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    Pierre Manent, Montaigne. La vie sans loi

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Pierre Manent, Montaigne. La vie sans loi Empty Pierre Manent, Montaigne. La vie sans loi

    Message par Johnathan R. Razorback Mar 30 Mai - 16:01



    "S’il est un diagnostic aujourd’hui partagé sur les causes du malaise européen, c’est sans doute celui-ci : nous avons perdu confiance en nos propres forces. On pourrait dire aussi : nous nous sommes fait des promesses que nous ne pouvons pas tenir, nous savons que nous ne pouvons pas les tenir, et nous n’avons pas la force ou le courage de les renouveler, ou d’en concevoir d’autres. Dans une paix profonde, dans une liberté complète, dans une prospérité encore enviable, nous n’avons plus la force de rien nous promettre, alors que dans d’affreux désordres, dans la servitude et la misère, nos aïeux ont conçu les espérances de science et de puissance, de liberté et de bonheur sur lesquelles nous avons vécu pendant trois ou quatre siècles. Qu’est devenu l’animal promettant et entreprenant, qu’est devenu l’Européen ?

    Ce changement profond dans notre rapport à nous-mêmes et à notre avenir nous fait regarder avec étonnement celui que nous fûmes si longtemps, et nous incite à considérer avec attention celui qui promet, projette et entreprend. La promesse qui semblait si limpide quand elle nous portait, comme elle se charge de mystère quand elle nous abandonne ! Alors à quoi ressemblait l’animal promettant ? Que promit-il et comment ? Comme nous aimerions voir avec ses yeux, et vouloir avec sa volonté ! Bien sûr, à notre appel, les réponses viennent en nombre, vêtues de grandes majuscules. Nos pères se promirent « le soulagement de la condition humaine ». Ils promirent à l’homme de devenir « comme maître et possesseur de la nature ». Ils nous promirent la liberté de chercher le bonheur. Ces promesses d’ailleurs ne furent pas si mal tenues, mais cela ne nous dit pas en quoi consiste le ressort de la promesse, ce que voit et comment se dispose celui qui promet de si grandes choses."

    "L’homme est l’animal parlant, et il est l’animal agissant. On ne peut rien changer à cela, sauf à tuer l’homme. Ce qu’on peut changer peut-être, ce que, de fait, on a pu changer, c’est la relation entre les deux. La forme la plus simple de la relation, c’est la distance. On peut en effet rapprocher ou éloigner l’action de la parole et la parole de l’action. Si par exemple le fidèle reçoit les règles de son action d’une Église qui interprète pour lui des Écritures saintes, la parole qui règle l’action est doublement éloignée de l’action qu’elle règle. Entre la parole et l’action, il y a et l’Église et l’Écriture. Comme on sait, c’est en supprimant la médiation de l’Église que la Réforme rapprocha l’action du chrétien de la Parole chrétienne.

    Regardons de plus près l’opération de la Réforme. Nous ne nous intéressons ici ni aux enjeux théologiques ni au développement historique, seulement au geste humain impliqué dans la Réforme. Ce geste, Calvin le met devant nos yeux dès le premier chapitre de son Institution de la religion chrétienne. Il commence par remarquer qu’alors que Dieu se manifeste aux hommes de mille façons par ses œuvres, les hommes se montrent par leur faute incapables de voir une chose si claire. Ses œuvres étant ignorées, Dieu se fait connaître directement lui-même par sa Parole, « laquelle est une marque plus certaine et familière pour le connaître1 ». Nous avons ainsi l’Écriture seule pour connaître la vérité divine. Calvin s’en prend alors à « l’erreur très pernicieuse » des catholiques qui font dépendre l’interprétation de l’Écriture du consentement de l’Église, ce qui revient à assujettir l’éternelle vérité au « [bon] plaisir des hommes2 ». À l’objection : comment savoir alors que l’Écriture est la Parole de Dieu, Calvin répond : « l’Écriture ne montre pas moindre évidence de sa vérité, que les choses blanches ou noires de leurs couleurs, les choses douces ou amères de leurs saveurs ». Au terme du chapitre, Calvin résume son propos en disant que, pour le fidèle, Dieu « se donne à sentir tel par expérience, qu’il se déclare par sa parole3 ».

