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    Joëlle Zask, Quand la forêt brûle. Penser la nouvelle catastrophe écologique. + Écologie et démocratie + Se réunir. Du rôle des places dans la Cité

    Johnathan R. Razorback
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    Message par Johnathan R. Razorback Jeu 17 Aoû - 18:04

    https://fr.wikipedia.org/wiki/Jo%C3%ABlle_Zask

    "« Les pompiers ont sauvé la maison et une partie du jardin. Autour, à peine plus loin, visibles de chaque point de l’horizon, se profilent les carcasses noires des arbres qui ont brûlé. Beaucoup sont entièrement consumés, certains conservent quelques branches plus ou moins épargnées. Le squelette des végétaux, habituellement dissimulé par la végétation et fondu dans une multitude d’éléments plus ténus, est désormais exposé. Le spectacle, très graphique, rappelle certaines planches botaniques reproduisant méthodiquement la ramure propre à chaque espèce. Le sous-bois a entièrement disparu. Il ne reste que le fantôme d’une forêt privée de ce qui faisait son caractère, son charme, sa vitalité, du bois même dont elle est constituée. Les odeurs, asphyxiantes, et les sons, assourdis, sont altérés. Plus de cigales, plus de chants d’oiseaux. Le bruit du vent dans le feuillage s’est évanoui. L’espace de la forêt résonne. L’écho de chaque son est amorti par la poussière. Sinon, le silence.
    Cette forêt du cap Bénat dans le Var, que je connais bien, a été dévastée par un violent incendie les 26 et 27 juillet 2017. Le sentiment de désarroi et de perte ressenti à l’égard d’un paysage aimé dont la disparition m’a semblé, à mon échelle, brutale et irréversible est le point de départ du texte que vous avez entre les mains.
    J’ai d’abord pensé explorer ce que représente la disparition du paysage sous l’effet d’un phénomène réputé normal, le feu de forêt. Mais très rapidement, mes réflexions se sont heurtées à l’émergence d’un phénomène extrême, les « mégafeux », qui, contrairement aux feux classiques ‒ lesquels peuvent être bénéfiques, saisonniers, anticipés, circonscrits ‒, dévastent ces forêts et ces arbres que nous avons récemment appris à mieux connaître grâce à une vaste littérature qui en présente la complexité. »
    « En 2017, le Groenland a brûlé. Des plaines enneigées ont pris feu. à l’été 2018, c’était au tour de la Lettonie et de la Suède jusqu’au cercle polaire. Toutes les forêts d’Europe du Nord ont été exposées ; les pays nordiques et baltes ont été victimes de pics de chaleur couplés à une longue sécheresse et à des vents erratiques. Des dizaines d’hectares de la lande britannique sont partis en fumée en juin 2018, puis à nouveau en février et en avril 2019. Les feux qui consument aussi la Californie, la Grèce, l’Australie, le Canada et, à l’heure ou j’écris ces lignes, la Catalogne, ne correspondent à rien de connu. Les témoins expriment un sentiment de jamais vu. Camp Fire qui, en novembre 2018, a détruit, entre autres, la ville de Paradise, en Californie, a été « sans précédent, irrésistible » ; selon les pompiers, il s’est propagé à une allure phénoménale, jusqu’à conquérir l’étendue d’un terrain de football par seconde. Beaucoup de gens ont été capturés par les flammes. Malgré les mesures de prévention qui avaient été prises, 88 personnes sont mortes, 250 000 ont reçu l’ordre d’évacuer, 620 km2 de forêts et environ 20 000 maisons ont été détruits. Face à la violence et à la vitesse de propagation des feux, les exercices d’évacuation qui avaient été menés dix-huit mois plus tôt se sont révélés tout à fait vains.
    Les feux de forêts sont des phénomènes que l’on connaît depuis toujours. Mais leur ampleur est désormais telle qu’ils semblent avoir changé de nature. Partout dans le monde se propagent ces « très grands feux de forêts », appelés aussi VLF (very large fires), big fires, megafires, feux extrêmes, LFF (large forest fires), hyperfires, mégafeux, The Beast. Qu’il s’agisse de leur intensité, de leur vitesse de propagation, de leur étendue, de leurs conséquences écologiques et humaines ou de leur récurrence, ils sont sans commune mesure avec ce qui se produisait dans le passé. Il est par ailleurs strictement impossible de prévoir leur comportement et de les contrôler.
