https://www.persee.fr/doc/rhs_0048-7996_1949_num_2_3_2724
"Dans un pays où il n'existe pratiquement aucun enseignement de l'histoire des techniques, un petit livre comme celui de M. Ducassé est appelé à rendre de précieux services."
-M. Daumas, compte-rendu de Pierre Ducassé, Histoire des techniques, PUF, 1948, 2e édition, 136 pages, in Revue d'histoire des sciences, Année 1949, 2-3 pp. 289-290.
https://journals.openedition.org/dht/1761
"Pierre Ducassé découvre la philosophie durant sa licence de sciences à la Sorbonne, et décide de s’y consacrer. Il commence, sous la direction d’Abel Rey, une thèse portant sur la méthode philosophique d’Auguste Comte. Rey fonde l’Institut d’Histoire des Sciences de Paris en 1932, et choisit d’y placer Ducassé au poste de secrétaire. Ducassé, qui occupera le poste jusqu’à l’arrivée de Canguilhem en 1955, prend en charge une part importante de l’organisation. Il entretient par ailleurs une certaine proximité avec le milieu positiviste : au-delà de sa thèse, pour laquelle il sollicite notamment l’avis régulier de Paul Edger, on le trouve par exemple en 1936 prononçant l’allocution en l’honneur du soixante-dix-neuvième anniversaire de la mort de Comte. Il soutient en 1938 sa Thèse principale sous le titre Méthode et intuition chez Auguste Comte, et sa Thèse complémentaire sous le titre Essai sur les origines intuitives du positivisme.
Dès les années trente, Ducassé est sensible à une certaine réalité contemporaine des manifestations techniques qui met en défaut le système de philosophie positive, une réalité pour laquelle le système n’a pas de réponse, théorique ou pratique. Si l’on ne peut plus comprendre les techniques, c’est que celles-ci ne découlent pas de la Théorie. Le positivisme serait en quelque sorte dépassé par le machinisme qu’il est pourtant supposé organiser, du moins aménager et en quelque sorte encadrer. Comment interpréter autrement un intérêt progressif pour l’étude historique des techniques, qui donne lieu, en 1945, à la publication du « Que sais-je ? » intitulé Histoire des techniques ? Cette vocation à connaître par-delà les catégories comtiennes (ou en-deçà d’elles), peut-être impulsée par les débats qui agitent alors les intellectuels français sur la question du machinisme, coïncide avec les dix années comprises entre sa Thèse et le lancement de la revue S.É.T. en 1948. Durant ces dix ans, il écrit deux petits ouvrages de synthèse dans la collection « Que sais-je ? » : l’Histoire des techniques, et Les grandes philosophies, comme s’il s’agissait de faire un point de part et d’autre avant de déployer une pensée véritablement critique confrontant ces deux mondes."
"Si l’évacuation de la consistance propre à la technique constitue le principal point d’achoppement du positivisme aux yeux de Ducassé, celui-ci n’en fait pas pour autant une particularité de la pensée comtienne : son ouvrage majeur de 1958, Les techniques et le philosophe, dresse un constat d’échec de la philosophie en général face aux techniques. Le ton n’est plus celui du chapitre « La philosophie moderne et la réhabilitation des techniques » de l’Histoire des techniques, où sont évoqués Bacon, Descartes, Galilée, Vinci et le sens pratique des encyclopédistes. C’est avec l’ère industrielle que la philosophie, qui dominait traditionnellement les autres domaines (sciences, art, religion), cesse de culminer. Mais si le thème de la Technique, traditionnellement secondaire, vient au-devant de la scène avec Marx, ce n’est qu’en tant qu’il est lié à d’autres problèmes jugés plus fondamentaux : le travail, la propriété, les conditions de production idéologiques. La Technique n’était vue qu’à travers ses manifestations. Le constat historique de son autonomisation — laquelle va de pair avec la déchéance de la philosophie — impose une remise en question radicale. La Technique « se joue » de la philosophie, et à cette autonomie correspond un vide de la pensée, une désertion ou un repli.
