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    Marc Angenot, La démocratie, c'est le mal + L'Histoire des idées

    Johnathan R. Razorback
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    Message par Johnathan R. Razorback Ven 1 Juin - 19:54



    Dernière édition par Johnathan R. Razorback le Mar 9 Oct - 7:20, édité 2 fois


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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".

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    Message par Johnathan R. Razorback Mar 12 Juin - 10:50

    "Une discipline sur laquelle, en français, il n'y a tout simplement à peu près rien." (p.5)

    "La discipline "histoire des idées" est d'autant plus mal identifiée et mal établie dans le monde francophone qu'elle rencontre l'hostilité de beaucoup d'historiens "ordinaires" pour lesquels ce qu'ils appellent les "idées pures" ne sont pas choses suffisamment tangibles et concrètes et qui, ironise de son côté l'historien des idées, ne consentent par exemple à voir le fascisme que lorsqu'il s'organise vers 1920 en sqadre, brûle les maisons du peuple et fait régner la terreur, mais ne voient rien d'historiquement saisissable lorsqu'il n'est encore que des idées dans les écrits d'Enrico Corradini, de Gabriele d'Annuzio, de Giovanni Gentile, de Maurice Barrès ou de Georges Sorel. [...]
    L'histoire des idées dans le monde de langue française, ce n'est pas une discipline académique ayant pignon sur rue avec une plaque de cuivre sur le porte, mais une sorte de terrain vague où on aperçoit des passants, des squatters, des occupants sans titre. François Dosse va jusqu'à écrire plaisamment qu'en France, à la différence marquée des autres pays occidentaux, se dire historien des idées vous condamne à "l'indignité nationale".
    " (p.7-Cool

    "Les grands historiens des idées furent et sont souvent des historiens de l'Antiquité, du Moyen-Age, de la Renaissance, des Temps modernes, tels Arthur Lovejoy, Norman Cohn, Richard H. Popkin, J. G. A. Pocock pour n'en citer que quatre parmi les plus éminents en langue anglaise. Lucien Febvre (en dépit de sa répudiation de l'histoire des idées "désincarnée"), Paul Hazard, Georges Duby, Pierre Mesnard, Irénée Marrou, Henri de Lubac, Paul Zumthor, Henri Weber figure parmi les spécialistes du lointain passé que je citerais d'abord en français." (p.Cool

    "La répudiation d'une histoire des idées décrétée "désincarnée" qui remonte à Lucien Febvre est portée par toute l'école des Annales." (note 2 p.Cool

    "Au contraire de ce qui se constate dans le monde francophone, l'histoire des idées bénéficie d'une place reconnue et d'une pleine légitimité académique dans les mondes anglo-américain et germanique." (p.9)

    "Arthur Oncken Lovejoy, 1873-1962, professeur à Baltimore dans les années 1910 à 1940, est le fondateur américain de la discipline comme il est le créateur de sa plus ancienne revue savante, le Journal of the History of Ideas qui paraît depuis 1940. Lovejoy avait établi avec quelques collègues à l'Université Johns Hopkins un History of Ideas Club dès 1923. Dans un livre programmatique, The Great Chain of Being: A Study of the History of an Idea qui paraît en 1936 (et dont il est un peu désolant de constater qu'il n'a jamais été traduit en français), Arthur Lovejoy développe en une dense introduction de quelques vingt pages ce qu'il voit comme la problématique et les objets de la discipline qu'il prétend fonder. Lovejoy souhaitait étendre la réflexion sur la production intellectuelle en sortant de l'histoire de la seule philosophie, des idées confinées aux seuls "grands" philosophes et aux penseurs reconnus par la tradition -il voulait étudier des idées, des conceptions du monde et de la vie en société répandues dans toute la culture, "ideas which attain a wider diffusion", les idées "which manifest themselves in other regions of intellectual history", qui s'expriment en d'autres lieux que les philosophies établies, dans les sciences, les lettres, les arts, les discours juridiques, politiques, etc., dans l'iconographie et qui transparaissent dans ce que les historiens français d'après-guerre désigneront comme des "attitudes collectives"." (p.9)

    "Les penseurs mineurs, les publicistes oubliés, les imageries conventionnelles sont, pour cette démarche "interdiscursive" et trans-culturelle, souvent plus intéressants à exhumer, note-t-il, que les grandes œuvres dont le souvenir nous est conservé, les tendances fondamentales d'une époque apparaissent plus clairement et plus "naïvement" chez les minores." (p.10)

    "L'histoire des idées prétend d'emblée dépasser l'analyse de champs et de genres discursifs déterminés -philosophique, religieux, scientifique, littéraire, politique. "The history of ideas is therefore no subject for highly departmentalized minds", avertissait Lovejoy." (p.11)

    "L'anglais dit "History of Ideas" aussi bien que "Intellectual History". Ce dernier syntagme ne dénote pas une histoire des (milieux) intellectuels, mais bel et bien l'histoire des idées comme telle, discipline propre, dominée en Grande-Bretagne par l'histoire des idées politiques dans la mesure précisément où l'histoire politique britannique est orientée vers les "ideational explanations", vers des problématiques qui reviennent à prendre "au sérieux" et de façon déterminante les idées entretenues par les acteurs politiques. [...]
    La discipline peut se réclamer d'une longue tradition britannique qui remonte à Jeremy Bentham, à John Stuart Mill, à Leslie Stephen au XIXe siècle. John Bagnel Bury, Robin G. Collingwood à Oxford, Michael Oakeshott à Londres l'ont illustrée dès la première moitié du siècle passé.
    ." (p.12)

    "Quentin Skinner est le notoire historien des fondements de la pensée politique moderne, spécialiste de la Renaissance et de l'Age classique. Il est le chef de file de ce qu'on désigne comme 'l'École de Cambridge" à laquelle on rattache John Greville Agard Pocok et John Dunn. Cette école de Cambridge se caractérise par l'attention qu'elle porte au vocabulaire politique et à ses variations historiques. Elle insiste sur le contexte linguistique originel des textes politiques: pour les comprendre sans contresens ni anachronisme, il importe de restituer rigoureusement ce contexte, de reconstruire les cadres cognitifs qui les ont produits. Skinner, qui se réclame à la fois de Max Weber, de la pragmatique d'Austin et de la nouvelle rhétorique de Toulmin et de Perelman, part de ce qui lui semble une évidence absurdement déniée par l'idéalisme académique de jadis: les idées du passé ne sont pas des contributions à une intemporelle Philosophie politique, ce sont des pensées à comprendre dans leur contexte historique, contexte incommensurable au nôtre." (p.13)

    "En Angleterre, Isaiah Berlin est, du censensus omnium, "one of the major intellectual figures of this century", -un des plus grands intellectuels du siècle passé. En France, Berlin est un libéral de la Guerre froide dont la pensée est souvent dédaigneusement ignorée." (p.15)

    "La situation en Allemagne et dans les pays germanophones confirme, et au-delà, le fait d'une "exception française" en la matière. L'Allemagne, pays de la Geistesgeschichte, de l'Ideengeschichte, de la Sozialgeschichte der Ideen, peut prétendre avoir été la première culture savante et philosophique d'Europe a avoir développé une forme d'histoire des idées et lui avoir accordé dès le XIXe siècle un statut académique." (p.15)

    "Eric Voegelin dont la carrière qui débute à Vienne s'est déroulée, de 1940 à sa mort, aux Etats-Unis, a caractérisé le premier en 1938 les idéologies bolchévique et nazie comme des innerweltliche Religionen, des "religions intramondaines" et les a inscrites en ces termes dans la longue durée de l'histoire. Voegelin est l'auteur d'une oeuvre de philosophie politique et d'histoire des idées qui comporte trente-quatre volumes publiés à ce jour en anglais, œuvre fort partiellement traduite et largement ignorée des chercheurs de langue française -alors que les études et les colloques sur la pensée de Voegelin se comptent par dizaines en anglais et en allemand." (p.16)

    "Quant à Karl Löwith, j'en rappelle simplement la monumentale synthèse parue il y a quelque soixante ans, Weltgeschichte und Heilsgeschehen. Pour Löwith, une profonde rupture cognitive s'est opérée une seule fois en Occident: elle s'inscrit entre le temps cyclique des Anciens et la temporalité linéaire-eschatologique des chrétiens. La sécularisation de l'histoire du salut en historicisme hégélien et puis en "matérialisme historique" est, au contraire, relativement superficielle car les "idées" d'une fin des temps et d'un salut des justes s'y conservent. Ce sont ces idées mêmes qui reprennent vigueur en se sécularisant." (p.16)

