"La polémique anti-socialiste a été sans contredit, dans la modernité politique, parmi les plus soutenues, les plus âpres, les plus opiniâtres. D’une génération à l’autre, elle a mobilisé continûment une coalition de réfutateurs de divers bords. Je me propose de faire apparaître cependant, dans la longue durée historique, l’éternel retour d’un nombre fini de tactiques, de thèses et d’arguments, formant une sorte d’arsenal où puisèrent les générations successives de polémistes." (p.1)
"Hirschman a prétendu ramener toute l’argumentation anti-progressiste pendant deux siècles — de Burke écrivant contre la Révolution française en en prophétisant les échecs et les catastrophes, à nos jours du côté de la droite américaine contre les « libéraux », leur féminisme, leur « discrimination positive » et leurs programmes sociaux —, à trois seules formes d’objections récurrentes adressées en d’innombrables avatars, mais toujours coulés dans le même schéma, aux réformateurs de tous les temps : Innocuity, Jeopardy, Perversity, ce sont les arguments de l’innocuité, de la mise en péril et de l’effet pervers. J’aurai des réserves à faire et des amendements à proposer,
mais il me faut d’abord rendre à Albert Hirschman un juste hommage : il a donné un grand livre avec un puissant sens de la synthèse. Il a montre brillamment l’éternel retour des trois topoï, de 1789 à toute les étapes de l’évolution démocratique, aux mesures sociales successives de l’État-Providence (si on peut parler d’une telle chose aux États-Unis). Il est un pionnier de la réflexion sur l’historicité de la persuasion contre les rhétoriques intemporelles, mortes en taxinomisant des figures et des tropes, transiit classificando. L’objectif de l’analyse du discours (qui est le genre de méthode que je pratique) est de cerner, de faire apparaître l’historicité et la socialité des récits et des débats publics, et non de traiter les narrations et les façons de raisonner comme des faits intemporels." (pp.3-4)
"Il est à propos de rappeler au lecteur avant de poursuivre les trois catégories argumentatives d’Albert Hirschman : je propose de les illustrer par des exemples tirés des pamphlets anti-socialistes dont je viens de parler. J’exposerai tout de suite, tant qu’à faire, certaines réserves et proposerai des variantes et corrections au paradigme hirschmanien.
A. Je pense qu’on doit, avant d’aborder les trois topoï, constituer une catégorie zéro en quelque sorte, celle de l’innocuité radicale, celle de l’inanité, de l’impraticabilité totale, celle qui dit sans plus que la réforme proposée est « chimérique », qu’elle n’est qu’une rhapsodie d’oxymores et de billevesées, une suite de vains mots, qu’elle n’est même pas objet de discussion. Ainsi de la « gratuité du crédit », proposition de Proudhon ou « formule » fameuse vers 1845 du penseur bisontin qui apparaissait aux économistes libéraux aussi inintelligible que « roue carrée ».
Il faut placer ici les arguments qui firent du socialisme une pure chimère. Face aux sectes saint-simonienne, phalanstérienne, icarienne et autres qui ont attiré l’attention goguenarde et réprobatrice de l’opinion pendant le règne du roi-citoyen, les petits journaux et les grands esprits de l’époque n’ont eu d’abord qu’un mot : « utopies » — « funestes utopies », précisèrent-ils bientôt sur un ton grondeur. « Utopies » ou, synonymes polémiques de ce terme, « rêveries » et « chimères ». Nous reviendrons longuement sur ces caractérisations.
B. J’en viens au premier Argument selon la Rhetoric of Reaction, celui de l’Innocuité. La réforme proposée est vaine parce qu’elle ne changera pas la nature des choses, que les choses reviendront, quoi qu’on fasse, à ce qu’elles sont de nature. Vous ne pouvez pas changer le cours des astres, modifier le mouvement des saisons... Ça a été l’argument par excellence contre les réformateurs de la « nature humaine » et contre les rousseauïstes. Herbert Spencer disait : « ce qui est imparfait, c’est l’homme. L’État ne peut l’améliorer par décret ». Pour les darwinistes sociaux, les humains étant naturellement inégaux en vigueur et en intelligence, et la survie du plus apte étant une loi de nature, toute mesure socialiste, si elle vient contrecarrer égalitairement cette loi, se voue à l’inefficacité et à l’échec. L’argument de l’innocuité se prête à des preuves tirées de l’histoire où des changements de régime, des révolutions du passé, ont peu à peu tout laissé ou remis en place. Exemple tiré d’un pamphlet de Joseph Reinach contre les « socialistes scientifiques » : qu’allez-vous vraiment changer ? « Salariés dans le système actuel, fonctionnaires dans le système de Karl Marx, en quoi les ouvriers seront-ils plus heureux ? En quoi le labeur des mineurs sera-t-il moins pénible ? » Etc.