« Et, sans doute, le phénomène essentiel qui sensibilise présentement le philosophe à la technicité réside bien dans l’accélération générale des transformations pratiques issues de la science, et dans l’angoisse humaine qui s’y attache. La philosophie n’est pas indifférente au trouble universel : autre chose, même pour elle, et peut-être surtout pour elle, est d’ordonner un monde réputé stable, d’une cohérence merveilleusement indépendante de nous, ou de réfléchir sur un monde menacé de mort violente par la croissance déséquilibrée de nos plus savantes méthodes d’action.
Ce genre d’angoisse ne fait malheureusement que rendre plus proche à une raison lucide, mais sans prise apparente sur les forces qui la pressent, le sentiment de son infirmité ; le malaise spécifiquement philosophique de notre époque réside en cette évidence « aveuglante » d’où naît la plus redoutable tentation, qui est d’ériger en impuissance de droit, sous un masque d’indifférence hautaine, l’apparente impuissance de fait, ou, en sens inverse, de confondre la conduite de détachement, que suppose toute fonction philosophique, avec l’abdication inavouée. Une pensée qui croit annuler l’obstacle en l’ignorant, avant d’en avoir apprécié, puis assimilé la résistance, refuse son propre avenir.
Entre cette « ignorance qui s’ignore » ou dont la prétention philosophique ne vise les techniques qu’à travers une culture partiale, périmée, en tout cas inefficace, et la lucidité d’un refus « impossible » et incapable, malgré sa hauteur, d’annuler ce qu’il évite de connaître, quelle voie peut tenter la recherche du philosophe, dès qu’elle se montre soucieuse de définir, à leur niveau exact, le sens des techniques et la manière d’être du technicien ? » [Pierre Ducassé, Les techniques et le philosophe, Paris, PUF, 1958, collection « Philosophie de la matière »]."
"La mécanologie est un projet de science, exposé dans l’ouvrage célèbre écrit en 1932 par l’ingénieur et architecte Jacques Lafitte, Réflexions sur la science des machines. Considérant un règne des machines, tout comme il existe un règne végétal ou un règne animal, il s’agit d’étudier les machines « pour elles-mêmes, en tant que phénomènes, et non plus seulement pour les phénomènes dont elles sont le siège »15. Les sciences du vivant servent de modèle, pour classer, décrire et expliquer les différences entre les machines, et leur évolution. La mécanologie repose ainsi sur une « mécanographie », préalable descriptif fournissant le matériau indispensable à la démarche explicative. Ducassé et Lafitte se connaissent : l’année suivant la parution de ses Réflexions, ce dernier écrit un petit article de présentation dans la Revue de synthèse à laquelle collabore le premier. Lafitte ne publiera cependant qu’un seul article dans S.É.T. (le n° 31-32 de 1952), ce qui est assez peu au regard, d’une part, des références régulières et élogieuses par lesquelles le premier mentionne le second, et, d’autre part, de l’importance croissante que vont prendre dans la revue la cybernétique et les sciences comparées."
"En France, le polytechnicien Robert Vallée fonde le « Cercle d’Études Cybernétiques » en 1949. L’un de ses camarades de l’X, Jean Sousselier, qui connaît le frère de Ducassé (l’économiste Edouard Ducassé), va devenir président de l’Association pour l’Étude des Techniques. Des liens étroits se tissent donc, et S.É.T. va quasiment devenir le bulletin officiel du CÉCyb : celui-ci se voit attribuer une rubrique régulière, tandis que Vallée prend en charge l’essentiel de la bibliographie. L’affinité quasi-immédiate de S.É.T. avec la cybernétique, sensible dès le n° 2 (décembre 1948) qui annonce la « naissance d’une science nouvelle » quelques semaines après la sortie du livre Cybernetics du mathématicien Norbert Wiener, culmine avec un numéro spécial (n° 35-36, 1953-54) publiant une série de conférences données à la Maison des Sciences en mars 1953, par le physicien Louis de Broglie, le physiologiste Alfred Fessard (du Collège de France), le mathématicien Georges Théodule Guilbaud, l’ingénieur Julien Lœb, et le pionnier français de l’informatique, Louis Couffignal. Tous (hormis Lœb), Ducassé et Lafitte compris, sont membres du CÉCyb, dont de Broglie assume la présidence d’honneur. Les réunions se tiennent dans les locaux de l’IHST, que Ducassé met à la disposition du Cercle. Ducassé fait d’ailleurs plus qu’ouvrir les lignes de S.É.T. à la cybernétique, puisque, d’après Vallée, c’est par son intermédiaire qu’un numéro entier de Thalès lui est consacré.