    "Hans Blumenberg, grand penseur de la Modernité, fut l'adversaire résolu des "anti-modernes" que sont Löwith et Voegelin." (p.16)

    "Jacques Julliard et François Dosse, loin de s'en réclamer, récusent l'histoire des idées, ils se montrent pleins de réticences face à la notion et plus réservés face aux modèles étrangers de l'Intellectual History et de l'Ideengeschichte." (p.21)

    "Les historiens français en général connaissent mal la recherche étrangère et en suivent fort peu l'évolution et les débats dans la mesure où leur formation et un chauvinisme académique certain les dissuadent de s'y intéresser." (p.25)

    "On a dit que Foucault projette souvent une véhémence dénonciatrice oratoire sur une documentation lacunaire et unilatérale: c'est un reproche fondé, je le crains. Foucault fulmine volontiers des concepts obscurs -d'épistémè à biopolitique-, et puis, fatigué d'eux, il les abandonne sans explication. [...] Le "discours foucaldien" tend à l'oraculaire et l'apocalyptique: même un historien post-moderne américain comme Hayden White s'en dit agacé." (p.32-33)

    "Il faut souligner un paradoxe: la communauté historienne française, hostile depuis un demi-siècle à toute forme d'histoire des idées, peu accueillante à l'égard de la production étrangère, a produit jadis, c'est-à-dire avant la guerre, les deux monuments classiques de l'histoire des idées, internationalement admirés si jugés dépassés aujourd'hui: les trois gros volumes, toujours passionnants à lire, de Paul Hazard, La Crise de la conscience européenne, 1680-1715, Paris, 1935. Et Les Origines intellectuelles de la Révolution française de Daniel Mornet, 1933. Au reste, l'histoire des idées, distinctes de celle de la philosophie, remonte en France, sinon aux Lumières, du moins à Victor Cousin et à l'École éclectique. Victor Cousin qui a avancé expressément le syntagme "histoire des idées" se proposait sous ce chef, dans le prolongement et la conciliation de Kant, Reid et Condillac, d'étudier, dans l'histoire de la pensée depuis l'Antiquité, la transmission [...] de certaines notions "éternelles" comme, énumérait-il, Dieu, la destinée, la liberté, l'âme. Au reste, les grands historiens du XIXe siècle, Michelet, Tocqueville, Sainte-Beuve, Hippolyte Taine (sous le nom d' "histoire psychologique") sont tous, avant la lettre, des historiens des idées." (p.35)

    "Le fait que l'histoire des idées n'a que fort peu à voir avec l'histoire des intellectuels comme telle devrait être évident. Les producteurs de discours et de "représentations" qui intéressent l'historien des idées ne sont pas ou pas principalement des intellectuels, du moins pas des intellectuels au sens hautement sélectif retenu par l'histoire intellectuelle à la française. Les écrits interrogés par un Michel Foucault dans son Histoire de la sexualité, vol. I émanent de médecins, de psychiatres, de légistes, de journalistes, de fonctionnaires de police, toutes catégories écartées de l'histoire intellectuelle. Si je passe à la production du discours socialistes révolutionnaire qui a été longtemps mon objet d'étude, elle n'est pas le fait d'intellectuels aux yeux des singuliers (et un tantinet élitistes) historiens de la chose. Jules Guesde, pas plus qu'aucun autre intellectuel "organique" des partis de la Deuxième Internationale, à l'exception de Jean Jaurès (agrégé de philo!), ne figurent au Dictionnaire des intellectuels français de Jacques Julliard et Michel Winock.
    De Christophe Charle à Michel Winock, à Jacques Julliard, à Jean-François Sirinelli, les historiens de l'intellectuel français me semblent au reste avoir grand tort
    méthodologique d'écarter de leur mire cette figure spécifique de l'homme de parole et d'écriture mettant son "talent" au service de la politique et recevant en retour une immense rétribution de prestige populaire d'abord et des émoluments d'élu ensuite, figure émergeant dans les années 1880 des formes pré-modernes d'intervention politique: celle de l'intellectuel de parti, de l'intellectuel, d'origine petite-bourgeoise, qui va consacrer sa vie comme doctrinaire et leader d'un parti "ouvrier, socialiste, révolutionnaire". Je pose comme une évidence heuristique que, pour voir correctement le fait de l'intervention politique des "intellectuels" au tournant du siècle, il faut englober le cas de mise au service de la politique socialiste et de légitimation par "la Révolution" dans le champ d'analyse. La naissance de l'intellectuel révolutionnaire est concomitante de celle de cet intellectuel tout court que les socialistes qualifiaient de "bourgeois". Sans doute, ces personnalités en marge, petits bourgeois diplômés toutefois, Jules Guesde, bachelier, Paul Lafargue, médecin, Charles Rappoport, docteur ès lettres, étaient plus du côté de la "bohème des lettres" qu'ils ne relèvent de la future catégorie conquérante et médiatique des "intellocrates". La légitimation par la "science marxiste" a assuré un capital de crédibilité et de prestige à ces autodidactes, bacheliers, littérateurs, journalistes qui composaient le personnel doctrinaire et dirigeant des partis ouvriers. Ces intellectuels coupés des sphères littéraires et scientifiques légitimes, étrangers aux institutions universitaires et aux milieux littéraires, ont opéré, sur les marges des légitimités sociales, dans le "camp" socialiste-révolutionnaire, une redéfinition à leur profit de la légitimité." (p.36-37)

    "C'est dans les années 1960 avec la fin de la prépondérance de Fernand Braudel et la mise en place d'une nouvelle équipe composée de Jacques Le Goff, Marc Ferro, Emmanuel Le Roy Ladurie, sous l'invocation du point de vue "anhropologique" élu par Lucien Febvre, que l'histoire des mentalités a pris son essor. [...] L'histoire des mentalités venait en quelque sorte se substituer à une "histoire sociale" alors prédominante qui avait fini par fatiguer par son schématisme marxisant.
    Ce programme de recherche n'a toutefois pas abouti à délimiter un concept rigoureux et bien délimité. "Mentalité" demeure, d'un historien à l'autre, une entité à géométrie hautement variable. Il n'a pas non plus développé une problématique faisant consensus, les "concepts" qui accompagnent "mentalité" et sont censés l'élucider ne sont à leur tour qu'une site de catachrèses floues: "attitudes", "imaginaire", "sensibilités", "atmosphère mentale", etc. On verra sur ces points une réflexion rétrospective réservée de Jacques Le Goff lui-même, "Les mentalités, une histoire ambiguë".
    Ceci ne veut pas dire que l'histoire des mentalités n'a pas produit des œuvres intéressantes, bien au contraire -ainsi qu'il arrive avec les paradigmes imprécis, mais stimulants, "le premier attrait de l'histoire des mentalités réside précisément dans son imprécision", constate Le Goff. "Mentalité" est un mot agréablement vague qui permet de mettre en valeur toutes sortes de constats sur les mœurs, les comportements, les états d'esprit d'un temps et d'un milieu qui ne sont pas fixés dans des doctrines explicites. L'histoire de mentalités a donné à l'historiographie de nouveaux et fascinants objets: les émotions, le rire, les larmes, l'enfance, l'intimité familiale, les odeurs et les puanteurs...
    " (p.38-39)

