https://www.cairn.info/revue-archives-de-philosophie-2005-4-page-611.htm
" [Les Thèses sur Feuerbach, publié en 1888 par Engels] ont hanté les penseurs italiens des années 1895-1905. Labriola, venu au marxisme après un parcours complexe, les utilise en ses deux premiers essais – en 1895, In memoria del Manifesto dei comunisti, et en 1896, Dal materialismo storico. Dilucidazione preliminare – pour signifier la nature philosophique de l’œuvre marxienne. Croce, en 1896 aussi, commente les essais de Labriola dans une étude intitulée Sulla forma scientifica del materialisme storico ; il refuse au marxisme toute appartenance à la philosophie et il l’interprète en un sens quasi wébérien comme canon méthodologique de recherche historiographique fondé sur l’importance de l’activité économique. En 1897, le jeune Gentile publie dans une revue un nouvel essai, Una critica del materialismo storico, centré exclusivement sur la question de la philosophie de Marx : il la comprend comme une vraie philosophie de l’acte et de l’action pensée, mais il en dénonce la contradiction qui est de réduire l’acte à la matière économique. Entre temps, Georges Sorel, attentif au devenir théorique du socialisme, demande à Labriola des éclaircissements philosophiques qu’il pourrait ajouter sous la forme d’un troisième essai aux deux premiers dans une traduction française. Labriola répond positivement en rédigeant ce troisième essai en 1897, Discorrendo di socialismo e filosofia sous forme de lettres à Sorel. C’est dans ce dernier texte qu’il formule la proposition de philosophie de la praxis. Ces trois essais seront publiés en un tout sous le titre Saggi sulla concezione materialistica della storia, d’abord en français, puis en italien.
Le débat se poursuit en s’approfondissant et en s’élargissant. Croce, en 1897, avec Per la interpretazione di alcuni concetti del marxismo, maintient sa thèse de la non philosophie de Marx. Il analyse les prétentions scientifiques du matérialisme historique en déconstruisant les concepts fondamentaux de la théorie de l’histoire et de l’économie politique. Il attaque la pertinence de la théorie de la valeur en concomitance avec les théoriciens marginalistes comme Pareto. En 1898, Croce réunit ses essais enrichis d’études sur le taux de profit et la loi de la valeur dans le volume Materialismo storico ed economia marxistica. De son côté, mais en sens contraire, Gentile, en 1898, dans une étude décisive, La filosofia della prassi, réaffirme la nature philosophique mais contradictoire de la pensée marxienne et présente le fil conducteur de ce qui sera l’actualisme. Son analyse prend la forme d’un commentaire des Thèses sur Feuerbach qu’il est le premier à traduire en italien."
"Pour Antonio Labriola [...] la réalité de ce que l’on appelle alors le marxisme est sa référence à l’histoire, au procès de l’autoproduction effective, pratique des hommes, sous la figure non théorique du mouvement ouvrier. Le marxisme trouve sa pierre de touche dans sa capacité à penser dans son immanence le procès de la réalité se faisant et dans sa capacité à l’orienter, tout en réfléchissant en ce procès sa propre possibilité et ses formes."
"Si l’histoire est toute d’une pièce, elle se sédimente toutefois en des configurations sociales articulées. L’unité de la pratique se décline alors comme savoir de ces articulations : « La société n’est pas un tout homogène, mais un corps d’articulations particularisées, bien plus un complexe multiforme d’intérêts antithétiques ». La praxis, comme processus de formation et de transformation de ces complexes que sont les formations sociales in fieri, exclut toute intelligibilité fondée sur les dualismes qu’accrédite une conception simpliste et erronée du rapport entre structures et superstructures : « Il ne s’agit pas de séparer l’accident de la substance, l’apparence de la réalité, le phénomène du noyau intrinsèque, ou selon toute autre formule qu’emploiera n’importe quelle scolastique, mais d’expliquer l’enchaînement et le complexe précisément en tant qu’enchaînement et complexe. Il ne s’agit pas de découvrir et de déterminer le terrain social seulement pour y faire apparaître les hommes comme autant de marionnettes dont les fils seraient tenus non plus par la providence, mais par les catégories. Ces catégories sont elles-mêmes « devenues », et « deviennent » comme tout le reste. […] Il s’agit de l’histoire et non de son squelette » [Saggi sulla concezione materialistica della storia, p.140]."
