"La question est de savoir si les discours, les argumentations et les explications que les acteurs donnent de leurs convictions peuvent et doivent être effacés et écartés pour que le chercheur regarde ailleurs et les explique intégralement par des motifs autres que des raisons, par des déterminations subies qui formeraient explication suffisante et rendraient négligeables car illusoires les raisons alléguées. Le problème réside dans le fait de traiter les discours et les convictions comme des épiphénomènes, les raisonnements comme des rationalisations, de traiter les raisons données comme illusoires par la nature des choses. On peut certainement relever de plus ou moins fortes corrélations entre des convictions, des adhésions, des choix et des situations et des qualités objectives, comme la classe, le sexe, le milieu, la profession, l'environnement technologique et économique. Toutefois ces corrélations ne seront jamais entièrement, à 100%, rigoureuses ni constantes, si fins et si nombreux que soient les paramètres retenus -et par ailleurs elles ne procurent aucunement une explication.
La propension à voir les humains comme de perpétuels illusionnés et de perpétuels menteurs à eux-mêmes, comme mystifiés et conditionnés par le milieu qui les engendre et au bout du compte comme des sujets illusoires, comme des marionnettes ou des perroquets d'un social réduit à des conditionnements, des besoins et des intérêts aboutit à une anthropologie dogmatique hautement arbitraire et qui a des aspects arrogants. [...] Il y a dans cette quasi-anthropologie une manière de ne pas prendre les humains au sérieux. Si tout discours se développe dans l'illusio et est agi par une volonté de pouvoir ou par une rancœur, par le ressentiment, rien de plus vain que de prétendre briser tant soit peu le carcan déterministe et de chercher à penser de façon critique ; tout est et demeurera "idéologique" et la volonté de réflexion et de dissidence critique ne sera jamais qu'une mystification renforcée.
La faiblesse méthodologique est dans la propension du holisme à substituer à l'analyse de la pensée, des discours, de l'idéologie des "boîtes noires" comme les dénomme Raymond Boudon. On renonce à creuser l'examen de quelque chose qui est disponible pour refouler les problèmes que posent ce discours, ses conceptions et ses arguments, en une "boîte" close et étiquetée d'où la lumière explicative ne ressortira pas. C'est votre inconscient, c'est votre libido ou votre surmoi, c'est votre détermination de classe ou de sexe, c'est votre habitus: ce ne sont pas plus des explications que le fameux "C'est votre léthargie !" du Légataire universel. Ce sont des explications qui n'expliquent rien et qui, du reste, redisent au bout du compte toujours la même sorte de choses (comme le caricaturent les versions estudiantines du marxisme et du freudisme). L'idéologie du soupçon, perspicace au début, heuristiquement valide, aboutit trop facilement à un simplisme mécanique. Quand je dis que quelqu'un croit telle chose parce qu'il a "intériorisé" une croyance sociale, notamment une croyance que je juge irrationnelle, logique, fausse ou douteuse, je ne dis rien qui vaille car je n'ai toujours pas cherché à expliquer pourquoi il y croit ou croyait en dépit de ceci. [...]
