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    Cornelius Castoriadis, Ce qui fait la Grèce. 1. D'Homère à Héraclite. La création humaine II

    Johnathan R. Razorback
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    Message par Johnathan R. Razorback Mer 27 Oct - 16:46

    "J'ai connu la revue dans laquelle il s'exprimait, Socialisme ou Barbarie, à la fin de 1956 ou au début de 1957, après la révolution de Budapest et la répression qui y mit fin. [...] C'est en 1958 que j'ai pris contact pour la première fois avec le groupe qui éditait la revue. Et peu importe que ces membres aient été ensuite des "dissidents" puisqu'il s'agissait de Jean-François Lyotard et de Pierre Souyri. [...]
    Quelques années après, pendant l'hiver 1963-1964, dans un cercle qui avait pris le nom de Saint-Just, j'ai fais un peu mieux connaissance avec les deux fondateurs de Socialisme ou Barbarie, Castoriadis ou Claude Lefort [...] Trois spécialistes de la Grèce antique, J.P. Vernant, François Châtelet et moi, avions été conviés à débattre sur le thème de la démocratie antique. [...] Il existe un lien étroit entre l'idée de la démocratie directe et le thème de l'autogestion radicale qui est au centre de ce texte [Sur le contenu du socialisme], avec évidemment cette énorme différence que la démocratie athénienne se développait dans un monde préindustriel [...] Castoriadis a employé, pour caractériser la démocratie grecque, le mot de "germe" et je crois qu'on peut, sur ce point, lui donner raison." (pp.19-20)

    "Castoriadis était passionnément hellène [...] par une lecture directe des grands textes, d'Homère à Aristote, se faisant poète avec les poètes, historien avec les historiens, philosophe avec les philosophes." (p.21)

    "Hécatée de Milet, le premier des historiens." (p.27)

    "Les proches de Castoriadis savent que la poésie faisait intimement partie de son univers personnel: la poésie de Rilke, Hölderlin, Hugo, mais aussi et d'abord, bien entendu, la poésie grecque, d'Homère à Cavafis." (p.31)
    -Pierre Vidal-Naquet, "Castoriadis et la Grèce ancienne", Esprit, 12 décembre 1999, préface à Cornelius Castoriadis, Ce qui fait la Grèce. 1. D'Homère à Héraclite. La création humaine II, séminaire 1982-1983, Seuil, 2004, 361 pages.

    "Il y a opposition entre la tradition monothéiste en tant que tradition d'hétéronomie et la tradition grecque proprement dite, ou démocratique, en tant que tradition d'autonomie. On essaiera donc d'aller aux racines du monde grec, à ce qu'on peut aller la saisie première par les Grecs, avant toute thématisation philosophique et politique, de l'être du monde, de l'existence humaine dans le monde ; d'appréhender, donc, le noyau de toutes les significations imaginaires qui se sont ensuite déployées et instituées en Grèce. Je voudrais, par la suite, détailler ce qui, dans cette saisie, en est venu finalement à être explicitement thématisé et examiné par la philosophie, c'est-à-dire les trois grandes oppositions qui marquent la pensée grecque ancienne: entre l'être et le paraître (einai et phainesthai), entre la vérité et l'opinion (alètheia et doxa) et entre ce qu'on appelle la nature et la loi -mais là, déjà, la traduction ne permet pas de comprendre de quoi il s'agit: chez les Grecs, c'est l'opposition entre phusis et nomos.