    Ce résumé très condensé fait ressortir l’audace de la démarche de Calvin. Les hommes qui erraient dans l’ignorance de Dieu, ou qui, sous le couvert de l’Église, usaient de l’Écriture à leur guise et pour leurs fins, Calvin soudain les place devant l’évidence d’un sentir où l’expérience vient se confondre avec la Parole. La dispersion démoralisante des signes de la vérité fait soudain place à l’adhésion sans distance à cette vérité. Réduit à son épure, le geste de Calvin consiste à raccourcir une distance infinie, à conduire les hommes de la plus grande distance à la proximité et même à la coïncidence avec Dieu ou au moins sa Parole. Le point décisif ne réside pas d’abord dans la libre interprétation de l’Écriture. La « liberté chrétienne » est effet avant d’être cause. Elle résulte du geste par lequel le réformateur, intervenant dans le clair-obscur où la vérité se donne et se cache, sépare le clair de l’obscur, et isole un cercle de lumière où règne l’évidence. Il est vrai que les contemporains, et plus encore sans doute les historiens, ont tendu à voir dans la Réforme surtout la libération de l’individu à l’égard d’une règle et d’une institution extérieures, dans notre langage une victoire de l’autonomie sur l’hétéronomie. Cette libération en tout cas présuppose une prise de commandement au terme de laquelle nous rapportons la vérité à l’évidence immédiate d’un sens ou d’un sentiment, et dans cette vue repoussons ou écartons tout ce qui introduirait distance et médiation. La démarche du réformateur se propose d’écarter ou d’éliminer résolument, et même systématiquement, tout ce qui entraverait ou brouillerait notre saisie toujours plus directe et immédiate de la vérité des choses. La liberté dont il s’agit, bien réelle au demeurant, est suspendue à la promesse de coïncidence avec la vérité enfin entièrement appropriée : la foi dans le Dieu sauveur trouve sa certification dans la certitude du salut personnel du croyant.

    Assurément le réformateur n’accomplit ce geste que pour libérer la vérité des intermédiaires humains qui la confisquent ou la défigurent. Son intention est bien celle-là. Il aurait horreur de l’« autonomie » du sujet moderne. Mais en visant à une appropriation sans intermédiaire, en s’en faisant la promesse, il se commande à lui-même et nous commande de ramener vers nous, toujours plus près de nous, jusqu’à la coïncidence même, tous les signes de la vérité, c’est-à-dire de réduire le plus possible les distances selon lesquelles s’ordonne et se désordonne le monde humain. L’Écriture seule contient la promesse d’une coïncidence entre le chrétien et la vérité, mais le commandement de chercher cette coïncidence engage dans une démarche qui ne saurait s’arrêter à la suppression de la médiation ecclésiale. Il ne faudra pas attendre longtemps pour que l’Écriture, de médium de la coïncidence devienne l’obstacle à celle-ci. Toutes les distances constitutives du monde humain, de quelque ordre qu’elles soient, sont appelées à être supprimées : tel est le commandement, telle est la promesse.

    Le lieu commun selon lequel la Réforme inaugure la révolution moderne est donc fondé, à condition de préciser que le geste décisif ne concerne pas la liberté mais la vérité ou notre rapport à celle-ci. Nous trouverons une confirmation de cela en considérant une autre innovation ou une autre réforme, strictement contemporaine de la Réforme mais dont le projet concerne exclusivement ce monde-ci, non sans une pointe très aiguë dirigée contre le christianisme. Il s’agit de l’entreprise de Machiavel, qui vise à supprimer, en tout cas à réduire le trop grand « écart » que la religion chrétienne a installé entre les paroles des hommes et leurs actions. Les hommes parlent d’une certaine façon et agissent d’une autre. Leurs paroles cependant ne sont pas sans effet, puisque leurs actions sont différentes de ce qu’elles seraient s’ils ne parlaient pas ainsi. La religion chrétienne commande par exemple d’aimer ses ennemis. Comme ce n’est pas la meilleure manière de s’en défendre, les chrétiens continuent de se défendre contre leurs ennemis par les moyens ordinaires, mais ils le font avec une volonté divisée, donc des forces amoindries. La parole chrétienne, trop éloignée, n’a pas la force de commander à l’action, et d’obtenir des hommes qu’ils se conduisent en chrétiens, mais elle garde assez de force pour les empêcher d’agir conformément à leur nature. Machiavel entreprend donc de porter au jour ce qu’il appelle la vérité effective des choses politiques4, soit l’art ou la logique de l’action lorsque celle-ci n’est ni entravée ni faussée par aucune parole, chrétienne ou autre. À l’horizon de Machiavel, un monde où l’agent humain coïnciderait si parfaitement avec son action qu’il n’aurait plus besoin de la parole.

    Ainsi, au début du XVIe siècle, Luther et Calvin d’un côté, Machiavel de l’autre, font entendre des revendications opposées, mais qui trahissent une étrange ressemblance. Nous le savons, ce qui est le principe d’ordre se révèle en même temps la source du désordre, à savoir l’autorité des paroles chrétiennes qui commandent sans être obéies. Il y a donc cet immense écart à surmonter entre les paroles chrétiennes et les actions réelles des hommes. Tandis que Luther et Calvin entendent supprimer les obstacles qui s’interposent entre les chrétiens et la Parole de Dieu, Machiavel entend supprimer les obstacles qui s’interposent entre le prince, ou l’acteur politique, et l’action fondatrice ou refondatrice dont l’Europe a besoin. Si l’on reste dans le dispositif catholique, le désordre est insurmontable dans la mesure où la Parole y est distincte mais inséparable des actions des chrétiens associés dans l’Église. Le « cercle » catholique étant formé d’éléments qui ont besoin l’un de l’autre, il est impossible de se reposer en aucun et d’y trouver un fondement incontestable. L’Écriture fonde et annonce l’Église, et l’Église valide et interprète l’Écriture ; de même, les miracles discernent la doctrine et la doctrine discerne les miracles. Dès lors, dans le dispositif catholique, l’attache entre les paroles et les actions présente beaucoup de jeu, et ce jeu est cause d’un désordre dans lequel il est impossible de s’installer indéfiniment. Luther et Calvin d’un côté, Machiavel de l’autre, entretenant des espérances et visant des finalités opposées, adressent cependant aux hommes un même commandement, un commandement humain portant sur l’ordre humain : il est urgent de supprimer le jeu et de combler la distance entre l’action et la parole.

