L'Académie nouvelle

Vous souhaitez réagir à ce message ? Créez un compte en quelques clics ou connectez-vous pour continuer.
L'Académie nouvelle

Forum d'archivage politique et scientifique


    Thibault Tranchant, Un constructivisme enraciné : élucidation, ontologie et création de concepts chez Cornelius Castoriadis

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
    Admin


    Messages : 20764
    Date d'inscription : 12/08/2013
    Localisation : France

    Thibault Tranchant, Un constructivisme enraciné : élucidation, ontologie et création de concepts chez Cornelius Castoriadis Empty Thibault Tranchant, Un constructivisme enraciné : élucidation, ontologie et création de concepts chez Cornelius Castoriadis

    Message par Johnathan R. Razorback Ven 2 Juin - 19:52



    "Cornelius Castoriadis pensait que le renouvellement du « projet d'autonomie » avait pour l'une de ses conditions la refonte des catégories et des présupposés de l'ontologie occidentale. C'est la raison pour laquelle, après s’être interrogé pendant plus de vingt ans à l’époque de Socialisme ou barbarie sur le mouvement ouvrier et le « contenu du socialisme », l'auteur de L'institution imaginaire de la société s'est engagé dans une vaste et ambitieuse critique de la « pensée héritée ». Le fer de lance de cette dernière était une notion radicale de création comme surgissement ex nihilo de nouvelles formes de l’être à travers le temps, censée faire voler en éclat le rationalisme déterministe parcourant selon lui l'histoire de la philosophie et ouvrir la pratique sur de nouveaux possibles. Il en vint dans ce contexte à soutenir un pluralisme ontologique fort. Il considérait, avec Aristote, que « l’être se dit en plusieurs sens » et qu'il est composé de « régions » ou de « strates » irréductibles les unes aux autres, chacune d'entre elles devant faire l'objet d'une connaissance sui generis, impliquant la création de logiques multiples. Parmi les différentes régions de l’être, Castoriadis voyait dans le « social-historique » une couche irréductible de sens, caractérisée par l’émergence immotivée de « significations imaginaires sociales », conçues par lui comme des conditions a priori de la pratique des individus."

    "Jürgen Habermas et Axel Honneth ont formulé une importante critique à Castoriadis (Habermas, Reference Habermas1988, p. 387–396 ; Honneth, Reference Honneth and Busino1989). Selon eux, ce dernier n'aurait pas réussi, malgré ses intentions, à refonder la philosophie de la praxis. En choisissant la voie de l'ontologie, à plus forte raison celle d'une ontologie de l’être-social et de la création ex nihilo, Castoriadis aurait échoué à identifier et à situer les pratiques effectives à partir desquelles une rationalisation éthique du social pourrait advenir. Habermas et Honneth, en somme, voient en Castoriadis un spontanéiste au cœur naïf : comment faire l'autonomie si sa condition fondamentale est le surgissement immotivé d'une nouvelle « signification » trouvant son siège dans un imaginaire social inaccessible aux pratiques ? Si cette critique a depuis été écartée avec pertinence par des commentateurs de Castoriadis comme Nicolas Poirier (Reference Poirier2011, p. 505–508), Philippe Caumières et Arnaud Tomès (Reference Caumières and Tomès2011, p. 131–160), une objection bien plus profonde, formulée par Jean-Marc Ferry (Reference Ferry1987, p. 441–473), n'a pas suffisamment attiré l'attentionFootnote1. Elle est pourtant bien plus grave, car elle touche en plein cœur le projet politico-philosophique de Castoriadis, qui repose sur la relégitimation de l'enquête ontologique. Ferry objecte à Castoriadis qu'il transgresse non seulement les coordonnées postmétaphysiques dans lesquelles s'inscrit la pensée philosophique depuis Kant, mais surtout qu'il ne fournit aucune justification épistémique à son ontologie. Ferry lui objecte sobrement qu'il reconduit le travers qu'il pense voir dans l'histoire de la philosophie : déduire l’être du concept. En somme, Castoriadis ontologiserait des hypothèses, il ferait jouer une décision ontologique (l'indétermination) contre une autre (la détermination). De ce point de vue, il régresserait à un stade philosophique précritique et dogmatique, celui dont la voie avait été barrée par Kant à partir de sa Critique de la raison pure."

    "Je chercherai à montrer que l'ontologie castoriadienne demeure, contrairement à ce que pense Ferry, à l'intérieur des limites de la critique kantienne de la métaphysique. L’élucidation, en effet, n'est pas une spéculation métaphysique, mais bel et bien une création de concepts, de « figures du pensable », quand bien même celle-ci cherche à rendre compte d'une objectivité extra-phénoménale. Dans un troisième et dernier temps, je tirerai les conclusions exégétiques de cette caractérisation de l’élucidation castoriadienne en la décrivant comme une forme originale de constructivisme philosophique. L’élucidation ontologique lui permet, en effet, d'interroger les conditions objectives de la création des concepts et de leur effectivité, si bien qu'il propose ce que l'on pourrait nommer un constructivisme enraciné."

    "Le domaine historique, en raison de son imprévisibilité constitutive, ne peut faire l'objet d'une forme de rationalité causaliste et déterministe ; il convient donc de distinguer les modalités du faire selon les domaines où il se déploie. Si la technique et son rapport propre à un concept fort de théorie sont une modalité de l'action adéquate dans certaines circonstances, il convient de ne pas la confondre avec la praxis, qui suppose un autre rapport entre faire et théorie.

