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    Aurélien Bernier, La gauche radicale et ses tabous

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Aurélien Bernier, La gauche radicale et ses tabous Empty Aurélien Bernier, La gauche radicale et ses tabous

    Message par Johnathan R. Razorback Ven 19 Mai - 11:20



    "Lors de l'élection présidentielle française de 2012, dont le premier tour a lieu le 22 avril, le Front de gauche, conduit par Jean-Luc Mélenchon, réalise une percée remarquée. Cette coalition créée en 2009 regroupe le Parti communiste français, le Parti de gauche, les trotskistes de Gauche unitaire, ainsi que plusieurs autres petits mouvements. Avec 11,10 % des suffrages, le Front de gauche obtient un score à deux chiffres que le Parti communiste n'avait plus connu depuis 1988. Pourtant, s'il parvient à rassembler une large part de l'électorat traditionnel de la gauche radicale, il ne réussit pas à endiguer la montée du Front national de Marine Le Pen, qui totalise 17,90 % des voix. Il ne parvient pas non plus à faire revenir massivement les abstentionnistes aux urnes, la participation à ce scrutin étant inférieure à 80 %. [...]
    Alors que les pays de l'Union européenne sont frappés par une crise économique et financière majeure, la gauche radicale, que l'on peut définir comme la gauche de rupture avec l'ordre économique et non convertie à la social-démocratie, reste minoritaire dans les urnes. [...]
    Les premières réactions des peuples face à la crise sont l'abstention et le vote d'extrême droite.
    "

    "Le 17 juin 1984, à l'occasion d'un scrutin européen, le Front national de Jean-Marie Le Pen fait une irruption brutale dans le paysage électoral français : il recueille 10,95 % des suffrages. Deux ans plus tard, il confirme son ancrage dans la société en envoyant 35 députés à l'Assemblée nationale, après avoir réalisé un score de 9,65 % aux législatives. Dès lors, il devient clair que l'extrême droite joue un rôle politique majeur en France.

    Les médias commencent à disserter sur l'implantation des idées du Front national dans la population, un phénomène qu'ils nomment la « lepénisation des esprits ». Mais aucune analyse ne traite d'un phénomène parallèle : l'« anti-lepénisation » de la gauche radicale. Viscéralement antifascistes, le PCF, les trotskistes et les mouvements alternatifs s'engagent dans un combat contre les idées du Front national. Aussi légitime et nécessaire que soit la lutte contre l'extrême droite, ce combat a des conséquences programmatiques délétères. Ce que dit le Front national est systématiquement qualifié de « démagogique », et la gauche radicale tend par principe à dire exactement l'inverse. Elle répond au racisme par l'antiracisme, au nationalisme par l'universalisme, et ce à juste titre… mais elle ne répond pas à la cause principale de la montée de Jean-Marie Le Pen : la destruction de la souveraineté nationale au profit de l'oligarchie financière. Au contraire, le traumatisme que provoque l'émergence du Front national est si terrible qu'on assiste à un abandon de toute solution nationale dans les discours des partis ou des intellectuels de la gauche radicale.