    Ce commandement un et double est cause de l’immense ampleur et de l’ambiguïté du mouvement moderne. L’entreprise de surmonter le désordre catholique rencontre la nécessité opérationnelle suivante : pour réduire le jeu et la distance entre les paroles et les actions, pour les joindre enfin adéquatement, il faut d’abord les séparer rigoureusement. Dans le désordre catholique, ou dans la situation catholique qui apparaît comme un désordre, l’action et la parole sont distinctes et inséparables comme sont distinctes et inséparables l’Écriture et l’Église. Dans le projet réformateur, il s’agit de séparer l’action et la parole qui sont mêlées confusément dans l’Église pour les joindre ensemble étroitement dans le contact immédiat du chrétien avec l’Écriture seule. On pourrait dire en termes très généraux que, dans la situation catholique, les deux moitiés du monde humain sont distinctes et inséparables tandis que dans le projet moderne, qui porte la Réforme et est porté par elle, elles sont à séparer et à joindre à nouveau – separanda et conjungenda. Un processus ou un mouvement illimité est ainsi enclenché, puisque les deux moitiés ne sont jamais assez séparées, ni jamais assez jointes. Jamais assez séparées : l’État n’est jamais assez neutre, et ses actions ne sont donc jamais assez séparées de la société civile et de ses paroles. Jamais assez jointes : le gouvernement n’est jamais assez représentatif, et ses actions ne sont jamais assez jointes à la société civile et à ses paroles.

    Nous ne suivrons pas ici, on s’en doute, les histoires entremêlées de l’État neutre et du gouvernement représentatif. Nous pouvons néanmoins faire cette remarque générale : emportés par le mouvement que je viens de caractériser, jamais nous ne sommes parvenus à trouver une formule stable, un dispositif stable de séparation et d’union entre les paroles et les actions. Jamais notre effort pour surmonter le désordre catholique ne nous a permis de trouver le repos dans un ordre assuré et un équilibre durable. Pendant tout ce temps d’ailleurs, l’Église catholique, mourante immortelle, n’a cessé d’opposer au cours du fleuve moderne l’obstacle irrégulier de son association singulière. Rebelle à la séparation comme à la jointure, elle est le grand ralentisseur sur le chemin de cette recomposition du monde humain dont les réformateurs nous ont fait la promesse et adressé le commandement."

    "Du reste, l’acteur politique et l’homme religieux ne furent pas les seuls affectés par le désordre catholique, par le jeu trop lâche entre les paroles et les actions. Tandis que l’un cherche à dégager l’action politique de toute entrave issue de la parole ou de l’action de l’Église, tandis que l’autre cherche à éprouver, à la lecture de l’Écriture, l’évidence intérieure de la vérité divine, comment vont se disposer ceux qui, dépourvus d’ambition politique et peu portés à la piété, ont néanmoins à conduire leur vie ? Le geste que nous avons vu si bien dessiné par Calvin, le geste consistant à ramener vers soi les signes dispersés de la vérité, à séparer de la confusion du monde le cercle de l’expérience de la vérité, il reviendra à chacun de le conduire selon le caractère de sa vie. Oui, certes, mais comment ? Machiavel n’a rien à dire à qui n’a pas d’ambition, Calvin à qui n’est pas enclin à la piété. Ce serait à peine une exagération de soutenir que tous les deux ensemble n’ont rien à dire au plus grand nombre des hommes, qui ne se soucient ni du salut de la cité ni de celui de leur âme. N’y aura-t-il donc pas de réforme, pas de recomposition de la vérité pour celui qui n’est ni un prince ni un saint ? Qui voudrait ou pourrait étendre le geste réformateur jusqu’à embrasser les anecdotes de la vie ordinaire et la mesquinerie de la vie privée ?

    Et pourtant si ! Pour l’homme ordinaire aussi le cercle de l’expérience de la vérité fut redessiné d’une main merveilleusement sûre, et par un réformateur non moins audacieux que Machiavel ou Calvin. C’est la thèse de ce livre que Montaigne fut ce réformateur."