Par ailleurs, si dans la même culture à la même époque, dans la même classe, le même milieu, etc., deux individus du même sexe, comme il advient constamment, entretiennent des convictions diamétralement opposées, il me faudra expliquer -et le déterminisme holiste n'y parviendra guère et pour cause, cette détermination existentielle et locale qui engendrera une chose et son contraire. L'idéologie holiste n'est pas en effet à l'abri de l'accusation d'esquiver le principe de non contradiction, elle s'y complaît: si mon idéologie semble conforme à mes intérêts (c'est-à-dire à ceux qu'on m'assigne), ça marche ; si mes convictions vont contre mes intérêts apparents, je suis "aliéné" et ça marche encore. Guizot, Royer-Collard, Benjamin Constant, Saint-Simon, Enfantin, Considerant appartiennent à la même époque, à la même éducation et grosso modo à la même classe ; je veux bien qu'on leur trouve des points communs mais ce qui doit intéresser l'historien est de montrer en quoi leurs pensées diffèrent du tout au tout et d'expliquer cette coexistence." (p.294-295)
"Le 15 août 1899, le mouvement blanquiste éclate. La "vieille garde" et ceux qui sont en bonne place pour devenir députés avec l'appui du Parti national boulangiste suivent Ernest Granger, lequel crée une nouvelle structure, le Comité central socialiste révolutionnaire, CCSR. Ils auront accès à la presse boulangiste "de gauche", L'Intransigeant, le Démocrate, la République de Vergoin et ils créent leur propre journal, le Blanquiste. Ces "socialistes-collectivistes" proposent comme slogan pour le Premier mai [1890]: "Vive la République nationale !". C'est la haine de la "juiverie cosmopolite" qui assure leur passage audit socialisme national. Après les révélations du journaliste Mermeix sur Les Coulisses du boulangisme, où on apprend "d'où vient l'argent" - de la Duchesse d'Uzès et d'autres cassettes ultra-réactionnaires, -les autres leaders "révolutionnaires" chercheront à déshonorer définitivement Granger et les "socialistes nationaux" en votant une résolution le 20 septembre 1890 "avéré que le sieur Granger n'a été élu député que grâce au concours politique et financier des princes, des curés et des monarchistes"." (p.304)
"Le fascisme dès ses origines [...] est anticapitaliste en paroles et antisocialiste en haine doctrinale et action violente: s'il absorbe de façon opportuniste des ingrédients socialisants, le mélange n'est pas égal, les éléments nationalistes-réactionnaires sont hégémoniques dans le fascisme." (p.305)
"La vision de l' "Etat syndicaliste" prochain dont Émile Pouget, Émile Pataud, Gustave Hervé et quelques autres imaginent vers 1910 le bon fonctionnement, part de l'idée d'autogestion ouvrière pour aboutir à l'unanimité discipliné d'un syndicalisme totalitaire." (p.306)
"L'histoire des idées s'est développée, non sans rencontrer de fortes réticences, contre l'histoire sociologique et économiste aussi bien que contre l'histoire de longue durée à la recherche d' "attitudes" immuables, dans le style d'une partie des Annales. Oui, les idées d'un état de culture et le devenir des idées peuvent être étudiés en elle-mêmes, même s'il est admis qu'ils sont conditionnés par une "civilisation matérielle" et par des réalités économiques et politiques avec leurs intérêts, leurs conflits et leurs crises. L'opposition formulée en une alternative nette, /ou bien rôle décisif des idées, ou bien épiphénomène/, est un contraste simpliste. Aucun historien des idées ne prétend décrire la culture intellectuelle d'une époque "en l'air", sans jamais la faire reposer sur des moeurs et des modes de vie non moins que sur une base économique et sociale. Aucun ne se dispense de distinguer des milieux, des classes, des sexes et des générations (sauf si son but exprès est de dégager une hégémonie prédominante d' "outillage mentaux" et de conceptions du monde.) L'histoire des idées est histoire de leur transmission et de leurs avatars dans des contextes successifs et pour des générations nouvelles qui semblent y trouver réponse à des questionnements différents de ceux de leurs prédécesseurs.