    "Une forte méfiance des historiens "du concret", des historiens économiques et politiques, à l'égard de l'histoire culturelle, de ses vastes ambitions et de son succès (y compris son succès "grand public") -méfiance de même nature que celle dont j'ai été à l'égard de l'histoire des idées -, s'exprime ici et là. [...]
    Ce qu'on peut reprocher à l'étiquette "Histoire culturelle" est qu'elle rassemble en effet une juxtaposition de problématiques dispersées, fort peu homogènes ni intégrées. Qu'elle est un sympathique fourre-tout. Chaque historien qui s'en réclame y va de sa définition et toutes varient en extension et compréhension. La catégorie de l'histoire culturelle est une vaste nébuleuse -ou, pour varier l'image astronomique, elle est une sorte de
    trou noir -qui a absorbé toutes sortes de problématiques particulières sans présenter de cohérence intrinsèque: l'ancienne histoire des mentalités et celle des "attitudes", une partie de la non moins ancienne histoire de la vie religieuse, l'histoire des sensibilités (du rire, des pleurs, etc.) et l' "histoire du sensible" chère à Alain Corbin, l'histoire des mœurs (nudité et pudeur, intimité, obscénité...) et du changement des valeurs morales, l'histoire de la vie quotidienne de telle époque ou de telle classe, l'histoire des "représentations" que Pascal Ory comme Roger Chartier mettent au coeur de la définition de la chose, mais aussi l'histoire du livre, de l'imprimé et de la lecture dont le développement, plein d'aperçus nouveaux et de découvertes, procure un riche apport à la connaissance du passé, l'histoire des médias, du gramophone et du téléphone à la "société digitale" de nos jours -et ensuite l'histoire sociale proprement dite des pratiques culturelles, celle des classes plébéiennes notamment, celle de la culture de masse, des ci-devant "paralittératures", celle des littératures populaires, celle des appropriations par divers milieux et strates sociales des "biens culturels", celle des "bonnes volontés" culturelles et celle des identités procurées par la culture et ses stratifications mêmes. Vaste programme en effet ! Philippe Poirrier dans ses Enjeux de l'histoire culturelle y annexe encore, tant qu'à faire, l'histoire des intellectuels et celle des "médiateurs culturels", l'histoire des mémoires nationales et communautaires, celle des symboles nationaux, l'histoire des représentations de l'histoire, celle de l'historiographie et celle des concepts historiques.
    Or, histoire du livre et de l'imprimé et histoire des médias, l'ainsi nommée histoire culturelle débouche sur celle de la diffusion et de l'appropriation des idées, de leurs avatars et de leurs vulgarisations. Histoire des représentations, elle débouche sur l'histoire de la sphère publique, de l'opinion, des idées répandues et des "mythes" d'une société. Histoire des mœurs (lesquelles incluent certes des "expressions inconscientes"), elle est inséparable de celle des valeurs morales et sociales, de leurs doctrines et de leurs débats. L'histoire des attitudes et des comportements n'est guère isolable de celle des discours qui les recommandent ou les blâment. Par tous ces points, elle
    empiète constamment sur ce que nous délimiterons comme "histoire des idées" sans pour autant se hasarder à l'englober tout entière. Elle recoupe aussi partiellement l'histoire "intellectuelle" (de la vie et des milieux intellectuelle) et elle s'adosse à l'histoire des politiques (culturelles) et celle des institutions (culturelles). Englobant l'histoire des mémoires publiques, l'histoire de l'historiographie et des concepts historiques, elle se place cette fois de plein pied dans l' "histoire des idées". Et enfin, "Étude des formes de représentation du monde", comme l'a définie un jour de grande ambition expansionniste Jean-François Sirinelli, si je prends sa formulation à la lettre, elle finit par la recouvrir et l'engloutir entièrement.
    Entre histoire des idées et histoire culturelle, la frontière est à tout le moins poreuse, même si l'historien culturel s'intéresse moins à l'idée et aux systèmes d'idées comme tels qu'à leur usage et leur implantation, aux variations sociales de leurs déchiffrements et utilisations.
    " (p.41-43)

    "L'Histoire des traductions et des délais de traduction est un sous-secteur qui serait souvent utile pour l'historien des idées, mais elle n'est guère pratiquée. Arthur Lovejoy, pour commencer par lui, n'est pas traduit en français, ainsi que je l'ai signalé plus haut. Hannah Arendt, en dépit de sa rapide notoriété internationale, a été traduite partiellement (les trois volumes chez trois éditeurs différents) et tardivement en français: The Origins of Totalitarianism paraît à New-York chez Harcourt Brace Jovanovitch en 1951 ; le volume III, Le Système totalitaire, ne sort que vingt et un ans plus tard au Seuil en 1972. Jacques Julliard qui fut le promoteur obstiné de la traduction de ce tome III a raconté les difficultés rencontrées pour la publication de ce volume qui, intolérablement, prétendait décrire le "totalitarisme" soviétique. [...]
    Autre exemple de délai énorme qu'on peut croire également dû à une censure idéologique plus ou moins délibérée, pour la traduction du livre d'une immense érudition de Karl Löwith,
    Weltgeschichte und Heilsgeschehen qui développe la thèse, certes provocatrice quand elle fut énoncée vers 1950, que "la foi communiste [est] un pseudomorphe du messianisme judéo-chrétien" et que le matérialisme historique "est une histoire sacrée formulée dans la langue de l'économie politique". Les Français se mettent ainsi souvent à lire une œuvre étrangère quand le reste du monde occidental a eu un demi-siècle pour l'assimiler et a fini par passer à autre chose. [...] En français, Histoire et salut. Les présupposés théologiques de la philosophie de l'histoire, ne paraît chez Gallimard qu'en 2002. Cela fait tout de même cinquante-trois ans bien sonnés de délai.
    Toujours dans notre secteur: Eric Veogelin.
    Die politische Religionen. Vienne, 1938. Les Religions politiques. Paris, Cerf, 1994. Cinquante six-ans cette fois !" (p.46)

    "Les idées sont des "représentations" [...] "fidèles" ou non, du monde extérieur qui se "peignent dans" ou se "trouvent placées devant" l'esprit humain. Le cerveau est soit un miroir où lesdites idées se reflètent ou bien une toile où elles s'inscrivent, se peignent, où la pensée, les prenant pour modèles, les dépeint. Dans les deux définitions métaphoriques ci-dessus, "idée" est en tout cas confusément donné pour un phénomène mental individuel." (p.49-50)

    "En quoi et pourquoi les idées qui occupent l'historien, sont-elles toujours des idées reçues -c'est-à-dire de quelque manière le contraire d'une idéation, de l'élaboration d'une perception ?" (p.51)

    "Dans le syntagme "histoire idées", "idées" est une sorte d'hyperlexème qui englobe synthétiquement plusieurs notions non moins floues et autres catachrèses convenues, agrémentées souvent du correctif sémantique "social" ou "collectif", syntagmes auxquels ont continuellement recours les sciences sociales et historiques tout en s'entendant pas sur leur portée: "lieux communs" (qui remonte aux Topiques d'Aristote [...]), "idées reçues", "représentations sociales", "croyances collectives", "opinion publique", "cadres mentaux" et "construction collective de la réalité", etc. - à quoi vient s'adjoindre le polysémique "idéologies" (dans le sens générique de conceptions anonymes répandues à un moment donné ou bien dans celui de doctrine épousée par une communauté activiste). Enfin et surtout, on rencontre "discours" dans le sens codé et collectif que ce mot a acquis au cours du dernier demi-siècle: c'est un sens que le grand public a bien assimilé [...]
    Il manque dans cette liste confuse la dimension de mobilisation, d'incitation à agir qui semble caractériser certaines "idées" lorsqu'elles s' "emparent" de masses ou de minorités agissantes: c'est cette dimension que capte par exemple le mot de "mythe", non comme pure chimère ni comme "récit relatant des faits imaginaires", mais tel que l'emploie un des premiers, face aux sociétés de masse, Georges Sorel ("mythe de la grève générale"). Les idées collectives se prolongent dans le futur comme des projets, des programmes d'action, des aspirations, des craintes et des espérances collectives. Les objets rassemblés sous le chef d' "idées collectives" ne sont pas en effet des "idées" dans un sens antonymique d'émotions: les idées de l'historien des idées ont ou avaient, ainsi qu'il s'efforcera de faire percevoir et
    revivre, une "charge émotive", passionnelle même, non moins historiquement déterminée et variable, charge généralement dissipée au moment où l'historien en entreprend l'analyse. L'opposition conventionnelle entre les idées, les émotions et les passions n'a pas cours dans le domaine des idées collectives qui sont toujours entremêlées d'affectif et d'incitatif." (p.51-52)

    "L'historien des idées voit dans ce qui s'écrit, se dit, se représente et se donne pour crédible dans une société des dispositifs qui "fonctionnent indépendamment" des usages que chaque individu leur attribue, qui "existent en dehors des consciences individuelles" et qui sont "doués d'une puissance sociale" en vertu de laquelle ils s'imposent à tout un chacun et s'intériorisent dans les consciences." (p.52-53)

    "Les idées qui sont objets d'histoire sont essentiellement des faits trans-individuels anonymes. Il n'y a pas d'individus dans l'histoire des idées et des discours sinon après-coup et en arrière-plan, comme les relais, les actualisateurs et altérateurs contingents de "systèmes" anonymes, de topiques et de pré-constructions." (p.56)