    Nous parlerons aussi de la polis, de la cité, de la création de cette forme de vie collective et de ce qui l'accompagne, c'est-à-dire l'autoconstitution d'un corps de citoyens qui se considèrent comme autonomes et responsables, et se gouvernent en légiférant -ce qui, bien sûr, ne s'est pas fait en un jour, ni pacifiquement. Il s'agit en somme de la naissance, non pas seulement de la démocratie, mais aussi de la politique au sens vrai du terme. Avant cela il n'y a pas de politique, il n'y a pas d'activité collective qui vise l'institution de la société comme telle: dans la monarchie asiatique, par exemple, nous avons des intrigues de cour, mais pas un activité collective du peuple visant à changer la loi. Nous nous occuperons ensuite de la démocratie elle-même, avec ses traits les plus importants dans les poleis, les cités grecques, avec les énigmes et les questions qu'elle pose, et en particulier la question fondamentale ouverte par la création de la démocratie en Grèce [...] A partir du moment où s'opère cette rupture qu'est la création de la polis, les hommes se posent comme auteurs de leurs lois et donc aussi comme responsable de ce qui arrive dans la cité ; dès lors la position de la collectivité devient, de façon très claire, celle-ci: il n'y a pas de source extra-sociale, divine, transcendante qui dise le droit, qui dise ce qui est bon ou pas, ce qui est juste ou pas -et dans le domaine du politique, c'est de cela qu'il s'agit. Mais quelle est alors la limite de l'activité instituante des hommes ou des décisions qu'ils peuvent prendre ? Quelle est la norme de la loi, quel est l'étalon, quels sont les critères sur lesquels ils peuvent se guider puisqu'ils ont renoncé, pour parler métaphoriquement, à dire: la norme de la loi, c'est ce que Dieu a dit à Moïse ? Il n'y a pas, en Grèce, de Dieu qui ait dit quoi que ce soit à Moïse -et rappeler qu'il en va de même pour la plupart d'entre nous, c'est déjà répondre à la question de la pertinence de ce séminaire. Le problème qui se pose alors est celui de l'autolimitation de la collectivité, c'est-à-dire des moyens par lesquels la collectivité politique peut mettre des freins à sa propre activité: quels freins, et pourquoi d'ailleurs des freins ? Et c'est aussi la question, bien entendu, de la vanité de la recherche perpétuelle de freins, de limites ou de garanties qui seraient à toute épreuve, qui pourraient sauver la collectivité contre elle-même." (pp.35-36)

    "Quoi qu'on fasse, on ne fait jamais que ce que faisait une cité démocratique ; une certaine collectivité décide: nous sommes égaux, et il y a toujours quelqu'un qui est ainsi exclu de cette collectivité d'égaux. Quoi que vous fassiez, il en sera toujours ainsi. Si vous décidez que les enfants de moins de treize ans n'ont pas de droits politiques, c'est vous qui le décidez. C'est donc toujours une collectivité qui s'auto-instaure comme composée de membres égaux, c'est la position première d'une collectivité politique." (p.37)

    "Le rôle de Platon dans l'histoire de la philosophie a été celui d'un énorme bloc de pierre qui, pendant des siècles et des siècles, a fait obstacles à l'idée de la création dans l'histoire." (p.39)

    "Paradoxe historique fondamental [...] Aristote [...] apparaît comme le véritable philosophe du Ve siècle et de la cité démocratique. On pourrait écrire non pas un livre mais plusieurs autour de la thèse: Aristote antérieur à Platon. Et cela est visible non seulement dans sa philosophie politique, tout à fait opposée à celle de Platon, et pour laquelle, en fin de compte, la démocratie est, de tous les régimes réalisables, le moins mauvais, mais même dans son esprit général et, ce qui est le plus étonnant, dans son ontologie proprement dite et dans toute sa philosophie. Bien qu'il soit passé par l'école de Platon, il le réfute. Et l'on pourrait imaginer un Aristote qui aurait vécu au Ve siècle et aurait écrit à peu près ce qu'il a écrit." (p.39)

    "Je ne dis pas que la société est une œuvre d'art, je dis qu'il y a un aspect qui est comparable: la création d'une forme, la position d'un eidos, d'une essence." (p.45)