    "Montaigne porte sur le désordre contemporain un diagnostic qui est fort proche de celui de Machiavel. La racine du désordre et de la corruption, c’est toujours ce discosto, ce trop grand écart entre les paroles et les actions. [...]
    Si la philosophie est ici visée par l’entremise des noms de Socrate et de Platon, la théologie est sans nul doute comprise parmi les sciences qui sont « le plus haut montées ». Ailleurs la défiance de Montaigne s’étend au langage emphatique des monarchies : « Tite-Live dit vrai, que le langage des hommes nourris [élevés] sous la royauté est toujours plein de folles ostentations et vains témoignages : chacun élevant indifféremment son roi à l’extrême ligne de valeur et grandeur souveraine2. » Montaigne est ainsi à la recherche d’une parole qui ne succombe pas à la tentation trop humaine d’« échapper à l’homme » par une philosophie, une religion, une politique « supercéleste ». Il est à la recherche d’une parole qui prévienne cette tendance et nous arme contre cette tentation. Il s’agit pour lui de réduire l’écart entre la parole et l’action, la parole et la vie, par une certaine parole, une parole inédite qui institue un usage nouveau, un régime nouveau de la parole.

    2. L’adresse Au lecteur cependant, au lieu de faire sonner des promesses, met en garde contre de trop grandes attentes. Ce livre qu’il ouvre ne donnera pas au lecteur ce qu’il attend normalement d’un livre : rien d’utile pour lui ni de glorieux pour l’auteur. Montaigne ne nous promet rien. C’est d’abord en cela que son livre est « de bonne foi ».

    L’adresse restreint le plus qu’il est possible la portée du livre : elle limite le nombre et la dignité des destinataires – ce sont simplement les « parents et amis » ; elle circonscrit son objet qui ne saurait être plus chétif : « car c’est moi que je peins ».

    Ce qui nous est proposé est à peine un livre. La parole est retenue en deçà du domaine où elle deviendrait parole publique, parole digne d’être présentée au public parce que, par exemple, elle raconterait les actions remarquables de l’auteur au cours de sa vie. Ce qui fait que ce livre est à peine un livre est aussi ce qui fait qu’il est le premier d’un nouveau genre de livre. C’est l’objet ou la matière même du livre qui permet ou provoque cette ambiguïté : « moi ». Rien n’est plus chétif, rien n’est moins digne d’être porté à la lumière publique, mais c’est en développant une parole capable de s’appliquer à cet objet, et pour ainsi dire de lui conférer la réalité dont il est dépourvu, que Montaigne va rompre avec la fatalité idéalisante de la parole humaine."

    "Des conduites opposées peuvent avoir le même effet ; et une même conduite peut avoir des causes différentes et même opposées. Dès les premiers mots donc, Montaigne met l’accent sur l’incertitude et la fluidité des motifs humains, sur le jeu pour ainsi dire qu’il y a dans le monde humain entre les causes et les effets, sur un certain manque de détermination dans les choses humaines.

    Montaigne considère principalement ici deux motifs, ou deux types de motifs : l’un meut les femmes, les enfants et le « vulgaire » ; l’autre fait agir les âmes fortes. C’est un des principes d’organisation des Essais que la tension entre la fierté et la compassion, entre la vertu du vir et la vertu de l’homo. La commisération ne va pas sans « facilité », voire « mollesse » ; mais les âmes fières, et capables d’« estimation », sont exposées à des emportements à la mesure de leur force, comme l’atteste l’exemple d’Alexandre. Montaigne note que, quant à lui, il est ouvert à ces deux motifs, avec une tendance naturelle à la compassion.

    Un lecteur ayant des lettres est tenté de dire que dans ce premier chapitre, à l’entame pour ainsi dire des Essais, nous rencontrons quelque chose comme une dialectique du maître et de l’esclave. Sauf que, précisément, il n’y a pas de dialectique. La confrontation entre celui qui supplie pour sa vie et celui qui risque hardiment sa vie n’enclenche pas un développement, une histoire susceptible de conduire au dépassement de ces deux dispositions primordiales. Aucune synthèse satisfaisante ou rassurante ne s’annonce. Les deux dispositions constituent bien un des éléments fondamentaux du monde humain, mais elles agissent dans un milieu qui les empêche de parvenir régulièrement ou sûrement à leurs fins. En tout cas, c’est dans la tension entre la compassion pour le semblable et l’admiration pour le différent que la vie humaine se cherche.

    La vie humaine se cherche mais, dirait-on, elle ne parvient pas à se trouver en raison du jeu et de l’indétermination des motifs dont je parlais. D’où les formules qui, d’entrée, frappent ce qui sera un leitmotiv des Essais : « Certes c’est un sujet merveilleusement vain, divers et ondoyant, que l’homme ˙ Il est malaisé d’y fonder jugement constant et uniforme. » Comment juger dans un monde, ou d’un monde qui paraît trop peu solide, trop incertain, trop flou pour, si j’ose dire, supporter un jugement ? La tâche de l’homme est de juger les choses humaines, mais celles-ci se dérobent au jugement. L’homme à connaître se dérobe à l’homme connaissant. Tandis que les Grecs nous donnent l’impression que les choses s’avancent pour ainsi dire vers l’esprit humain, qu’elles sont « volontaires » pour être connues, Montaigne soutient que l’esprit humain s’avance toujours trop, qu’il est toujours en avance sur les choses. Ce déséquilibre qui fait l’homme est à la racine de nos erreurs. L’esprit humain veut spontanément, naturellement, nécessairement graver là où il n’y a que des lignes fuyantes, des formes incertaines, des métamorphoses imprévisibles."