Couffignal, qui s’est aussi intéressé rapidement à la cybernétique, projetait néanmoins de faire valoir en priorité des idées personnelles qu’il développait dès les années trente. Il propose de remplacer le terme « cybernétique » par celui de « sciences comparées ». L’idée essentielle qui demeure à travers les différents noms des projets doctrinaux de Couffignal (« analyse mécanique », « mécanique comparée », « sciences comparées »), c’est la mise au point d’une méthode d’analyse capable de déterminer le domaine du mécanisable en général — « acquérir une vue d’ensemble des diverses activités où l’homme a été ou pourra être remplacé par la machine [et] établir des lois de substitutions » —, sans limitation disciplinaire a priori. Une telle démarche ne peut être à proprement parler une science, dans la mesure où elle ne repose pas sur des raisonnements hypothético-déductifs. C’est un usage rationnel du raisonnement analogique qui doit permettre une connaissance des machines abstraites, pour laquelle Couffignal établit une filiation jusqu’au « Cours de machines » que Monge donnait à l’École Polytechnique."
"La vocation interdisciplinaire de la mécanologie comme de la cybernétique s’inscrivent à rebours de la division du travail chère aux positivistes."
"Triple intérêt, donc, de la cybernétique aux yeux de Ducassé : comme réaction à la fragmentation toujours plus accentuée des disciplines scientifiques, comme collaboration étroite et fructueuse entre théorie et application selon des modalités non positivistes, et comme opportunité que, vue comme science de l’action de par sa réception française, la cybernétique s’inscrive à la place de la « science concrète » abandonnée par Comte. Ce dernier méprisait l’enseignement de « science des machines » professé à l’école Polytechnique, qui est exactement l’héritage que Couffignal essaye alors de réactiver."
"Chaire que va occuper Ducassé au Cnam dans les années soixante. Cette chaire est créée spécialement pour lui, après qu’il ait occupé deux ans un poste de chargé d’enseignement à la suite de son départ de l’IHST en 1955. [...] Dépit, sans doute, d’avoir été écarté in extremis de la direction de l’IHST au profit de Canguilhem. On a là sans doute une raison expliquant qu’un ouvrage en projet, Auguste Comte et la philosophie des techniques, ne fut jamais achevé."
"Ducassé, par contre, ne semble pas avoir pris connaissance du texte de Heidegger, « La question de la technique ». Il est vrai que la traduction française de ce texte était contemporaine de la rédaction de Les techniques et le philosophes, puisque les deux paraissent la même année."
"La philosophie de Ducassé révèle une orientation bergsonienne, sensible à travers la thématisation des rapports entre temps et technique. Passionné d’horlogerie, Ducassé s’intéresse de près aux techniques de mesure du temps. [...] Ducassé s’investit dans la revue Thalès de l’IHST, dont il est l’un des trois membres du comité de rédaction. Dans le tome V de Thalès, outre l’article « Pour l’histoire de la mesure du temps », c’est encore une fois un petit article, « Le « temps» des techniques », qui effectue les liaisons conceptuelles fondamentales. La technique n’est pas de la science appliquée, donc le temps de la technique n’est pas le temps des sciences [...] Le fait technique se déploie dans une durée vécue par l’homme."
"Contrairement à une optique positiviste par laquelle c’est la théorie qui aménage l’application, l’action précède ici l’inscription symbolique : le lancement de la revue S.É.T. se fait dix ans avant l’envol de l’oiseau de Minerve, peut-être par cette « avance de phase » que Ducassé attribue à la spontanéité de la pratique."
-Ronan Le Roux, « Pierre Ducassé et la revue Structure et Évolution des Techniques (1948-1964) », Documents pour l’histoire des techniques [En ligne], 20 | 2e semestre 2011, mis en ligne le 17 septembre 2012, consulté le 04 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/dht/1761
"Dans un pays où il n'existe pratiquement aucun enseignement de l'histoire des techniques, un petit livre comme celui de M. Ducassé est appelé à rendre de précieux services."