"Il faut reproduire par la pensée le processus par lequel le squelette se fait corps organisé avec sa peau : « Comprendre l’enchaînement et le complexe en son intime connexion comme en ses manifestations extérieures, descendre depuis la surface au fond; puis refaire la surface à partir du fond; résoudre les passions et les desseins en leurs mobiles, des plus proches aux plus éloignés : reconduire ensuite les données des passions, des projets, et des mobiles aux éléments d’une situation économique donnée, tel est l’art difficile qui doit donner un exemple de la conception matérialiste »[ibidem p.141]."
"La pratique est épigénèse, elle se détache de la vie en constituant un domaine autre caractérisé par la production d’un milieu artificiel qui ne préexiste pas dans la vie, mais fait ressac sur elle. Cette épigenèse ne marque pas seulement le saut de la vie au socio-historique, elle se répète dans le socio-historique par la production de configurations sociales qui sont définies par l’émergence de formes nouvelles. L’unité interne de la pratique est l’unité formelle générale de l’activité de travail, laquelle se décline immédiatement en procès de formation et de transformation de formes concrètes. Le terrain artificiel se dit donc de plusieurs façons. Le réseau conceptuel formé par les notions d’épigénèse, de terrain artificiel, de configurations, de modifications, peut être considéré comme un développement de la sixième des Thèses sur Feuerbach de Marx, renvoyant la pratique à « une somme de rapports sociaux résultant des formes de travail, de leur répartition ». Il est donc impossible de naturaliser la pratique, de la substantialiser, de la subjectiviser : elle n’est ni substance au sens antico-médiéval, ni sujet au sens moderne. L’homme ne peut être l’auteur au sens absolu de l’histoire et de la pratique. Le procès de production de l’histoire n’a pas davantage de sujet : « A la croyance mythologique aux acteurs de l’histoire s’est peu à peu substituée la notion plus prosaïque de processus historique-social »."
"On pourrait penser que notre philosophe reprend le déterminisme téléologique de certains textes de Marx lui-même (la préface à l’édition allemande du Capital) qui affirme la nécessité du communisme comme réalisation assurée d’un état idéal final, de fait extérieur à la réalité de la pratique historique, jugeant et orientant l’action. Mais Labriola corrige ces affirmations. Le mouvement de la pratique n’autorise qu’une prévision morphologique, c’est-à-dire celle d’une configuration sociale dont les corrélations et les covariations fonctionnelles représentent le possible d’une modification orientée dans le sens d’un dépassement des rapports d’exploitation et de domination. Cette prévision n’est possible que du sein du mouvement d’organisation de la lutte ouvrière qui est lutte de classes. Labriola, en fait, transforme l’idée communiste qui, chez le Marx des Thèses sur Feuerbach, transformait en nécessité l’ouverture de la conditionnalité historique et faisait du projet communiste une finalité assurée."
"Labriola récuse l’idée [orthodoxe] que le mouvement ouvrier est le moyen de ce but qu’est le socialisme; que ce but est défini par une organisation extérieure qui se veut à la fois conscience et direction de la théorie définissant la pratique ; que le socialisme n’est pas tant en quelque sorte le mouvement intérieur au mouvement ouvrier que le résultat d’une théorie incarnée dans les appareils de l’organisation. La critique de Labriola concerne par anticipation ce qui sera aussi la conception du marxisme-léninisme de la Troisième Internationale pour qui l’appareil du parti organise et réalise seul l’autonomie de la classe ouvrière.
La théorie pour Labriola est avant tout réflexion non sur la pratique historique, mais de cette pratique. Le mouvement ouvrier est d’abord une pratique historique qui se développe indépendamment de toute doctrine et il ne repose pas sur un but historique préassigné."
"Chaque configuration est un ensemble de formes complexes en interrelation sous la domination directe de la structure économique élargie à « tout le reste de l’activité pratique des individus associés dans le processus que nous appelons l’histoire (la formation, le heurt, les luttes et l’érosion des classes) ». Cet élargissement est immédiat et inclut la prise en compte du « développement corrélatif des rapports régulateurs, droit, morale; les raisons et les modes de la sujétion des hommes à d’autres hommes avec l’exercice corrélatif de la domination et de l’autorité; enfin l’élément dans lequel l’État trouve son origine et sa consistance ». Ce complexe de pratiques en covariations ne peut exister sans déterminer indirectement ces effets et ces formes de la causalité de la structure élargie que sont « les objectifs de l’imagination et de la pensée dans la production de l’art, de la religion, de la science »."