    "Montaigne commence à toucher explicitement à la chose politique. Il réclame d’abord la liberté de juger les princes après leur mort : c’est la seule manière de concilier le respect de « l’ordre politique » – l’obéissance due à l’office du prince, que celui-ci soit bon ou mauvais – et la liberté de jugement sans laquelle il n’est pas de justice. [...]
    En même temps qu’il fait ses premières déclarations républicaines, Montaigne commence à considérer la question de la mort. Il part du mot de Solon, rapporté par Aristote, mot selon lequel « nul avant sa mort ne peut être dit heureux ». À peine est-il entré dans le sujet, et sans nous laisser le temps de mobiliser notre attention, qu’il déclare comme si cela allait de soi qu’être mort, c’est se trouver « hors de l’être » et n’avoir « aucune communication avec ce qui est ». Et il cite Lucrèce, le grand poète matérialiste, qui sera dès lors son plus constant compagnon."

    "Auguste, fâché par une tempête, ôta l’image de Neptune dans les solennités des jeux Circenses, etc. Montaigne a parlé au chapitre précédent des « folles ostentations et vains témoignages » des royautés. Il en fournit ici des exemples extrêmes. La « folle ostentation » du rang royal nourrit la propension à la « vengeance titanienne », la folie « surpassant toute folie » de vouloir se venger de Dieu. Les rois sont spécialement exposés à ce dérèglement de l’esprit humain que Montaigne nomme ici « outrecuidance ».

    Montaigne relève l’« impiété » de cette conduite qui s’en prend follement « à Dieu même ». À notre surprise, il ajoute immédiatement : « ou à la fortune ». Comme s’il tirait un trait d’égalité entre Dieu et la fortune. Et la phrase suivante est merveilleusement équivoque. En tout cas, le chapitre se termine ainsi : « Mais nous ne dirons jamais assez d’injures au dérèglement de notre esprit. » En dépit de la pointe antimonarchique fort décidée de ce chapitre, Montaigne maintient que le coupable originel, si j’ose dire, c’est « notre esprit ». Il prépare ainsi le chapitre 8 dans lequel il mentionnera pour la première fois l’entreprise des Essais, et la définira comme l’effort pour enregistrer les « chimères et monstres fantasques » de son esprit, « espérant avec le temps, lui en faire honte à lui-même ». Au lieu de s’abandonner à l’« outrecuidance » qui finit par tirer des flèches contre le ciel, enregistrer les folies de son propre esprit pour le régler en lui faisant honte."

    "La franchise que recommande Montaigne va à l’encontre non seulement du machiavélisme proclamé des Modernes mais encore des recommandations voilées de la philosophie ancienne la plus recommandable.

    Montaigne voit dans la franchise non seulement un signe de la qualité d’une âme mais une disposition proprement salutaire. Elle sauve la vie. Vers la fin de l’ouvrage, au chapitre 12 du livre III – De la physionomie –, Montaigne racontera en détail deux épisodes dans lesquels il sauva sa vie simplement en étendant sa « franchise » à des hommes qui avaient l’intention de le tuer ou de le rançonner."

    "Dans le langage d’aujourd’hui, nous dirions sans doute que l’entreprise des Essais a commencé comme une sorte d’auto-thérapie destinée à guérir une dépression consécutive à la retraite. La dépression se traduit par une suractivité désordonnée de l’esprit, que Montaigne entreprend donc de guérir en l’enregistrant. Nous dirions volontiers : en l’objectivant. Montaigne, notons-le, ne fait appel ni à un médecin corporel ni à un médecin spirituel. Il ne s’efforce pas non plus à proprement parler d’être son propre médecin. En tout cas, il ne s’exhorte pas à la maîtrise de soi ou à la sobriété mentale ; il ne mobilise pas ses forces pour remettre de l’ordre dans son esprit. Il ne fait pas appel à l’agent en lui, mais se dédouble et devient spectateur de son propre esprit. Il ne se fait pas honte à lui-même, il espère que, avec le temps, son esprit, contemplant dans le miroir des Essais sa propre ineptie et étrangeté, sera pris d’une honte salutaire.

    Nous avons maintenant une idée de la démarche des Essais. Nous pouvons commencer à regarder Montaigne dans le miroir où il a enregistré ses « chimères ». De fait, le chapitre suivant comporte une première et très légère esquisse d’autoportrait : Montaigne a une mémoire extraordinairement débile qui l’a obligé à corriger une tendance à l’ambition, il a un don pour l’amitié, il a la haine du mensonge."

