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    Alfredo Zenoni, « L’autorité selon Kojève »

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Alfredo Zenoni, « L’autorité selon Kojève » Empty Alfredo Zenoni, « L’autorité selon Kojève »

    Message par Johnathan R. Razorback Jeu 17 Aoû - 12:10

    "L’autorité n’a toute sa vigueur que dans l’actualité de sa « génération spontanée », comme c’est le cas pour celle du Maître, du Chef ou du Juge, laquelle s’impose d’elle-même, c’est-à-dire par une « qualité personnelle » ou par un « talent spécial de l’individu » (l’autorité du juge elle-même renvoyant à une caractéristique personnelle comme l’équité ou l’impartialité). À travers cette opposition, qui n’est pas loin de rappeler celle de Max Weber entre « autorité traditionnelle » et « autorité charismatique », que Kojève ne mentionne cependant pas, il apparaît que c’est l’autorité qui n’est pas transmise qui correspond davantage à la notion d’autorité comme telle. On approche ainsi de ce qui est le plus énigmatique dans la question de l’autorité, celle de sa source ou de sa cause.

    Si l’autorité perd de son emprise quand elle est transmise, c’est qu’elle ne possède toute son efficace qu’au moment de son surgissement, in statu nascendi, c’est-à-dire précisément, dit Kojève, quand elle n’est pas « conditionnée » par une autre autorité ou quand elle n’est pas dérivée d’une autorité ancienne. L’autorité par excellence est celle de l’individu qui s’impose de lui-même, celle du Chef « révolutionnaire » (politique ou religieux) (p. 118), encore que la rupture avec la tradition, et donc le déclin de l’autorité de type Père, ait des conséquences néfastes. Quoi qu’il en soit, puisque l’autorité traditionnelle ne continue d’exercer son influence que dans la mesure où quelque chose du crédit ou de l’adhésion à l’autorité originaire se reporte sur ses représentants ou ses héritiers, la question ne fait que mieux rebondir concernant la « raison d’être » de l’autorité, à l’origine.

    Kojève souligne bien la différence entre l’autorité et l’usage de la force. « Un Pouvoir fondé sur l’Autorité peut, bien entendu, se servir de la force ; mais si l’autorité engendre une force, la force ne peut jamais, par définition, engendrer une Autorité quelconque » (p.137). Mais d’où vient alors cette capacité de produire un changement dans l’autre ou d’agir sur lui sans que celui-ci s’y oppose, c’est-à-dire avec son « renoncement conscient et volontaire à la possibilité de s’y opposer » ? En guise de réponse Kojève se lance dans la description des quatre types purs d’autorité et de leurs combinaisons historiques possibles, en remettant à plus tard la réalisation d’un projet d’« ontologie » qu’aucune des quatre théories de l’autorité n’implique complètement. Cependant, tout le long de l’exposé il ne manque pas de souligner l’étroite solidarité existante entre l’autorité et sa reconnaissance par celui ou par ceux qui la subissent. Une autorité non reconnue est une autorité qui n’existe purement et simplement pas. Et c’est pourquoi il ne faut surtout pas faire quelque chose pour exercer l’autorité (p.61). Le fait d’être obligé de faire intervenir la force ou même de devoir discuter pour l’exercer signe déjà sa disparition, comme H. Arendt devait également le noter quinze ans plus tard."

    "Sensible surtout à la nécessité d’une instance de gouvernement qui gouverne et non seulement qui administre, il finit par proposer une théorie de l’autorité qui tient de moins en moins compte de la dimension de reconnaissance ou d’adhésion pour s’occuper surtout de sa réalisation dans le support concret d’un Chef (individuel ou collectif) et de ses représentants. Or, comme il a montré que l’autorité du chef ne lui vient pas de son élection, mais qu’elle précède son élection (on n’a pas d’autorité parce qu’on est élu, mais on est élu parce qu’on a de l’autorité), la constitution de l’État, dont il va donner une esquisse en appendice, va désormais pouvoir se passer de débat politique et d’élections. Celles-ci ont en plus le tort d’engendrer une division entre une majorité ou une minorité qui, selon Kojève, met en cause le principe même de l’autorité, puisqu’une minorité est par définition composée par ceux qui ne se reconnaissent pas dans la majorité, laquelle ne peut dès lors s’imposer que par la force.

    Ainsi, visiblement fasciné par la logique de l’Un-tout, Kojève finit par oublier l’indissociabilité de l’autorité et de sa reconnaissance qu’il a pourtant bien repérée, en faisant comme si cette autorité existait d’elle-même, alors qu’elle peut très bien ne pas exister pour d’autres individus ou cesser d’exister pour le groupe même qui l’avait suivie. Il n’est dès lors pas étonnant, mais cela surprend quand même, de trouver à la fin de l’ouvrage deux appendices consacrés, l’une, à l’autorité du Maréchal Pétain (menacée de déclin si elle ne parvient pas à donner à la proclamation de la « révolution nationale » un contenu plus explicite) et l’autre, à une ébauche de constitution d’un État (réunissant notamment dans la même instance pouvoir législatif et pouvoir exécutif) qui est tout sauf démocratique.

    Ne disposant pas de la Massenpsychologie freudienne (alors qu’un Kelsen, par exemple, y consacre tout un essai, l’auteur ne peut interroger la composante suggestive du phénomène de l’autorité. Il ne peut déceler sous le charisme et le crédit de l’individu ou de l’idéal qui guident un groupe le transfert sur eux d’un quantum de libido. La formation d’un ensemble requiert, en effet, l’existence d’un élément en position d’exception, mais cette exception n’a d’autre effectivité que celle de la foi qu’on lui accorde. Elle fait office de fondation, parce que dans le réel le fondement manque. Si l’Un d’exception est donc nécessaire à la formation d’un ensemble, son existence n’est qu’une existence de semblant. On peut y croire juste ce qu’il faut pour s’en servir, sans pour autant l’hypostasier.

    Cette double caractéristique définit le statut de l’autorité dans nos sociétés. Même le régime démocratique comporte une instance décisionnelle, politique sous peine de se transformer en une dictature de l’administration, mais cette instance ne se confond pas avec quelque chose ou quelqu’un d’irrévocable ou d’irremplaçable."
    -Alfredo Zenoni, « L’autorité selon Kojève », La Cause freudienne, 2004/3 (N° 58), p. 220-222. DOI : 10.3917/lcdd.058.0220. URL : https://www.cairn.info/revue-la-cause-freudienne-2004-3-page-220.htm



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