"Labriola pense que la philosophie est l’élément le moins développé de la théorie marxienne et que son élaboration relativement autonome est décisive pour l’avancée des deux autres éléments, donc aussi pour la progression du socialisme, aussi bien dans la haute culture que dans la vie des masses. Toutefois, il ne suit pas Engels lorsque celui-ci définit la philosophie implicite de Marx, en croyant l’opposer à toute métaphysique spéculative, comme une science, comme « la science de la pensée », ou « science des lois de la pensée », « union de la logique formelle et de la logique dialectique ». Ces formules embarrassées d’Engels témoignent de son incapacité à sortir d’une oscillation entre hégélianisme et positivisme, de la fascination qu’exerce sur lui une métathéorie synthétisant par le haut les lois générales de la pensée et de l’être à l’œuvre dans la science matérialiste de l’histoire et dans les sciences de la nature. Labriola ne s’engage pas dans la voie de ce qui va s’ériger et se dogmatiser en matérialisme dialectique dans le marxisme de la Troisième Internationale, le dia-mat, philosophie officielle de l’Union Soviétique et des partis communistes (notamment le parti français). Il dénonce même par avance le danger « d’une nouvelle scolastique (une scolastique marxiste), d’une hyper-philosophie »."
"La philosophie de la praxis exerce alors une fonction opératoire et critique qui consiste à problématiser les concepts, les théories des savoirs constitués, les révolutions scientifiques éventuelles, à montrer comment les obstacles épistémologiques à la connaissance se lient aux complexes de problèmes économiques, politiques, sociaux, culturels."
"La lutte contre le fétiche se mène sur deux fronts, le front anti-idéaliste et le front antimatérialiste naturaliste. D’une part, il s’agit de démystifier et d’expliquer génétiquement les formes grossières ou subtiles d’idéalisme qui réduisent la praxis à un principe séparé, à des valeurs ou à des idéalités hypostasiées (par exemple, l’Occident, la Civilisation, le Libéralisme). D’autre part, il s’agit d’exclure toute conception du social-historique qui le méconnaîtrait en le transmuant en fait de pure nature donnée en son identité (par exemple la race, la nation)."
"La dialectique est moins que jamais la méthode universelle que semblaient justifier certaines formulations d’Engels, reprises à la même époque par Plekhanov. La dialectique est le mouvement interne des savoirs en tant qu’il actualise le processus de son autocritique permanente. Elle est la réflexion des formes logiques présentes dans les connaissances, réflexion ouverte, fragmentaire, mais cohérente et industrieuse, d’un mouvement qui est passage infini de l’expérience naïve à l’expérimentation instruite et réfléchissante. La forme logique du savoir n’existe que dans ce que Labriola nomme « les procédés » qui sont toujours particuliers. La dialectique, loin d’être une super-logique, est l’étude des formes logiques en tant qu’elles s’actualisent dans la marche de chaque savoir vérifié ou expérimenté."
"Termes étrangement spinoziens : « Une fois écartés les obstacles au libre développement de chacun, c’est-à-dire les obstacles qui différencient désormais les classes et les individus jusqu’à les rendre méconnaissables; chacun pourra trouver, dans la mesure de ce qui est nécessaire à la société, le critère de ce qu’il est capable de faire et qu’il est nécessaire de faire. S’adapter au faisable, sans subir la coercition externe, voilà la norme de la liberté, qui est identique à la sagesse […] La nécessité de travailler au service de la communauté et l’exercice de la pleine autonomie personnelle ne font plus antithèse, mais constituent une seule et même chose »[Labriola, Lettre à Georges Sorel du 24 mai 1897]."
"La proposition d’une élaboration de la philosophie de la praxis n’eut pas de suite en Italie ni ailleurs, si l’on excepte les recherches plutôt académiques, sans lendemain, de Rodolfo Mondolfo (Sulle orme di Marx, 1909)."
-André Tosel, « Antonio Labriola et la proposition de la philosophie de la praxis. La pratique après Marx », Archives de Philosophie, 2005/4 (Tome 68), p. 611-628.