    L'un des meilleurs exemples de ce phénomène d'anti-lepénisation des esprits de gauche nous est fourni par l'économiste Alain Lipietz. Né le 19 septembre 1947, diplômé de polytechnique, il est le fils de Georges Lipietz, qui fut victime pendant la Seconde Guerre mondiale des politiques antisémites du régime nazi et de celui de Vichy. Au début des années 1980, cet ancien maoïste figure parmi les intellectuels de gauche les plus brillants. En 1984, il publie un livre remarquable, intitulé L’Audace ou l’Enlisement1. Il y critique les politiques menées par le Parti socialiste au pouvoir et propose des mesures nettement plus radicales, notamment une forte dévaluation du franc et la mise en place d'un protectionnisme aux frontières de la France. En effet, « [Les mesures de protection] sont la clé de tout changement de modèle. […] Elles ouvrent l'espace des choix. […] Condition nécessaire mais non suffisante du changement social, elles ne remplacent pas le choix. Mais choisir de les refuser est aussi un choix de société ». Selon Lipietz, la Communauté économique européenne (CEE) profite de la crise pour « pratiquer des politiques d'“austérité compétitive” : c'est à qui compressera le mieux les salaires et les dépenses publiques ». La gauche doit assumer la rupture en agissant à l'échelle qui reste la plus efficace et pertinente : celle de l'État. « Qu'il soit dangereux de confier au seul État la transformation des relations sociales est trop évident. Qu'au nom de ce constat on interdise à la souveraineté nationale tout changement qui n'aurait pas reçu le sceau du marché mondial relève du sophisme2. Les sociétés peuvent changer par en haut et par en bas, mais les contraintes du libre échange ne leur laissent que la liberté de la bille dans un flipper. […] Littéralement satanisé, le volontarisme national s'est retrouvé sans voix face à la coalition du marché et de l'individu. » Il faut au contraire accepter de prendre des mesures unilatérales qui auront valeur d'exemple, et tant pis si ces mesures brisent l'unité libérale européenne : « Ce que nous devons chercher, c'est le moyen de poursuivre une voie de progrès économique et social, si possible avec tous nos partenaires du traité de Rome, et le cas échéant sans eux, mais avec tous les pays tiers qui le voudraient. » Alain Lipietz écrit ces phrases avant de connaître les résultats des élections européennes du 17 juin, qui propulsent Jean-Marie Le Pen au-dessus des 10 %. Dans les textes qu'il diffuse par la suite, la solution nationale passe au second plan, puis s'efface, comme si elle devenait taboue. Après les élections législatives de 1986, qui voient le Front national accéder à l'Assemblée nationale, l'économiste change de stratégie et s'oriente vers la recherche d'un « nouveau compromis social » entre les forces de progrès françaises. Il considère surtout que la construction européenne permettra de sortir de la crise, par la mise en place d'une « Europe sociale ». Entré chez les Verts en 1988, il s'oppose au traité de Maastricht en 1992 au motif que le texte ne propose pas d'avancée suffisante vers cette Europe politique et sociale qu'il appelle de ses vœux. Mais treize ans plus tard, à l'occasion de la campagne référendaire de 2005 sur le projet de traité constitutionnel européen, il prend résolument parti pour le « oui ». Dans un livre paru en 2012, il fustige encore la « campagne souverainiste-nationaliste de la droite de la droite et de la gauche de la gauche » contre ce projet de traité3. L'adhésion de Lipietz aux Verts ne suffit pas à expliquer ce revirement. C'est bien son antifascisme et le traumatisme du 17 juin 1984 qui le poussent à abandonner un discours national, afin de ne pas risquer de dire « la même chose que Le Pen ».

    Au-delà du cas personnel – mais représentatif – d'Alain Lipietz, l'anti-lepénisme touche également les partis politiques. Honnie par les trotskistes, la souveraineté nationale est encore défendue par le PCF au début des années 1990. Puis elle est abandonnée, alors même que la violence de la mondialisation redouble. À l'exception du socialiste Jean-Pierre Chevènement, de gaullistes comme Philippe Seguin puis Nicolas Dupont-Aignan ou de souverainistes comme Philippe de Villiers, le Front national obtient un quasi-monopole sur la défense de la Nation. Plutôt que de porter une vision fondamentalement de gauche, révolutionnaire, de la question nationale, la gauche radicale se replie sur le discours historique des trotskistes, dans lequel tout changement ne vaut que s'il est supranational. Avec l'émergence de l'altermondialisme à partir de 1999, les slogans « Un autre monde est possible », puis « Une autre Europe est possible » s'imposent largement à gauche. À l'exception de Lutte ouvrière, qui rejette le côté « petit-bourgeois » de ce mouvement émergent mais partage sa vision postnationale4, la gauche radicale dans son ensemble devient altermondialiste et, puisqu'elle défend l'idée d'une autre Europe, « altereuropéiste ».

    Électoralement parlant, le résultat est catastrophique. Si l'association Attac, non partisane, connaît un succès indéniable auprès des classes moyennes intellectualisées, la gauche radicale s'effondre dans les urnes. Le 21 avril 2002, à l'occasion du premier tour de la présidentielle, Jean-Marie Le Pen arrive deuxième, avec un score de 16,86 % des suffrages. Le PCF poursuit une chute entamée au début des années 1980 : son candidat Robert Hue ne rassemble que 3,37 % des voix. L'extrême gauche progresse, mais les suffrages de ses électeurs se divisent entre Lutte ouvrière (5,72 %) et la Ligue communiste révolutionnaire (4,25 %).