    "Tous les ensembles apparents, le penseur, l’œuvre, la discipline, l' "école" de pensée ou d'art, la "famille" idéologique, eux-mêmes produits contingents des discours qui les assemblent et rassemblent, doivent être mis en question comme étant des catégorisations superficielles et au moins partiellement illusoires." (p.57)

    "Les idées de réforme sociale radicale et les visions déterministes de l'avenir harmonieux chez Marx que je rencontre déjà verbatim chez Saint-Simon, Enfantin, Victor Considerant, Pierre Leroux et autres socialistes romantiques ne lui sont pas propres non plus. [...] L'idée de substituer la propriété collective des moyens de production à la propriété privée afin que disparaissent la plupart des maux sociaux est à coup sûr "dans Marx" mais elle est aussi bien dans l'Utopia de Thomas More au XVIe siècle -quoique, chez l'humaniste anglais, à titre de sceptique "expérience mentale" et non de programme positif. Elle est vieille comme le monde judéo-chrétien et c'est chez les Pères de l'Église que le chancelier More en a trouvé l'amorce." (p.58)

    "L'Abbé Mably amalgame Rousseau, Saint Basile-le-Grand et autres pères de l'Église avec les raisonnements de l'Utopie de More: "Je vous défie de remonter jusqu'à la première source de ce désordre [social général] & de ne la pas trouver dans la propriété foncière [Doutes proposés aux philosophes économistes sur l'ordre naturel et essentiel des sociétés politiques, Paris, Nyon, 1768, p.13]" (p.59)

    "L'histoire des idées est [...] dans son principe, une histoire où les noms propres ne sont pas effacés, mais sont refoulés au second plan au profit de "formations discursives" anonymes et labiles. Les idées qui prévalent ne sont pas signées si ce n'est, souvent, par une imposture légitimatrice. Le "marxisme orthodoxe" sous la Deuxième Internationale est un objet d'histoire, -les écrits de Jules Guesde, Gabriel Deville, Paul Lafargue, les quelques "passages", toujours les mêmes, cités de Karl Marx, de même que les centaines de journaux et brochures qui se "réclament" de lui et le "vulgarisent" sous la Deuxième Internationale, ne sont que des variations contingentes -où toutefois l'élément le plus problématique est l'idée d'une relation quelconque de ce discours mobilisateur et prophétique à plusieurs voix avec la pensée du nommé "Karl Marx".
    L' "esprit du jacobinisme" est un objet d'étude, les discours et écrits de Robespierre, de Marat, du plus obscur des jacobins ne sont dans ce cadre codé que des variations et des épiphénomènes. Les écrits signés de tel nom, connu ou inconnu, ne sont dès lors abordés par l'historien que comme les performances d'un "code" -et ce qui l'intéresse, c'est le code. De même, sont premières les opinions d'une époque et accessoires les gens qui les propagent en se les appropriant
    ." (p.60)

    "L'idéologie, c'est ce qui parle à travers ses porte-parole, ce qui les parle et les inspire et dont ils sont d'aventure les "jouets inconscients", inconscients des intérêts sous-jacents comme de la dynamique qui les porte. D'où l'intérêt de méthode, depuis Arthur Lovejoy, qu'il y a à aller lire les auteurs mineurs, peu originaux qui reproduisent plus docilement le "code" d'un discours, d'un milieu et d'une époque.
    On a beaucoup parlé dans les années 1970 dans le contexte de ces réflexions de la
    Mort de l'auteur: c'était une formule à l'épate mais, littéralement entendue, sans hyperbole, elle n'est pas fausse, elle résume une règle heuristique élémentaire. Lors même qu'un discours, une formation discursive subissent un changement notable, il est rare que le rôle d'un individu y soit exclusif et décisif." (p.61)

    "Les idées qui restent des idées débattues par les seuls spécialistes, qui ne pénètrent pas la sphère publique n'intéressent pas l'historien des idées. [...] L'histoire des systèmes et affrontements d'idées restées contenus à l'intérieur des limites disciplinaires et de leurs communautés discutantes (les idées et controverses théologiques, l'histoire de la philosophie et des systèmes philosophiques, l'histoire du droit et des théories juridiques, l'histoire des sciences de la nature, de leurs écoles et leurs successifs paradigmes) forment toutes ensemble un large secteur de recherche autre avec ses questionnements propres, ses concepts et ses enjeux." (p.61)

    "Il importe [...] à l'historien des idées et il entre dans son "mandat" de faire l'histoire de la fortune publique des philosophies, celle des variations à moyen terme de celle-ci, variations qui ont beaucoup à apprendre sur l'évolution des cultures lettrées et sur le "cours" fluctuant de leurs valeurs. L'histoire (interne) des systèmes philosophiques n'est pas notre affaire, mais la politique des philosophes (les positions politiques prises en leur temps ès qualité par, disons, Bergson, Max Scheler, Heidegger, Carl Schmitt, etc.) intéresse au premier chef l'historien des idées." (p.63)

    "Pas d'idée sans mise en langage et en discours -en étendant quand il y a lieu, la notion de discours, au delà des textes écrits, à tout le symbolique, à toute la semiosis, aux faits picturaux et iconographiques, plastiques, statuaires, musicaux, architecturaux, monumentaux et aux productions médiatiques." (p.68)

    "Une idée répétée et confessée par tous procure de l'identité, de la communauté, elle permet de se positionner face à des adversaires et de reconnaître les siens, -choses fonctionnelles et parfois vitales qui n'ont rien à voir avec la foi du charbonnier. [...] Les bonnes raisons que je me formule de croire à la "vérité" de quelque chose sont renforcées par la communion que la croyance en question me procure avec "les miens", mon groupe, mon parti. Ce qui empêche de percevoir la fausseté ou l'irréalité d'une croyance répandue ou de la mettre en doute, c'est le discours social ambiant et les "satisfactions" que procure le sentiment de connivence et de force herméneutique harmonieuse d'une conviction renforcée par le consensus omnium." (p.106-107)

    "Robin G. Collingwood, le fondateur anglais de l'histoire des idées." (p.125)

    "Les "idées" sont des choses qui se transmettent en s'altérant constamment et s'adaptant à de nouveaux "contextes", qui, contenues dans un cercle ésotérique, imprègnent un jour un vaste public après avoir mué et s'être polarisée en représentations antagonistes." (p.126)

    "Une "idée", au sens d'un objet de discours identifié par un mot, change du tout au tout selon les champs discursifs qui le thématisent et que c'est cette dispersion, cette hétérogénéité co-existante même qui doit retenir l'esprit historien et sociologique." (p.127)

    "Une idée envisagée en synchronie est [...] un ensemble censé cohérent [...] de propositions prédiquant un sujet logique, autrement dit elle peut se ramener à une thèse (ou à un court faisceau de thèses connexes) accompagnée d'un argumentaire, d'un nombre fini d'arguments récurrents et d'exempla qui les "soutiennent"." (p.127)

    "L'historien tendra alors à assigner à l'idée un point de départ, à identifier un premier énonciateur et à en faire voir l'ombre portée sur la longue durée." (p.127)

