil était large comme une main ?[...]
Affubler l'olfaction d'un moindre coefficient de certitude que la vision relève du pur postulat, dont Kant aime tant l'usage, mais certainement pas d'une analyse digne de ce nom. Le nez et les yeux fournissent des informations avec un égal potentiel et un même spectre d'erreurs ou de certitudes, chacun dans son registre. Tous les sens sont assujettis aux mêmes limites en deçà et au-delà desquelles on sombre dans l'inexactitude : aucun d'entre eux ne fournit plus d'informations susceptibles de contribuer à la vérité qu'un autre. Le discrédit jeté sur l'olfaction a bien d'autres raisons."
"Plus la proximité est grande avec l'objet, plus la répulsion envahit le philosophe : la mise à distance du monde est le symptôme manifeste du sacrifice à l'idéal ascétique. Voir isole et éloigne du réel. Toucher approche et ramène au concret. Sans souci d'une démonstration, Kant pose la noblesse du sens qui assure de la plus grande distance d'avec le monde. Le réel est salissant. Quoi qu'on fasse, Kant et consorts préfèrent le nouménal, l'intelligible, qui a le mérite de ne pas salir, mais qui n'existe pas...
Après avoir examiné les trois sens externes, et classé ceux-ci dans le sens décroissant – éloge de la vue, tolérance de l'ouïe, disqualification du toucher –, Kant aborde les contrées du goût et de l'odorat. Comme on peut s'en apercevoir, ces deux sens dits subjectifs arrivent après le tact, et méritent moindre considération encore. Les sens externes sont posés comme étant confinés aux surfaces. Ainsi sont-ils irrémédiablement voués à effleurer, à ne saisir le monde qu'en ses manifestations superficielles là où le goût et le toucher apparaissent comme des sens « de la délectation (l'absorption la plus intérieure) ». En tant que tels, ils forcent à une plus grande intimité avec le réel, une plus grande présence au monde.
L'odorat consiste, selon l'Anthropologie d'un point de vue pragmatique, en « l'aspiration des exhalaisons étrangères qui sont mêlées à l'air, et qui peuvent émaner d'un corps fort éloigné de l'organe ». La théorie kantienne des odeurs passe par la référence aux sels fixes ou volatils dissous dans l'air. L'idée même de dissolution ou d'étrangeté pour qualifier les odeurs suppose dans l'esprit du philosophe une conception idéaliste de l'air : milieu pur, sans autres mélanges que ceux qui contribuent à la formation chimique de l'élément, milieu vierge, sans corruptions et sans compromissions. Comme si l'air n'était pas un perpétuel milieu de mixtes, de composés... Kant semble vouloir vivre dans une atmosphère nouménale, dans une idée d'air.
Par ailleurs, Kant n'aime pas le caractère impérieux des odeurs et perçoit cette faculté comme « contraire à la liberté », moins sociale que les autres, plus individualiste. Pour mieux en analyser les effets, Kant recourt à des puanteurs et disserte sur la saleté. Comparant les deux sens dits inférieurs, il affirme : « L'absorption par l'odorat (dans les poumons) est encore plus intime que celle qui se fait dans les cavités réceptrices de la bouche et du gosier. » Pareil constat ne peut valoir à l'odorat qu'un renvoi en fin de classement. Kant est de la sorte fidèle aux raisons classificatoires classiques qui font de la vue le sens noble par excellence et de l'olfaction la faculté la plus dégradante qui soit."
"Le flair est commun à tous les mammifères et seul l'homme manifeste à son endroit un a priori défavorable, comme s'il lui semblait que pour acquérir un surcroît d'humanité, il lui suffisait de dénigrer l'olfaction. Ainsi, les odeurs sont-elles affectées d'un coefficient d'asocialité au même titre que la volupté, l'érotisme et la sexualité dont elles participent."