" [Les Thèses sur Feuerbach, publié en 1888 par Engels] ont hanté les penseurs italiens des années 1895-1905. Labriola, venu au marxisme après un parcours complexe, les utilise en ses deux premiers essais – en 1895, In memoria del Manifesto dei comunisti, et en 1896, Dal materialismo storico. Dilucidazione preliminare – pour signifier la nature philosophique de l’œuvre marxienne. Croce, en 1896 aussi, commente les essais de Labriola dans une étude intitulée Sulla forma scientifica del materialisme storico ; il refuse au marxisme toute appartenance à la philosophie et il l’interprète en un sens quasi wébérien comme canon méthodologique de recherche historiographique fondé sur l’importance de l’activité économique. En 1897, le jeune Gentile publie dans une revue un nouvel essai, Una critica del materialismo storico, centré exclusivement sur la question de la philosophie de Marx : il la comprend comme une vraie philosophie de l’acte et de l’action pensée, mais il en dénonce la contradiction qui est de réduire l’acte à la matière économique. Entre temps, Georges Sorel, attentif au devenir théorique du socialisme, demande à Labriola des éclaircissements philosophiques qu’il pourrait ajouter sous la forme d’un troisième essai aux deux premiers dans une traduction française. Labriola répond positivement en rédigeant ce troisième essai en 1897, Discorrendo di socialismo e filosofia sous forme de lettres à Sorel. C’est dans ce dernier texte qu’il formule la proposition de philosophie de la praxis. Ces trois essais seront publiés en un tout sous le titre Saggi sulla concezione materialistica della storia, d’abord en français, puis en italien.
Le débat se poursuit en s’approfondissant et en s’élargissant. Croce, en 1897, avec Per la interpretazione di alcuni concetti del marxismo, maintient sa thèse de la non philosophie de Marx. Il analyse les prétentions scientifiques du matérialisme historique en déconstruisant les concepts fondamentaux de la théorie de l’histoire et de l’économie politique. Il attaque la pertinence de la théorie de la valeur en concomitance avec les théoriciens marginalistes comme Pareto. En 1898, Croce réunit ses essais enrichis d’études sur le taux de profit et la loi de la valeur dans le volume Materialismo storico ed economia marxistica. De son côté, mais en sens contraire, Gentile, en 1898, dans une étude décisive, La filosofia della prassi, réaffirme la nature philosophique mais contradictoire de la pensée marxienne et présente le fil conducteur de ce qui sera l’actualisme. Son analyse prend la forme d’un commentaire des Thèses sur Feuerbach qu’il est le premier à traduire en italien."
"Pour Antonio Labriola [...] la réalité de ce que l’on appelle alors le marxisme est sa référence à l’histoire, au procès de l’autoproduction effective, pratique des hommes, sous la figure non théorique du mouvement ouvrier. Le marxisme trouve sa pierre de touche dans sa capacité à penser dans son immanence le procès de la réalité se faisant et dans sa capacité à l’orienter, tout en réfléchissant en ce procès sa propre possibilité et ses formes."
"Si l’histoire est toute d’une pièce, elle se sédimente toutefois en des configurations sociales articulées. L’unité de la pratique se décline alors comme savoir de ces articulations : « La société n’est pas un tout homogène, mais un corps d’articulations particularisées, bien plus un complexe multiforme d’intérêts antithétiques ». La praxis, comme processus de formation et de transformation de ces complexes que sont les formations sociales in fieri, exclut toute intelligibilité fondée sur les dualismes qu’accrédite une conception simpliste et erronée du rapport entre structures et superstructures : « Il ne s’agit pas de séparer l’accident de la substance, l’apparence de la réalité, le phénomène du noyau intrinsèque, ou selon toute autre formule qu’emploiera n’importe quelle scolastique, mais d’expliquer l’enchaînement et le complexe précisément en tant qu’enchaînement et complexe. Il ne s’agit pas de découvrir et de déterminer le terrain social seulement pour y faire apparaître les hommes comme autant de marionnettes dont les fils seraient tenus non plus par la providence, mais par les catégories. Ces catégories sont elles-mêmes « devenues », et « deviennent » comme tout le reste. […] Il s’agit de l’histoire et non de son squelette » [Saggi sulla concezione materialistica della storia, p.140]."
