"Gramsci n’avait aucune chance de lire le texte fondateur de la conception négative de l’idéologie du marxisme, c’est-à-dire l’Idéologie allemande de Marx et Engels. Composée entre 1845 et 1846, elle avait été abandonnée par ses auteurs « à la critique rongeuse des souris » et elle ne sera publiée dans son intégralité qu’en 1932, alors que Gramsci était en prison depuis plusieurs années. Mais aujourd’hui, grâce aux recherches patientes de Irina Gregor’eva, Francesca Izzo et Francesca Antonini, nous sommes presque certains que Gramsci avait lu le résumé-paraphrase du premier livre de l’Idéologie allemande, dédié à Feuerbach, dans une anthologie russe sur le matérialisme historique réalisée par Adoratskij (d’abord collaborateur puis successeur de Rjazanov à la direction de la MEGA, la Marx Engels Gesamte Ausgabe), qui parut à Moscou au début de l’année 1924, mais que Gramsci a pu lire à l’état de brouillon dès l’automne 1923, avant de quitter la capitale soviétique pour aller à Vienne. Là, il proposera à son ancien professeur d’université puis collaborateur de L’Ordine Nuovo, Zino Zini, de traduire en italien ce livre, mais le projet ne sera pas réalisé."
"On trouve la conception négative de l’idéologie qui est généralement attribuée à Marx et surtout au marxisme, à partir de la définition de la « fausse conscience » contenue dans une lettre du vieux Engels à Franz Mehring de 1893. Mais on y trouve aussi une conception neutre, sinon positive, de l’idéologie comme lieu de manifestation et de résolution du conflit social10. Une conception que Gramsci avait déjà rencontrée dans le troisième paragraphe de l’article d’Antonio Labriola de 1896 Del materialismo storico (Sur le matérialisme historique), publié dans le journal socialiste turinois Il Grido del Popolo le 5 janvier 1918 sous le titre « Le ideologie nel divenire storico » (Les idéologies dans le devenir historique), et dans le Que faire de Lénine, qui posait l’alternative : « idéologie bourgeoise ou idéologie socialiste. Il n’y a pas de milieu ».
Croce aussi utilise le terme idéologie avec une signification principalement négative, en se référant au champ sémantique de l’abstraction, du dogmatisme, du fanatisme ou au moins de la partialité, opposé à celui de l’universalité concrète, de la vérité et de la liberté représentées par la philosophie. Par exemple, dans Etica e politica (Éthique et politique), un livre que Gramsci connaissait très bien et qu’il possédait en prison, Croce écrivait que « chaque parti politique développe une idéologie ou théorie, ou plutôt une pseudo-théorie, qu’il utilise pour faire semblant d’avoir comme alliées la vérité, la raison, la philosophie, la science et l’histoire ». De ce point de vue, les Jacobins sont emblématiques et sont considérés par le philosophe néo-idéaliste italien comme les héritiers légitimes des philosophes des Lumières, avec leur rationalisme abstrait. De plus, Croce attribue à Marx la thèse – il dit : « l’idée folle » – selon laquelle les idéologies ne sont que le reflet des conditions matérielles de la société.
On retrouve cette acception négative de l’idéologie surtout dans la phase initiale du travail en prison de Gramsci. Dans le Cahier 1, commencé en 1929, il définit par exemple comme « idéologiques » les représentations hypocrites, sectaires et de caste de certains intellectuels italiens qu’il appelle i nipotini di padre Bresciani (les petits-enfants du père Bresciani), d’après le nom du père jésuite réactionnaire du XIXe siècle, auteur de romans cléricaux et anti-risorgimentaux. Et parfois, dans le même Cahier 1, Gramsci parle d’idéologie aussi comme fausse conscience – même s’il n’utilise pas cette expression –, comme à propos du mythe de l’Amérique qui a poussé beaucoup de gens à émigrer.