    La descente aux enfers n'est pourtant pas terminée. Malgré la victoire du « non » au référendum du 29 mai 2005 sur le projet de traité constitutionnel européen, qui constitue un succès pour les communistes, les trotskistes et les altermondialistes, la sanction est encore plus dure à la présidentielle suivante, qui se tient le 22 avril 2007. Avec 1,93 % des voix, la candidate communiste Marie-George Buffet obtient le plus bas score du PCF à une élection nationale. Chez les trotskistes, Arlette Laguiller, candidate de Lutte ouvrière, s'effondre à 1,33 %, tandis qu'Olivier Besancenot, pour la Ligue communiste révolutionnaire, baisse de 0,17 point par rapport à la présidentielle de 2002 (4,08 %). La candidature « alternative » du syndicaliste paysan José Bové est un terrible échec : elle ne recueille que 1,32 % des suffrages. Si Jean-Marie Le Pen baisse sensiblement, à 10,44 %, c'est parce que le candidat de droite Nicolas Sarkozy s'inspire largement de ses positions sur les questions sécuritaires et migratoires.

    Dans les classes populaires, qui subissent de plein fouet la mondialisation et les politiques européennes, le Front national a trop souvent l'image du « seul parti réellement anti-système ». Les programmes de la gauche radicale, qui suspendent les transformations sociales en France à une impossible réforme de l'Union européenne et des institutions internationales, ne sont pas suffisamment crédibles."

    "Au nationalisme du Front national, il faut opposer une démondialisation de gauche, où la souveraineté nationale et populaire est inséparable de la coopération et de la solidarité internationale. Ce projet suppose de rompre totalement avec l'ordre juridique et monétaire de l'Union européenne, mais aussi avec les piliers de l'ordre économique capitaliste que sont l'OMC, le FMI ou la Banque mondiale. C'est cette volonté de rupture, autrefois portée par le Parti communiste français, qu'il nous faut retrouver et adapter au contexte politique d'aujourd'hui."

    "Après la Seconde Guerre mondiale, l'affrontement entre le bloc de l'Ouest mené par les États-Unis et le bloc de l'Est mené par l'Union soviétique marque profondément les politiques nationales. Encore officiellement marxistes, les partis socialistes se tournent néanmoins vers Washington alors que les partis communistes sont fortement liés à Moscou. Ces derniers sont particulièrement puissants en France, en Italie et en Belgique. Dans ce conflit idéologique, la question européenne crée un fort clivage. Les États-Unis cherchent à endiguer la progression communiste et veulent bâtir, avec « l'Europe », une vaste zone de libre échange tournée vers l'Atlantique. Dans les années 1950, les communistes s'y opposent fermement tandis que les socialistes soutiennent le projet.

    Malgré cette bipolarisation, les partis socialistes sont encore à cette époque des partis des couches populaires. En 1951, alors que les ouvriers représentent 34 % de la population, ils constituent 44 % des adhérents actifs de la Section française de l'Internationale ouvrière (SFIO, ancêtre du PS). Mais la période de forte croissance des Trente Glorieuses (1945-1973) voit se modifier la composition de la SFIO. En 1973, les classes moyennes et moyennes supérieures sont passées de 53 % à 81 % des effectifs, tandis que les ouvriers et employés ont chuté de 44 à 19 %. Le parti a également vieilli et les enseignants y sont très nettement surreprésentés. Alors que le Parti communiste reste ouvrier, le Parti socialiste est devenu élitiste, particulièrement dans ses structures de direction. De fait, il se coupe de plus en plus des classes populaires.

    Il s'opère également un changement essentiel dans ses priorités politiques, avec l'apparition d'un nouveau rapport à l'économie. Au tournant des années 1960, de nouveaux militants formés dans les hautes écoles prennent du poids dans une SFIO qui non seulement ne jure que par Marx, mais se désintéresse du sujet. Nourris au libéralisme, ils se présentent comme les « modernes » face aux « anciens » et veulent corriger l'image de mauvaise gestionnaire qui colle à la gauche. Ils prônent le pragmatisme et veulent tracer une « troisième voie » entre capitalisme et collectivisme. La construction européenne et la signature du traité de Rome le 25 mars 1957, qui renforce l'importance des questions économiques, donne du poids à cette nouvelle génération de socialistes. Issu d'une famille bourgeoise, diplômé en sciences politiques puis de l'École nationale d'administration (ENA), inspecteur des finances, Michel Rocard représente mieux que quiconque ce profil de dirigeant.