    C'est dans ce cadre que Castoriadis en vient pour la première fois à thématiser la notion d’élucidation. Cette dernière est comprise comme une relation entre la théorie et la pratique requise par les contingences de l'histoire en vue de sa transformation selon un intérêt pour l’émancipation. La praxis, définie par Castoriadis comme modalité du faire visant l'autonomie de l'individu et du collectif dans des circonstances contingentes (ce qui en soi est une redéfinition originale de la notion marxienne de praxis, qui désignait beaucoup plus largement la pratique d'autoproduction de l’être humain de ses conditions d'existence [Tosel, Reference Tosel, Labica and Bensussan1999]), s'appuie sur des inductions théoriques provisoires qu'elle crée dans son propre auto-déploiement : l'universalité de la théorie est toujours reconduite par la particularité de la situation historico-pratique, « la praxis elle-même fait surgir constamment un nouveau savoir, car elle fait parler le monde dans un langage à la fois singulier et universel » (Castoriadis, 1975/Reference Castoriadis1999c, p. 113). Ainsi, l’élucidation est définie comme ce processus constant de création conceptuelle à partir et en vue du développement d'une pratique transformatrice : « Élucidation et transformation du réel progressent, dans la praxis, dans un conditionnement réciproque » (Castoriadis, 1975/Reference Castoriadis1999c, p. 113). L’élucidation est le mode d’être d'un rapport désaliéné de la pratique à la théorie où la pratique crée des formations théoriques et où ces dernières, en retour, transforment le sujet pratique lui-même. L’élucidation est indissociablement objectivation thétique et subjectivation pratique."

    "Contrairement aux lacaniens, Castoriadis ne pense pas que l'inconscient soit structuré comme un langage. Sans revenir en détail sur la critique du lacanisme par Castoriadis, particulièrement féroce (Castoriadis, 1977/Reference Castoriadis1998b), soulignons simplement qu'il conceptualise l'inconscient à partir d'un concept radical d'imagination productrice (Castoriadis, 1986/Reference Castoriadis2000b). L'inconscient, quand bien même il possède une dimension logique qu'une certaine épistémologie structurale peut reconstituer partiellement, n'est pas réductible à une structure différentielle de signes ; il est au contraire le lieu constant de surgissement d'images, de significations et de représentations, qui entretiennent un rapport spécifique aux instances psychiques conscientes et qui, dans certains cas, peuvent les grever et impliquer des névroses ou des psychoses. À partir d'une telle compréhension indéterministe, poïétique, de l'inconscient, Castoriadis se demande à nouveau quel doit être le statut de la théorie métapsychologique dans le cadre de la pratique psychanalytique. Si l'inconscient, dont les formations sont chaque fois spécifiques à un individu, est l'origine imprévisible d'images, de représentations, d'affects et de percepts, sur quel genre de théorie l'analyste peut-il faire reposer la pratique clinique afin d'aider l'analysant à accéder à l'autonomie ?

    À l'instar de la praxis révolutionnaire, la pratique clinique ne saurait pour Castoriadis se déployer à partir d'un savoir surplombant, le domaine psychique étant, comme celui de l'histoire, imprévisible. De même, tout comme la théorie révolutionnaire, la métapsychologie est inséparable d'un intérêt pratique pour l'autonomie et, plus encore, d'une transformation créatrice de la subjectivité. Agir révolutionnaire et pratique clinique sont ainsi une « activité practico-poïétique » (Castoriadis, 1968/Reference Castoriadis1998a, p. 46). C'est dans ce cadre que Castoriadis conceptualise à nouveau l'idée d’élucidation. Dans « Épilégomènes à une théorie de l’âme que l'on a pu présenter comme science » (Castoriadis, 1968/Reference Castoriadis1998a), succédant de quelques années seulement à « Marxisme et théorie révolutionnaire », il souligne que l'universalité métapsychologique, c'est-à-dire les formations conceptuelles et théoriques censées valoir universellement dans le cadre clinique, trouvent leur origine dans un processus « d'abstraction réelle » (Castoriadis, 1968/Reference Castoriadis1998a, p. 66) de ce qui se donne à l'expérience : « le réel est ici transcendantal » (Castoriadis, 1968/Reference Castoriadis1998a, p. 43). Mais ce qui ne paraît être ici qu'une induction ou une généralisation des données cliniques est à son tour pris dans la boucle de la pratique d'autocréation et d'autotransformation distinctive de la clinique. Si l'universalité de la théorie métapsychologique peut trouver une effectivité dans la pratique clinique, il n'en reste pas moins que la singularité de l'analysant expose l'universalité métapsychologique à l’échec et à sa propre transformation. L'universalité métapsychologique ne peut donc prétendre au même statut de rigueur qu'une science hypothético-déductive, contrairement, selon Castoriadis, au projet positiviste de Freud ou structuraliste de Lacan, en raison du mode d’être de l'inconscient. Plus encore, vouloir légitimer la psychanalyse en transférant en son sein les critères de scientificité galiléo-cartésiens des sciences de la nature est le meilleur moyen pour évacuer ce qu'elle a de plus précieux, à savoir la dialectique constante entre la singularité et l'universalité dont l’élucidation, et non l'explication ou la compréhension, est la modalité practico-théorique sui generis.

    Il est donc vrai de dire que la psychanalyse n'est pas une science (Castoriadis, 1968/Reference Castoriadis1998a, p. 69), ce qui ne signifie pas qu'elle n'ait aucune portée gnoséologique. Au contraire, elle nous donne à voir une forme particulière de relation entre la connaissance et la pratique transformatrice où celle-ci et celle-là se répondent dialectiquement en vue de la liberté : l’élucidation, qui, à partir d'une expérience orientée par une conceptualité a priori (la métapsychologie), crée de nouvelles hypothèses et de nouvelles déterminations conceptuelles au contact de cette expérience elle-même (la clinique). C'est cette boucle historicisée et créatrice entre aprioricité et expérience, selon un intérêt pratique pour la liberté, que désigne la notion d’élucidation, laquelle se situe par là à égale distance d'une conception anhistorique du transcendantal et d'un empirisme relativiste. Quand bien même l’élucidation est une conception historicisée de la méthode, il n'en reste pas moins qu'elle se tient dans le sillage d'un idéalisme postkantien : ouverte et sensible aux faits de l'expérience, l’élucidation demeure une pratique idéellement médiatisée et qui a l'aprioricité comme condition première et inéliminable. Il ne faudrait donc pas confondre l’élucidation avec un positivisme naïf qui considérerait que l'on a un accès « direct » aux faits de l'expérience ou avec une simple induction théorique de « données pures ». Au contraire, tout l'enjeu de cette notion est de donner à penser l'ancrage du transcendantal dans l'histoire et la pratique."