Mais bientôt le concept d’idéologie connaît un élargissement jusqu’à devenir synonyme de conception du monde (Weltanschauung). Cette acception est déjà implicite dans les paragraphes 43-44 du Cahier 1 – rédigés au début de 1930 et consacrés à l’analyse du Risorgimento italien – où Gramsci écrit que « les changements dans les modes de pensée, dans les croyances, dans les opinions, n’ont pas lieu par “explosions” rapides, simultanées et généralisées, ils se produisent presque toujours par “combinaisons successives”, selon des “formules” très disparates. […] Dans la sphère de la culture, les diverses strates idéologiques se combinent de façon variée et ce qui est devenu “ferraille” en ville est encore “ustensile” en province ».
Un nouvel élargissement du champ sémantique de l’idéologie se produit vers le milieu de la même année, dans le Cahier 3, où Gramsci introduit les expressions de « front idéologique », « matériel idéologique » et « structure idéologique » de la classe dominante. On peut en conclure que tous les hommes sont porteurs d’une idéologie, bien que beaucoup d’entre eux ne le sachent pas, aussi bien que, comme Gramsci le dira ensuite, tous les hommes sont des intellectuels, même s’ils n’exercent pas dans la société cette fonction particulière, ou que « tous les hommes sont philosophes », mais la plupart d’entre eux « sont philosophes dans la mesure où ils agissent pratiquement et où, dans leurs actions pratiques (dans les lignes directrices de leur conduite) est implicitement contenue une conception du monde, une philosophie ».
De plus, toujours dans le Cahier 3, Gramsci écrit qu’« il ne faut pas concevoir l’“idéologie”, la doctrine comme quelque chose d’artificiel et mécaniquement superposé (comme une robe sur la peau, et non comme la peau qui est organiquement produite par l’organisme biologique animal tout entier), mais historiquement, comme une lutte incessante ». Dans ce dernier texte, le mot « idéologie » est placé entre guillemets, pour indiquer, comme dans d’autres cas, son éloignement du sens commun du terme. Mais cette note anticipe surtout, d’une part la superposition entre idéologies et superstructures qu’on peut observer à partir du Cahier 4 (où l’on parle par exemple de « superstructures idéologiques »), et d’autre part le dépassement de l’opposition entre structure et superstructures qui se trouve encore dans la première série de « Notes de philosophie » du même Cahier 4, réalisées entre mai et novembre 1930. Gramsci ira interroger cette opposition dans la deuxième série de « Notes de philosophie » du Cahier 7 (de novembre 1930 à novembre 1931) et surtout dans la troisième, qui se trouve dans le Cahier 8 (de novembre 1931 à mai 1932).
Mais déjà dans une note du Cahier 4, qui s’intitule significativement Croce et Marx, Gramsci écrit : « Le point qui nous intéresse le plus est celui des “idéologies” [encore entre guillemets] et de leur valeur ; il faut noter les contradictions dans lesquelles Croce tombe à cet égard. […] Il soutient que pour Marx les “superstructures” [encore une fois entre guillemets] sont apparence et illusion et il les critique pour cela. Mais est-ce vrai ? » Selon Gramsci, « la théorie des idéologies de Croce […] est évidemment d’origine marxiste : les idéologies sont des constructions pratiques, elles sont des instruments de direction politique, mais cette théorie ne reproduit qu’une partie de la doctrine marxiste, la partie critique-destructrice ». En effet, « pour Marx les “idéologies” », toujours entre guillemets, sont tout autre chose qu’illusion et apparence. Elles sont une réalité objective et opérante, mais elles ne sont pas le ressort de l’histoire, voilà tout. Ce ne sont pas les idéologies qui créent la réalité sociale, mais c’est la réalité sociale, dans sa structure productive, qui crée les idéologies. Comment Marx pourrait-il avoir pensé que les superstructures sont apparence et illusion ? Ses doctrines sont aussi une superstructure. Marx affirme explicitement que les hommes prennent conscience de leur rôle sur le terrain idéologique, ce qui n’est pas une mince affirmation de « réalité » : sa théorie veut précisément elle aussi « faire prendre conscience » à un groupe social déterminé de son propre rôle, de sa propre force, de son propre devenir. Mais il détruit les « idéologies » [bien sûr entre guillemets] des groupes sociaux adversaires, qui précisément sont des instruments pratiques de domination politique sur le reste de la société : il démontre qu’elles sont privées de sens, parce qu’en contradiction avec la réalité effective."
