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    Ugo Gilbert Tremblay, Günther Anders et Martin Heidegger. Penser la technique au temps de la mort du sujet. Généalogie d’une impuissance pratique

    Johnathan R. Razorback
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    Ugo Gilbert Tremblay, Günther Anders et Martin Heidegger. Penser la technique au temps de la mort du sujet. Généalogie d’une impuissance pratique Empty Ugo Gilbert Tremblay, Günther Anders et Martin Heidegger. Penser la technique au temps de la mort du sujet. Généalogie d’une impuissance pratique

    Message par Johnathan R. Razorback Mar 25 Avr - 10:25



    "La « tradition maudite ». Ainsi est-ce le nom que l’on pourrait donner à cette communauté hétéroclite de penseurs qui ont voulu passer la technique au crible de la négativité critique. Une communauté « maudite », oui, parce que tous semblent peu ou prou porter la tare d’une malédiction honteuse. Comme si le mauvais sort de Cassandre s’était pour ainsi dire abattu sur eux."

    "Lien flial qui relie Anders à la philosophie heideggérienne de la technique, qui avait au moins pour mérite, disons-le d’entrée de jeu, d’assumer son impuissance pratique par l’ascèse symptomatique d’un amor fati rédempteur sur la voie de l’évènement (Ereignis) de l’Être."

    "Dans sa célèbre conférence de 1953, intitulée La Question de la technique, Heidegger résume sa pensée en une formule devenue depuis lors quasi proverbiale : « L’essence de la technique n’est rien de technique. » S’il en va ainsi pour Heidegger, c’est que la technique doit elle-même être comprise comme un évènement métaphysique, qui fait fgure de destin (au sens de destination) de l’homme occidental et qui s’établit en tant que nouveau rapport à ce qui est, à l’étant, de même que nouvelle articulation du Sein dans son ensemble. Ce nouveau rapport au monde signifie le triomphe d’une raison instrumentale déraillée (concomitante au retrait de toute borne normative (la «mort de Dieu »)) et dominée par des logiques de calcul, de rentabilité et de pure efficacité opératoire, lesquelles phagocytent peu à peu l’intégralité du réel humain en s’immisçant de façon tentaculaire jusque dans ses interstices les plus repliés. Partant de ces constats, le projet de Heidegger consiste à dévoiler les implications métaphysiques d’une telle emprise de la technique sur l’existence humaine à la lumière de la question plus générale de l’Être."

    "Selon l’interprétation heideggérienne de Descartes, ce dernier inaugure la métaphysique moderne en faisant du subjectum compris dans sa subjectivité le fundamentum absolutum inconcussum veritas. Or ce fameux cogito qui sert de fondement à la vérité confère aussi des assises à la liberté, à la volonté subjective infinie, qu’il faut surtout entendre ici comme l’affirmation d’une maîtrise surplombante du sujet sur ses objets où le sujet pensant se trouve en même temps absolutisé au rang de point référentiel stable et inconditionné à la source consciente d’un mouvement d’appropriation de l’étant, lequel est par là réduit à n’être qu’un pur objet plastique de la volonté. Chez Descartes, en effet, l’homme fait figure de créateur devant ses créatures techniques; il peut donc exercer son contrôle sur un monde extérieur devenu parfaitement transparent et manipulable, c’est-à-dire disposé à se soumettre au plan raisonné de ses désirs.

    Mais ce qui est d’autant plus symptomatique dans cette posture, c’est l’affirmation sous-jacente d’une toute-puissance de la volonté humaine, la technique étant selon cette perspective conçue comme « une prolongation efficiente et déterminée de l’absolue autorité du vouloir ». Car, pour Heidegger, la technique ainsi comprise trahit une métaphysique vulgaire de la subjectivité, laquelle pose l’homme en tant qu’il serait a priori libre d’agir et d’utiliser ses productions comme il l’entend, alors que tout, précisément, dans l’histoire, tend à démentir cette thèse."

    "Par décalage prométhéen (Prometheisches Gefälle), Anders entend définir « l’a-synchronicité chaque jour croissante [qui existe] entre l’homme et le monde qu’il a produit ». Cette distance, ajoute-t-il, est susceptible de s’articuler non seulement entre l’homme et le monde, mais aussi entre l’action et la représentation, entre l’acte et le sentiment, entre la science et la conscience, entre l’instrument et le corps, etc. Une telle distance signifie que certaines de nos facultés prennent littéralement du retard sur d’autres et qu’au-delà d’un certain seuil atteint dans le développement de notre puissance technique, certaines d’entre elles ne suivent plus, dépassées ou submergées par la frénésie des facultés productives. Ce rapport schizoïde au réel s’explique par le fait que les capacités humaines d’éprouver, de ressentir et d’imaginer sont anthropologiquement restreintes, frappées, donc, d’une irrémédiable finitude. Car si Kant montre bien que la raison a ses limites, Anders montre bien quant à lui que le cœur connaît aussi les siennes. L’homo faber aurait ainsi supplanté l’homo sapiens, en ce sens que les limitations naturelles dont ce dernier se trouve affublé lui interdisent désormais de se représenter les effets de ce qu’il est pourtant capable de faire."