    "Kant a barré la voie à un usage immodéré de la raison qui, à l'instar de la « colombe légère » s'imaginant « qu'elle réussirait encore bien mieux dans l'espace vide d'air » [...] voudrait s'affranchir des conditions de sa propre expérience et côtoyer les idéalités métaphysiques par-delà sa propre finitude."

    "L'ouverture par Castoriadis de l'enquête ontologique dans un contexte postmétaphysique suppose donc de renvoyer dos à dos criticisme et « panlogisme », mais elle va avoir besoin d'un schème méthodologique plus précis. Ce schème, ce sera celui de l’élucidation, développé auparavant, comme on vient de le voir, grâce à sa réflexion sur les rapports entre théorie et pratique dans la pratique révolutionnaire et psychanalytique.

    Cette synthèse sera réalisée dans un article quelque peu ébouriffant d’érudition et paru dans l’Encyclopædia Universalis en 1973, « Science moderne et interrogation philosophique » (Castoriadis, 1970-1973/Reference Castoriadis1998c), où il passe en revue les apories sur lesquelles avait débouché le développement immanent de disciplines anciennes comme la physique et les mathématiques, mais aussi nouvelles, à l'instar de la cybernétique et de ses applications dans les sciences du vivant. Au cœur de cet article se trouve une réflexion sur « le problème de l'histoire de la science », dans laquelle Castoriadis rejette les « interprétations habituelles de l’évolution de la science » afin de la qualifier comme un faire et, par conséquent, comme un procès d’élucidation. C'est sur cette base qu'il va affirmer que l'histoire de la science a une portée ontologique que la philosophie doit ressaisir sous la forme de nouvelles hypothèses ontologiques. C'est ainsi qu'il présentera son ontologie comme une création conceptuelle prolongeant la crise de la science moderne, et non comme une spéculation dogmatique précritique.

    Pour qualifier la science, à l'instar de la pratique révolutionnaire ou de la clinique psychanalytique, comme une forme d’élucidation (ou une activité « practico-poïétique »), Castoriadis commence donc par mettre à distance les « interprétation habituelles de l’évolution de la science » (Castoriadis, 1970-1973/Reference Castoriadis1998c, p. 215). Il entend, en effet, renvoyer dos à dos les interprétations à la Popper qui présentent la science comme une histoire progressive et cumulative et celles, à la Kuhn ou à la Foucault, qui la présentent au contraire comme la succession de paradigmes ou d’épistémès irréductibles les uns aux autres. S'il est vrai, remarque Castoriadis au sujet des thèses du progrès et de la cumulation additive des théories, que, diachroniquement, les théories et modèles se succèdent les uns aux autres en falsifiant les précédents et en conférant un meilleur pouvoir explicatif, il n'en reste pas moins que, sur le plan synchronique, l'ensemble des théories n'est pas additif : la succession de la théorie de la relativité générale à celle de la relativité restreinte, par exemple, implique une rupture et une certaine incommensurabilité entre les prémisses de chacune des théories. Plus encore, ajoute Castoriadis, une telle conception de la science repose sur un présupposé ontologique massif selon lequel il existe une unité du monde et une réduction générale de la diversité ontique à un système de relations logiques. Or, le développement récent de la science, en particulier la conceptualisation du domaine quantique, montre qu'une telle unité onto-logique n'est pas donnée, ce qui met en échec une conception de la science comme mathesis universalis cheminant, par le truchement de la falsification, vers une compréhension unifiée et totale de l’être (Castoriadis, 1970-1973/Reference Castoriadis1998c, p. 217–218). Ainsi, le passage de Newton à Einstein n'est pas une « addition », mais bien la création d'une nouvelle structure logique pour rendre compte d'une nouvelle « couche » de la phénoménalité ; et une telle création est indissociable d'une pratique qui, au contact d'une phénoménalité médiatisée idéellement, consiste à inventer de nouvelles déterminations logiques et, par-là, à les objectiver. On voit ainsi que le présupposé ontologique d'une conception progressiste et linéaire de la science (l'organisation générale de l’être que l'on pourrait découvrir par un effort collectif à travers le temps) éclate en raison de la pratique scientifique elle-même qui, dans son histoire, doit créer des déterminations logiques irréductibles les unes aux autres afin de rendre compte des nouveaux objets ou domaines surgissant dans le développement de sa pratique.

    D'un autre côté, la conception historique adverse, à savoir celle selon laquelle la science n'est qu'une suite de « ruptures », n'est pas davantage susceptible de rendre compte de la nature de l’élucidation scientifique. Dès lors que l'on conçoit l'histoire de la science comme une suite de paradigmes, de nouvelles questions surgissent :

    de quoi ces ruptures sont-elles ruptures, autrement dit, qu'est-ce qui, à chaque étape et à travers toutes les étapes, constitue « l'essence » du système scientifique accepté ? Quels sont les facteurs qui, à chaque fois, conduisent à la rupture ? Quelle est, enfin, la relation entre les étapes ainsi distinguées et, corrélativement, des connaissances scientifiques successivement produites ? (Castoriadis, 1970-1973/Reference Castoriadis1998c, p. 218)

    Castoriadis insiste notamment sur le fait que le constructivisme radical d'un Kuhn ou d'un Foucault (du moins tel que Castoriadis le comprend) liquide, malgré son intention initiale, l'historicité même de la science, qui est indissociable d'une pratique de création de concepts au contact d'une phénoménalité idéellement médiatisée. En présentant l'histoire comme le font Kuhn ou Foucault, « on pulvérise à la fois le fait théorique des hommes et son objet » (Castoriadis, 1970-1973/Reference Castoriadis1998c, p. 219, je souligne). En effet, selon Castoriadis, la conception discontinuiste de l'histoire de la science obère que la création catégorielle, celle d'un nouveau paradigme ou d'une nouvelle épistémè, n'est jamais le fait d'une subjectivité solipsiste et désincarnée, mais est toujours initiée par les apories découlant du contact entre la théorie et la phénoménalité. En d'autres termes, c'est au contact du phénomène que se produit la création conceptuelle, ce qui suppose aussi de réfléchir sur ce qui est, sur ce qui, du côté de l'objet, rend possible une nouvelle catégorialité ayant une valeur de vérité :

    Poser ces questions, c'est donc, bien sûr s'interroger sur l'organisation et le contenu du « savoir scientifique » à chaque étape ou à chaque époque ; mais c'est aussi, évidemment, s'interroger sur ce qui est ainsi chaque fois connu, autrement dit sur l'organisation et le contenu de ce qui, simplement, est (Castoriadis, 1970-1973/Reference Castoriadis1998c, p. 219–220).