"L'œuvre de Condillac aura un retentissement important dans son siècle. Les matérialistes ne sont pas sans connaître le travail des sensualistes qu'ils poursuivent à leur manière. Parmi eux, on rencontre Diderot, qui illustre à la perfection la façon matérialiste de considérer les sens et tout particulièrement l'odorat. Diderot montre que les sensations sont toutes un toucher diversifié. A l'inverse des autres philosophes de la tradition intellectualiste et idéaliste, il ne hiérarchise pas les sens en les distinguant pour mieux les opposer : contre l'éclatement en cinq branches de la sensibilité, il avance le monisme sensualiste au nom duquel le toucher est entendu comme l'unique et essentielle modalité de la présence au monde. Toute autre appréhension n'est que diversification de ce principe singulier.
La typologie de Diderot permet de saisir les organes des sens comme des positions avancées du cerveau, ou plus particulièrement, du système nerveux. Les sens sont donc les principes du contact de l'individu avec le monde qui l'entoure. Indissociable du milieu, l'homme s'en distingue aussi en ce qu'il relève d'une diversification singulière de la matière – singularité qui détermine l'homme plus que la plante, ou le minéral. Il élabore ainsi une théorie des fibres nerveuses, des brins – dans son langage – qui lui permet d'écrire qu'au départ, il n'y a qu'une « sensibilité pure et simple, (le) toucher (qui) se diversifie par les organes émanés de chacun des brins ; un brin formant une oreille donne naissance à une espèce de toucher que nous appellerons bruit ou son ; un autre formant le palais donne naissance à une seconde espèce de toucher que nous appelons la saveur; un troisième formant le nez et le tapissant donne naissance à une troisième espèce de toucher que nous appelons odeur ; un quatrième formant un œil donne naissance à une quatrième espèce de toucher que nous appelons couleur ». Derrière pareille conception se profile la tradition moniste, matérialiste et mécaniste qui aboutira, via quelques stations d'importance, à Jean-Didier Vincent ou Jean-Pierre Changeux qui précisera dans une phrase que n'aurait pas renié le père de Jacques le fataliste que « l'identité entre états mentaux et états physiologiques ou physicochimiques du cerveau s'impose en toute légitimité ».
Entre sensualistes ou matérialistes du XVIIIe siècle et neurophysiologistes du XXe siècle, il y a eu un moment important représenté par les Idéologues, au lendemain de la Révolution française, dans les premières heures du siècle qui suit. Il faudrait dire toute la place qu'occupe la Physiologie du goût de Brillat-Savarin dans cet édifice philosophique. Le gastronome connaît Volney, Cabanis, Madame Helvétius, Destutt de Tracy, il a lu Locke et Condillac et son intelligence n'est pas en reste. Son ouvrage majeur laisse une place importante aux sens, dans leur totalité, et il entame la rédaction de son livre en précisant : « L'ordre que je me suis prescrit m'a insensiblement amené au moment de rendre à l'odorat les droits qui lui appartiennent, et de reconnaître les services importants qu'il nous rend dans l'appréciation des saveurs ; car, parmi les auteurs qui me sont tombés sous la main, je n'en ai trouvé aucun qui me paraisse lui avoir fait pleine et entière justice. » Brillat-Savarin avance même l'hypothèse qu'il faut confondre le goût et l'odorat dans un seul et même sens, mais, ne souhaitant pas s'engager dans une polémique avec les spécialistes, l'honnête homme ne pousse pas plus loin la démonstration. L'auteur gastronomique se proposait du divertissement avec cet ouvrage, il ne souhaitait guère se mettre la corporation des philosophes à dos, elle qui est si susceptible et tient tant à préserver ses chasses gardées.
Si l'on veut quelques audaces sur la question des sens, c'est chez un Idéologue plus déclaré qu'il faut aller les chercher, à savoir chez Cabanis. Les Rapports du physique et du moral, de ce dernier, est d'ailleurs un ouvrage que Brillat-Savarin connaît bien, et l'on ne s'étonnera pas d'apprendre qu'avant de rédiger son texte, Cabanis fut, avec Montaigne, Voltaire, Rousseau, Locke et Condillac, parmi les méditations favorites de l'amphitryon.