    "Le monde propre d'une société inclut pour moi son fonctionnement ; et ces significations comportement toujours aussi une dimension ensembliste-identitaire, c'est-à-dire fonctionnelle et instrumentale. Entrent donc là-dedans la production et la reproduction de la vie matérielle. Mais enfin tout cela est, si je peux dire, subordonné à ma préoccupation centrale: restituer les significations et les institutions dans lesquelles ces significations s'incarnent, moyennent lesquelles chaque société se constitue comme société et constitue son monde propre." (p.49)

    "Tout ce que disent la mythologie et les poèmes homériques prend son point de départ dans une compréhension du monde comme incompréhensible, du monde comme chaos, comme se créant sur fond de chaos et à partir de là devenant en partie cosmos, c'est-à-dire ordre, univers ordonné, dans lequel alors la compréhension de l'incompréhensible reprend pleinement ses droits, parce que le cosmos lui-même n'a au départ aucun sens dans l'acception humaine et anthropologique du terme. Brièvement parlant, il n'est pas fait pour l'homme, ni d'ailleurs contre l'homme: il est là, il a son ordre, et l'homme naît et meurt là-dedans. Et quand il meurt, c'est terminé. [...]
    C'est cette première saisie imaginaire du monde comme a-sensé et cette absence de source transcendante du sens ou de la loi ou de la norme qui libèrent les Grecs et leur permettent de créer des institutions dans lesquelles les hommes se donnent, précisément, leurs normes." (pp.55-56)

    "Pour Vernant, il y aurait d'abord la création politique et, d'une certaine façon, la naissance de la philosophie serait un produit, au sens vulgaire, une conséquence de la constitution de la communauté politique. Je discuterai ce point en détail parce qu'il est très important." (p.59)

    "En ce qui concerne la démocratie ou la politique, on trouvera certes des équivalents ou des approximations de formes démocratiques ailleurs qu'en Grèce ancienne ou dans des périodes antérieures, par exemple des assemblées démocratiques de guerriers dans certaines tribus. Effectivement, ils discutent -très peu d'ailleurs, ils sont d'un laconisme admirable-, ils se consultent et, en un sens, décident à partir d'un consensus. On trouvera également cela dans certaines communautés rurales, comme le mir, qui intéressait tellement le vieux Marx, ou la zadruga, ou parfois dans les villages de l'Inde. Et sans doute dans beaucoup d'autres cas. Vous trouverez là des collectivités qui s'autogèrent. Quelle est donc la différence pour ce qui nous importe ici ? La vie dans une telle collectivité est peut-être infiniment plus agréable ou humaine, elle vaut peut-être mieux dans l'absolu que la vie dans l'Athènes du Ve siècle ; il se peut qu'un guerrier indien d'Amérique, comme type d'individu humain, soit absolument indépassable -je serais assez enclin à le croire. Mais ce n'est pas cela que je discute. Dans ces communautés autogérées, où il n'y a pas de différenciation de pouvoir entre dominants et dominés, cette autogestion se fait dans un cadre donné une fois pour toutes, ne varietur, qu'il n'est pas question de modifier. [...] On gère la communauté en fonction de la loi existante: il n'est pas question d'avoir explicitement une activité législative. Donc, quand nous parlerons de démocratie, n'ayons pas simplement en tête l'existence d'une assemblée qui délibère et décide consensuellement, ni l'absence d'une domination au sens factuel du terme par un groupe spécial ; la création grecque de la démocratie, de la politique, est création d'une activité explicitement auto-instituante de la collectivité." (p.59)