    L'histoire de la science est donc à comprendre comme une élucidation, c'est-à-dire un projet de théorie qui, dans sa propre pratique, requiert la création de nouvelles déterminations conceptuelles afin de rendre compte d'une phénoménalité idéellement médiatisée, qui, en retour, expose la catégorialité à ses propres limites.

    En proposant une telle conception de l'histoire de la science, Castoriadis retrouve évidemment ses interrogations de jeunesseFootnote3 au sujet de l'opposition entre le transcendantal et la dialectique. Selon lui, l'histoire de la philosophie ne nous propose aucun modèle théorique satisfaisant afin de comprendre l'histoire de la science comme élucidation. Si le criticisme kantien nous permet de penser l'aprioricité constitutive de l'activité scientifique, elle n'est d'aucun secours pour « rendre compte de l'existence d'une relation entre les “catégories” et le “matériel phénoménal” assurant que celui-ci est bien pensable et organisable par celles-là » (Castoriadis, 1970-1973/Reference Castoriadis1998c, p. 221). Soulignant que le Kant de la Critique de la faculté de juger avait qualifié d’« heureux hasard » la possibilité de la déduction transcendantale, Castoriadis considère que l'on ne saurait se contenter d'une telle réponse, et que la question de la condition objective d'effectivité de la catégorialité doit être posée. En d'autres termes, l'histoire de la science expose le criticisme à l'une de ses apories constitutives : quelles sont les conditions d'effectivité de l'aprioricité et comment expliquer que la succession historique des catégories trouve dans l'objet, certes ultimement inconnaissable, une condition de possibilité ? Pourquoi, en d'autres termes, plusieurs logiques sont-elles possibles ? Poser cette question, c'est renouer avec l'ontologie, avec l'interrogation sur les qualités de l’être en tant qu’être, et non simplement en tant que phénomène pour une conscience transcendantale. Mais, d'un autre côté, Castoriadis soutient que l'histoire de la science ruine également le programme dialectique hégélien, qui, voulant renouer avec l'absolu, postule qu’« il n'y a pas de séparation de la forme et de la matière » (Castoriadis, 1970-1973/Reference Castoriadis1998c, p. 222), et qui voit dans l’être le siège d'une logique objective que la science, pour ainsi dire, « traduit » imparfaitement jusqu’à sa connaissance absolue. En effet, l'histoire de la science nous montre l'irréductibilité du faire scientifique à une logique immanente de l’être ; elle nous montre la part inéliminable d’imagination créatrice de l’élucidation scientifique de la phénoménalité (Castoriadis, 1970-1973/Reference Castoriadis1998c, p. 221–222).

    On comprend dès lors mieux en quoi Castoriadis pouvait affirmer que l'histoire de la science a une portée ontologique. Ce qu'elle nous montre, c'est, en effet, que le processus de création conceptuelle et théorique propre à l'activité scientifique rencontre dans l'objet des conditions d'effectivité, autrement dit que l’être se prête à une organisation catégoriale, mais aussi qu'il est suffisamment indéterminé pour se soumettre à des logiques différentes. D'où cette formulation selon laquelle « ce processus de connaître dit quelque chose aussi bien sur ce qui est — donc, sur ce qui est — que sur celui qui connaît » (Castoriadis, 1985-1987/Reference Castoriadis1999d, p. 527). L'histoire de la science nous montre une détermination et une indétermination partielle de l’être ; elle nous montre aussi que la subjectivité connaissante n'est pas un système transcendantal anhistorique, mais un sujet pratique engagé dans un processus créateur d’élucidation d'une phénoménalité ultimement inconnaissable.

    Il est remarquable qu'une telle relégitimation de la question ontologique se situe à l'intérieur des coordonnées postmétaphysiques du criticisme kantien. En effet, si l'histoire de la science expose le transcendantal kantien à des apories, il n'en reste pas moins que ces dernières surgissent, comme on vient de le voir, d'un procès créateur de phénoménalisation (l’élucidation), qui n'est autre qu'un processus de création de médiations aprioriques (catégories, concepts, schèmes, etc.). Comme l’écrit Castoriadis, « ce n'est qu'au contact des étants que la question de leur être peut être discutée et même simplement soulevée » (Castoriadis, 1970-1973/Reference Castoriadis1998c, p. 231). C'est aussi pourquoi il s'oppose fermement à la distinction heideggérienne entre l’être et l’étant, qui laisse faussement entrevoir selon lui une sortie du régime critique (au sens kantien) de la pensée, un saut impossible dans l'absolu de l’être."

    "L'histoire contemporaine des sciences physiques occupe une place centrale dans la conceptualisation par Castoriadis de la notion ontologique de stratification (et en général dans sa réflexion ontologique)Footnote4. Dans « Science moderne et interrogation philosophique », il rappelle que la physique moderne, celle de Galilée, de Descartes et de Newton, est indissociable d'une conception unitariste du monde et du sujet connaissant. La physique moderne est constituée par « le programme d'un savoir constituant son objet comme processus en soi indépendant du sujet, repérable sur un référentiel spatio-temporel valant pour tous et privé de mystère, assignable à des catégories indiscutables et univoques (identité, substance, causalité), exprimable, enfin, dans un langage mathématique à la puissance illimitée, dont ni la préadaptation miraculeuse à l'objet ni la cohérence interne ne semblaient poser de question » (Castoriadis, 1970-1973/1998c, p. 196). La physique moderne, reine des sciences modernes avec la mécanique, est indissociable d'une mathesis universalis, d'un projet d'unification de la totalité de l'expérience moyennant des médiations logico-mathématiques univoques dont le sujet transcendantal est le siège, et, par conséquent, d'une forme de réductionnisme abstrait. À cet égard, l'idée aristotélicienne d'un partage de l’être en régions irréductibles ne peut recevoir dans un tel « paradigme » qu'une fin de non-recevoir, ou n'avoir qu'un statut précaire à l'intérieur d'une image unifiée de la totalité par la logique (comme chez Hegel."

