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    Ronan Le Roux, « L'homéostasie sociale selon Norbert Wiener »

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Ronan Le Roux, « L'homéostasie sociale selon Norbert Wiener » Empty Ronan Le Roux, « L'homéostasie sociale selon Norbert Wiener »

    Message par Johnathan R. Razorback Ven 28 Avr - 16:47



    "La trajectoire du mathématicien américain Norbert Wiener (1894-1964) l’a conduit à passer de la philosophie aux mathématiques par le biais de la logique (il soutient sa thèse à l’âge de 18 ans sous la direction de Bertrand Russell). Sa carrière brillante de mathématicien l’amène à travailler sur de nombreux problèmes issus des sciences naturelles ou technologiques : en physique, en physiologie, et dans des domaines technologiques de pointe (théorie de l’information, amélioration des premiers calculateurs électroniques, conception de prothèses médicales…). Du début jusqu’à la fin, Wiener se préoccupera de réfléchir sur les conséquences sociales et éthiques de ses travaux, particulièrement autour de l’ensemble d’idées auquel il donne le nom de « cybernétique », et qu’il conçoit comme une théorie générale de la régulation des systèmes naturels, artificiels ou sociaux par l’échange d’information. Ces réflexions sur la société, lorsqu’elles ne sont pas purement et simplement oubliées, font souvent l’objet de caricatures regrettables, du moins d’une méconnaissance considérable. L’extension, à la compréhension de la société, de la notion d’homéostasie (l’ensemble des mécanismes de stabilisation), est bien représentative de ce mauvais traitement. Elle est l’occasion, comme un écho à la méfiance canguilhemienne à l’égard des métaphores, d’attribuer à Wiener une position politiquement conservatrice, dans la mesure où elle véhiculerait une norme rigide d’équilibre statique du système social. Ainsi Gilbert Simondon, pourtant bon lecteur de Wiener, écrit-il que ce dernier « … paraît admettre un postulat de valeurs qui n’est pas nécessaire, à savoir qu’une bonne régulation homéostatique est une fin dernière des sociétés, et l’idéal qui doit animer tout acte de gouvernement ». Il y a un travers qui réside ici dans la fausse évidence avec laquelle on entend cette notion d’homéostasie. La définition « canonique » de l’homéostasie, qui a été formulée à la fin des années 1920 par le physiologiste Walter Cannon (ami des parents de Wiener), est « l’ensemble des processus organiques qui agissent pour maintenir l’état stationnaire de l’organisme, dans sa morphologie et dans ses conditions intérieures, en dépit de perturbations extérieures ». Cannon donne ainsi un nom nouveau à une idée ancienne, puisqu’on peut en voir une préfiguration dans la notion de constance du milieu intérieur de Claude Bernard. Pour Simondon, l’homéostasie est un équilibre figé, inapte à caractériser en tant que fin le développement des organismes et des sociétés, qui serait dans son essence un devenir. Wiener serait donc politiquement conservateur. On remarque parfois que la cybernétique a trouvé un écho favorable auprès de positions qualifiées de conservatrices, comme on le reconnaît par exemple chez le sociologue fonctionnaliste américain Talcott Parsons."

    "Même l’ouvrage célèbre Cybernétique et Société, en dépit de son titre, reste avare quant à une conceptualisation consistante du fonctionnement des systèmes sociaux : c’est qu’il s’agit en fait d’un ouvrage éthique."

    "L’une des définitions simondoniennes de l’information (l’information est une variation imprévisible de forme) est éclairante pour voir que la mise à disposition d’une information par l’individu pour la communauté est une variation de la forme de son comportement ; c’est une mise en commun, c’est une communication, mais qui ne devient véritablement commune qu’à partir du moment où elle provoque également chez les récepteurs, ne serait-ce qu’à titre potentiel, une variation significative de leur comportement."

    "Une oscillation est, de manière très générale, la variation plus ou moins régulière d’une quantité autour d’une moyenne."

