"Dans les profondeurs de la classe ouvrière, de façon généralement diffuse mais explosive, circule, pendant toute cette période, un courant révolutionnaire qui perce en surface lors des émeutes de Brest et Toulon en août 35, puis en mai-juin 1936, mais qui, refoulé par l'action conjuguée des partis membres du Rassemblement populaire, devient peu à peu un contre-courant avant de se diluer en 1939 dans la passivité générale de la classe et son désarroi.
Il suffit à cet égard de se replonger dans la presse syndicale et politique de l'époque, ne serait-ce que dans l'Humanité et le Temps, pour se rendre compte de la place qui fut sur le coup accordée par les uns et les autres à ce courant révolutionnaire avant que, l'oubli aidant, il ne fût attribué au Parti communiste par la droite, purement et simplement nié par la gauche."
"Georges Lefranc, étudiant le problème des minorités ayant « consciemment poussé aux grèves » en 1936, en retient quatre : « les syndicalistes révolutionnaires groupés autour de la revue la Révolution prolétarienne », les « trotskytes », les « socialistes de la tendance gauche révolutionnaire », et « certains éléments communistes dont Ferrat a été le porte-parole »."
"L'équipe syndicaliste qui, depuis 1925, s'est groupée autour de Pierre Monatte et du noyau de la R.P. se réclame de perspectives révolutionnaires. Depuis 1930 cependant, et en particulier depuis l'expérience du rassemblement pour l'unité syndicale autour du « Comité des 22 », son hostilité à la politique stalinienne l'a conduite à se rapprocher des réformistes. Trotsky, le vieil ami des années de guerre, a accusé Monatte d'avoir « franchi Je Rubicon » et d'être devenu « l'avocat des social-patriotes ».
En fait, ce sont l'indépendance du syndicalisme et l'unité syndicale qui constituent, pour Monatte, la « loi et les prophètes » en matière d'organisation ouvrière. Il ne saurait être question pour lui d'admettre qu'un accord politique tel que celui du Front populaire compromette ou lie les organisations syndicales. En revanche, la conclusion du Front populaire permet la réalisation de l'unité syndicale et crée les conditions pour que la classe ouvrière reprenne confiance en elle-même.
Les modalités de l'unité n'ont pas de quoi séduire Monatte : « L'unité d'action, le jour où elle s'est faite, a non seulement écarté ses partisans de la première heure, mais elle a été dominée par ceux qui l'avaient le plus souvent combattue » (6). Du coup, le Front populaire, dès sa naissance, a revêtu « une figure inquiétante » avec le tournant du P.C. au lendemain du pacte Laval-Staline, la passivité du P.C. et de la G.G.T.U. lors des « mouvements sauvages » de Rrest et de Toulon, précisément au lendemain desdits accords. Et Monatte s'interroge : « Au lieu du rassemblement pour la paix et pour la résistance au fascisme [...] le Front populaire n'est-il que le prélude à l'union sacrée de la prochaine guerre ? »."
"Rupture à l'intérieur de la tendance unitaire et gauchisante de la Bataille socialiste entre partisans de Zyromski et partisans de Pivert. Daniel Guérin a montré les trotskystes pesant sur Marceau Pivert, « lui administrant une permanente douche écossaise, applaudissant les pas qu'il faisait vers le trotskysme, pour le rappeler à l'ordre quand, selon leurs critères, il retombait dans le « centrisme ». Pivert écrira qu':
un nombre croissant d'ouvriers socialistes se trouvent en accord avec les b.l. : milices ouvrières, défaitisme révolutionnaire, grève générale insurrectionnelle, conquête du pouvoir et dictature du prolétariat.