"Il faut reproduire par la pensée le processus par lequel le squelette se fait corps organisé avec sa peau : « Comprendre l’enchaînement et le complexe en son intime connexion comme en ses manifestations extérieures, descendre depuis la surface au fond; puis refaire la surface à partir du fond; résoudre les passions et les desseins en leurs mobiles, des plus proches aux plus éloignés : reconduire ensuite les données des passions, des projets, et des mobiles aux éléments d’une situation économique donnée, tel est l’art difficile qui doit donner un exemple de la conception matérialiste »[ibidem p.141]."
"La pratique est épigénèse, elle se détache de la vie en constituant un domaine autre caractérisé par la production d’un milieu artificiel qui ne préexiste pas dans la vie, mais fait ressac sur elle. Cette épigenèse ne marque pas seulement le saut de la vie au socio-historique, elle se répète dans le socio-historique par la production de configurations sociales qui sont définies par l’émergence de formes nouvelles. L’unité interne de la pratique est l’unité formelle générale de l’activité de travail, laquelle se décline immédiatement en procès de formation et de transformation de formes concrètes. Le terrain artificiel se dit donc de plusieurs façons. Le réseau conceptuel formé par les notions d’épigénèse, de terrain artificiel, de configurations, de modifications, peut être considéré comme un développement de la sixième des Thèses sur Feuerbach de Marx, renvoyant la pratique à « une somme de rapports sociaux résultant des formes de travail, de leur répartition ». Il est donc impossible de naturaliser la pratique, de la substantialiser, de la subjectiviser : elle n’est ni substance au sens antico-médiéval, ni sujet au sens moderne. L’homme ne peut être l’auteur au sens absolu de l’histoire et de la pratique. Le procès de production de l’histoire n’a pas davantage de sujet : « A la croyance mythologique aux acteurs de l’histoire s’est peu à peu substituée la notion plus prosaïque de processus historique-social »."
"On pourrait penser que notre philosophe reprend le déterminisme téléologique de certains textes de Marx lui-même (la préface à l’édition allemande du Capital) qui affirme la nécessité du communisme comme réalisation assurée d’un état idéal final, de fait extérieur à la réalité de la pratique historique, jugeant et orientant l’action. Mais Labriola corrige ces affirmations. Le mouvement de la pratique n’autorise qu’une prévision morphologique, c’est-à-dire celle d’une configuration sociale dont les corrélations et les covariations fonctionnelles représentent le possible d’une modification orientée dans le sens d’un dépassement des rapports d’exploitation et de domination. Cette prévision n’est possible que du sein du mouvement d’organisation de la lutte ouvrière qui est lutte de classes. Labriola, en fait, transforme l’idée communiste qui, chez le Marx des Thèses sur Feuerbach, transformait en nécessité l’ouverture de la conditionnalité historique et faisait du projet communiste une finalité assurée."
"Labriola récuse l’idée [orthodoxe] que le mouvement ouvrier est le moyen de ce but qu’est le socialisme; que ce but est défini par une organisation extérieure qui se veut à la fois conscience et direction de la théorie définissant la pratique ; que le socialisme n’est pas tant en quelque sorte le mouvement intérieur au mouvement ouvrier que le résultat d’une théorie incarnée dans les appareils de l’organisation. La critique de Labriola concerne par anticipation ce qui sera aussi la conception du marxisme-léninisme de la Troisième Internationale pour qui l’appareil du parti organise et réalise seul l’autonomie de la classe ouvrière.
La théorie pour Labriola est avant tout réflexion non sur la pratique historique, mais de cette pratique. Le mouvement ouvrier est d’abord une pratique historique qui se développe indépendamment de toute doctrine et il ne repose pas sur un but historique préassigné."
"Chaque configuration est un ensemble de formes complexes en interrelation sous la domination directe de la structure économique élargie à « tout le reste de l’activité pratique des individus associés dans le processus que nous appelons l’histoire (la formation, le heurt, les luttes et l’érosion des classes) ». Cet élargissement est immédiat et inclut la prise en compte du « développement corrélatif des rapports régulateurs, droit, morale; les raisons et les modes de la sujétion des hommes à d’autres hommes avec l’exercice corrélatif de la domination et de l’autorité; enfin l’élément dans lequel l’État trouve son origine et sa consistance ». Ce complexe de pratiques en covariations ne peut exister sans déterminer indirectement ces effets et ces formes de la causalité de la structure élargie que sont « les objectifs de l’imagination et de la pensée dans la production de l’art, de la religion, de la science »."