    Catastrophiques à l’égard de la nature, alarmants sur l’efficience de nos instruments de prédiction, ils sont aussi tragiques, au sens où, du point de vue humain, on ne peut ni s’y adapter ni les éviter. »
    « Il agit comme une sonnette d’alarme et rend absurde la structure dichotomique qui sous-tend notre relation à la nature, au sujet de laquelle nous nourrissons finalement deux grands idéaux : celui d’une nature si dominée qu’elle doive docilement obéir à nos besoins et à nos prévisions, ou celui d’une nature vierge destinée à être respectée et contemplée à distance. Car ni l’interventionnisme à tous crins ni l’évangile du préservationnisme, qui caractérise un courant important de l’écologie, ne semblent offrir les bonnes réponses face aux mégafeux, ne permettant ni de les contrer ni même de les penser.
    Phénomène paroxystique, le très grand feu de forêt peut apparaître comme un « événement total », à la fois social et naturel, qui serait en partie de notre fait, et ce, en premier lieu, pour la simple raison que 85 à 98 % d’entre eux, selon les sources, sont provoqués par des êtres humains négligents, imprudents ou criminels. En cela il pourrait aussi jouer le rôle d’un puissant avertisseur. En effet, les mégafeux qui détruisent durablement de vastes portions de forêts et les essences qui s’y développent, parfois depuis des siècles, et qui parviennent à pénétrer de plus en plus loin dans les villes, voire à en effacer certaines de la surface de la Terre, engagent clairement la responsabilité humaine. Leur degré de gravité atteint celui des tsunamis, des éruptions volcaniques, des tremblements de terre. Pourtant, alors que l’idée de maîtriser ces catastrophes ne viendrait à l’esprit de personne, le projet de dominer le feu perdure et, avec lui, l’intensification des conditions favorables à sa propagation future. En outre, alors qu’un être humain ne peut déclencher aucun des autres phénomènes extrêmes, il peut mettre le feu à la forêt. »
    « Au Portugal, les feux de forêts les plus récents sont qualifiés de « mega-res » ; là aussi, on constate qu’ils sont différents de ceux qui avaient cours jusque dans les années quatre-vingt-dix.
    Pour certains, « méga » a avant tout un sens anthropocentrique : si les grands feux de forêts sont qualifiés comme tels, ce n’est pas dans l’absolu, mais en raison de l’impossibilité absolue de les canaliser ou de les éteindre et des risques majeurs qu’ils font courir aux êtres humains et à leurs biens. L’essayiste naturaliste Gary Ferguson, qui étudie les feux de forêts du Grand Ouest américain, précise que si ce qu’il appelle lui-même « mégafeux » représente moins de 3 % du nombre total d’occurrences des feux de forêts, ils sont à l’origine de plus de 90 % des surfaces brûlées.
    Dans le même ordre d’idées, « méga » qualifie des feux dont les conséquences, en termes à la fois d’écologie, d’économie, de politique et d’urbanisme, sont sérieuses et persistantes, puisqu'ils rendent le pays inhabitable, l’air irrespirable, le sol durablement stérile. Mais c'est aussi d'échelle qu'il s'agit : serait « méga » le feu qui couvre une surface supérieure à 20 000 hectares, voire 40 000 hectares selon les auteurs. « Méga » évoque par ailleurs les cas où sont anéanties toutes les entraves qu’opposaient à la propagation du feu les cimes élevées des grands arbres, les lotissements, les zones dégagées ou humides, les abords des villes et les moyens de contrôle humain. »
    « D’après l’environnementaliste Edward Struzik, ce nouveau phénomène pourrait « reconfigurer les écosystèmes que sont la forêt et la toundra d’une manière que les scientifiques ne comprennent pas vraiment » et provoquer des effets en cascade. Il est probable, pense-t-il, que les forêts d’Amérique du Nord changent de nature, que certaines activités industrielles disparaissent ou doivent être délocalisées, que les réserves d’eau soient massivement polluées, que des villes entières soient déplacées. »
    « La notion de « feu de forêt » ou « wildfire » convoque de manière trompeuse une catégorie de phénomène unifié qui n’existe pas. Les Yanyuwa, aborigènes d’Australie qui, depuis des siècles, pratiquent les feux dirigés et sont spécialistes de la pyrodiversité, possèdent une douzaine de termes pour désigner les divers types de feu. Quant à Stephen Pyne, le grand historien des relations entre les feux, le milieu et l’humanité, il recourt à une échelle dont chaque degré correspond à un régime particulier, chacun étant lui-même déclinable en divers types de comportement des flammes : « feux naturels » dont l’ignition provient d’éclairs par temps d’orage sec, « feux aborigènes » faisant partie de l’écosystème de peuples traditionnels qui en font un usage maîtrisé, « feux industriels » qui proviennent de l’usage des énergies fossiles. Les mégafeux, quant à eux, constitueraient-ils un nouveau régime ?