    "Le chapitre 14 du livre I – Que le goût des biens et des maux dépend en bonne partie de l’opinion que nous en avons – est le premier des « grands » chapitres des Essais. [...] [La question soulevée d'emblée] c’est « le soulagement de notre misérable condition humaine ». Cette formule si belle, si pénétrante, place immédiatement Montaigne à l’écart de la perspective grecque comme de la perspective chrétienne. Pour la philosophie grecque, il s’agit pour nous de perfectionner notre nature, de la conduire vers sa fin. Telle est la tâche humaine. Pour les chrétiens, il s’agit pour nous de guérir notre nature blessée par le péché, plus exactement de consentir à sa guérison par la grâce divine, seule efficace. Montaigne n’envisage ni perfection ni guérison, seulement un « soulagement ».

    La formule, on le sait, sera reprise par Bacon qui donnera pour finalité à la philosophie, ou à la science, the relief of man’s estate. La perspective de Bacon cependant sera fort différente de celle de Montaigne. L’Anglais se proposera, grâce à l’expérimentation, d’interroger la nature, de la mettre en quelque sorte à la torture afin de la faire servir au bien-être de l’homme. Bref, Bacon rédigera le programme officiel des Lumières. Pour Montaigne, la nature n’est pas un ennemi à vaincre, ou un adversaire à dominer, c’est un ami dont il faut savoir écouter la voix douce et persuasive. En ce sens, Montaigne et Bacon représentent des pôles opposés.

    Sur un point cependant, Montaigne dit quelque chose qui n’est pas très éloigné, semble-t-il, de ce que dira Bacon. Il affirme que, tandis que la fortune nous offre « la matière et la semence », c’est « notre âme, plus puissante qu’elle », qui est « seule cause et maîtresse de sa condition heureuse ou malheureuse ». Nous avons pouvoir souverain sur notre condition. Mais tandis que Bacon attendra des progrès de la science et de la technique la mise en œuvre effective de ce pouvoir, Montaigne le découvre toujours déjà présent dans notre âme
    « qui est seule et souveraine maîtresse de notre condition et conduite », car si « le corps n’a, sauf le plus et le moins, qu’un train et qu’un pli [, e]lle est variable en toute sorte de formes ».

    Le signe sans doute le plus frappant de ce pouvoir de l’âme sur notre condition, c’est le pouvoir des opinions sur nous, pouvoir si grand que « tout’opinion est assez forte pour se faire épouser au prix de la vie ». Et Montaigne de multiplier les exemples anciens et modernes de « ceux qui ont ou attendu la mort constamment ou recherchée volontairement ». Il tient à ajouter : « Et en est le nombre si infini, qu’à la vérité j’aurais meilleur marché de mettre en compte ceux qui l’ont crainte. » On le voit, Montaigne ne craint pas d’exagérer.

    Les opinions qui se font épouser au prix de la vie sont souvent les opinions religieuses, mentionnées ou impliquées dans plusieurs exemples de Montaigne. L’exemple le plus longuement développé est celui des Juifs de Castille que les mesures les plus cruelles ne firent pas renoncer à « leur ancienne créance », et qui préférèrent se tuer et tuer leurs enfants plutôt que de se plier à la « violente ordonnance » du roi Emmanuel de Portugal. En multipliant les exemples d’héroïsme religieux, Montaigne enveloppe les différentes religions sous la rubrique homogène du pouvoir de l’opinion.

    En tout cas une intention proprement philosophique est servie par cette exagération délibérée du pouvoir de l’opinion. Sous l’apparence d’une réaffirmation de la thèse traditionnelle de la supériorité et du pouvoir de l’âme sur le corps, Montaigne avance une vue nouvelle. Je reprends et complète la citation déjà donnée : « [l’âme] est seule et souveraine maîtresse de notre condition et conduite. Le corps n’a, sauf le plus et le moins, qu’un train et qu’un pli. Elle est variable en toute sorte de formes. Et range à soi et à son état, quel qu’il soit, les sentiments du corps et tous autres accidents. » Cette maîtrise de l’âme ne relève pas, comme dans la philosophie grecque, d’un pouvoir d’ordonner. Il s’agit plutôt d’un pouvoir de transformer, ou de se transformer, pouvoir métamorphique, pouvoir poétique. Il ne s’agit pas de retrouver et d’actualiser un ordre sous-jacent, mais de donner forme à quelque chose qui n’a pas de forme ou qui peut prendre mille formes : « De tant de milliers de biais qu’elle a en sa disposition, donnons-lui en un propre à notre repos et conservation. » Pour les Grecs, l’ampleur de l’âme était donnée par sa hauteur, ou par la hauteur de ses fins ; pour Montaigne, par sa mobilité et sa plasticité, par sa capacité de prendre mille formes, mille biais, mille plis.