    "En un sens les interrogations qui sous-tendent l'activité philosophique sont bien entendu toujours là depuis qu'il y a des êtres humains, et la réponse à ces interrogations est fournie [...] par l'institution religieuse de la société. Nous nous basons d'ailleurs sur cette réponse pour reformuler les questions, qui ne sont jamais explicitées précisément. En ce sens, on peut dire que la pensée religieuse est déjà une activité quasi philosophique ; mais parler de philosophie serait quand même un terrible abus de langage parce que, justement, il ne s'agit pas d'une activité critique. Par ailleurs, en dehors de la Grèce, et naissant à peu près à la même époque -celle que Jaspers appelait Achsenzeit, la "période axiale" de l'histoire universelle, entre 800 et 200 avant Jésus-Christ, le temps des prophètes en Israël, du Bouddha en Inde mais aussi de la floraison de la philosophie hindoue, et de Confucius en Chine-, nous avons dans d'autres histoires, dans d'autres traditions, notamment en Inde et en Chine, quelque chose qui est "comme de la philosophie". C'est incontestable. Le sujet est immense et exigerait une discussion à part. Mais, brièvement, qu'est-ce qui différencie cette philosophie de celle qui est née en Grèce et qui est devenu, moyennement l'histoire européenne, la philosophie tout court ? Pas simplement la radicalité de l'interrogation: on trouvera aussi bien dans la tradition taoïste que dans la philosophie hindoue des positions tout aussi radicales que certaines conceptions grecques -une critique totale des phénomènes, des apparences, et des discussions fantastiquement subtiles et très profondes sur l'imposition arbitraire par le sujet et le langage de distinctions et de séparations, d'organisations et de pseudo-organisations sur un monde qui en lui-même les ignore. Il y a là des choses qui vont aussi loin qu'on puisse aller et qu'on ne peut qu'admirer. Mais cette philosophie, du moins en Inde -et, d'une autre façon, en Chine-, reste une activité en quelque sorte à part. C'est soit une philosophie de cour, soit une philosophie propre au milieu sacerdotal, soit une philosophie de penseur solitaire ; on n'y trouve jamais ce degré d'implication dans l'activité de la collectivité sociale que l'on constate en Grèce. [...] Elle est essentiellement à la fois spéculative et, en Inde, complémentaire des textes sacrés. Même quand le commentaire devient très radical, même s'il ne se limite pas à une simple interprétation des textes sacrés comme dans d'autres cas, cela reste quand même une philosophie ancillaire, pour reprendre le terme médiéval. Et je pense qu'il est impossible de méconnaître la liaison entre ce caractère de la philosophie hindoue ou chinoise [...] et l'absence de véritable mouvement politique dans ces sociétés. Car elles sont restées des sociétés traditionnelles, qui n'ont tout au plus connu, comme en Chine, que des conflits sociaux et politiques épisodiques, explosifs, prenant très souvent la forme de jacqueries, etc., mais jamais articulés, n'affrontant jamais de façon directe la question de l'institution de la collectivité politique." (pp.60-61)

    "Quand on parle du mouvement démocratique, on parle en général des cités de la Grèce proprement dite ou de cités déjà établies, et des luttes internes qui s'y déroulent. On a déjà une inscription de Chios qu'on peut dater de 570 av. J.C., qui parle d'une boulè dans un contexte qui permet de comprendre que c'était un conseil élu par le dèmos. Après la colonisation des côtes de l'Asie Mineure, qui remonte au XIe siècle, il y a une deuxième grande vague de colonisation, dirigée surtout vers l'Occident (Sicile, Grande Grèce, etc.), où les premières fondations datent de 750. Or, c'est le plus important, ces colonies grecques ne sont pas comme les colonies phéniciennes, ou plus tard les colonies juives de la diaspora, ou même les colonies romaines ; c'est-à-dire des gens qui transportent avec eux les lois de leur patrie. Les Grecs, eux, partent avec quelques statues des dieux de leur patrie, s'installent -et puis ils font leurs propres lois ou confient cette tâche à un législateur étranger. Le mouvement d'auto-institution commence donc déjà au VIIIe siècle, avec la colonisation, qui est là comme une première matrice de cette autoposition de la collectivité politique. Il y a, pour la question qui nous intéresse, un côté fascinant dans ce phénomène, mais en même temps une énorme difficulté, parce que la période est extrêmement obscure, que les documents sont très rares et que la liberté, ou même l'arbitraire, de l'interprétation dans la reconstruction devient beaucoup plus grande. En tout cas, à mes yeux, l'origine de la polis démocratique est absolument contemporaine des poèmes homériques. Du moment de leur rédaction, du moins, et non pas du monde dont parle le poète, car il s'agit là d'une autre histoire." (p.62)