    "Auguste Comte élabore, à la suite de ses prédécesseurs depuis Turgot, une science de l'histoire dans sa "Dynamique sociale ou Traité général du progrès humain" qui forme le volume III du Système politique. La science de l'histoire de l'histoire, comme toute science, a pour tâche de découvrir des "lois" -et la Loi fondamentale est celle du progrès. L'histoire en cours permet de vérifier constamment celle-ci. C'est précisément en quoi Comte peut parler d'une science qu'il a personnellement "découverte": "Notre appréciation historique de l'ensemble du passé humain constitue évidemment une vérification décisive de la théorie fondamentale d'évolution que j'ai fondée et qui, j'ose le dire, est désormais aussi pleinement démontrée qu'aucune autre loi essentielle de la philosophie naturelle" [Cours de philosophie positive, VI, p.457]. [...]
    Le
    sujet du récit du progrès, le héros du récit, c'est l'Humanité. Tous les termes de ce récit à plusieurs mains sur la progression continue, la perfectibilité, l'évolution par stades, la disparition "progressive" des vices sociaux et la fin heureuse de l'histoire ne sont là que pour rendre raison d'un sujet et narrer sa "marche en avant" vers un havre ultime, l'Humanité. Le progrès est une destinée. L'Humanité comme sujet et destinataire des systèmes historiques totaux, des "millénarismes" post-religieux, tel est le noyau doctrinal commun aux saint-simoniens, aux phalanstériens, aux icariens et autres communistes de la Monarchie de Juillet, à Pierre Leroux, à Colins de Ham et à Constantin Pecqueur, à Victor Hugo comme à Michelet, comme à Auguste Comte et aux positivistes. C'est le fétiche idéologique indivis des hommes de bonne volonté du XIXe siècle. Dieu avait créé l'homme à son image ; le siècle positiviste tire de l'homme "empirique" un avatar transcendant qu'il substitue à l'image de Dieu. Le Christ avait été crucifié pour le salut du genre humain, le siècle moderne allait montre le genre humain réalisant par ses sacrifices et ses efforts son salut ici-bas -accomplissement, scientifiquement prévu désormais, des "lois de l'histoire". Auguste Comte théorise verbatim cette transposition sécularisatrice: le christianisme n'avait fait que "préfigurer" le concept positif d'Humanité. Le progrès rendait inutile l' "hypothèse Dieu", il était une providence immanente.
    Dans la gnose progressiste, l'homme-individu n'est pas dès lors un atome isolé et il n'a pas de destinée propre ; il doit se voir comme un "anneau" dans une chaîne immense. L'Individu n'a pas de consistance autonome si je puis dire, les véritables unités sont la famille, puis la nation, puis l'Humanité. On ne définira plus dès lors l'humanité par l'homme, mais l'homme-individu par son rôle dans et pour l'Humanité. L'Humanité est cet être collectif composé de la multitude des êtres individuels qui ne sont que l'humanité en germe, qui ne sont que des "organes du Grand Etre" [Discours préliminaire au Système de politique positive, I, 363]. [...]
    Chez Comte, toutefois, comme chez la plupart des penseurs du siècle, l'humanité en progrès se limite à l'Occident. [...]
    Le progrès est une marche vers la perfection finale d'un monde ultimement délivré du mal, mais, en termes plus exacts, dans une pensée de l'Aboutissement, il est la progression vers l' "état normal" de l'homme (c'est encore l'expression de Comte)
    ." (p.130-131)

    "Émile Littré, pénétré de la vérité du système positiviste." (p.132)

    "Le socialisme, -c'est précisément ce qui à mon sens en définit l' "essence", des sectes romantiques au XXe siècle,- a magnifié, radicalisé, "fatalisé" cette idée du progrès imperturbable conduisant à brève échéance à un aboutissement, à un état indépassable, à une fin de l'histoire. [...] Le socialisme est "fatal", expose-t-on déjà vers 1830, parce qu'il est le seul ordre possible, moralement et pratiquement concevable au-delà de la gabegie criminelle du capitalisme (c'est Pierre Leroux qui baptise le système de ce nom)." (p.137)

    "De ce paradigme polysémique et contradictoire du "progrès", on a pu dire qu'à titre d'optimisme asymptotique de la perfectibilité humaine où le positif l'emportait toujours sur le fâcheux, il était mort en 1915 dans la boue des Flandres. La Grande guerre et ses atrocités apparaissent à plusieurs comme le coup de massue porté à l'idée optimiste du progrès linéaire et fatal du monde "civilisé". Dès 1930, Lewis Mumford parle du progrès comme d'une "idée totalement démentie" par le XXe siècle. La terrible coupure de la Première Guerre mondiale [...] est l'événement qui entame la dévaluation du paradigme sans pourtant l'effacer totalement d'une conscience collective dénégatrice qui se refuse, en dépit de tout, à consentir à voir la modernité comme non-sens, à-vau-l'eau, déchéance, chaos croissant et qui se rattache justement, face à l'horreur des temps, à la version "accélérée" d'une révolution débouchant, après tant de désastres insensés, instigués par des scélérats, sur une utopie eudémonique mondiale. Le militant communiste des années staliniennes illumine l'obscurité des carnages inutiles et le chaos des temps de l'après-guerre de la clarté d'une immense certitude [...] La révolution est en marche, son succès est fatal, elle va s'étendre prochainement à toute la planète: certitude eschatologique qui relève à coup sûr d'une foi exacerbée dans l'histoire dans une autre période où celle-ci ne charrie que l'horreur et sembler pousser au désespoir.
    D'autres historiens ont dit que le Grand récit du progrès avait été radicalement réfuté en tout cas un peu plus tard, à Auschwitz, à Hiroshima, mais le paradigme avait la résistance et l'agonie coriaces et il ne s'est trouvé définitivement effacé à mon sens qu'après 1989
    ." (p.142)

    "Le projet d'une société prochaine absolument bonne et rationnelle, contraire au désordre établi, chez un Morelly à la fin du XVIIIe siècle s'intitule, en conformité avec cette logique, Code de la Nature." (p.144)

    "Alfred Fouillée, un des coriaces ennemis du socialisme à la Belle Époque." (p.146)

    "Autre domaine bien identifié de l'histoire des idées et doté d'une problématique propre: il s'est développé depuis le temps d'une génération également, un programme que l'Allemand nomme Begriffsgeschichte et l'Anglais Conceptual History. J'aborde maintenant ce courant de la "sémantique historique", dite aussi "histoire des concepts", représenté par Reinhart Koselleck et ses élèves en Allemagne, et dans le monde anglophone par l' "Ecole de Cambridge" [...] par Christopher Hill et plusieurs autres, notamment le Hollandais Martin van Gelderen." (p.153)

    "Un concept politique -liberté, égalité, fraternité...- abordé dans l'histoire, et même analysé en synchronie, n'est pas susceptible de se ramener jamais à une définition syncrétique et ce n'est pas ce qu'il appartient à l'historien de chercher à reconstituer, ni comme "dénominateur commun", ni comme Idée platonicienne. Les grands mots d'une culture, d'un peuple, d'une époque ont une histoire complexe qu'esquisse de façon très insuffisante les entrées des dictionnaires, "révolution", "laïcité", "démocratie" de même qu'en tout temps, ils sont polarisés en des définitions antagonistes [...] Tout concept forme dans l'histoire un sociogramme polémique irréductible ; ce concept est à tout moment intégré dans une topographie contradictoire de schémas de raisonnements et de validations qui en rendent convaincante et valorisée, pour un destinataire donné, une des versions en présence exclusivement des autres attestées. Ces concepts ou plutôt les différences versions de ceux-ci comportement aussi généralement une temporalité spécifique, elles intègrent un micro-récit." (p.154)

    "Étudier "l'idée de nature" ou "l'idée de progrès", c'est étudier avant tout le mot "nature" ou le mot "progrès", sa diachronie, sa polysémie, ses synonymes, complémentaires et hyponymes, ses "connotations". Disons-le donc, un historien des idées doit avoir, il doit s'être donné pour pratiquer son métier, une formation tant en linguistique et en pragmatique qu'en analyse du discours (ce qui inclut la rhétorique argumentative, la logique informelle et la narratologie).
    Un concept toutefois peut ne pas disposer (encore) d'un mot qui se fixera plus tard tout en étant précis "dans l'esprit". Ainsi Milton au début du
    Paradise Lost annonce au lecteur -l'attitude est nouvelle- qu'il va traiter de "things yet unattempted in prose or rhyme". Le poète ne "possède" pas le mot "originality" qui n'apparaîtra en anglais que plus d'un siècle après sa mort, ni d'aucun mot précis pour dire ce que pourtant il énonce en une périphrase. Il exprime néanmoins clairement ici le concept "avant la lettre", pense Quentin Skinner." (p.156-157)