    "L'histoire contemporaine des sciences physiques occupe une place centrale dans la conceptualisation par Castoriadis de la notion ontologique de stratification (et en général dans sa réflexion ontologique). Dans « Science moderne et interrogation philosophique », il rappelle que la physique moderne, celle de Galilée, de Descartes et de Newton, est indissociable d'une conception unitariste du monde et du sujet connaissant. La physique moderne est constituée par « le programme d'un savoir constituant son objet comme processus en soi indépendant du sujet, repérable sur un référentiel spatio-temporel valant pour tous et privé de mystère, assignable à des catégories indiscutables et univoques (identité, substance, causalité), exprimable, enfin, dans un langage mathématique à la puissance illimitée, dont ni la préadaptation miraculeuse à l'objet ni la cohérence interne ne semblaient poser de question » (Castoriadis, 1970-1973/1998c, p. 196). La physique moderne, reine des sciences modernes avec la mécanique, est indissociable d'une mathesis universalis, d'un projet d'unification de la totalité de l'expérience moyennant des médiations logico-mathématiques univoques dont le sujet transcendantal est le siège, et, par conséquent, d'une forme de réductionnisme abstrait. À cet égard, l'idée aristotélicienne d'un partage de l’être en régions irréductibles ne peut recevoir dans un tel « paradigme » qu'une fin de non-recevoir, ou n'avoir qu'un statut précaire à l'intérieur d'une image unifiée de la totalité par la logique (comme chez Hegel, ainsi que l'a bien souligné Emmanuel Renault [Reference Renault and Bloch2019]).

    Or, pour Castoriadis, les « bouleversements qui se sont produits depuis 1900 » dans la théorie physique ont ruiné un tel paradigme onto-logique moniste et réductionniste : « ce sont les catégories même de la pensée physique, et finalement la nature de l'objet physique, la nature de l'activité du physicien et le physicien comme tel, à savoir comme entendement scientifique opérant, qui ont été mis en question » (Castoriadis, 1970-1973/1998c, p. 206). Parmi ces bouleversements, Castoriadis insiste sur les « fractures » au sein de la physique qu'ont occasionné, entre autres, les découvertes quantiques : les lois et catégories de la physique classique ne sont plus valides dans le domaine microphysique, ce qui n'empêche pas, par ailleurs, de développer pour chacun de ces « niveaux » une catégorialité sui generis reposant sur des outils mathématiques aux axiomes distincts (Castoriadis, 1970-1973/1998c, p. 207–208). Ce constat, repris dans « Portée ontologique de l'histoire de la science », autorise Castoriadis à formuler une conclusion de nature ontologique renouant avec le pluralisme aristotélicien :

    La conclusion est inéluctable : il existe des strates hétérogènes de l’être/étant physique. Chacune de ces strates comporte une dimension ensidique [c'est-à-dire, pour le dire très brièvement, logico-mathématique] ou se prête, indéfiniment, à une élaboration ensidique, à une ensidisation. Mais leur relation ne s'y prête pas. « Empiriquement », il n'y a pas d'incohérence positive […]. Mais, théoriquement et logiquement, il y a manque de rapport. Les axiomes, les concepts fondamentaux et la structure logique des théories correspondantes sont autres. […] Ce changement d'axiomes, au niveau de la théorie, correspond à la fracture au niveau de l'objet (Castoriadis, 1985-1987/Reference Castoriadis1999d, p. 560).

    Cette dernière phrase est tout à fait révélatrice de la manière dont Castoriadis produit sa conceptualité ontologique. Il s'agit pour lui d'imaginer des hypothèses ontologiques à partir de l’état donné des savoirs scientifiques. Ces hypothèses, une fois formulées, servent de « nouveaux points de départ », à l'image d'un mathématicien qui poserait des axiomes artificiels dans un modèle non standard et qui en découlerait toutes les conséquences pour, enfin, en vérifier la pertinence au regard des conclusions qu'ils permettent. Dans un passage peu remarqué, Castoriadis écrit ainsi dans la préface aux Domaines de l'homme que sa méthode consiste en un tel aller-retour entre les conclusions et les prémisses à partir des données de l'expérience. S'appuyant sur le commentaire aristotélicien de Platon dans le premier livre de l’Éthique à Nicomaque, il écrit :

    « Car c'est avec raison que Platon restait dans l'embarras et se demandait si le bon chemin [odos] est celui qui part des principes [arkhai] ou celui qui va vers les principes ». Cette remarque d'Aristote à propos du bon chemin, de la bonne voie de l'enquête — de l’odos, qui donne méthodos, méthode — peut d'autant plus trouver sa place ici que, comme le lecteur le verra, cet « embarras » même est ma méthode (Castoriadis, 1985/Reference Castoriadis1999e, p. 9).

    L’élucidation est création d'hypothèses conceptuelles au contact du phénomène, qui prennent dès lors le statut de postulats pour une compréhension renouvelée de l'expérience.

    Notons, pour finir sur cette question, que Castoriadis produira aussi des hypothèses ontologiques pour chacune des strates de l’être et qu'il aura, pour ce faire, recours à une méthode similaire. Ainsi, l'ontologie de l’être social-historique, qui est pour lui une strate de l’être irréductible caractérisée par l’émergence de significations imaginaires socialesFootnote5, est acquise à l'intérieur d'une réflexion sur les sciences sociales qui repart des apories que rencontrent les modèles sociologiques et historiques actuellement disponibles tels que l'individualisme méthodologique, le fonctionnalisme, le structuralisme ou le matérialisme historiqueFootnote6. De même, pour son ontologie de l’être psychique, elle sera produite à l'intérieur d'une élucidation des savoirs sur le psychique moyennant la pratique clinique. Plus généralement, c'est l'ensemble des concepts ontologiques de Castoriadis (le magma, la création, le legein et le teukhein, etc.) qui sont créés selon une telle méthode."