Cabanis effectue un travail remarquable, et sans précédent, sur l'odorat en particulier, mais aussi sur la totalité du corps humain dans ses relations avec la pensée et la réflexion. Le matérialisme du médecin, peut-être moins militant que celui de quelques grands noms du Siècle des Lumières, est plus feutré, plus efficace et, en définitive, plus convaincant. La formation de médecin du philosophe rend son propos concret, précis, clair et sans ambages métaphysiques."
"Puisqu'il est sans forme particulière, l'ange est polymorphe, et il ne se prive pas d'endosser toutes les allures possibles : nez, bouche ou pied, il lui arrive d'élire n'importe quelle partie du corps, mais aussi bien, il peut se faire cheval ou vache ou ce que l'on voudra parmi les représentants du règne animal, à moins qu'il n'opte pour le règne minéral. On le verra alors revêtir toutes les nuances de gemmes et de cristaux imaginables. Certains ont même surpris les anges se métamorphosant en applaudissements.
Mais pour se faire entendre et comprendre des hommes, l'ange préfère se doter d'une paire d'ailes, pour mieux dire son rapport avec la légèreté, le céleste et l'aérien dont il provient. Les pennes célestes conduisent au monde cérébral, là où toute chair a disparu : l'aile désigne la libération à l'endroit de la matière. Platon a dit dans Phèdre que « la force de l'aile est, par nature, de pouvoir élever et conduire ce qui est pesant vers les hauteurs où habite la race des dieux. De toutes les choses attenantes au corps, ce sont les ailes qui le plus participent à ce qui est divin »."
"Ludwig Feuerbach traque le principe de l'aliénation dans la façon qu'a l'homme d'intuitionner « sa propre activité, seulement comme objectivée, séparée de lui, de même qu'il n'intuitionne le bien qu'en tant qu'objet, nécessairement de même il reçoit l'impulsion, l'élan, non pas de lui-même, mais de cet objet. Il intuitionne son essence comme extérieure à lui, et comme étant le bien. Il va de soi, c'est pure tautologie, que pour lui, l'impulsion vers le bien ne peut venir que de là où il a déplacé le bien »."
"Marc Aurèle n'a de cesse d'aller au-devant de la mort. Sûr qu'il est du néant qui attend chacun – on aurait mauvaise grâce à ne pas reconnaître l'évidence avec lui –, il précipite, en un mouvement suicidaire, le néant qu'il semble appeler de ses vœux. Tout ce qui pourrait donner du goût à la vie est condamné en vertu du principe qu'il ne faut pas s'attacher à ce qui nous sera enlevé. En mourant ici-bas, en se faisant tel le cadavre un masque de vermine, on aura moins de peine à trépasser : Marc Aurèle traite la mort en homéopathe, il mithridatise à souhait et empoisonne le quotidien au nom d'un futur qui viendra toujours assez tôt."
"Dans l'économie d'une sexualité chaste [la somme Théologique de Thomas d'Aquin proscrit] tous les gestes qui supposent l'intention du plaisir, donc tous ceux qui ne sont pas utiles pour une relation destinée à la maternité, car « lorsque les baisers, les étreintes et actions semblables sont faites en vue du plaisir sexuel, ce sont péchés mortels. C'est dans ce cas seulement qu'ils sont dits libidineux. ». [...]
Quand il est sensuel, le plaisir est coupable. Ce qui n'est pas le cas quand il est intellectuel, c'est-à-dire quand il provient d'une relation avec Dieu, car « les plaisirs les plus parfaits ont pour objet les réalités immuables ». Ils ont l'avantage de conserver à la raison tous ses pouvoirs, voire de les exacerber. Les facultés intellectuelles et spirituelles sont toujours conservées quand l'homme pratique un amour pur des réalités célestes. Le défaut de conscience de soi ramène par trop à l'animalité et à ce que les philosophes de l'idéal ascétique flétrissent sous cette rubrique expéditive. En refusant la part dionysienne en l'homme, ces penseurs font la promotion d'un corps mutilé, idéalisé. Le postulat qui leur permet cette haine de la chair est qu'il est inacceptable de ne plus s'appartenir, ou de consentir à l'extase matérielle. Les chrétiens conspuent les ivresses et les forces qui faisaient l'objet des fêtes païennes de l'Antiquité – bacchanales, dionysies, priapées, processions ithyphalliques. Et ce discrédit s'enseigne au nom d'un rationalisme militant et exacerbé : préférence absolue pour la raison, déification de l'ordre et du sens, crainte et peur des débordements et des ébriétés."