    "Comment l’homéostasie est-elle possible à partir d’une ensemble d’oscillateurs ? On ne trouve de réponse qu’indirecte, par analogie de fonctionnement avec un mécanisme que Wiener décrit à trois reprises. Ici la notion clef est celle d’« attraction de fréquences ». Le système est un ensemble de générateurs montés en parallèle, dont on souhaite que la vitesse de chacun soit la même et la plus précise possible, afin de fournir un courant d’intensité stable. Chaque générateur est équipé d’un régulateur et ne se trouve branché au réseau que lorsque sa vitesse est dans un voisinage acceptable de la vitesse souhaitée : s’il s’éloigne de ce voisinage, il est automatiquement débranché. Or le couplage des générateurs dans le réseau rend ceux-ci dépendants les uns des autres : les moteurs les plus rapides vont accroître la vitesse moyenne, les plus lents vont la ralentir. Le résultat, écrit Wiener,

    … consiste en une attraction entre les fréquences des générateurs. Le système total se comporte comme s’il possédait un régulateur virtuel, plus précis que les régulateurs individuels et constitué par l’ensemble que ceux-ci forment avec l’interaction électrique mutuelle des générateurs.

    Le principe est transposable sans difficulté. Considérons par exemple le système formé par les péripatéticiens en exercice au pied du mont Lycabette. Supposons qu’Aristote soit un peu moins rapide, et Straton un peu plus rapide. Au bout d’un certain temps, l’écart va se creuser suffisamment pour que la conversation ne puisse plus avoir lieu ; pour rétablir le débit de Logos, qui est la finalité du système, Aristote doit accélérer un peu et Straton ralentir d’autant, jusqu’à ce que le groupe atteigne une vitesse moyenne, toujours légèrement en oscillation. Si maintenant Théophraste surgit après son cours de gymnastique, et que nous le supposons nettement plus rapide, le groupe doit trouver un nouvel équilibre en élevant sa vitesse moyenne sous peine d’éclater, et ainsi de suite. Cette forme d’auto-équilibration par attraction de fréquence permet de voir 1) que le système n’a pas besoin d’un régulateur global pour stabiliser son fonctionnement ; 2) qu’il y a bien une confusion à rattacher l’homéostasie, comme Simondon, à une vision conservatrice de la société, puisque l’équilibre homéostatique réside non pas dans la conservation rigide d’un état, mais dans la stabilisation d’un régime viable, qui est une acception négative d’empêchement de résorption ou d’amplification trop importantes des oscillations. Ce qu’il importe de comprendre ici, c’est que l’homéostasie n’est pas la finalité du système, comme l’ont cru à tort ceux qui imputent une position conservatrice à Wiener, mais qu’elle est condition de possibilité du système."

    "Il ne s’agit pas de prescrire l’homéostasie à la société, mais de décrire les mécanismes homéostatiques de la société, et leurs aléas éventuels."

    "La critique de la marchandisation à outrance, du monopole des moyens de communication et la thèse de l’instabilité du marché peut suggérer une sorte de néo-marxisme, qui serait consacré non plus au travail mais à l’information. Ce rapprochement peut laisser songeur au regard des critiques tout aussi acerbes que Wiener fait du communisme, dont il dénonce le caractère totalitaire et fidéiste dans Cybernétique et Société."

    "L’information est pour Wiener le contraire de l’entropie, interprétée comme mesure de désorganisation. Le bruit est la manifestation naturelle de l’entropie dans le message."

    "Le secret est un des chevaux de bataille de Wiener, qu’il s’agisse de dénoncer l’appropriation marchande de l’information (la propriété intellectuelle est selon lui une absurdité) ou bien le cloisonnement requis par l’institution militaire."

    "Plus il y a d’information, plus il y a de décisions possibles."

    "L’augmentation de la quantité d’information collective (et donc de la complexité possible du système) accroît aussi la difficulté d’y accéder ; de même que trop d’impôt tue l’impôt, trop de mémoire tue la mémoire en défiant progressivement notre capacité à l’exploiter. Il n’est pas impromptu de remarquer ici que la destruction ou la recomposition de la mémoire sociale est un chantier privilégié des grandes entreprises totalitaires, comme l’illustrent 1984 d’Orwell ou Fahrenheit 451 de Bradbury. Moins un système possède de mémoire utile, plus il est mécanisé, ainsi qu’on l’a dit avec la fourmi ; moins il contient d’information exploitable, moins il peut prendre de décisions et moins il est autonome. Wiener signale que les organisations totalitaires ont précisément pour projet de faire des sociétés humaines des sociétés d’insectes. Or, une mémoire vaste mais cloisonnée n’est pas plus libératrice : elle s’apparente alors en effet à ces bandes sur lesquelles les instructions sont enregistrées à l’avance, et avec lesquelles on alimente les calculateurs électroniques. Wiener nous alerte sur le danger que représente la division du travail scientifique et la bureaucratisation des activités de recherche."