    "En France, un bon représentant de l'histoire conceptuelle (qu'il dénomme plutôt "histoire linguistique des usages conceptuels") est Jacques Guillaumou, historien et linguiste d'Aix qui a surtout publié sur les langages et discours de la Révolution française. Il a théorisé sa démarche dans Discours et événement. L'histoire langagière des concepts. Guillaumou regrette que la rencontre du travail de l'historien et de l'analyse linguistique, de l'analyse du discours à laquelle s'attachent les noms de Michel Pêcheux, Denise Maldidier, Régine Robin (avec laquelle il a collaboré), que cette rencontre se soit vu opposer d'énormes résistances qui perdurent. L'association de l'histoire discursive et de la socio-histoire des langages conceptuels au Mainstream historiographique rencontre en France des "réticences" têtues du milieu historien majoritaire, lesquelles contrastent avec l' "importance grandissante" de l'histoire des concepts dans les mondes germanique et anglo-saxon. Ce constat désabusé nous ramène à ce que je disais dans l'Introduction de ce livre: le "tournant linguistique" n'a pas été pris par l'historiographie française ; ceux qui l'ont pris sont marginalisés et même ostracisés. On peut faire état de travaux remarques de Maurice Tournier, de Régine Robin, de Gérard Noiriel, de Jean-Pierre Faye, mais, constate Guilhaumou, ces travaux restent en marge des traditions dominantes.
    Historien des "violences" du XXe siècle, du totalitarisme et de l'histoire de ce concept, Enzo Traverso souligne de son côté l'intérêt que présente pour sa démarche la
    Begriffsgeschichte et les méthodes de Reinhart Koselleck combinées aux méthodes de contextualisation prônées par l'École de Cambridge: "Située au carrefour de l'histoire des idées, de la sémantique historique et de la sociologie de la connaissance, l'histoire des concepts me paraît aujourd'hui indispensable pour rendre les historiens conscients des outils avec lesquels ils travaillent, ainsi que pour déconstruire les mots par lesquels l'histoire se fait, ses acteurs la conçoivent et la représentent. Il faut savoir d'où viennent les concepts que nous utilisons et pourquoi nous les utilisons, ceux-là et pas d'autres. Et il faut aussi décrypter le langage des acteurs de l'histoire qui font l'objet de nos recherches" [L'Histoire comme champ de bataille, interpréter les violences du XXe siècle, Paris, La Découverte, 2011, p.14]."  (p.157-158)

    "Tout le monde, de Gellner à Hobsbawm, tombe d'accord sur le fait que, de quelque paramètres objectifs qu'elles se réclament, les nations sont de part en part des "mythes"." (p.174)

    "A mon sentiment, la réflexion historienne sur les pratiques de la discipline et leur évolution, sur l'historicité de ses concepts, sur l'épistémologie historiographique est restée dans la Francophonie, en comparaison de cultures voisines, timide et lacunaire." (p.183)

    " "Millénarisme" [...] qui projette sur l'observation censée sobre des événements modernes des schémas religieux persistants et déniés. [...]
    Le socialisme moderne, pose à titre de définition le théoricien de la SFIO, Paul Louis, "n'écrit pas:
    ceci est juste, mais: ceci doit advenir" [Les étapes du socialisme, Paris, Charpentier, 1903, p.306]. Tout était dans cette formulation (l'historien des idées est ravi quand il rencontre dans un écrit la formulation nucléaire d'un discours dans sa parfaite spécificité et sa parfaite évidence.) C'est la proposition fondatrice de la vision du monde de l'Internationale socialiste avant 1917: "C'est donc la volonté aveugle des faits qui pousse les sociétés vers l'ordre collectiviste" [Th. Cabannes, La Tribune socialiste, Bayonne, 7 juin 1908]." (p.186)

    "Un film hollywoodien à grand spectacle, Paris brûle-t-il ? en 1966 montre à la libération une France intégralement insurgée et résistante - avec en prime, une belle entente entre les FFI et l'armée du général Leclerc. Quelques années plus tard toutefois, le film documentaire sur Vichy et la vie en "Zone libre" à Clermont-Ferrand, de Marcel Ophüls, Le Chagrin et la Pitié, marquera un tournant, ce film aura un effet traumatique en faisant voir le refoulé de cette histoire cocoriquante et roborative de l'après-guerre, une France lâche, pétainiste et collabo." (p.196)

    "Toute "mémoire" de groupe et de sodalité est narcissique, autocentrée, unilatérale, mensongère pour tout dire, par la nature des choses humaines et elle est manipulée par des "représentants officiels" au service d'intérêts tels que ces officiels les conçoivent." (p.200)

    "Une des toutes premières "victimes" toutefois de l'exhumation de fâcheux faits enfouis fut Georges Marchais, secrétaire général du Parti communiste, convaincu par la presse en 1981 de s'être engagé en 1942 comme travailleur volontaire en Allemagne -avec le Parti niant obstinément contre l'évidence." (p.204-205)

    "Faire l'histoire de l'historiographie, c'est à mon sens demander d'abord ce qu'à diverses époques l'histoire retient et pourquoi." (p.209)

    "Les idées, non moins que les outils, les objets matériels, les techniques, les mœurs, les institutions politiques et sociales, ont une histoire qu'il importe de connaître et elles sont toujours le produit d'une histoire. Or, c'est une histoire dans une très large mesure effacée, occultée lors même que l'idée persiste sous un avatar contemporain. Les "grandes idées", philosophiques, politiques et sociales, les concepts historiographiques, les catégories esthétiques ne forment jamais des instruments ad hoc, fonctionnels et lisses, prêts à l'emploi, faits à notre usage. Ceci revient à réfuter deux conceptions, l'une immanente au présent et l'autre transcendante au monde: les idées ne nous appartiennent pas, elles ne sont pas le produit de notre conscience et ne sont pas propres à la conjoncture où nous vivons - et elles ne proviennent pas d'un domaine ontologique transcendant dont le monde sensible est le reflet. Les idées dont nous nous servons et qui nous permettent de donner du sens au cours des choses et inspirent nos actions sont venues à nous de quelque part du plus ou moins lointain passé. Elles sont apparues jadis non tout d'un coup par un quelconque fiat, mais à travers un travail de l'esprit auquel plusieurs groupes humains ont contribué dans un contexte moral, social et institutionnel révolu, avec ses questionnements, ses influences et ses heurts. Elles ont continuellement subi à partir de là des re-contextualisation et des instrumentalisations, elles sont faites de strates d'amendements et d'ajustements ; elles nous sont parvenues par une série de relais qui les ont transmises en les modifiant, en les adaptant à de nouvelles conjonctures et à de nouveaux questionnements. Jamais non plus ces idées n'ont évolué seules. Elles sont issues de chocs successifs de conceptions contradictoires ; elles sont entrées, au temps de leur émergence et au cours de leur évolution, en confrontation avec des conceptions antagonistes. Elles sont "nées" dès lors et se sont diffusées non dans un vacuum, mais dans des contextes conflictuels non moins oblitérés.
    La tâche de l'historien des idées -en contraste avec l'étude intemporelle de jadis des idées philosophiques- est de ramener sur terre les Grandes Idées comme les petites [...] C'est cette insistance sur l'historicité qui donne son identité à la discipline et c'est en ce sens que l'historien intellectuel, a [...] pu dire [Donald Kelley], doit être "un athée", à tout le moins un sceptique radical car il lui appartient, par principe de méthode, de ne pas croire à la permanence d'un noyau éternel dans les idées qu'il analyse -ni, tant qu'à faire, à la supériorité des siennes et de celles de son temps, ni à avoir celles-ci de quelque façon comme un aboutissement.
    " (p.217-218)

    "Au tournant du XIXème siècle, dans la propagande socialiste, le mandat "historique" de préparer la Révolution qui anéantira le capitalisme et le pouvoir de la bourgeoisie glisse des mains de la passive et "veule" masse prolétarienne pour devenir la mission du seul Parti et de ses militants. C'est ici une évolution décisive de l'histoire idéologique moderne. Les "masses", finit-on par constater, ne répondent pas, en leur majorité, à l'Appel de l'histoire. Elles demeurent assoupies dans une "torpeur" résignée. La conscience leur fait défaut et aussi, ajoute-t-on, la "virilité"[Le Parti ouvrier, 5 février 1889, p.1]. En vain, on les tance, on les secoue: "Voyons, peuple d'exploités, masse d'esclaves du Capital, ouvriras-tu les yeux ?" [L'Affamé, anarchiste, 13 juillet 1884, p.1]. La propagande continue machinalement à rêver à "une classe ouvrière qui marche unie, compacte vers son émancipation politique et sociale" [Le Prolétariat, 1 mars 1890, p.1], mais seule la minorité organisée, finalement, lui apparaît porteuse de la conscience historique et prête à "jouer son rôle". Ce sont les seuls prolétaires "conscients et organisés" (épithètes homériques favorites de Jules Guesde), c'est-à-dire les membres du Parti qui sont alors appelés à jouer le rôle d' "accoucheurs du grand renouveau social" et il convient de leur faire sentir leur supériorité sur ces "masses amorphes" pour lesquelles ils se dévouent sans compter [Frédéric Stackelberg, Vers la société communiste, Nice, Au droit du peuple, 1909, p.15]. La propagande socialiste passe ainsi de la dévolution du grand rôle historique au "parti de classe" [Almanach du Parti ouvrier 1892, p.17]. Tout ceci, qui est abondamment attesté en France vers 1900, fait plus que préfigurer le léninisme qui n'est que la version russe de cette évolution significative du discours de l'Internationale au tournant du siècle. Bientôt, assure-t-on du côté des guesdistes français, "le Parti Socialiste [le parti, pas la classe !] aura accompli la mission historique qui lui est assignée dans la grande transformation sociale qui s'impose au monde entier" [Ghesquière, La Défense, Troyes, 18 janvier 1907, p.1]." (p.231)