"La technique rousseauiste est purement et simplement réactualisation de celle des stoïciens de l'époque impériale : il s'agit d'associer le désir au dégoût, la sexualité à la honte. l'Émile permet de lire combien cette haine des sens et du corps est vivace chez le philosophe des Lumières. Ainsi de ce précepte : « Suivez l'esprit de la nature qui, plaçant dans les mêmes lieux les organes des plaisirs secrets et ceux des besoins dégoûtants nous inspire les mêmes soins à différents âges, tantôt par une idée et tantôt par une autre ; à l'homme par la modestie, à l'enfant par la propreté. » Pour être plus explicite et précis dans sa méthode, Rousseau ne recule pas devant les détails et les techniques sommaires : « En joignant aux mots grossiers les idées déplaisantes qui leur conviennent, écrit-il, on étouffe le premier feu de l'Imagination ; on ne lui défend pas de prononcer ces mots et d'avoir ces idées, mais on lui donne sans qu'il y songe de la répugnance à les rappeler, et combien d'embarras cette liberté naïve ne sauve-t-elle point à ceux qui la tirant de leur propre cœur disent toujours ce qu'il faut dire et le disent toujours comme ils l'ont senti.» Rousseau opte donc pour l'insinuation, le conditionnement avec assez de détermination pour transformer l'enfant dont il a la charge en sujet docile, soumis, passif, obéissant et serf. Voilà l'idéal du pédagogue des Lumières : un adolescent castré, un jeune homme éviré, un adulte impuissant.
Assez pour la théorie, Rousseau donne ensuite un exemple, en forme de travaux pratiques : comment, dans les faits, et concrètement, réaliser cette association du sexuel et du négatif ? Un enfant vient-il à demander comment il a été conçu, ou comment, de manière générale, on fabrique un être humain, il faudra immédiatement mettre en relation la procréation et la douleur, l'enfantement et la mort. Soucieux de réalisme, Rousseau imagine la question venant d'un enfant qui aurait eu le malheur d'avoir à souffrir de calculs rénaux : il faudrait lui dire qu'un accouchement est avant tout une souffrance immense. La mère répondrait donc : « Les femmes les pissent avec des douleurs qui leur coûtent quelquefois la vie. » Et le maître de morale, apparemment fier de lui, conclut : « Par où l'inquiétude des désirs aura-t-elle occasion de naître dans des entretiens ainsi dirigés ? ». [...]
"Comment la pédagogie du Genevois a-t-elle pu passer si longtemps pour moderne, alors qu'elle s'évertue à travestir sous de nouvelles couleurs les vieux habits de l'idéal ascétique ? [...]
Rousseau ne s'attarde pas sur la contradiction qu'il y a à se dire « le ministre de la nature », tout en la contraignant comme il le fait. Le désir, qui n'est rien d'autre que l'expression de la nature, plutôt que d'être encouragé, promu, est détruit et méprisé. Au contraire d'un Charles Fourier qui construit sa civilisation sur une harmonie avec les passions, Rousseau élabore une scène philosophique débarrassée des émotions et du corps. Rien n'effraie plus Jean-Jacques que la nature, ses forces et les trajets dionysiens qu'elle utilise. Rousseau opte pour le culturalisme le plus échevelé et la civilisation dans ce qu'elle a de moins louable : l'arsenal répressif et castrateur. Quand il écrit d'Émile : « Nous l'avons soustrait à l'empire des sens », il jubile. [...] Travailler, donc, pour ne plus sentir son corps, pour transformer sa chair en viande meurtrie incapable de désir, éteinte, porteuse des remugles de la mort. Travailler pour détourner ses forces et son énergie, pour les conduire sur des fins socialement acceptables, culturellement tolérées."