C’est dans ce topos que se coule la thèse d’Émile Faguet dans son Socialisme en 1907, ouvrage qui témoigne de la perspicacité occasionnelle des réactionnaires puisque son essai s’évertue à démontrer qu’après la révolution prolétarienne, en suivant les plan mêmes des idéologues officiels de l’Internationale, il se récréera fatalement une classe exploiteuse, une nouvelle bourgeoisie d’État qui exploitera le peuple. Pas la peine assurément de changer de gouvernement...
Il convient de mettre à part le cas où l’argument Innocuity revient à dire : votre projet est vain, non par ce que ce que vous proposez va à l’encontre de la nature, mais parce que ce que vous proposez existe déjà — et même mieux. Ceci a tout de suite servi contre les saint-simoniens, prétendus émancipateurs de la femme : « elle tient le sceptre dans notre société ; elle est reine, nous sommes à ses genoux et vous voulez la réhabiliter ? Que lui manque-t-il ? » Qu’en termes galants...
L’argument de l’innocuité a servi et resservi au niveau le plus axiomatique des idées socialistes, c’est-à-dire contre le projet même de chercher remède aux maux sociaux. « Il y aura toujours des douleurs, des souffrances morales, écrit Lamennais ; point d’illusion plus vaine et plus dangereuse que le bonheur : le bonheur n’est pas de ce monde ! »Les essayistes catholiques ont usé et abusé contre les « rouges » de cette vérité d’évangile, mais il n’était nul besoin d’être chrétien pour se souvenir à propos, face aux progrès du mouvement ouvrier, de l’enseignement de l’Église. C’est ici, sur cet axiome de la fatalité d’un certain degré inéliminable de mal social, que passe depuis toujours la coupure entre les tenants des Grands récits socialistes et la classe régnante, fût-elle progressiste et républicaine. Proudhon en 1849 invective Le National, journal républicain modéré. Qu’il dise, s’exclame-t-il, « s’il n’a pas toujours cru, s’il ne croit pas encore que le paupérisme dans la civilisation est éternel ; que l’asservissement d’une partie de l’humanité est nécessaire à la gloire de l’autre, que ceux qui prétendent le contraire sont de dangereux rêveurs qui méritent d’être fusillés ? »." (pp.4-6)
"C. Le second argument se nomme Perversity. C’est sûrement le type le plus abondant et le plus facile à débusquer. La première difficulté qui se rencontre est que cet argument, réactionnaire ou pas, a très souvent les faits pour lui — contre les projets linéaires qui disent : A remédie à B qui est un mal — donc il convient d’appliquer A massivement jusqu’à éradication totale et logique de B. Or, la mesure destinée à faire progresser la société ou à éliminer un mal, la fera effectivement bouger, montre-t-on, mais dans le sens contraire. En raison de l’interférence d’un processus inverseur immanent à l’application de la mesure proposée. S’il est bien soutenu, l’argument est frappant et dévastateur. Un économiste en donne une illustration, devenue classique au XIXe siècle, contre les projets philanthropiques de jadis et d’aujourd’hui : « Ainsi en instituant la taxe des pauvres pour soulager les misérables, l’État [anglais] n’a réussi qu’à en augmenter le nombre, parce qu’à la suite de cette taxe, les salaires se sont abaissés. »
L’argument de l’effet pervers peut s’inscrire entre les principes proclamés et le passage à l’acte qui les mue en leur contraire, qui mue les bonnes intentions en crimes. Ce contraste a été mis en valeur par tous les critiques de 1789 : il servait à dissuader de recommencer, par sottise philanthropique ou par ressentiment égalitaire, la sorte de processus révolutionnaire où les massacres les plus féroces se font au nom de la Sainte fraternité. Charles Fourier lui-même, critique vigoureux des Lumières, s’exclamait : « Aujourd’hui, c’est pour l’honneur de la raison qu’on surpasse tous les massacres dont l’histoire ait transmis le souvenir. C’est pour la douce égalité, la tendre fraternité qu’on immole trois millions de victimes ».
Pour les Grandes espérances socialistes, quand le polémiste va se mettre à scruter la société qui était censée sortir de la Révolution, ou plutôt les livres qui, sous la Deuxième Internationale, la décrivaient en détail pour l’édification militante, l’argument destructeur de l’effet contraire sera central, on le verra plus loin (chapitre IV) : le socialisme, s’il doit s’établir jamais, anéantira toute liberté, il va sans dire ; il détruira aussi l’imparfaite égalité actuelle en mettant au pouvoir une despotique oligarchie bureaucratique ; en prétendant aller dans le sens du progrès, il fera retourner l’humanité à la barbarie etc." (pp.6-7)
-Marc Angenot, Rhétorique de l’anti-socialisme. Essai d’histoire discursive (1830-1917), Presses Université Laval, 2004, 292 pages.