"Qui sont les antimodernes ? Balzac, Beyle, Ballanche, Baudelaire, Barbey, Bloy, Bourget, Brunetière, Barrès, Bernanos, Breton, Bataille, Blanchot, Barthes… Non pas tous les écrivains français dont le nom commence par un B, mais, dès la lettre B, un nombre imposant d’écrivains français. Non pas tous les champions du statu quo, les conservateurs et réactionnaires de tout poil, non pas tous les atrabilaires et les déçus de leur temps, les immobilistes et les ultracistes, les scrogneugneux et les grognons, mais les modernes en délicatesse avec les Temps modernes, le modernisme ou la modernité, ou les modernes qui le furent à contrecœur, modernes déchirés ou encore modernes intempestifs.
Pourquoi les nommer antimodernes ? D’abord pour éviter la connotation dépréciative généralement attachée aux autres appellations possibles de cette tradition essentielle parcourant les deux derniers siècles de notre histoire littéraire. Ensuite, parce que les véritables antimodernes sont aussi, en même temps, des modernes, encore et toujours des modernes, ou des modernes malgré eux. Baudelaire en est le prototype, sa modernité — il inventa la notion — étant inséparable de sa résistance au « monde moderne », comme devait le qualifier un autre antimoderne, Péguy, ou peut-être de sa réaction contre le moderne en lui-même, de sa haine de soi en tant que moderne. Ainsi choisit-il non pas Manet, son ami et pair, comme « peintre de la vie moderne », mais Constantin Guys, artiste dépassé par l’invention de la photographie, tandis qu’il écrivait à Manet : « […] vous n’êtes que le premier dans la décrépitude de votre art(1). »
Les antimodernes — non les traditionalistes donc, mais les antimodernes authentiques — ne seraient autres que les modernes, les vrais modernes, non dupes du moderne, déniaisés. On se dit d’abord qu’ils devraient être différents, mais on se rend compte bientôt que ce sont les mêmes, les mêmes vus sous un autre angle, ou les meilleurs d’entre eux."
-Antoine Compagnon, Les antimodernes. De Joseph de Maistre à Roland Barthes, Gallimard, 2005.
"Caillois jouait avec les idées de [Joseph de Maistre] jusqu’en 1940, mais, aussitôt après, il se fit gaulliste fervent."
"Le national-républicanisme d’un Régis Debray est-il antimoderne ? Ou le passage du républicanisme à la laïcité positive d’un Max Gallo ? Ou la nostalgie de l’école et de la culture de la Troisième République chez un Alain Finkielkraut ?"
"Ni Benoît XVI ni Houellebecq, car pour être antimoderne, il est indispensable d’avoir traversé le moderne, comme Chateaubriand en 1789, comme Baudelaire en 1848, comme Péguy durant l’affaire Dreyfus, comme Gracq avec le surréalisme, comme Barthes avec le brechtisme. Un écrivain qui pense et écrit comme un naturaliste de la fin du XIXe siècle, comme si ni Proust ni Joyce n’avaient existé, n’est pas un antimoderne."
-Antoine Compagnon, postface à Antoine Compagnon, Les antimodernes. De Joseph de Maistre à Roland Barthes, Gallimard, 2005.