"La métaphysique de Schopenhauer suppose une identification de l'essence du réel à un principe honni, investi de toutes les responsabilités en matière de négatif : le vouloir-vivre, ou volonté. A l'œuvre dans tous les degrés de la réalité, du minéral au végétal, de l'animal à l'humain, essence même de la musique ou de l'instinct, de l'être ou de la durée, le vouloir-vivre est la substance d'un monde à éteindre. Une fois identifiée la volonté au négatif, il s'agit de travailler à la négation de ce qui est pour affirmer les prérogatives du néant et réaliser rien moins que la fin du monde. [...] Le corps qui, comme le reste, est volonté, concentre dans les organes génitaux le principe essentiel dans sa quintessence. En revanche, le cerveau représente l'intelligence, seule capable de mettre en œuvre l'extinction du monde. [...] Si Schopenhauer a raison, on est en droit de se demander pourquoi, comme les gnostiques licencieux, il ne recourt pas à cette formidable apocalypse qu'est la sexualité pour en finir plus vite avec le monde. Puisque l'usage d'Eros donne à Thanatos les pleins pouvoirs, pourquoi ne pas réaliser la fin du monde souhaitée par la philosophie bouddhiste dans une vaste orgie perpétuelle qui mènerait plus sûrement à la fin que les techniques d'ascétisme qu'il propose, ardues, inopérantes et tristes ? En épuisant le réel par des bacchanales, Schopenhauer aurait opté pour la mort, donc conservé la même métaphysique, mais il aurait invité à un nihilisme jubilatoire."
"On peut aujourd'hui vouloir un corps nouveau, radicalement païen et athée, à des lieues de ce que proposeraient de comiques dionysies souhaitées par des nostalgiques de la Grèce. Etre post-chrétien ne se fera pas par un retour aux anciens, mais par un dépassement de ce qui a perduré de l'hellénisme dans le christianisme, notamment ce que Nietzsche a stigmatisé sous la rubrique de l'idéal ascétique."
"La conscience n'est pas extérieure au corps, dont elle n'est jamais que l'une des multiples modalités : elle est, du corps, ce qui exprime le mieux les velléités apolliniennes d'ordre. Par elle se tissent les formes avec lesquelles l'énergie se fait chair singulière, personnalité. La conscience informe les potentialités vitales du corps pour les concentrer sur des comportements, des actions, des conduites. Elle permet l'exercice de la volonté, bien qu'après Schopenhauer on en sache la nature. La conscience est l'instrument avec lequel on peut produire un style, montrer une façon originale et singulière de donner forme à ses virtualités. Par cet exercice, les hommes s'arrachent à la bestialité, ils affirment leur excellence. Dans le règne humain, la conscience est même ce qui permet la hiérarchie et les aristocraties, ce qui sépare la vulgarité et la distinction, le sommaire et l'élaboré, la sottise et le génie."
"Les maniaques du concept vont déplorer l'absence de jargons et crier au manque d'analyses. On reléguera le livre dans la rubrique de la littérature, avec le dégoût et le mépris dont sont capables ceux dont la plume suinte l'ennui et la lourdeur. Et l'on croira ainsi, à bon compte, faire l'économie d'une autre façon de faire de la philosophie, celle qui parie sur les vertus de la langue sensuelle, les beautés de l'analyse poétique et préfère l'émotion esthétique comme véhicule des connaissances et du savoir."
"La peau, enfin, dira combien le toucher est le sens le plus érotique quand on a si souvent le désir de réduire ce sens à ce que les doigts, les mains sont capables de saisir. Car le toucher concerne la peau dans son ensemble. De même, on imagine presque toujours cette faculté comme résultant d'une volonté délibérée du sujet lorsque relèvent du toucher tous les contacts, involontaires ou non, entre l'enveloppe extérieure du corps et le monde : le marin sait comprendre une brise sur son visage et la percevoir comme une information sur la vitesse de son bateau. Le paysan saisit, à l'humidité, et à la douceur et à l'onctuosité d'un vent crépusculaire quel temps s'annonce pour le lendemain.