    Si l’âme selon sa nature est ainsi mobile, et peu s’en faut qu’il ne faille dire liquide, en pratique elle a toujours déjà pris un pli déterminé, ou des plis déterminés. Les plis de l’âme, ce sont ses évaluations, le prix qu’elle donne aux choses. L’évaluation, la valeur, le prix, c’est le moyen pour l’âme mobile, indéfinie, à mille plis, de se saisir elle-même, de s’arrêter et fixer, de se donner un pli : « notre opinion donne prix aux choses […] et appelons valeur en elles non ce qu’elles apportent mais ce que nous y apportons. » Donner du prix, c’est payer, c’est-à-dire, ultimement, souffrir : « L’achat donne titre au diamant, et la difficulté à la vertu, et la douleur à la dévotion, et l’âpreté à la médecine. » Mais notre générosité apparente – c’est nous qui donnons la valeur, et nous sommes généreux dans nos évaluations, nous aimons les choses « précieuses » et « de grand prix » – est une comptable avertie, et même ingénieuse, puisque nous retrouvons dans la chose – diamant ou vertu – tout ce que nous avons dépensé pour elle, tout ce que nous y avons mis, et nous n’avons rien perdu : « Sur quoi je m’avise que nous sommes grands ménagers de notre mise. Selon qu’elle pèse elle sert, de ce même qu’elle pèse. Notre opinion ne la laisse jamais courir à faux fret. »

    Il importe de noter que, dans ce chapitre où il intervient dans le débat philosophique pour la première fois, Montaigne prend nettement ses distances avec la plus grande autorité parmi les docteurs chrétiens comme avec la plus grande autorité parmi les philosophes païens. Il les contredit même directement toutes deux.

    À propos de saint Augustin, qui n’est pas nommé : « Toutefois s’il en faut croire un saint père, Malam mortem non facit nisi quod sequitur mortem. Et je dirais encore plus vraisemblablement que ni ce qui va devant, ni ce qui vient après n’est des appartenances de la mort. » Montaigne publie d’entrée son désaccord avec la plus haute autorité théologique chrétienne en ce qui concerne la mort et ce qui la suit. Tandis qu’Augustin lie dans une continuité dramatique, celle du salut ou de la perdition, la mort et ce qui vient après, Montaigne réduit la mort à n’être que « le mouvement d’un instant ».

    Et à propos de Platon : « Mais puisque nous nous sommes émancipés de ses règles [les règles de la nature telles qu’elles gouvernent les corps], pour nous abandonner à la vagabonde liberté de nos fantaisies – au moins aidons-nous à les plier du côté le plus agréable. Platon craint notre engagement âpre à la douleur et à la volupté d’autant qu’il oblige et attache par trop l’âme au corps. Moi plutôt au rebours d’autant qu’il l’en déprend et décloue. » Montaigne publie d’entrée son désaccord avec le « divin Platon » sur la relation de l’âme avec le corps : les excès de la douleur et de la volupté ne signalent pas un excès d’attachement de l’âme au corps, mais plutôt des excès propres à l’âme puisque « ce qui aiguise en nous la douleur et la volupté, c’est la pointe de notre esprit »."

    "Montaigne peut commencer à expliciter sa compréhension du problème de la vie humaine, dont les trois grands paramètres sont la vertu, la volupté et la mort. [...] La vertu est la vraie volupté, plus voluptueuse même que la volupté la plus caractérisée qu’est le plaisir sexuel ; c’est elle, la vertu, qui devrait proprement s’appeler volupté, car au fond elle est « plus sérieusement voluptueuse ». En tout cas, cette vertu est la condition du mépris de la mort, qui lui-même est la condition de toute volupté. C’est à l’abri du mépris de la mort que nous pouvons trouver cette « molle tranquillité » qui nous livre le goût authentique des choses de la vie. [...]
    Ainsi le mépris de la mort n’est-il pas seulement le moyen d’une « molle tranquillité », il est aussi la condition de la liberté intérieure. Souviens-toi que tu peux toujours prendre congé : tel est le memento mori républicain. [...]

    Montaigne nous propose un exercice spirituel d’un genre inédit, et qui en effet n’est pas aisé à décrire. Il s’agit bien de se préparer à la mort, et donc, si l’on veut, de se détacher du monde, mais par le moyen d’une manœuvre double et qui a un caractère contradictoire. Il s’agit de se détacher des siens, non seulement sans se détacher de soi-même mais en s’attachant plus étroitement à soi-même. [...]
    Le rapport aux autres, le souci des autres nous place dans leur dépendance, et c’est parce que nous nous voyons par leurs yeux que notre vie propre nous apparaît comme un « tout » susceptible d’être perdu, et cette perte alors comme un malheur épouvantable. Le rapport à soi bien conduit, la présence à soi vigilante ne laisse pas apparaître et se circonscrire un tel « tout ». Si, s’étant « dénoué partout », on est tout entier en soi, si on n’a finalement de rapport attentif et actif, de rapport « sérieux » qu’à soi, si donc notre être est tout entier en nous-mêmes, nous serons délivrés de cette réflexion qui nous fait regarder notre être de l’extérieur. La mort ne sera plus qu’un accident auquel nous attendre au lieu d’être ce qui nous sépare de nous-mêmes en nous séparant des nôtres."