-M. Daumas, compte-rendu de Pierre Ducassé, Histoire des techniques, PUF, 1948, 2e édition, 136 pages, in Revue d'histoire des sciences, Année 1949, 2-3 pp. 289-290.
https://journals.openedition.org/dht/1761
"Pierre Ducassé découvre la philosophie durant sa licence de sciences à la Sorbonne, et décide de s’y consacrer. Il commence, sous la direction d’Abel Rey, une thèse portant sur la méthode philosophique d’Auguste Comte. Rey fonde l’Institut d’Histoire des Sciences de Paris en 1932, et choisit d’y placer Ducassé au poste de secrétaire. Ducassé, qui occupera le poste jusqu’à l’arrivée de Canguilhem en 1955, prend en charge une part importante de l’organisation. Il entretient par ailleurs une certaine proximité avec le milieu positiviste : au-delà de sa thèse, pour laquelle il sollicite notamment l’avis régulier de Paul Edger, on le trouve par exemple en 1936 prononçant l’allocution en l’honneur du soixante-dix-neuvième anniversaire de la mort de Comte. Il soutient en 1938 sa Thèse principale sous le titre Méthode et intuition chez Auguste Comte, et sa Thèse complémentaire sous le titre Essai sur les origines intuitives du positivisme.
Dès les années trente, Ducassé est sensible à une certaine réalité contemporaine des manifestations techniques qui met en défaut le système de philosophie positive, une réalité pour laquelle le système n’a pas de réponse, théorique ou pratique. Si l’on ne peut plus comprendre les techniques, c’est que celles-ci ne découlent pas de la Théorie. Le positivisme serait en quelque sorte dépassé par le machinisme qu’il est pourtant supposé organiser, du moins aménager et en quelque sorte encadrer. Comment interpréter autrement un intérêt progressif pour l’étude historique des techniques, qui donne lieu, en 1945, à la publication du « Que sais-je ? » intitulé Histoire des techniques ? Cette vocation à connaître par-delà les catégories comtiennes (ou en-deçà d’elles), peut-être impulsée par les débats qui agitent alors les intellectuels français sur la question du machinisme, coïncide avec les dix années comprises entre sa Thèse et le lancement de la revue S.É.T. en 1948. Durant ces dix ans, il écrit deux petits ouvrages de synthèse dans la collection « Que sais-je ? » : l’Histoire des techniques, et Les grandes philosophies, comme s’il s’agissait de faire un point de part et d’autre avant de déployer une pensée véritablement critique confrontant ces deux mondes."
"Si l’évacuation de la consistance propre à la technique constitue le principal point d’achoppement du positivisme aux yeux de Ducassé, celui-ci n’en fait pas pour autant une particularité de la pensée comtienne : son ouvrage majeur de 1958, Les techniques et le philosophe, dresse un constat d’échec de la philosophie en général face aux techniques. Le ton n’est plus celui du chapitre « La philosophie moderne et la réhabilitation des techniques » de l’Histoire des techniques, où sont évoqués Bacon, Descartes, Galilée, Vinci et le sens pratique des encyclopédistes. C’est avec l’ère industrielle que la philosophie, qui dominait traditionnellement les autres domaines (sciences, art, religion), cesse de culminer. Mais si le thème de la Technique, traditionnellement secondaire, vient au-devant de la scène avec Marx, ce n’est qu’en tant qu’il est lié à d’autres problèmes jugés plus fondamentaux : le travail, la propriété, les conditions de production idéologiques. La Technique n’était vue qu’à travers ses manifestations. Le constat historique de son autonomisation — laquelle va de pair avec la déchéance de la philosophie — impose une remise en question radicale. La Technique « se joue » de la philosophie, et à cette autonomie correspond un vide de la pensée, une désertion ou un repli.