    "Cette volonté de comprendre d'autres mondes historiques -la volonté d'aller voir comment les autres vivent, et pas pour dire qu'ils vivent comme des cochons ou comme des sauvages-, est elle-même une création de notre tradition, nous en parlerons à propos d'Hérodote, de l'ethnographie et de l'histoire. Pourquoi notre tradition donne-t-elle cette possibilité ? D'abord, parce qu'elle casse l'emprise totale sur nous des significations imaginatives de notre société, c'est-à-dire parce qu'il y a dès le départ relativisation du monde et des institutions propres: nous faisons comme ceci, les barbares font autre chose, autrement." (p.63)

    "Sir Karl [Popper] considérait que, parce qu'elles répondaient pas à son critère de falsifiabilité, certaines disciplines, comme la psychanalyse, n'étaient pas des sciences. Quant à moi, je dirais bien sûr le contraire: c'est précisément l'existence même de la psychanalyse qui condamne la falsifiabilité poppérienne, critère pauvre, partiel et sans grand intérêt." (pp.63-64)

    "Quand vous abordez la littérature concernant la Grèce ancienne en général, et Homère en particulier, vous vous trouvez face à un corpus immense, où les opinions varient du tout au tout sur à peu près tous les sujets imaginables." (p.67)

    "
    (pp.69-70)
    -Cornelius Castoriadis, Ce qui fait la Grèce. 1. D'Homère à Héraclite. La création humaine II, séminaire 1982-1983, Seuil, 2004, 361 pages.



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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

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    Message par Johnathan R. Razorback Lun 13 Fév - 20:21

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    Message par Johnathan R. Razorback Lun 13 Fév - 20:22

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    Message par Johnathan R. Razorback Lun 13 Fév - 20:28


    "Démocrite est à peu près contemporain de Socrate, et l'on peut situer sa maturité autour de 450-440. Le fragment qui nous occupera d'abord nous a été transmis par Proclus. Ce dernier rapporte que, selon certains, dont Pythagore, les noms ont une correspondance naturelle avec les êtres qu'ils désignent. Pourtant, Pythagore savait que les mots sont des créations humaines, imposées aux choses. Contradiction insoluble ? Non, parce que seul peut nommer les choses, disait-il, l'homme sage qui, par la pensée, connaît leur vraie nature. Il y a donc un législateur humain qui pose pour chaque être le vrai nom qui lui revient. [...]

    Proclus poursuit en présentant l'argumentation opposée, celle de Démocrite, donc. Je ne peux que vous conseiller, sur ce point, de reprendre le Cratyle de Platon, ce dialogue sur la conventionnalité ou la naturalité du langage qui explicite et critique les deux positions, mais sans aboutir à aucune conclusion. C'est pourtant un dialogue de la maturité, ce n'est pas un exercice rhétorique, mais il reste problématique et aporétique. Tout comme le Théétète, d'ailleurs, qui traite de l'epistèmè, du vrai savoir, passe en revue les différentes définitions, les réfute puis se clôt sur un "on essaiera de faire mieux la prochaine fois".