    Pour autant, le Parti socialiste ne bascule pas officiellement dans le réformisme. Après les mouvements de Mai 1968, lorsqu'il est de bon ton d'adopter un discours radical, il connaît même un regain d'énergie révolutionnaire. C'est dans ce contexte que François Mitterrand se lance dans une stratégie de conquête d'appareil. Au congrès d'Épinay de juin 1971, il s'allie avec le courant marxiste de Jean-Pierre Chevènement pour mettre en échec les autres tendances. Pour ce faire, il n'hésite pas à utiliser un discours plus rouge que rose. À la tribune, il déclenche une ovation en déclarant que « celui qui n'accepte pas la rupture avec l'ordre établi, avec la société capitaliste, celui-là ne peut pas être adhérent au Parti socialiste ». Cette ligne permet un rapprochement avec les communistes, qui aboutit en 1972 à un programme commun de gouvernement. C'est ce programme, très marqué à gauche, que porte le candidat Mitterrand à l'élection présidentielle de 1974. Avec 49,19 % des voix, il frôle la victoire face au libéral Valéry Girscard d'Estaing.

    La France fait néanmoins figure d'exception, car la plupart des socialistes européens prennent leurs distances avec le marxisme. Dès novembre 1959, les Allemands de l'Ouest consomment la rupture lors du congrès de Bad Godesberg. La droite du chancelier Konrad Adenauer domine la vie politique depuis la création de la République fédérale d'Allemagne (RFA) en mai 1949. Avec le soutien des États-Unis, l'Allemagne de l'Ouest connaît une croissance économique exceptionnelle qui fait consensus dans l'opinion publique. Aux législatives de septembre 1957, le parti du chancelier, la CDU, obtient une majorité absolue, tandis que les socialistes du SPD ne récoltent que 31,7 %. Cette défaite pousse les réformistes du parti à réclamer et obtenir l'abandon de toute référence au marxisme et l'acceptation de l'économie de marché. Les socialistes italiens font de même en 1976 et les Espagnols en 1979.

    En mai 1981, malgré un divorce avec les communistes quatre ans plus tôt, François Mitterrand est élu président de la République avec un programme proche de celui de 1974. Mais la situation politique a profondément changé. Margaret Thatcher est au pouvoir depuis deux ans au Royaume-Uni et Ronald Reagan vient de remporter l'élection présidentielle américaine. Depuis le choc pétrolier de 1973, la crise n'en finit plus de ravager l'Europe. Ce que l'on nommera plus tard la mondialisation est en route : des secteurs industriels entiers quittent les pays occidentaux pour des pays à bas coût de main-d'œuvre, le chômage augmente massivement, et le chantage aux délocalisations permet de faire pression sur les salariés et les élus. Dès lors, pour mener une véritable politique de gauche, la rupture ne peut se faire à moitié. Il serait indispensable de dévaluer fortement le franc, d'engager une politique industrielle audacieuse, de refuser le libre échange voulu par l'Allemagne de l'Ouest et les États-Unis. Le Parti socialiste fera tout le contraire.

    Certes, François Mitterrand et son Premier ministre Pierre Mauroy débutent leur mandat de façon prometteuse. Les minimas sociaux sont augmentés, des secteurs stratégiques sont nationalisés, l'impôt sur les grandes fortunes est créé, la peine de mort est abolie… Mais le pouvoir socialiste s'arrête en chemin. Les entreprises nationalisées conservent une autonomie de gestion : l'État renonce à en prendre les commandes. Mitterrand choisit également de maintenir le franc dans le Serpent monétaire européen, où les taux de change des monnaies sont encadrés. Ce faisant, il s'interdit de dévaluer suffisamment pour relancer l'économie nationale. Enfin, le contrôle des mouvements de capitaux n'est pas assez strict pour empêcher les fuites. La situation économique se dégrade, et le 1er mars 1983, le gouvernement opère le « tournant de la rigueur ».