    "S'il est vrai que la manière dont Castoriadis pose le problème des rapports entre théorie et pratique hérite de la lecture merleau-pontienne de la critique lukácsienne du marxisme-léninisme, s'il est tout aussi vrai de dire qu'il voulait mettre à distance une « pensée de l'entendement » et établir de nouvelles médiations entre les différents champs du savoir, une telle interprétation, cependant, ne permet pas de rendre compte de la place qu'occupe chez lui la critique radicale de la dialectique hégélienne et de ses prolongements marxiens, des années 1940 jusqu’à ses séminaires à l'EHESS. Sans revenir en détail sur cette critique iciFootnote8, Castoriadis n'a cessé, avec des arguments par ailleurs constants, de voir dans la dialectique la forme la plus achevée d'un « panlogisme » incapable de représenter la créativité de l'agir et la multiplicité qualitative de l’être. Si l'on peut dire avec Philippe Caumières que Castoriadis a partagé avec Hegel et l'hégéliano-marxisme la thèse que la philosophie et la politique sont inséparables d'une visée de représentation et de transformation de la totalité, il faut cependant mesurer l’écart immense qui le sépare de la conception dialectique de la totalité et de ses médiations logiques internes, ce que l'on ne peut faire en persistant à voir en lui un dialecticien posthégélien. Le simple fait de maintenir un rapport à la totalité ne fait pas d'un auteur un dialecticien ; encore faut-il qu'il endosse des thèses substantielles de la dialectique, notamment celle d'une immanence d’une logique à l’être, ce qui n'est assurément pas le cas de Castoriadis. Il est plus juste de voir en lui un penseur de la complexité plutôt que de la dialectiqueFootnote9.

    D'une autre manière, Suzi Adams rapproche depuis plusieurs années Castoriadis de la phénoménologie, notamment en sa variante merleau-pontienne. Il est encore une fois indéniable que Merleau-Ponty a joué un rôle fondamental dans la genèse de la pensée de Castoriadis (Labelle, à paraître) et que l'on retrouve quelque chose comme une phénoménologie du monde vécu dans sa théorisation du « pour soi » vivant. Or, une telle interprétation phénoménologique de l’œuvre de Castoriadis ne rend pas compte de sa charge féroce contre Husserl et ses successeurs, y compris Merleau-Ponty, en qui il voit des rejetons de l’« égologisme » constitutif de la pensée occidentale, impropre à concevoir les conditions plurielles — ontologiques, anthropologiques, politiques, j'y reviendrai — de l'agir et de la pensée. Par ailleurs, une telle interprétation ne rend pas compte du fait que la théorie castoriadienne du monde vécu, à savoir que chaque être vivant crée un monde spécifique en fonction de ses propres structures transcendantalesFootnote11, a moins été élaborée en référence à la phénoménologie merleau-pontienne qu'au contact du tournant cybernétique des sciences du vivant. C'est, en effet, en se tournant vers Henri Atlan, Francisco Varela ou Edgar Morin que Castoriadis conçoit les « mondes vécus » de l’être vivant, et donc, encore une fois, en partant des données des sciences de la nature. Castoriadis ne repart pas de la tradition phénoménologique dans ce cas. Pour faire de Castoriadis un phénoménologue, il faudrait qu'il ait en commun avec ce courant un certain nombre de traits philosophiques distinctifs de cette tradition comme une analyse de l'intentionnalité, une méthode épochale, une fondation de la science sur la certitude de l'existence subjective, etc."

    "Danilo Martuccelli a aussi souligné le rapport de Castoriadis aux conceptions constructivistes de l'ontologie sociale. Pour ce dernier, la théorie de l'institution imaginaire de la société, à l'instar du constructivisme social de Peter L. Berger et Thomas Luckmann, est une « socio-ontologie de la représentation ». Ces conceptions partagent la thèse selon laquelle il existe une « construction sociale de la réalité » découlant de significations sociales (ou de « représentations ») a priori (Martuccelli, Reference Martuccelli2019). Ces auteurs retrouvent ainsi une proposition exégétique qu'a faite Richard Sobel à l'occasion d'un compte rendu d'un livre de Nicolas Poirier sur Castoriadis, passée quelque peu inaperçue, et selon laquelle il avait élaboré un « constructivisme radical et intégral » (Sobel, Reference Sobel2005)Footnote12.

    Ces dernières interprétations de l’œuvre de Castoriadis ne portent toutefois pas sur sa méthode philosophique, mais plutôt sur la manière dont il conçoit les conditionnements socio-historiques de la pratique. L'interprétation que je propose est plus spécifique. Elle concerne la façon dont il fait de la philosophie, sa définition de la raison et de la vérité. Ceci souligné, je souhaite désormais expliquer en quoi l’élucidation castoriadienne est une opération méthodologique s'inscrivant dans la famille des constructivismes philosophiques. Pour mieux établir ce lien, il convient de revenir brièvement sur la notion même de constructivisme, tant ses appropriations et usages sont diversifiés.

    On peut construire un idéal-type composé de quatre traits définitionnels :

    1.Un héritage kantien commun. — Les épistémologies constructivistes, pour reprendre l'expression de Ian Hacking, logent toutes dans la « maison de Kant » (Hacking, Reference Hacking1999, p. 40–49). Elles héritent du criticisme kantien la thèse fondamentale selon laquelle la constitution de la phénoménalité dépend de la nature d'un sujet transcendantal dont il convient de faire la critique (au sens kantien du terme).

    2.Une historicisation du sujet transcendantal. — Bien que le constructivisme soit une philosophie transcendantale, il n'adopte pas la perspective anhistorique du criticisme kantien originaire. Si les « figures de la conscience » ont été l'objet d'une problématisation historique dans l'histoire de l'idéalisme allemand, par exemple chez Hegel qui réinscrit le sujet de la science dans l'histoire du développement de l'Esprit, le constructivisme pousse à son terme une telle historicisation. Pour les constructivistes, la nature du sujet de la connaissance est principalement explicable en termes de causes environnementales, sociales ou de processus créateurs. C'est la raison pour laquelle, comme le souligne bien Razmig Keucheyan, le constructivisme procède systématiquement à une historicisation des catégories de la science et à leur dé-essentialisation (Keucheyan, Reference Keucheyan2008).