« Et, sans doute, le phénomène essentiel qui sensibilise présentement le philosophe à la technicité réside bien dans l’accélération générale des transformations pratiques issues de la science, et dans l’angoisse humaine qui s’y attache. La philosophie n’est pas indifférente au trouble universel : autre chose, même pour elle, et peut-être surtout pour elle, est d’ordonner un monde réputé stable, d’une cohérence merveilleusement indépendante de nous, ou de réfléchir sur un monde menacé de mort violente par la croissance déséquilibrée de nos plus savantes méthodes d’action.
Ce genre d’angoisse ne fait malheureusement que rendre plus proche à une raison lucide, mais sans prise apparente sur les forces qui la pressent, le sentiment de son infirmité ; le malaise spécifiquement philosophique de notre époque réside en cette évidence « aveuglante » d’où naît la plus redoutable tentation, qui est d’ériger en impuissance de droit, sous un masque d’indifférence hautaine, l’apparente impuissance de fait, ou, en sens inverse, de confondre la conduite de détachement, que suppose toute fonction philosophique, avec l’abdication inavouée. Une pensée qui croit annuler l’obstacle en l’ignorant, avant d’en avoir apprécié, puis assimilé la résistance, refuse son propre avenir.
Entre cette « ignorance qui s’ignore » ou dont la prétention philosophique ne vise les techniques qu’à travers une culture partiale, périmée, en tout cas inefficace, et la lucidité d’un refus « impossible » et incapable, malgré sa hauteur, d’annuler ce qu’il évite de connaître, quelle voie peut tenter la recherche du philosophe, dès qu’elle se montre soucieuse de définir, à leur niveau exact, le sens des techniques et la manière d’être du technicien ? » [Pierre Ducassé, Les techniques et le philosophe, Paris, PUF, 1958, collection « Philosophie de la matière »]."
"La mécanologie est un projet de science, exposé dans l’ouvrage célèbre écrit en 1932 par l’ingénieur et architecte Jacques Lafitte, Réflexions sur la science des machines. Considérant un règne des machines, tout comme il existe un règne végétal ou un règne animal, il s’agit d’étudier les machines « pour elles-mêmes, en tant que phénomènes, et non plus seulement pour les phénomènes dont elles sont le siège »15. Les sciences du vivant servent de modèle, pour classer, décrire et expliquer les différences entre les machines, et leur évolution. La mécanologie repose ainsi sur une « mécanographie », préalable descriptif fournissant le matériau indispensable à la démarche explicative. Ducassé et Lafitte se connaissent : l’année suivant la parution de ses Réflexions, ce dernier écrit un petit article de présentation dans la Revue de synthèse à laquelle collabore le premier. Lafitte ne publiera cependant qu’un seul article dans S.É.T. (le n° 31-32 de 1952), ce qui est assez peu au regard, d’une part, des références régulières et élogieuses par lesquelles le premier mentionne le second, et, d’autre part, de l’importance croissante que vont prendre dans la revue la cybernétique et les sciences comparées."
"En France, le polytechnicien Robert Vallée fonde le « Cercle d’Études Cybernétiques » en 1949. L’un de ses camarades de l’X, Jean Sousselier, qui connaît le frère de Ducassé (l’économiste Edouard Ducassé), va devenir président de l’Association pour l’Étude des Techniques. Des liens étroits se tissent donc, et S.É.T. va quasiment devenir le bulletin officiel du CÉCyb : celui-ci se voit attribuer une rubrique régulière, tandis que Vallée prend en charge l’essentiel de la bibliographie. L’affinité quasi-immédiate de S.É.T. avec la cybernétique, sensible dès le n° 2 (décembre 1948) qui annonce la « naissance d’une science nouvelle » quelques semaines après la sortie du livre Cybernetics du mathématicien Norbert Wiener, culmine avec un numéro spécial (n° 35-36, 1953-54) publiant une série de conférences données à la Maison des Sciences en mars 1953, par le physicien Louis de Broglie, le physiologiste Alfred Fessard (du Collège de France), le mathématicien Georges Théodule Guilbaud, l’ingénieur Julien Lœb, et le pionnier français de l’informatique, Louis Couffignal. Tous (hormis Lœb), Ducassé et Lafitte compris, sont membres du CÉCyb, dont de Broglie assume la présidence d’honneur. Les réunions se tiennent dans les locaux de l’IHST, que Ducassé met à la disposition du Cercle. Ducassé fait d’ailleurs plus qu’ouvrir les lignes de S.É.T. à la cybernétique, puisque, d’après Vallée, c’est par son intermédiaire qu’un numéro entier de Thalès lui est consacré.