Mais, à l'été 1935, la divergence est totale. Pivert se refuse à quitter la S.F.I.O., et conseille aux jeunes socialistes exclus de faire à la direction les concessions nécessaires pour y demeurer. Au moment où Trotsky dénonce la S.F.I.O. comme un « obstacle sur la route révolutionnaire », Pivert rétorque que rien ne prouve que ce parti « soit incapable de s'adapter à un niveau supérieur de la lutte des classes ». Persuadé que rien n'est joué et qu'il n'est pas prouvé que les dirigeants socialistes se soient définitivement orientés vers l'union sacrée, il se sépare de Zyromski qui a emboîté le pas au P.C. dans son tournant patriotique, et fonde, à l'intérieur de la S.F.I.O., la tendance de la Gauche révolutionnaire qui luttera loyalement, « à fleurets mouchetés », pour une orientation révolutionnaire. La création de la « tendance révolutionnaire de la S.F.I.O. » est un coup très dur pour les plans de Trotsky qui voit en elle un « écran » entre ses idées et les éléments révolutionnaires de la S.F.I.O."
"Il n'est pas surprenant dans ces conditions que des initiatives aient été prises pour l'unification ou tout au moins la coordination de ces minorités. L'une d'elles émane de Marcel Valière, secrétaire général de la Fédération unitaire de l'enseignement. Dans une lettre adressée à Que Faire ?, Valière constate qu'il y a « des révolutionnaires conséquents partout », dans le P.C., à la S.F.I.O., « en dehors de toute organisation politique, dans des sectes nombreuses ». Il faut donc opérer un « regroupement révolutionnaire qui ne peut être réalisé ni au sein ni autour du P.C. ni de la S.F.I.O. ». [...] Initiative sans écho. La Gauche révolutionnaire demeure à la S.F.I.O., non pour y préparer un nouveau congrès de Tours, mais afin d'élever son action à un niveau révolutionnaire. Ni Monatte ni aucun de ses amis ne songent un instant à recommencer leur aventure des années 20 et à « construire » à nouveau un « parti révolutionnaire »."
"Le jeudi 28 mai, alors que les usines Hotchkiss, Lavalette, Nieuport, Renault sont occupées, les patrons exigent pour ouvrir la discussion que les grévistes évacuent d'abord les usines. Les représentants de la Fédération des métaux que les députés communistes Duclos, Bonté et Fajon accompagnent au ministère de l'Intérieur, acceptent l'évacuation. Mais les délégués des métallos protestent à la réunion qui se tient le 29 à la Bourse du Travail quand Benoît Frachon transmet cette proposition (36). Malgré le premier accord Renault, les occupations s'étendent. Costes soulève des protestations quand il affirme que cet accord constitue un succès, et il faudra l'intervention de Benoît Frachon pour aplanir l'incident. L'assemblée des délégués, avenue Mathurin-Moreau, le 9 juin, refuse d'accepter l'application des accords Matignon, signés le 7, « sans un rajustement préalable des salaires ». Il faudra la vigoureuse intervention de Maurice Thorez, le 11 juin, pour que les militants du P.C. s'emploient à « faire terminer les grèves », ainsi qu'il le leur a demandé au nom de la politique d'union du Front populaire, de la nécessité de « ne pas effrayer les classes moyennes », et en fonction de l'importance des résultats obtenus par l'accord Matignon.
Les remous sont longs à s'apaiser : on parle couramment dans les usines des « accords Maquignon », et Eugène Hénaff avoue au comité central du P.C. que d' « excellents ouvriers révolutionnaires » voient dans ces accords signés par Benoît Frachon la « troisième trahison de Jouhaux ». Jacques Chambaz résume la situation en écrivant que « des éléments irresponsables et provocateurs tentent de s'introduire dans le mouvement et cherchent à le faire dégénérer dans une voie aventuriste » ; mentionnant les efforts des trotskystes,
Chambaz affirme :
C'est à l'adresse des ouvriers influencés par ces éléments que le Bureau politique précisera, le 9 juin, pourquoi la situation en France n'est pas une situation prérévolutionnaire, encore moins révolutionnaire.
Maurice Thorez, dans son rapport, souligne d'ailleurs la nécessité de « réagir contre les tendances gauchistes dans le mouvement » et parle de « lutte sur deux fronts »."
-Pierre Broué et Nicolas Dorey, Critiques de gauche et opposition révolutionnaire au Front populaire (1936-1938).