Lors même que l'historien part de la thèse que "toute l'histoire est histoire des idées", il lui appartient aussi de montrer comment les idées, valeurs, croyances d'une société, d'un milieu, quel que soit le rôle général structurant et motivant qu'il leur attribue, servent toujours aussi à renforcer et sanctionner des pouvoirs, organisés ou diffus, et des dominations (de classe, de sexe, d'ethnie). De montrer comment les champs disciplinaires et professionnels (dont celui des "sciences pures") où s'agitent des idées sont organisés en rapports de force, en stratégies de légitimation et luttes de positionnement et comment les idées les plus "désintéressées" sont instrumentalisées dans ces affrontements d'intérêts. Ceci peut être fécond à analyser, tout dépendant de la perspective retenue et des questionnements de départ. Toutefois, de ce constat du "toujours aussi", rien ne contraint, sinon la facilité stérile de penser de façon unilatérale et schématique, de passer au sociologisme qui va prétendre réduire les idées qui circulent à des rapports de force, des stratégies de légitimation et des luttes de positionnement -et finir par les oblitérer." (p.310)
"Ce qu'on a vu appeler avec dédain la "pure" histoire des idées, à savoir la description systématique d'une doctrine, d'une idéologie dans ses constantes idéal-typiques, dans son répertoire ne varietur d'arguments et d'images, dans ses micro-récits et sa narratique (Jean-Pierre Faye), description récusée par les esprits concrets -certes, vaine et abstraite si elle devait être l'alpha et l'omega de la réflexion historique- est une pertinente étape heuristique, susceptible de faire apparaître une permanence, des récurrences, des transmissions qui altèrent, une "logique" évolutive. Elle scotomuse méthodologiquement les producteurs successifs, leurs motivations personnelles, les variations de phraséologies, l'accueil reçu et les milieux destinataires successifs, les fonctions remplies et les intérêts (lato sensu) des groupes qui l'adoptent et l'adaptent. A titre d'étape du travail historien, ce moment analytique et descriptif a sa pleine légitimité: il va s'efforcer de dégager, c'est à mon sens le moment crucial, la rareté des topoï structurants et des thèmes récurrents, extrapolation réductrice résultant du travail exégétique qui contraste avec l'apparence première de multiplicité, d'abondance, de foisonnement, de diversité spontanée, d'adaptation au "vécu" que peut donner une production idéologique vue sur la moyenne durée." (p.311)
"Les Bolcheviks érigèrent à Moscou un buste de Thomas More." (p.321)
"On ne peut qu'écarter comme sophistique tout paradigme rétrospectif / application => idée/, s'il suggère l'inférence qu' "il faut juger l'arbre à ses fruits", que l'application ultérieure, les actes accomplis au nom d'une idée permettent de juger l'idée originelle qui les a inspirées." (p.325)
"L'histoire est faite d'aléatoire et d'imprévisible." (p.326)
"Il faut rejeter toute vision manichéenne d'un affrontement en longue durée de filiations intellectuelles bien séparées, l'une mauvaise et l'autre bonne. Il faut l'écarter pour penser l'hybridation, la persistance-altération, le syncrétisme, la contamination, la transposition." (p.329)
"Un historien des idées qui reculerait devant l'historicisation et la relativisation des valeurs et des convictions censées intangibles de son temps et de son milieu, qui croirait à quelque chose comme une vérité enfin atteinte en son temps dans les savoirs sur l'homme et la société, à une normalité contemporaine, qui penserait que, comme par hasard, le monde a adhéré enfin aux vraies valeurs et décisivement progressé en vérité et en rationalité à son époque, ce qui lui permet de juger avec un recul condescendant des erreurs, des chimères et des mythes du passé à l'aune d'un savoir bien étayé, un tel historien devrait changer de métier.
Une autre attitude connexe non moins discutable est celle de l'historien qui, après avoir dûment montré l'historicité contingente, les variations des notions de "liberté", "démocratie", etc., arrive avec sa propre définition censée intemporelle et neutre. Historiciser, c'est écarter l'idée que nous puissions, nous, sortir du cours de l'histoire pour produire une définition transcendantale d'un concept. C'est ce que Quentin Skinner objectait à la théorie libérale d'Isaiah Berlin: élaborer, comme prétendait faire celui-ci, une définition neutre et transcendantale de la Liberté était "une illusion"." (p.334)
"L'historien a un devoir vis-à-vis des Morts et ce devoir inclut éminemment celui de leur "rendre justice"." (p.337)
"Toutes les versions et variantes du nationalisme en ont contre les métèques, les naturalisés et les minorités "inassimilables"." (p.349)
"L'histoire des idées est toujours par quelque côte fallacieuse dans sa remontée aux origines puisque lorsqu'une idée "joue un rôle" et s' "empare" des masses, elle a cessé d'être l'idée que j'ai étudiée à son moment d'émergence. L'histoire des idées ne fait pas seulement apparaître le tragique de l'histoire moderne à travers la question de la mutation du bien en mal, des hommes de bonne volonté en scélérats, de l'idée généreuse en légitimation de l'inhumain [...] mais, de par l'aspect "téléphone cassé" de la transmission des idées, elle fait apparaître du même coup, indissociablement, ses côtes absurdes." (p.353)
-Marc Angenot, L'Histoire des idées. Problématiques, objets, concepts, méthodes, enjeux, débats, Presse Universitaires de Liège, coll. Situations, 2014, 392 pages.