Couffignal, qui s’est aussi intéressé rapidement à la cybernétique, projetait néanmoins de faire valoir en priorité des idées personnelles qu’il développait dès les années trente. Il propose de remplacer le terme « cybernétique » par celui de « sciences comparées ». L’idée essentielle qui demeure à travers les différents noms des projets doctrinaux de Couffignal (« analyse mécanique », « mécanique comparée », « sciences comparées »), c’est la mise au point d’une méthode d’analyse capable de déterminer le domaine du mécanisable en général — « acquérir une vue d’ensemble des diverses activités où l’homme a été ou pourra être remplacé par la machine [et] établir des lois de substitutions » —, sans limitation disciplinaire a priori. Une telle démarche ne peut être à proprement parler une science, dans la mesure où elle ne repose pas sur des raisonnements hypothético-déductifs. C’est un usage rationnel du raisonnement analogique qui doit permettre une connaissance des machines abstraites, pour laquelle Couffignal établit une filiation jusqu’au « Cours de machines » que Monge donnait à l’École Polytechnique."
"La vocation interdisciplinaire de la mécanologie comme de la cybernétique s’inscrivent à rebours de la division du travail chère aux positivistes."
"Triple intérêt, donc, de la cybernétique aux yeux de Ducassé : comme réaction à la fragmentation toujours plus accentuée des disciplines scientifiques, comme collaboration étroite et fructueuse entre théorie et application selon des modalités non positivistes, et comme opportunité que, vue comme science de l’action de par sa réception française, la cybernétique s’inscrive à la place de la « science concrète » abandonnée par Comte. Ce dernier méprisait l’enseignement de « science des machines » professé à l’école Polytechnique, qui est exactement l’héritage que Couffignal essaye alors de réactiver."
"Chaire que va occuper Ducassé au Cnam dans les années soixante. Cette chaire est créée spécialement pour lui, après qu’il ait occupé deux ans un poste de chargé d’enseignement à la suite de son départ de l’IHST en 1955. [...] Dépit, sans doute, d’avoir été écarté in extremis de la direction de l’IHST au profit de Canguilhem. On a là sans doute une raison expliquant qu’un ouvrage en projet, Auguste Comte et la philosophie des techniques, ne fut jamais achevé."
"Ducassé, par contre, ne semble pas avoir pris connaissance du texte de Heidegger, « La question de la technique ». Il est vrai que la traduction française de ce texte était contemporaine de la rédaction de Les techniques et le philosophes, puisque les deux paraissent la même année."
"La philosophie de Ducassé révèle une orientation bergsonienne, sensible à travers la thématisation des rapports entre temps et technique. Passionné d’horlogerie, Ducassé s’intéresse de près aux techniques de mesure du temps. [...] Ducassé s’investit dans la revue Thalès de l’IHST, dont il est l’un des trois membres du comité de rédaction. Dans le tome V de Thalès, outre l’article « Pour l’histoire de la mesure du temps », c’est encore une fois un petit article, « Le « temps» des techniques », qui effectue les liaisons conceptuelles fondamentales. La technique n’est pas de la science appliquée, donc le temps de la technique n’est pas le temps des sciences [...] Le fait technique se déploie dans une durée vécue par l’homme."
"Contrairement à une optique positiviste par laquelle c’est la théorie qui aménage l’application, l’action précède ici l’inscription symbolique : le lancement de la revue S.É.T. se fait dix ans avant l’envol de l’oiseau de Minerve, peut-être par cette « avance de phase » que Ducassé attribue à la spontanéité de la pratique."
-Ronan Le Roux, « Pierre Ducassé et la revue Structure et Évolution des Techniques (1948-1964) », Documents pour l’histoire des techniques [En ligne], 20 | 2e semestre 2011, mis en ligne le 17 septembre 2012, consulté le 04 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/dht/1761