    "Anders a forgé la notion de supraliminaire (Überschwellig). Sont en effet appelés « supraliminaires, écrit-il, les évènements ou les actions qui sont trop grands pour être conçus par l’homme19 ». Précisément, il ne fait là qu’inverser le sens originel du concept d’infraliminaire, terme issu des recherches de deux physiologistes allemands, E. H. Weber (1795-1878) et G. T. Fechner (1801-1887), afin de rendre intelligibles les excitations qui sont trop infimes (subliminales) pour être enregistrées par le corps. Une action est donc dite supraliminaire dès lors qu’elle outrepasse notre aptitude à en ressentir ou percevoir les effets. On peut dire en ce sens qu’il est impossible pour l’homme de se représenter la mort de centaines de milliers de personnes causée par l’explosion d’une bombe atomique, car une telle proportion de vies humaines réduites à néant en un seul instant dépasse les capacités représentatives de l’imagination."

    "La thèse andersienne à propos du travail est que l’homme devient de plus en plus « aveugle à la finalité » de ce dernier en raison de l’extrême division du travail qui accompagne la formation du capitalisme industriel. Sous l’effet du fractionnement de l’activité productive au nom d’une efficacité opérationnelle accrue, le travailleur devient le simple rouage des machines, sommé par leur rythme à assouvir leur soif. Les tâches effectuées par chacun deviennent si fragmentées que personne ne sait plus à quelle(s) fin(s) il collabore. Autrement dit, les employés sont à ce point enfermés dans des segments minuscules du processus d’ensemble que ce dernier échappe à leur représentation, si bien qu’en fin de compte, ils ne peuvent pas vraiment savoir ce qu’ils font."

    "C’est le travail lui-même qui devient immoral. En somme, on peut dire qu’Anders opère un dépassement du marxisme orthodoxe en plus d’inverser le paradigme critique traditionnel: « l’essentiel, aujourd’hui, ce n’est pas qui produit, ni comment on produit, ni combien on produit, mais bien plutôt […] ce qu’on produit »."

    "Chez Heidegger, en effet, le bouleversement susceptible d’invertir le devenir catastrophique de l’humanité sous l’emprise de la technique ne vient pas de l’homme, compris comme sujet volontaire et souverain, mais bien de l’Être lui-même, car la technique entendue comme achèvement de la métaphysique consiste au sens fort du terme en une destinée de l’Être, rien de moins, arrachant ainsi l’orientation de son devenir au domaine de la responsabilité humaine (c’est l’Être qui finira par nous ouvrir la voie d’un nouveau rapport à la technique). Comme l’explique Sonolet, Heidegger élude de la sorte « les derniers vestiges d’une individualité active pour transformer l’homme en un être-là en attente ». L’éventualité d’une réconciliation avec l’Être ne peut dès lors prendre forme qu’avec le reniement de toute autonomie individuelle : « L’homme, justement, ne devient libre que pour autant qu’il est inclus dans le domaine du destin et qu’ainsi il devient un homme qui écoute. » Le dernier Heidegger a donc renoncé à l’idée qu’une maîtrise puisse être envisagée, et la seule posture encore valable consiste pour lui en une attitude de sérénité (Gelassenheit) et de détachement à l’égard du destin, ce qui implique un renoncement au primat de la volonté, un lâcher-prise, bref: un laisser-Être. C’est pourquoi le discours moral reste inopérant et sans prise dans sa philosophie, du fait en somme que le consentement à ce qui est fatal libère le Dasein de tout pathos, l’élevant à la fois par-delà l’enthousiasme puéril comme de l’indignation lyrique des consciences révoltées.

    À l’instar de Heidegger, Anders «rejette […] comme cartésien un appel à l’authenticité qui reconnaît à l’individu la liberté du vouloir ». En effet, la misère de l’homme, désormais, selon Anders, c’est « l’éventualité que […] son absence de liberté puisse avoir des limites défnitives ». De même, on ressent aussi à sa lecture l’impression d’une froide fatalité, d’un irrécusable destin, la technique étant décrite comme un phénomène «époqual »."

    "Anders évoque certes certaines pistes, au-delà de l’élargissement souhaité de l’imagination morale : « semer la panique », par exemple, faisant ainsi écho à l’heuristique de la peur développée par Hans Jonas, ou encore à la pédagogie des catastrophes formulée par des penseurs contemporains tels que Serge Latouche ou Jean-Pierre Dupuy. Il soutient aussi que l’expérience de la honte recouvrirait un certain volet actif pour l’émulation des facultés morales. À ses yeux, en effet, le fait d’avoir honte d’être homme devant l’amoncellement des désastres qui déferlent autour de nous aiderait à revivifer les germes de notre humanité déchue. Anders avance également que « l’une des principales tâches de la philosophie de la technique […] [est] de trouver le point dialectique où notre oui à l’égard de la technique doit se changer en scepticisme ou en un non clair et net ». Mais à chaque fois, un indélogeable brouillard semble persister autour de ces propositions, jusqu’à engloutir tout leur potentiel contenu pratique, comme si un vaste nuage noir assombrissait nécessairement l’horizon de tout sauvetage, comme si l’avenir était de toute façon déjà scellé par le destin de la technique et l’abîme de notre non-liberté.

    Walter Benjamin réclamait qu’on coupe la mèche du progrès avant qu’elle n’atteigne la dynamite. Or il semble que tout soit déjà explosé. De même, Benjamin concevait les révolutions non plus à l’instar de Marx comme des locomotives de l’histoire, mais bien comme une main – la main de l’espèce humaine – capable d’entrer in extremis dans ce train pour en actionner le frein d’urgence. Or pour faire un clin d’œil à la fameuse boutade de Charles Péguy sur Kant, nous pourrions dire que la critique de la technique a beau avoir les mains pures, elle n’en a pas moins perdu ses mains."
    -Ugo Gilbert Tremblay, "Günther Anders et Martin Heidegger. Penser la technique au temps de la mort du sujet. Généalogie d’une impuissance pratique", Université de Montréal, 2013.



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