    "Comment n’avoir affaire qu’à soi quand l’action nous entraîne toujours au-dehors ? Ici précisément réside l’exercice spirituel. Ici réside l’art montanien de tendre l’arc, de tendre l’âme. Cet art tient dans une formule qui transmet moins une notion qu’un complexe accord musical : « Je veux qu’on agisse et qu’on allonge les offices de la vie tant qu’on peut ˙ et que la mort me trouve plantant mes choux ˙ mais nonchalant d’elle, et encore plus de mon jardin imparfait. » Trois cordes mêlent et tempèrent leurs vibrations : l’ardeur agissante est tempérée ou infléchie par la pensée constante de la mort qui est à son tour tempérée ou infléchie par l’adhésion sérieuse à la vie de notre être. La gamme harmonique peut d’ailleurs être parcourue dans l’autre sens, mais nous chercherions en vain à expliquer la musique. En tout cas, pour désigner cette juste tension de l’âme dans laquelle la vertu, la volupté et la mort trouvent un accord presque parfait, Montaigne a recours à un mot qui ne se trouve dans aucun dictionnaire philosophique ou théologique : le « nonchaloir ».

    Pascal ne manquera pas de retourner ce mot contre Montaigne : « [Montaigne] inspire une nonchalance du salut, “sans crainte et sans repentir”. Son livre n’étant pas fait pour porter à la piété, il n’y était pas obligé, mais on est toujours obligé de n’en point détourner. On peut excuser ses sentiments un peu libres et voluptueux en quelques rencontres de la vie, mais on ne peut excuser ses sentiments tout païens sur la mort. Car il faut renoncer à toute piété si on ne veut au moins mourir chrétiennement. Or il ne pense qu’à mourir lâchement et mollement par tout son livre. »

    Pascal ici est peut-être sévère, il n’est pas injuste. S’il fait reproche à Montaigne, c’est de dispositions dont ce dernier se vante. Et il use de ses mots mêmes. C’est autour de la « nonchalance » ou du « nonchaloir » que se noue l’altercation de ces deux esprits suprêmement actifs ! Montaigne voit des ressources dans ce relâchement, et dans cette faiblesse de la nature des possibilités nouvelles de l’art. Dans un passage auquel précisément Pascal semble faire référence dans le texte que nous venons de lire, Montaigne, écartant les « efforts âpres et exemplaires » que « la philosophie et la religion produisent », va chercher conseil auprès de Pétrone et Tigellin, débauchés romains qui ont « endormi la mort » par la « mollesse de leurs apprêts » et l’ont faite « couler et glisser parmi la lâcheté de leurs passe-temps accoutumés : entre des garces [filles] et bons compagnons, nul propos de consolation […] nul discours de leur condition future ». Montaigne ne nous recommande pas exactement d’imiter Pétrone et Tigellin, mais se demande si nous ne pourrions pas « imiter leur résolution en plus honnête contenance ». Montaigne d’ailleurs ne tient pas à la compagnie de « garces et bons compagnons », car « c’est l’acte à un seul personnage » et il se contentera « d’une mort recueillie en soi, quiète, et solitaire ». Mais s’il y a un art de mourir, il consiste, à rebours des efforts héroïques que la philosophie et la religion recommandent et suscitent, à se laisser glisser dans la mort comme un lapin dans son terrier, amortissant jusqu’à le rendre insensible ce saut hors de l’être qui affole les hommes.

    À cet art d’ailleurs la nature nous prépare. Dans la suite du chapitre, Montaigne explique comment la vie même nous dispose naturellement et, si l’on ose dire, gentiment à la mort : « Nature même nous prête la main, et nous donne courage. » Comment ? Eh bien, la maladie, par exemple, en nous affaiblissant, nous fait perdre le goût de la vie et nous en détache d’autant. Et le vieillissement n’est-il pas une sorte de mort progressive et indolore ? Ainsi glissons-nous presque insensiblement dans le non-être : « nous ne sentons aucune secousse, quand la jeunesse meurt en nous : qui est en essence et en vérité une mort plus dure que n’est la mort entière d’une vie languissante, et que n’est la mort de la vieillesse. D’autant que le saut n’est pas si lourd du mal être au non être, comme il est d’un être doux et fleurissant à un être pénible et douloureux. »."

    "La plupart des hommes vivent sous l’empire de l’imagination. Celle-ci est particulièrement puissante dans les choses religieuses, au moins chez « les âmes du vulgaire, plus molles ». Le pouvoir de l’imagination est tel qu’« ils pensent voir ce qu’ils ne voient pas »."
    -Pierre Manent, Montaigne. La vie sans loi, Flammarion, 2014.



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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


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