"Labriola pense que la philosophie est l’élément le moins développé de la théorie marxienne et que son élaboration relativement autonome est décisive pour l’avancée des deux autres éléments, donc aussi pour la progression du socialisme, aussi bien dans la haute culture que dans la vie des masses. Toutefois, il ne suit pas Engels lorsque celui-ci définit la philosophie implicite de Marx, en croyant l’opposer à toute métaphysique spéculative, comme une science, comme « la science de la pensée », ou « science des lois de la pensée », « union de la logique formelle et de la logique dialectique ». Ces formules embarrassées d’Engels témoignent de son incapacité à sortir d’une oscillation entre hégélianisme et positivisme, de la fascination qu’exerce sur lui une métathéorie synthétisant par le haut les lois générales de la pensée et de l’être à l’œuvre dans la science matérialiste de l’histoire et dans les sciences de la nature. Labriola ne s’engage pas dans la voie de ce qui va s’ériger et se dogmatiser en matérialisme dialectique dans le marxisme de la Troisième Internationale, le dia-mat, philosophie officielle de l’Union Soviétique et des partis communistes (notamment le parti français). Il dénonce même par avance le danger « d’une nouvelle scolastique (une scolastique marxiste), d’une hyper-philosophie »."
"La philosophie de la praxis exerce alors une fonction opératoire et critique qui consiste à problématiser les concepts, les théories des savoirs constitués, les révolutions scientifiques éventuelles, à montrer comment les obstacles épistémologiques à la connaissance se lient aux complexes de problèmes économiques, politiques, sociaux, culturels."
"La lutte contre le fétiche se mène sur deux fronts, le front anti-idéaliste et le front antimatérialiste naturaliste. D’une part, il s’agit de démystifier et d’expliquer génétiquement les formes grossières ou subtiles d’idéalisme qui réduisent la praxis à un principe séparé, à des valeurs ou à des idéalités hypostasiées (par exemple, l’Occident, la Civilisation, le Libéralisme). D’autre part, il s’agit d’exclure toute conception du social-historique qui le méconnaîtrait en le transmuant en fait de pure nature donnée en son identité (par exemple la race, la nation)."
"La dialectique est moins que jamais la méthode universelle que semblaient justifier certaines formulations d’Engels, reprises à la même époque par Plekhanov. La dialectique est le mouvement interne des savoirs en tant qu’il actualise le processus de son autocritique permanente. Elle est la réflexion des formes logiques présentes dans les connaissances, réflexion ouverte, fragmentaire, mais cohérente et industrieuse, d’un mouvement qui est passage infini de l’expérience naïve à l’expérimentation instruite et réfléchissante. La forme logique du savoir n’existe que dans ce que Labriola nomme « les procédés » qui sont toujours particuliers. La dialectique, loin d’être une super-logique, est l’étude des formes logiques en tant qu’elles s’actualisent dans la marche de chaque savoir vérifié ou expérimenté."
"Termes étrangement spinoziens : « Une fois écartés les obstacles au libre développement de chacun, c’est-à-dire les obstacles qui différencient désormais les classes et les individus jusqu’à les rendre méconnaissables; chacun pourra trouver, dans la mesure de ce qui est nécessaire à la société, le critère de ce qu’il est capable de faire et qu’il est nécessaire de faire. S’adapter au faisable, sans subir la coercition externe, voilà la norme de la liberté, qui est identique à la sagesse […] La nécessité de travailler au service de la communauté et l’exercice de la pleine autonomie personnelle ne font plus antithèse, mais constituent une seule et même chose »[Labriola, Lettre à Georges Sorel du 24 mai 1897]."
"La proposition d’une élaboration de la philosophie de la praxis n’eut pas de suite en Italie ni ailleurs, si l’on excepte les recherches plutôt académiques, sans lendemain, de Rodolfo Mondolfo (Sulle orme di Marx, 1909)."
-André Tosel, « Antonio Labriola et la proposition de la philosophie de la praxis. La pratique après Marx », Archives de Philosophie, 2005/4 (Tome 68), p. 611-628.