    Tout au contraire, telle que la présente Proclus, la démonstration de Démocrite est exhaustive et définitive. Les quatre arguments qu'il présente sur la conventionnalité du langage me semblent, soit dit en passant, plus riches et féconds que ceux de Saussure qui, dans son Cours de linguistique générale, pour introduire le principe de l' "arbitraire du signe", se contente à peu de chose près de noter qu'en France on appelle "boeuf" ce qu'au-delà du Rhin on nomme "Ochs". Le dernier argument de Démocrite est d'ailleurs une quasi-réfutation par anticipation du structuralisme... Mais reprenons-les un par un. Il commence par l'homonymie: si des choses différentes portent le même nom, comment ce dernier pourrait-il être par nature ? Pour que le langage soit phusei, il faudrait au moins un nom par chose. Et il n'en faudrait qu'un : c'est là le deuxième argument, la synonymie, que Démocrite -ou Proclus, peut-être- appelle polyonymie. Là encore, la naturalité du langage devrait exclure que plusieurs noms s'appliquent à une seule et même chose. On voit déjà la fécondité de ces deux premiers arguments, qui concernent l'absence de correspondance bi-univoque, de correspondance terme à terme, entre les noms et les choses, mais qu'on peut généraliser à tout le langage: une même description peut très bien s'appliquer à plusieurs processus, et un seul enchaînement de faits être décrit d'un nombre indéterminé de façons. Sans cette universalité du langage, d'ailleurs, nous ne pourrions plus parler: si le même mot, la même description ne pouvait s'appliquer à une indéfinité d'occurences, il nous faudrait sans cesse inventer de nouveaux complexes de mots pour décrire un événément inédit, ou un événement identique dans un autre lieu. [...] Le troisième argument contre la naturalité du langage [...] la metathesis onomatôn, le déplacement des noms, est le plus ordinaire: c'est tout simplement que nous pouvons changer le nom d'une chose sans affecter en rien cette chose. On peut donc appeler Aristoclès Platon, et Tyrtamos Théophrastre [...] et ne rien changer à la nature de ces personnages: on est à l'évidence en pleine convention.

    Le quatrième argument, modestement intitulé ek tès tôn homoiôn elleipseôs, à partir du manque de semblables, va en fait beaucoup plus loin qu'il n'y paraît. Comment se fait-il, se demande Démocrite, qu'au substantif phronèsis, la pensée juste, le jugement, la prudence, etc., corresponde le verbe phronein, bien juger, avoir tous ses esprits, etc., mais que du nom dikaiosunè, justice, ne dérive aucun verbe ? Dans un cas, on a un lien logique et organique, inhérent à la pensée et à la chose même, entre un procès, une action, et une propriété catégoriale ; dans l'autre, non. A quelle nature peut bien correspondre une telle incohérence ? Où est la logique dans cette affaire ? Nulle part. De telles dissymétries et anomalies ne peuvent être dues qu'à des décisions, des positions humaines.

    Vous voyez bien alors pourquoi cet argument va plus loin qu'il n'en a l'air, qu'il est de fait une réfutation par anticipation du structuralisme et de tout logicisme. Car il peut s'appliquer à tous les étages du langage, et déjà au niveau élémentaire de la phonologie. Celle-ci nous enseigne qu'il y a, dans une langue, des concaténations de phonèmes permises et d'autres interdites, qui ne peuvent donc pas former de lexèmes, de mots. Cette logique -que Jakobson lui-même a d'ailleurs à juste titre qualifiée de totalitaire: tout ce qui n'est pas interdit est obligatoire- imposerait que toutes les concaténations de phonèmes permises se réalisent, formant autant de lexèmes dans la langue dont il s'agit. Or il n'en est rien. "Vèche", par exemple, serait un mot parfaitement légitime en français, mais il n'existe pas. Vous pourriez fabriquer ainsi d'innombrables mots, bien plus que n'en comporte le français actuel, qui seraient, du point de vue phonologique, parfaitement licites... Et, au niveau lexical, la dérivation et la production ne s'effectuent pas uniquement selon une logique interne qui imposerait tel ou tel mode de composition selon les cas, mais présentent cette "accidentalité", cette dépendance à la fois à l'historicité et à l'aspect connotatif et finalement magmatique de la signification que Démocrite signalait déjà." (pp.255-258)