"Dès le Cahier 4, Gramsci met en relation les Thèses sur Feuerbach avec la Misère de la philosophie, où Marx oppose aux élucubrations pédantes et arbitraires de Proudhon le caractère concret de l’idéologie capitaliste bourgeoise de Ricardo et surtout de l’idéologie communiste, qui dépasse les limites corporatives et de classe des idéologies précédentes pour adopter un point de vue universel, même si historiquement déterminé et donc non définitif. Ces différentes acceptions de l’idéologie conduisent Gramsci à approfondir l’origine historique du concept. Il écrit encore dans le Cahier 4 qu’au départ l’«“idéologie” [entre guillemets] a été un aspect du sensualisme ou disons du matérialisme français du XVIIIe siècle. À l’origine, le mot signifiait “science des idées” et puisque l’analyse était la seule méthode reconnue et appliquée par la science, le mot signifiait “analyse des idées” c’est-à-dire “recherche de l’origine des idées”. Les idées devaient être décomposées en leurs éléments originaires et ceux-ci ne pouvaient être autre chose que les “sensations” ». Après avoir mentionné les principaux représentants de cette doctrine (Condillac, Helvétius, Destutt de Tracy, Cabanis et Taine, mais aussi des penseurs catholiques comme Alessandro Manzoni), Gramsci observe que la signification même que le terme d’“idéologie” a prise dans la pensée de Marx contient implicitement un jugement défavorable et exclut que, pour lui, l’origine des idées soit à rechercher dans les sensations et, de ce fait, en dernière analyse, dans la physiologie : pour Marx, cette même “idéologie” doit être analysée historiquement, comme une superstructure »."
"Les idéologies historiquement organiques représentent ce que Gramsci appelle la « forme » du « “bloc historique”, où justement les forces matérielles sont le contenu », mais « cette distinction entre forme et contenu est purement didactique, car les forces matérielles ne seraient pas concevables historiquement sans forme et les idéologies seraient de petites lubies individuelles sans les forces matérielles »."
"Gramsci répète dans le Cahier 13 que « les hommes deviennent conscients (du conflit entre les forces matérielles de production) sur le terrain idéologique »."
-Giuseppe Cospito, « Gramsci et l’idéologie (entre Marx et Croce) », Laboratoire italien [En ligne], 27 | 2021, mis en ligne le 31 janvier 2022, consulté le 16 juillet 2023. URL : http://journals.openedition.org/laboratoireitalien/7723 ; DOI : https://doi.org/10.4000/laboratoireitalien.7723
« Chaque fois qu’affleure d’une façon ou d’une autre la question de la langue, cela signifie qu’une série d’autres problèmes est en train de se poser : la formation et l’élargissement de la classe dirigeante, la nécessité d’établir des rapports plus intimes et plus sûrs entre les groupes dirigeants et la masse populaire-nationale, c’est-à-dire de réorganiser l’hégémonie culturelle. »
-Antonio Gramsci, Q 10, II, 6 [F 7], p. 1245.
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-Pietro Milli, « L’idéal qui donne sa lumière au silence : Antonio Gramsci et la culture musicale italienne de l’après-guerre », Transposition [En ligne], Articles, mis en ligne le 21 septembre 2021, consulté le 16 juillet 2023. URL : http://journals.openedition.org/transposition/6629 ; DOI : https://doi.org/10.4000/transposition.6629