    Pour une partie des cadres socialistes, ce changement de politique est un soulagement. Les sociaux-libéraux qui entourent Mitterrand ne souhaitaient tout simplement pas mettre en œuvre le programme de 1981. C'est avec application que Jacques Delors, ministre de l'Économie, des Finances et du Budget, prépare l'austérité. Fils de banquier catholique, Delors est diplômé du Centre d'études supérieures de banque. Il travaille successivement à la Banque de France, au Conseil économique et social et au Commissariat général du Plan. En 1969, il devient chargé de mission auprès du Premier ministre de centre droit Jacques Chaban-Delmas. Il adhère au Parti socialiste sur le tard, en 1979, pour être l'un des principaux défenseurs du « réalisme économique » aux côtés de Michel Rocard, Laurent Fabius ou Pierre Bérégovoy9.

    Mitterrand accepte d'autant plus facilement le tournant de la rigueur qu'il assume l'alignement sur les États-Unis. Dès 1983, il soutient le chrétien-démocrate Helmut Kohl, arrivé au pouvoir en octobre 1982, contre les socialistes allemands dans une affaire de déploiement de missiles pointés sur l'Union soviétique. Arrimer la France au bloc de l'Ouest suppose de se plier aux politiques libérales voulues par Reagan, Thatcher, Kohl… et Delors.

    Le tournant de la rigueur du printemps 1983, connu sous le nom de « plan Delors », se traduit notamment par des politiques d'austérité budgétaire, une hausse des taxes sur la vignette automobile, l'alcool et le tabac, une hausse du forfait hospitalier et des carburants, une hausse des tarifs de l'électricité, du gaz et du train, une baisse des stocks pétroliers, ou encore un changement de devises limitées à 2 000 francs pour chaque touriste français se rendant à l'étranger. Selon Lionel Jospin, la « parenthèse » libérale du Parti socialiste vient de s'ouvrir. Elle ne sera jamais refermée.

    C'est dans ce contexte de mise à la diète forcée que les Français votent au scrutin européen du 17 juin 1984, infligeant une lourde défaite à la gauche. Le 17 juillet de la même année, le gouvernement de Pierre Mauroy démissionne, et les ministres communistes quittent le gouvernement. Le président François Mitterrand nomme au poste de Premier ministre un jeune énarque de 37 ans, Laurent Fabius, et le charge de poursuivre la politique de rigueur. Lors de sa prise de fonction, ce dernier déclare vouloir opérer une « modernisation en profondeur » de la société française, qui « ne peut s'accomplir que si nous poursuivons sans relâche l'assainissement de notre économie »10. Sur le plan des relations internationales, le Premier ministre présente la construction européenne comme « une voie indispensable pour consolider notre indépendance vis-à-vis des deux superpuissances ». Pour masquer son renoncement à mettre en place de véritables politiques de gauche, le Parti socialiste s'oriente en effet vers la construction européenne, parée de toutes les vertus. Avec la bénédiction du chancelier allemand Helmut Kohl, Jacques Delors est nommé président de la Commission européenne en janvier 1985.

    Conscient de l'effondrement de la popularité de la gauche, François Mitterrand tente de limiter le recul électoral de son parti en instaurant, pour les législatives de 1986, un scrutin proportionnel intégral à un seul tour. Ces élections se déroulent le 16 mars et voient la droite gagner, avec 261 députés contre 196 pour les socialistes et 35 pour le PCF. Le mode de scrutin permet au Front national, qui a recruté des notables dans les rangs de la droite traditionnelle, d'accéder pour la première fois à l'Assemblée. S'il n'obtient pas les 100 élus pronostiqués par Jean-Marie Le Pen en 1984, il en totalise 35, soit autant que les communistes. En nombre de voix, le PCF chute à 9,78 %. Il ne devance le Front national que de 0,13 point."