    3.Une coconstruction de la subjectivité et de l'objectivité. — À la suite de Jean Piaget, le constructivisme considère que la construction de la réalité par le sujet dépend de ses interactions avec les caractéristiques d'une objectivité ultimement inconnaissable. Comme l’écrivait Piaget :

    L'intelligence (et donc l'action de connaître) ne débute ainsi ni par la connaissance du moi ni par celle des choses comme telles, mais par celle de leur interaction ; c'est en s'orientant simultanément vers les deux pôles de cette interaction qu'elle organise le monde en s'organisant elle-même (Piaget, cité dans Le Moigne, Reference Le Moigne2012, p. 67–90).

    C'est une des raisons pour lesquelles le constructivisme est moins une analyse anhistorique du sujet de la connaissance qu'une étude des pratiques épistémiques et de leurs conditionnements environnementaux.

    4. Un intérêt pratique. — En lisant Hacking, Keucheyan fait opportunément remarquer que les épistémologies constructivistes sont très souvent finalisées ou motivées par des intérêts pratiques, voire politiques (Keucheyan, Reference Keucheyan2007, p. 68–69). Les constructivismes soutiennent que les catégories de la connaissance ont un caractère historique et qu'il est légitime de vouloir les changer. Cela explique que des théories critiques de la société ayant une valeur normative peuvent s'adosser à des épistémologies constructivistes, comme c'est le cas, par exemple, de la théorie butlerienne du genre (Baril, Reference Baril2007).

    Si l'on met provisoirement de côté, j'y reviendrai, les critiques acerbes de Castoriadis contre les « épistémologies », les « théories de la connaissance » et, plus particulièrement, le « constructivisme », il est tout à fait remarquable que sa définition de l’élucidation, du « rendre compte et raison », du « logon didonai », que nous venons d'explorer dans le cas de la politique, de la psychanalyse, de l'histoire de la science et de l'ontologie, se moule point pour point dans une telle définition idéal-typique du constructivisme."

    "La vérité pour Castoriadis est en effet moins conçue comme adéquation que comme retour réflexif et créateur sur les déterminants quasi transcendantaux de l'expérience."

    "Sans faire de Castoriadis un constructiviste, Sophie Klimis a récemment proposé une interprétation de l’élucidation castoriadienne voisine de celle que j'avance. Dans Le penser au travail. Castoriadis et le labyrinthe de la création humaine, elle s'est penchée sur la manière dont Castoriadis fait de la philosophie en prenant notamment pour objet l’élaboration de son concept ontologique d’« eidos social-historique ». Elle insiste alors sur le fait que « Castoriadis semble […] étendre à toute forme de connaissance le principe quantique d'une cocréation de l'observation par l'observateur et l'observé » et sur « la prise en compte de l'historicité de ce processus » (Klimis, Reference Klimis2020, p. 102–103), mais aussi sur le fait que la création catégorielle est une « création de vérité objective » (Klimis, Reference Klimis2020, p. 70), c'est-à-dire qu'elle est non seulement qualification idéelle de la phénoménalité, mais aussi création volontaire et réfléchie des a priori de l'expérience. Aussi rapproche-t-elle Castoriadis de Gilles Deleuze et Félix Guattari qui, dans Qu'est-ce que la philosophie ? écrivaient que « la philosophie est un constructivisme » (Deleuze et Guattari, Reference Deleuze and Guattari2005, p. 39). Pour Sophie Klimis, Castoriadis partage avec Deleuze et Guattari une définition postkantienne du « schème » comme « production d'images » : les trois auteurs voient selon elle dans la création de concepts, elle-même rendue possible par l'indépendance partielle de l'imagination productrice dans le sujet connaissant, un moment inéliminable de toute pratique gnoséologique."

    "Si Castoriadis ne veut pas voir dans l’élucidation une forme de constructivisme, c'est parce qu'il pense que celui-ci reconduit le tort principal du criticisme kantien. Selon lui, le constructivisme n'est pas capable de penser les conditions ontologiques d'effectivité de sa catégorialité. Il ne permettrait pas de rendre compte du fait que « certaines conditions relatives à l'objet lui-même sont requises pour toute constitution du savoir le concernant » (Castoriadis, 1985-1987/Reference Castoriadis1999d, p. 532)."

    "[Castoriadis] identifie quatre couches ontologiques principales à partir desquelles une pratique créatrice de la raison est susceptible d'advenir et d’être effective, chacune d'entre elles étant acquise au sein d'une réflexion sur l’état des savoirs.

    La première d'entre elles est relative à l'ontologie générale, entendue classiquement comme la réflexion sur les caractéristiques générales de l’être en tant qu’être. En repartant des crises des sciences modernes, des disciplines anthropologiques et de la biologie cybernétique, Castoriadis forme l'hypothèse/postulat selon laquelle l’être possède des propriétés « ensembliste-identitaires » universelles, c'est-à-dire des propriétés exprimables par l'ensemble des schèmes logico-mathématiques tels que le principe d'identité, d’équivalence ou du tiers-exclu. Toutefois, si toute création de forme ontologique « s’étaye » sur une telle « première strate naturelle », il ajoute qu'il existe aussi une irrégularité en profondeur, une certaine indétermination créatrice, qu'il cherche à conceptualiser par les notions de création ex nihilo et de magma, elles aussi considérées comme des caractéristiques universelles de l’être. Cette condition ontologique doit être posée, d'après lui, comme un postulat universel de toute pratique gnoséologique (Castoriadis, 1985/Reference Castoriadis1999e, pp. 9 et 15–17). Toute pratique épistémique, toute pratique élucidante, doit prendre en compte selon lui son enracinement paradoxal dans une certaine anarchie (an-arkhè) ontologique, dans une absence d'ordre et de fondement qui rend possible le surgissement de déterminations partielles. Étant une caractéristique universelle de l’être, une telle condition se retrouve aussi bien dans le sujet (moyennant notamment l'imagination) que dans l'objet (dès lors historicisé et engagé dans le flux indéterminé du temps). Avant de s'engager dans une analyse du social-historique, Castoriadis écrit :

    Premièrement, « l’Être » n'est pas un système, n'est pas un système de systèmes, et n'est pas une « grande chaîne ». L’Être est Chaos, ou Abîme, ou le Sans-fond. Chaos à stratification non régulière : cela veut dire, comportant des organisations partielles, spécifiques, chaque fois aux diverses strates que nous découvrons (découvrons/construisons, découvrons/créons) dans l’Être (Castoriadis 1981-1984/Reference Castoriadis1999b, p. 272).