    "En toute rigueur, l'explication causale n'est jamais vraie, elle n'est qu'approximative au mieux. La notion est elle-même confuse: elle amalgame du nécessaire-immédiat sine qua non, du déjà-là cumulatif, plus vaguement des conditions de possibilité, des responsabilités indirectes, des hasards propices, des antécédents et des précursions, des motifs attribués aux agents, lesquels sont à leur tour "expliqués" par des intérêts ou dieu sait quoi encore, des contraintes systémiques, des facilitateurs d'événements. La ou les causes les mieux les fondées n'expliquent jamais exhaustivement un événement de la vie sociale pas plus qu'un fait historique, mais seulement certains aspects ou paramètres de cet événement et seulement à un degré de probabilité et via des médiations plus ou moins occultées." (p.240-241)

    "Marx et Engels (Paul Lafargue est aussi présent ce soir de mai 1880 à Londres) amendent et cautionnent au cours d'une soirée "historique" le Programme minimum du Parti Ouvrier en gestation dont Jules Guesde leur a soumis le brouillon. Marx semblait plutôt content de ses corrections." (note 1 p.250)

    "Ce qui distingue les divers fascismes des dictatures réactionnaires "ordinaires", c'est précisément le rôle prééminent de l'idéologie et l'attrait qu'elle exerce sur des gens de milieux divers." (p.257)

    "Le 1er janvier de l'an 1800, Robert Owen ouvrait à New Lanark en Écosse une manufacture "humanitaire" où le vil argent allait être remplacé par des Labour Notes, des bons du travail. Le 25 décembre 1991, Mikhaïl Gorbatchev entérinait la dissolution de l'URSS. Entre ces deux dates, entre cette nouvelle année et ce jour de Noël, deux siècles de Grandes espérances ont mobilisé des foules immenses sur les cinq continents." (p.262)

    "La concentration de toute l'activité économique et sociale dans l'Etat dirigé par les possesseurs de la science commence avec le système de Saint-Simon. Selon Georg Iggers dans son étude sur la genèse intellectuelle de l'esprit du totalitarisme, The Cult of Authority: The Political Philosophy of the Saint-Simonians, Saint-Simon doit être vu comme le précurseur d'un Etat monopolistique et planiste [...] projet qui revenait à un rejet de principe de toute forme de démocratie. [...]
    Il y a, de fait, dans le système prôné par Saint-Simon, tous les éléments d'une vision
    totalitaire du social où science, morale, politique, art et religion doivent se confondre en un système cohésif, où l'Etat tout puissant devient aussi une Église qui sera dirigée par un "clergé" savant, industriel et artistique, par des savants-prêtres.
    L'avènement des saines doctrines positivistes exigera, selon le discipline non moins dirigiste et ex-secrétaire de Saint-Simon, Auguste Comte, l'instauration d'une "dictature rationnelle" dont la première tâche sera de "hâter l'extinction du parlementarisme". [...]
    L'idée marxiste de Dictature du prolétariat n'est qu'un avatar de ces projets autoritaires.
    " (p.269-270)

    "Cette voie abondamment exploitée revient à faire le procès du rationalisme ou plutôt d'une certaine hybris rationaliste. La thèse d'une "face sombre" des Lumières est exposée assez diversement mais de façon convergente pourtant par Karl Popper, Hannah Arendt, C. Milosz, Friedrich Hayek. Elle a sa version marxisante avec Adorno et Horkheimer dans leur Dialektik der Aufklärung. Elle se présente aussi sous une version à la Foucault: la raison abstraite des philosophes débouchent sur la rationalité bureaucratique et répressive des prisons modernes et des camps, des sociétés planifiées où les humains sont des "rouages" d'une Grande machine." (p.277)
    -Marc Angenot, L'Histoire des idées. Problématiques, objets, concepts, méthodes, enjeux, débats, Presse Universitaires de Liège, coll. Situations, 2014, 392 pages.

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     Marc Angenot, La démocratie, c'est le mal + L'Histoire des idées Empty Re: Marc Angenot, La démocratie, c'est le mal + L'Histoire des idées

    Message par Johnathan R. Razorback Dim 14 Oct - 9:19

    "La question est de savoir si les discours, les argumentations et les explications que les acteurs donnent de leurs convictions peuvent et doivent être effacés et écartés pour que le chercheur regarde ailleurs et les explique intégralement par des motifs autres que des raisons, par des déterminations subies qui formeraient explication suffisante et rendraient négligeables car illusoires les raisons alléguées. Le problème réside dans le fait de traiter les discours et les convictions comme des épiphénomènes, les raisonnements comme des rationalisations, de traiter les raisons données comme illusoires par la nature des choses. On peut certainement relever de plus ou moins fortes corrélations entre des convictions, des adhésions, des choix et des situations et des qualités objectives, comme la classe, le sexe, le milieu, la profession, l'environnement technologique et économique. Toutefois ces corrélations ne seront jamais entièrement, à 100%, rigoureuses ni constantes, si fins et si nombreux que soient les paramètres retenus -et par ailleurs elles ne procurent aucunement une explication.
    La propension à voir les humains comme de perpétuels illusionnés et de perpétuels menteurs à eux-mêmes, comme mystifiés et conditionnés par le milieu qui les engendre et au bout du compte comme des sujets illusoires, comme des marionnettes ou des perroquets d'un social réduit à des conditionnements, des besoins et des intérêts aboutit à une anthropologie dogmatique hautement arbitraire et qui a des aspects arrogants. [...] Il y a dans cette quasi-anthropologie une manière de ne pas prendre les humains au sérieux. Si tout discours se développe dans l'illusio et est agi par une volonté de pouvoir ou par une rancœur, par le ressentiment, rien de plus vain que de prétendre briser tant soit peu le carcan déterministe et de chercher à penser de façon critique ; tout est et demeurera "idéologique" et la volonté de réflexion et de dissidence critique ne sera jamais qu'une mystification renforcée.
    La faiblesse méthodologique est dans la propension du holisme à substituer à l'analyse de la pensée, des discours, de l'idéologie des "boîtes noires" comme les dénomme Raymond Boudon. On renonce à creuser l'examen de quelque chose qui est disponible pour refouler les problèmes que posent ce discours, ses conceptions et ses arguments, en une "boîte" close et étiquetée d'où la lumière explicative ne ressortira pas. C'est votre inconscient, c'est votre libido ou votre surmoi, c'est votre détermination de classe ou de sexe, c'est votre
    habitus: ce ne sont pas plus des explications que le fameux "C'est votre léthargie !" du Légataire universel. Ce sont des explications qui n'expliquent rien et qui, du reste, redisent au bout du compte toujours la même sorte de choses (comme le caricaturent les versions estudiantines du marxisme et du freudisme). L'idéologie du soupçon, perspicace au début, heuristiquement valide, aboutit trop facilement à un simplisme mécanique. Quand je dis que quelqu'un croit telle chose parce qu'il a "intériorisé" une croyance sociale, notamment une croyance que je juge irrationnelle, logique, fausse ou douteuse, je ne dis rien qui vaille car je n'ai toujours pas cherché à expliquer pourquoi il y croit ou croyait en dépit de ceci. [...]
    Par ailleurs, si dans la même culture à la même époque, dans la même classe, le même milieu, etc., deux individus du même sexe, comme il advient constamment, entretiennent des convictions diamétralement opposées, il me faudra expliquer -et le déterminisme holiste n'y parviendra guère et pour cause, cette détermination existentielle et locale qui engendrera une chose et son contraire. L'idéologie holiste n'est pas en effet à l'abri de l'accusation d'esquiver le principe de non contradiction, elle s'y complaît: si mon idéologie semble conforme à mes intérêts (c'est-à-dire à ceux qu'on m'assigne), ça marche ; si mes convictions vont contre mes intérêts apparents, je suis "aliéné" et ça marche encore. Guizot, Royer-Collard, Benjamin Constant, Saint-Simon, Enfantin, Considerant appartiennent à la même époque, à la même éducation e
    t grosso modo à la même classe ; je veux bien qu'on leur trouve des points communs mais ce qui doit intéresser l'historien est de montrer en quoi leurs pensées diffèrent du tout au tout et d'expliquer cette coexistence." (p.294-295)