    "Le 1er juin 1997, les socialistes et leurs alliés gagnent les législatives : 250 sièges pour le PS, 36 pour le PCF et 33 pour les Verts, contre 134 pour le RPR et 107 pour l'UDF. Au premier tour, organisé le 25 mai, le Front national s'est maintenu à un niveau élevé, avec 14,94 % des voix, tandis que le PCF progressait légèrement, à 9,94 %. Lionel Jospin forme un gouvernement de « gauche plurielle » : les Verts ont deux postes6 et le PCF quatre7. Grâce à un contexte économique très favorable dû à la « bulle Internet », la gauche plurielle mène des politiques sociales, comme les 35 heures ou les « emplois jeunes », mais retombe dans l'impuissance dès lors que la croissance ne lui permet plus de les financer. Au ministère de l'Économie, des Finances et de l'Industrie, Dominique Strauss-Kahn conduit un programme de privatisations jamais vu par le passé, pour un montant de plus de 200 milliards de francs (Air France, Crédit lyonnais, France Telecom…). En janvier 1999, il baisse de 40 à 26 % l'imposition sur les stock-options dans les sociétés du CAC 40, offrant un cadeau de 4 milliards de francs à 12 000 dirigeants de multinationales françaises."

    "La campagne pour l'élection présidentielle de 2002 débute sur fond d'inquiétude sociale. En visite dans une usine de pneumatiques Michelin menacée de fermeture, Lionel Jospin est pris à parti par des ouvriers devant les caméras de télévision : « Nous, demain, on est virés. Qu'est-ce qu'attend le gouvernement pour faire des choses ? » La réponse du socialiste : « On ne peut pas imposer à chaque entreprise sa loi. Ça n'est pas comme ça. » Puis, à un salarié qui propose de nationaliser l'entreprise, Jospin réplique laconiquement : « Si chaque fois qu'il y a un plan social on doit nationaliser9… » Cette impuissance avouée du Premier ministre candidat a des conséquences désastreuses. Au fil des mois, Jospin chute dans les sondages. L'institut SOFRES le place à 30 % des intentions de vote en février 2001, 6 points au-dessus de Jacques Chirac et 22 points au-dessus de Jean-Marie Le Pen. En mars 2002, il n'est plus qu'à 20 %, contre 24 % pour Chirac et 11 pour Le Pen. À trois jours du scrutin, il tombe à 18 % d'intentions de vote. [...]
    Le 21 avril, au soir du premier tour, les résultats tombent : Lionel Jospin, qui n'obtient que 16,18 % des voix, est battu par Jacques Chirac (19,88 %) et par Jean-Marie Le Pen (16,86 %). L'abstention culmine à 28,40 %, un record sous la Ve République."

    "Le 24 avril 2003, le ministre des Affaires sociales François Fillon annonce une réforme des retraites des fonctionnaires, qui seront alignées sur celles du privé (40 annuités de cotisations) à partir de 2008. Cette décision déclenche d'importantes manifestations. Le 13 mai, la Journée nationale de défense des retraites réunit environ 2 millions de personnes."

    "Le 29 mai 2005, le « non » l'emporte à 54,68 % des suffrages. Si la Ville de Paris vote très largement en faveur du TCE (66,45 %), presque tous les départements le rejettent. La région ouvrière du Pas-de-Calais obtient le record national, avec 69,49 % de « non ». Trois jours plus tard, le 1er juin, ce sont les Pays-Bas qui rejettent le TCE à 61,54 %. La ratification du texte, pourtant acceptée par l'Espagne et le Luxembourg, est stoppée.

    Pour l'extrême droite comme pour la gauche française, cette période du printemps 2005 est déterminante. La large victoire du « non » conforte la stratégie du Front national inaugurée en 1992 : s'opposer violemment aux « partis du système » et se positionner en recours. Les discours ultralibéraux de Jean-Marie Le Pen, qui répondaient aux attentes des militants historiques du parti et de ceux issus de la droite traditionnelle, appartiennent définitivement au passé. Le Front national s'affiche encore plus clairement comme le seul parti « antimondialiste ».

    La gauche radicale, elle, se trouve une identité : par-delà les clivages partisans, elle est celle qui refuse le principe d'une Union européenne acquise à l'ultralibéralisme. Sur les questions internationales comme sur les grandes orientations nationales, la fracture avec la social-démocratie semble plus profonde que jamais. Mais pour la gauche radicale, il reste une question sans réponse : comment transformer ce refus du TCE en mouvement de construction d'une alternative, et donc en mouvement politique capable de vaincre, dans les urnes, les partis européistes et l'extrême droite."
    -Aurélien Bernier, La gauche radicale et ses tabous. Pourquoi le Front de gauche échoue face au Front national, Seuil, 2014.




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