    "Ma dernière remarque sur cette opposition phusis-nomos concerne le seul mot nomos, où pour moi se résume ce que j'appelle la création humaine chez les Grecs. Tout cela est lié à la fameuse question du temps cyclique, à l'éternel retour, à l'ignorance du progrès, thèmes qui, j'y ai déjà fait allusion, ne sont pas spécifiquement grecs, du moins tels qu'on les présente d'habitude. On trouverait même de nombreux témoignages prouvant que les Grecs n'avaient pas une conception purement cyclique du temps, dont le plus décisif est, très tôt, cette idée d'une humanité se séparant de l'animalité puis se construisant comme humanité par ses propres actes et créations. De nombreux historiens de la philosophie [...] parlent à ce propos de théorie anthropologique du progrès. Et je serais assez d'accord avec cette expression, à condition de bien détacher le terme "progrès" de ses connotations du XIXe siècle. Ce qui est au coeur de la conception grecque, c'est la compréhension, assez tôt, qu'il y a une séparation entre les humains et la nature, les animaux par exemple, qui n'est pas une donnée naturelle, mais le produit, le résultat, d'actes humains, qui posent cette séparation, qui la constituent, et qui sont de l'ordre du nomos. Le mot n'est pas encore employé, et le terme de "création", poièsis en grec ancien, terme assez ambigu d'ailleurs, n'est jamais prononcé dans ce contexte. Mais cette vue est déjà là chez Xénophrane, par exemple dans ce fragment qui nous décrit les hommes au départ ignorants et qui, à force de chercher, "trouvent avec le temps ce qui est le meilleur" ; elle est aussi là chez Protagoras, d'après tout ce qu'on sait de son œuvre, et même d'après ce qu'il dit dans le dialogue de Platon qui porte. [...] Les témoignages essentiels pour notre propos sont cependant trois passages, parmi les plus marquants, de poètes tragiques. D'abord aux vers 442-468, puis 478-506 du Prométhée enchaîné d'Eschyle, dont on ne connaît pas la date précise, mais seulement qu'elle est une des dernières œuvres de l'auteur, qui meurt en 456. Dans cette tragédie, on a déjà très clairement une séparation entre un état préhumain et un état véritablement humain, même si c'est un dieu, Prométhée, qui est responsable de cette rupture en ayant donné aux hommes les arts et les nomoi, les institutions. [...] Mais moins d'une génération après Eschyle, en 440 environ, dans l'Antigone de Sophocle (au vers 332-375), intervient cet hymne fantastique à la puissance créatrice des êtres humains, qui instituent des cités, qui se donnent des lois, qui créent le langage, les arts, etc. C'est le fameux chœur qui commence par les vers: "Nombreuses sont les choses terribles, mais rien n'est plus terrible que l'homme." Terrible, ici, qui tente de traduire le mot deinon, a le même sens que dans le "Tout ange est terrible" de Rilke: il ne décrit pas la peur, l'horreur, la fuite, mais la présence d'une puissance incoercible qui, lorsqu'elle apparaît, fait s'effondrer la quotidienneté. On trouvera ensuite chez Critias, ou dans les écrits hippocratiques, de nombreux textes insistant sur cette séparation de l'homme par rapport à un état naturel, sur ce qui est, dans mon langage, l'autoposition de l'humanité. Mais si les trois tragiques me semblent, encore une fois, des témoins privilégiés à cet égard, c'est parce que leur génie a été aussi d'exprimer avec une acuité fantastique ce qu'on pourrait appeler des topoi de l'époque, des idées, des problématiques [...] qui sont discutées, qui sont dans l'air du temps. [...] Je crois donc que la position du nomos comme équivalent à l'autocinstitution de l'humanité est une idée qui, au tournant des VIe-Ve siècles, entre 500 et 450, commence à être perçue." (pp.259-261)
    -Cornelius Castoriadis, Ce qui fait la Grèce. 1. D'Homère à Héraclite. La création humaine II, séminaire 1982-1983, Seuil, 2004, 361 pages.




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