    "[Wiener] a dû faire face, au début de sa carrière, à l’antisémitisme ambiant des années 1930. Son père, prolétaire errant puis philologue réputé, juif immigré d’origine russe, a multiplié les petits métiers puis les efforts pour s’intégrer à la petite bourgeoisie de Nouvelle-Angleterre."

    "La stabilisation du système social se fait ici par une boucle de feedback constituée par la réinjection de l’information prise sur l’environnement par la communauté scientifique, afin de prendre des décisions judicieuses."

    "Pas question, donc, de confier le pouvoir aux machines pour Wiener, qui fait par ailleurs deux remarques séparées mais convergentes sur ce point : d’une part, écrit-il dans Cybernétique et Société, « nous possédons un réseau de communications nationales et internationales d’une perfection inégalée dans l’histoire ». Cela signifie-t-il, puisque l’information est le nerf de la société, que le niveau d’homéostasie sociale atteint lui aussi une perfection inégalée ? Pas du tout, puisque d’autre part, affirme Wiener dans l’article de 1953, « nous vivons dans un environnement moins stable que n’importe lequel du passé, et (…) cette instabilité montre des signes d’accroissement plus que d’atténuation », ce qui confirme bien que le développement technique n’est nullement, aux yeux de Wiener, une solution aux problèmes politiques."
    -Ronan Le Roux, « L'homéostasie sociale selon Norbert Wiener », Revue d'Histoire des Sciences Humaines, 2007/1 (n° 16), p. 113-135. DOI : 10.3917/rhsh.016.0113. URL : https://www.cairn.info/revue-histoire-des-sciences-humaines-2007-1-page-113.htm

    "L’existence d’une réserve sur le long terme de traditions écrites ou orales accroissent fortement la quantité d’information collective et la complexité possible de la communauté."
    -Norbert Wiener, Conference on teleogical mecanisms, symposium organisé pour l’Académie des Sciences de New York, 1946.

    => potentialisation, c'est-à-dire un accroissement des virtualités ouvertes. Ex: à partir du moment où une société à connaissance du bouddhisme, les chances qu'elle deviennent ultérieurement bouddhiste ne sont plus égales à zéro. Autrement il y a des virtualités qui apparaissent. L'information ouvre des futurs possibles, des abysses d'avenir (Michelet). Or cet accroissement des virtualités a lieu à rapports sociaux constants. L'imaginaire va pour loin que la réalité sociale (en arrière, en avant, à droite à gauche et sur les côtés...). Ce qui est actuel dans la superstructure est irréductible à une expression ou un effet de l'infrastructure. On peut donc dire que la superstructure telle que la pense Marx n'existe pas. C'est pour cette raison (et non pas du tout parce que les classes sociales auraient disparu) que sa sociologie est dépassée, datée.

    "De tous les côtés nous avons un triple rétrécissement des moyens de communication : l’élimination des moins rentables en faveur des plus rentables ; le fait que ces moyens sont entre les mains d’une classe très limitée de gens riches, et expriment de ce fait l’opinion de cette classe ; et le fait supplémentaire qu’en tant que voie royale vers la politique et le pouvoir personnel, ils attirent par-dessus tout ceux qui ambitionnent un tel pouvoir. Ce système qui devrait plus que tout autre contribuer à l’homéostasie sociale est mis directement entre les mains de ceux qui sont le plus concernés par le jeu du pouvoir et de l’argent, que nous avons déjà dit être l’un des principaux éléments anti-homéostatiques dans la communauté. Ce n’est donc pas merveille que les sociétés plus larges, sujettes à ces influences disruptives, contiennent bien moins d’informations disponibles pour la communauté que les petites sociétés, pour ne rien dire des éléments humains dont sont construites toutes les communautés."
    -Norbert Wiener, Cybernetics, chapitre 8, 1961, pp.161-162.



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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


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