A la suite de Diderot, dans son orbite sensualiste, Michel Serres montrera combien la peau est tout entière la surface sur laquelle s'inscrivent nombre de sensations délicates, subtiles : « Notre large et longue enveloppe variable entend beaucoup, voit peu, respire les parfums secrètement, tressaille toujours, au bruit, à la lueur vive, à la puanteur, recule d'horreur, se rétracte ou exulte. Frissonne devant le blanc et sous les hautes notes, coule, souple, sous toutes caresses. Les choses nous baignent des pieds à la tête, la lumière, l'ombre, les clameurs, le silence, les fragrances, toutes sortes d'ondes imprègnent, inondent la peau. » Toile subtile, tendue entre les organes et le réel, le sang et l'air, la peau n'existe pas pour la plupart des philosophes. Elle semble avoir réalité pour le chirurgien qui l'incise, le dermatologue qui l'inspecte, et seulement pour eux. Pourtant, sur elle, s'inscrivent les émotions et les mémoires, les tragédies et les plis du rire, le temps et les progrès de la mort – parchemin peu de temps vierge, impossible palimpseste."
-Michel Onfray, L'Art de Jouir, Éditions Grasset & Fasquelle, 1991.
« Je dois avoir un corps, c'est une nécessité morale, une "exigence". Et, en premier lieu, je dois avoir un corps parce qu'il y a de l'obscur en moi. L'esprit est obscur, le fond de l'esprit est sombre, et c'est cette nature sombre qui explique et exige un corps. Appelons "matière première" notre puissance passive ou la limitation de notre activité : nous disons que notre matière première est exigence d'étendue, mais aussi de résistance ou d'antitypie, et encore exigence individuée d'avoir un corps qui nous appartient. C'est parce qu'il y a une infinité de monades individuelles que chacune doit avoir un corps individué, ce corps étant l'ombre des autres monades sur elle. Il n'y a pas de l'obscur en nous parce que nous avons un corps, mais nous devons avoir un corps parce qu'il y a de l'obscur en nous. » -Gilles Deleuze, Le pli. Leibniz et le baroque, éditions de Minuit, p. 113.
« Tout Système Philosophique où le Corps de l'homme ne joue pas un rôle fondamental, est inepte, inapte. » -Paul Valéry, Cahiers, 1920-1921. M. VII. 769.
« Le toucher, l'odorat, le goût sont des matérialistes, sont chair ; la vue et l'ouïe sont des idéalistes, sont esprit. Mais les yeux et les oreilles représentent la tête, les autres sens, le ventre. » -Ludwig Feuerbach, Contre le dualisme du corps et de l'âme, de la chair et de l'esprit.
« Si l'essence de l'homme est la sensibilité et non pas un abstrait fantomatique – l'"esprit " –, toutes les philosophies, toutes les religions, toutes les institutions qui contredisent ce principe ne sont pas seulement erronées, elles sont aussi fondamentalement corruptrices. Si vous voulez améliorer les hommes, rendez-les heureux ; mais si vous voulez les rendre heureux, allez aux sources de tous les bonheurs, de toutes les joies – aux sens. La négation des sens est à la source de toutes les folies, les méchancetés et les maladies qui peuplent la vie humaine. L'affirmation des sens est la source de la santé physique, morale et théorique. Le renoncement, la résignation, l'"abnégation", l'abstraction rendent l'homme maussade, renfrogné, sale, lubrique, lâche, avare, envieux, sournois, méchant ; le plaisir des sens, à l'inverse, rend serein, courageux, noble, ouvert, expansif, compatissant, libre, bon. Tous les hommes sont bons dans la joie, méchants dans la tristesse ; et la tristesse vient justement de ce que nous faisons abstraction des sens, que celle-ci soit volontaire ou involontaire. »
-Ludwig Feuerbach, Contre le dualisme du corps et de l'âme, de la chair et de l'esprit, II, in Philosophie, n° 25, trad. Claire Mercier, p. 14-15, Éditions de Minuit.
"
-Michel Onfray, Théorie du corps amoureux. Pour une érotique solaire,