    "Le 15 août 1899, le mouvement blanquiste éclate. La "vieille garde" et ceux qui sont en bonne place pour devenir députés avec l'appui du Parti national boulangiste suivent Ernest Granger, lequel crée une nouvelle structure, le Comité central socialiste révolutionnaire, CCSR. Ils auront accès à la presse boulangiste "de gauche", L'Intransigeant, le Démocrate, la République de Vergoin et ils créent leur propre journal, le Blanquiste. Ces "socialistes-collectivistes" proposent comme slogan pour le Premier mai [1890]: "Vive la République nationale !". C'est la haine de la "juiverie cosmopolite" qui assure leur passage audit socialisme national. Après les révélations du journaliste Mermeix sur Les Coulisses du boulangisme, où on apprend "d'où vient l'argent" - de la Duchesse d'Uzès et d'autres cassettes ultra-réactionnaires, -les autres leaders "révolutionnaires" chercheront à déshonorer définitivement Granger et les "socialistes nationaux" en votant une résolution le 20 septembre 1890 "avéré que le sieur Granger n'a été élu député que grâce au concours politique et financier des princes, des curés et des monarchistes"." (p.304)

    "Le fascisme dès ses origines [...] est anticapitaliste en paroles et antisocialiste en haine doctrinale et action violente: s'il absorbe de façon opportuniste des ingrédients socialisants, le mélange n'est pas égal, les éléments nationalistes-réactionnaires sont hégémoniques dans le fascisme." (p.305)

    "La vision de l' "Etat syndicaliste" prochain dont Émile Pouget, Émile Pataud, Gustave Hervé et quelques autres imaginent vers 1910 le bon fonctionnement, part de l'idée d'autogestion ouvrière pour aboutir à l'unanimité discipliné d'un syndicalisme totalitaire." (p.306)

    "L'histoire des idées s'est développée, non sans rencontrer de fortes réticences, contre l'histoire sociologique et économiste aussi bien que contre l'histoire de longue durée à la recherche d' "attitudes" immuables, dans le style d'une partie des Annales. Oui, les idées d'un état de culture et le devenir des idées peuvent être étudiés en elle-mêmes, même s'il est admis qu'ils sont conditionnés par une "civilisation matérielle" et par des réalités économiques et politiques avec leurs intérêts, leurs conflits et leurs crises. L'opposition formulée en une alternative nette, /ou bien rôle décisif des idées, ou bien épiphénomène/, est un contraste simpliste. Aucun historien des idées ne prétend décrire la culture intellectuelle d'une époque "en l'air", sans jamais la faire reposer sur des moeurs et des modes de vie non moins que sur une base économique et sociale. Aucun ne se dispense de distinguer des milieux, des classes, des sexes et des générations (sauf si son but exprès est de dégager une hégémonie prédominante d' "outillage mentaux" et de conceptions du monde.) L'histoire des idées est histoire de leur transmission et de leurs avatars dans des contextes successifs et pour des générations nouvelles qui semblent y trouver réponse à des questionnements différents de ceux de leurs prédécesseurs.
    Lors même que l'historien part de la thèse que "toute l'histoire est histoire des idées", il lui appartient aussi de montrer comment les idées, valeurs, croyances d'une société, d'un milieu, quel que soit le rôle général structurant et motivant qu'il leur attribue, servent
    toujours aussi à renforcer et sanctionner des pouvoirs, organisés ou diffus, et des dominations (de classe, de sexe, d'ethnie). De montrer comment les champs disciplinaires et professionnels (dont celui des "sciences pures") où s'agitent des idées sont organisés en rapports de force, en stratégies de légitimation et luttes de positionnement et comment les idées les plus "désintéressées" sont instrumentalisées dans ces affrontements d'intérêts. Ceci peut être fécond à analyser, tout dépendant de la perspective retenue et des questionnements de départ. Toutefois, de ce constat du "toujours aussi", rien ne contraint, sinon la facilité stérile de penser de façon unilatérale et schématique, de passer au sociologisme qui va prétendre réduire les idées qui circulent à des rapports de force, des stratégies de légitimation et des luttes de positionnement -et finir par les oblitérer." (p.310)

    "Ce qu'on a vu appeler avec dédain la "pure" histoire des idées, à savoir la description systématique d'une doctrine, d'une idéologie dans ses constantes idéal-typiques, dans son répertoire ne varietur d'arguments et d'images, dans ses micro-récits et sa narratique (Jean-Pierre Faye), description récusée par les esprits concrets -certes, vaine et abstraite si elle devait être l'alpha et l'omega de la réflexion historique- est une pertinente étape heuristique, susceptible de faire apparaître une permanence, des récurrences, des transmissions qui altèrent, une "logique" évolutive. Elle scotomuse méthodologiquement les producteurs successifs, leurs motivations personnelles, les variations de phraséologies, l'accueil reçu et les milieux destinataires successifs, les fonctions remplies et les intérêts (lato sensu) des groupes qui l'adoptent et l'adaptent. A titre d'étape du travail historien, ce moment analytique et descriptif a sa pleine légitimité: il va s'efforcer de dégager, c'est à mon sens le moment crucial, la rareté des topoï structurants et des thèmes récurrents, extrapolation réductrice résultant du travail exégétique qui contraste avec l'apparence première de multiplicité, d'abondance, de foisonnement, de diversité spontanée, d'adaptation au "vécu" que peut donner une production idéologique vue sur la moyenne durée." (p.311)

    "Les Bolcheviks érigèrent à Moscou un buste de Thomas More." (p.321)

    "On ne peut qu'écarter comme sophistique tout paradigme rétrospectif / application => idée/, s'il suggère l'inférence qu' "il faut juger l'arbre à ses fruits", que l'application ultérieure, les actes accomplis au nom d'une idée permettent de juger l'idée originelle qui les a inspirées." (p.325)

    "L'histoire est faite d'aléatoire et d'imprévisible." (p.326)

    "Il faut rejeter toute vision manichéenne d'un affrontement en longue durée de filiations intellectuelles bien séparées, l'une mauvaise et l'autre bonne. Il faut l'écarter pour penser l'hybridation, la persistance-altération, le syncrétisme, la contamination, la transposition." (p.329)

    "Un historien des idées qui reculerait devant l'historicisation et la relativisation des valeurs et des convictions censées intangibles de son temps et de son milieu, qui croirait à quelque chose comme une vérité enfin atteinte en son temps dans les savoirs sur l'homme et la société, à une normalité contemporaine, qui penserait que, comme par hasard, le monde a adhéré enfin aux vraies valeurs et décisivement progressé en vérité et en rationalité à son époque, ce qui lui permet de juger avec un recul condescendant des erreurs, des chimères et des mythes du passé à l'aune d'un savoir bien étayé, un tel historien devrait changer de métier.
    Une autre attitude connexe non moins discutable est celle de l'historien qui, après avoir dûment montré l'historicité contingente, les variations des notions de "liberté", "démocratie", etc., arrive avec sa propre définition censée intemporelle et neutre. Historiciser, c'est écarter l'idée que nous puissions, nous, sortir du cours de l'histoire pour produire une définition transcendantale d'un concept. C'est ce que Quentin Skinner objectait à la théorie libérale d'Isaiah Berlin: élaborer, comme prétendait faire celui-ci, une définition neutre et transcendantale de la Liberté était "une illusion".
    " (p.334)

    "L'historien a un devoir vis-à-vis des Morts et ce devoir inclut éminemment celui de leur "rendre justice"." (p.337)

    "Toutes les versions et variantes du nationalisme en ont contre les métèques, les naturalisés et les minorités "inassimilables"." (p.349)

    "L'histoire des idées est toujours par quelque côte fallacieuse dans sa remontée aux origines puisque lorsqu'une idée "joue un rôle" et s' "empare" des masses, elle a cessé d'être l'idée que j'ai étudiée à son moment d'émergence. L'histoire des idées ne fait pas seulement apparaître le tragique de l'histoire moderne à travers la question de la mutation du bien en mal, des hommes de bonne volonté en scélérats, de l'idée généreuse en légitimation de l'inhumain [...] mais, de par l'aspect "téléphone cassé" de la transmission des idées, elle fait apparaître du même coup, indissociablement, ses côtes absurdes." (p.353)
    -Marc Angenot, L'Histoire des idées. Problématiques, objets, concepts, méthodes, enjeux, débats, Presse Universitaires de Liège, coll. Situations, 2014, 392 pages.



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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


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