    De la même manière, sa réflexion sur les méthodes et les ontologies du social et de l'histoire à partir des années 1960 l'amène à formuler la thèse selon laquelle il est nécessaire de « postuler un autre niveau d’être, le social-historique, l'imaginaire social en tant qu'instituant, champ de création de formes qui surgit dès qu'il existe une multiplicité d'humains ; mais inobservable dans ses origines puisque nous ne rencontrons jamais d’êtres humains que socialisés » (Castoriadis, Reference Castoriadis2002, p. 39). Cette hypothèse/postulat constitue l'une des racines principales à partir desquelles il faut comprendre toute création de concepts et toute pratique de la vérité. Concevant le social-historique comme émergence immotivée de significations imaginaires sociales, Castoriadis estime que toute visée de vérité a pour condition socio-historique de possibilité un sens, une affectivité et une finalité socialement déterminés (Castoriadis, Reference Castoriadis2002, p. 55 sq). La catégorie de temps et son effectivité épistémique, par exemple, sont indissociables selon lui d'une institution imaginaire du temps dont le « collectif anonyme » est l'origine, mais qui trouve aussi dans l'objectivité une condition d'effectivité (Castoriadis, 1975/Reference Castoriadis1999c, p. 301–310).

    C'est la raison pour laquelle il voit dans la « rupture de la clôture », entendue comme mise en cause des conditionnements sociaux et imaginaires de l'expérience, une troisième racine de la pratique de création de concepts et de schèmes transcendantaux. Selon lui, une telle mise en cause est intimement liée à l'essor d'un projet politique d'autonomie, dont la démocratie est l'instanciation institutionnelle et la philosophie le versant théorique. Pour que la raison advienne comme capacité à se créer elle-même, à construire ses propres médiations et à se constituer réflexivement, il faut que

    surgissent l'interrogation et la contestation portant sur les institutions existantes et les significations imaginaires sociales correspondantes : c'est la naissance de la philosophie comme interrogation illimitée et de la démocratie comme assomption par la collectivité de ses pouvoirs et de ses responsabilités (Castoriadis, Reference Castoriadis2002, p. 45).

    On comprend que la construction de concepts est non seulement enracinée dans la totalité socio-historique (elle est conditionnée, ce qui ne veut pas dire déterminée, par une configuration imaginaire sociale particulière), mais que la prise de conscience du caractère créateur de la raison dépend à son tour d'une création socio-historique contingente : la démocratie et la philosophie.

    Enfin, au contact de la biologie cybernétique et de la pratique clinique, Castoriadis voit dans l’être-psychique une dernière « racine » de toute création de concept et de toute visée de vérité. Faisant l'hypothèse indéterministe selon laquelle la psyché est caractérisée par un « imaginaire radical », c'est-à-dire par le surgissement immotivé d'images, d'affects et de percepts, Castoriadis se demande quelles sont les conditions métapsychologiques qui rendent possible l'investissement pour l'individu d'un « projet de vérité », et par conséquent la capacité à « élucider ». La pratique même de la vérité s'enracine pour Castoriadis dans une forme particulière de socialisation susceptible de créer un individu réflexif, ce qui n'est possible qu’à condition que la psyché satisfasse quatre conditions métapsychologiques : la « capacité de sublimer », « l'existence d'un quantum d’énergie psychique libre », « la labilité ou fluidité des investissements psychiques sublimés », « la capacité de mettre en question les objets jusqu'alors investis » (Castoriadis, 2002, p. 120).

    On voit ici quel est le sens de cet « enracinement » de sa conception constructiviste du « projet de théorie ». D'un côté, il s'agit de penser l'autonomie de la raison comme capacité à prendre pour objet de son activité les médiations aprioriques de son expérience de l’être/étant. D'un autre côté, il veut penser, au contact des apories des concepts et catégories sur lesquels débouche l'activité de la raison, les conditions d'effectivité de la création conceptuelle moyennant la formulation d'hypothèses/postulats ontologiques. On retrouve ici le sens de cette « élucidation », qui « part » ou « va » aux principes au contact de l'expérience et qui trouve dans l’être/étant les conditions et les limites de son déploiement."

    "on peut dès lors mesurer l'une de ses contributions majeures à l'histoire de la philosophie, laquelle me semble particulièrement féconde dans le contexte actuel d'un renouvellement de la question ontologique par les réalismes spéculatifs et dans celui d'une prise de conscience des excès possibles des constructivismes postkantiens. Il a voulu tenir ensemble, en prolongeant le primat marxien de la pratique sur la théorie selon un intérêt pour l’émancipation, l'exigence d'une pensée de l'absolu à l'intérieur des limites prescrites par la finitude kantienne, mais il a aussi situé cette dernière dans une totalité expressive et différenciée de l’être à laquelle elle participe."
    -Thibault Tranchant, "Un constructivisme enraciné : élucidation, ontologie et création de concepts chez Cornelius Castoriadis". Dialogue: Canadian Philosophical Review / Revue Canadienne De Philosophie, 60(3), 2021, 579-600. https://www.cambridge.org/core/journals/dialogue-canadian-philosophical-review-revue-canadienne-de-philosophie/article/un-constructivisme-enracine-elucidation-ontologie-et-creation-de-concepts-chez-cornelius-castoriadis/C86D0F40DD51E644F16F7D6DADC17888



    _________________
    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


      La date/heure actuelle est Sam 23 Nov - 4:36