    Il faut en tout cas considérer ce qu’ils nous contraignent à réaliser. Ce sont des événements violents, paroxystiques, indéniables. Aucun des processus d’équilibre dynamique qui caractérisent les communautés biotiques et expliquent, selon les écologues, l’adaptation des espèces à leur environnement ne peut ici prévaloir. En cas de feu extrême, la rupture écologique est si profonde, certaines espèces animales et végétales si affaiblies, l’espace est si violemment et brutalement transformé, l’habitat des vivants si durablement déstructuré que les évolutions favorables ne sont plus possibles, du moins à l’échelle qui est la nôtre.
    En effet, loin de régénérer la forêt, les mégafeux la détruisent durablement. En Espagne, en Tunisie, en Grèce, dans la région de Marseille, si les vallons où l’humidité stagne reverdissent, les crêtes rocheuses et les collines autrefois boisées demeurent dénudées. En Corse, les sols où les feux sont passés sont ravinés ; chaque flanc de montagne incendié paraît terne et comme effondré comparé à ceux que recouvrent les chênes, les aulnes et les pins. A de nombreux endroits, les incendies ont été si violents et répétés que les sols ont été déstructurés. Le terreau que des milliers d’années avaient accumulé a été emporté, faute de végétation, par le ruissellement des eaux de pluie. Là où passent les mégafeux, rien ne subsiste. A La Penne-sur-Huveaune, dans les Bouches-du-Rhône, les souches des arbres qui ont été entièrement consumées laissent dans le sol de grandes cavités correspondant au moulage de la base des troncs et des racines disparues. […] L’aggravation rapide des conditions qui les provoquent est telle qu’il est légitime de penser que, parmi tous les scénarios liés au dérèglement climatique ‒ désertification, élévation du niveau des océans, épuisement des sols, vagues de chaleur, extinction d’espèces, invasion de nuisibles, inondations, etc. ‒ auxquels nous imaginons devoir faire face dans un avenir proche, celui de la conquête par les flammes des espaces qui constituent notre environnement s’avère le plus menaçant. »
    « Si 30 % des feux sont d’origine criminelle, les autres sont accidentels : pétards, mégots mal éteints, barbecues, feux de chantier, de décharge ou de jardin, parfois étincelles en provenance des freins ou des pots d’échappement, tirs de balles au cours de chasses ou de manœuvres militaires, explosions de générateurs d’électricité, telles sont les causes les plus fréquentes. à quoi s’ajoutent, notamment en Afrique du Nord, les incendies provoqués par la fumigation des essaims d’abeilles en vue de collecter le miel sauvage. »
    « Les mégafeux qui ont dévasté, en août 2017, la Colombie-Britannique et la Californie ont eux aussi été d’une violence et d’une ampleur qui ont surpris tout le monde. Par contraste, canadairs, hélicoptères, camions ou lances à incendie semblaient minuscules et insignifiants. D’après les témoins, il était impossible de courir assez vite pour échapper aux flammes, dont la hauteur dépassait souvent 30 mètres. Explosions, pluies de cendres, projections, écran total de fumée, ont été ressentis jusqu’à une centaine de kilomètres. Des victimes racontent qu’elles ont retrouvé dans les décombres de leur maison un frigidaire qui appartenait à leurs voisins. Ironiquement, les barbecues, pourtant destinés à supporter des températures élevées, ont fondu. Il est arrivé que les roues de voiture en aluminium forment une flaque au sol, ce qui indique que la température avait dépassé 660 °C. Quant aux gens qui ont été emprisonnés par les flammes, il n’en reste rien. L’équipe d’Alameda qui recherchait les personnes disparues a précisé que, même s’il pouvait arriver que des fragments d’os soient retrouvés, l’ADN qui leur était attaché avait été consumé. Quelques mois plus tard, à Paradise, on a demandé aux familles et amis d’apporter aux sauveteurs des fragments d’ADN des personnes disparues, « incinérées » dit-on. Le 28 novembre 2018, 81 victimes avaient été identifiées, contre 870 qui ne l’étaient toujours pas. Aucun mode d’identification existant ‒ chiens dressés, détecteurs en tout genre, analyses des dents et de l’ADN, repérages de mouvements et d’objets ‒ n’est opératoire dans ces circonstances caractérisées par la disparition de toute trace. »
    « Concernant l’Ouest américain, un rapport de 2014 prévoit l’extinction, d’ici à 2060, de 60 % des pins Douglas, du pin tordu, du pin ponderosa et de l’épinette d’Engelmann. Près de La Croix-Valmer, dans le Var, sur le domaine du Conservatoire du littoral, aux caps Lardier et Taillat, des espèces endémiques comme le palmier nain et la barbe de Jupiter, un arbrisseau de 2 mètres adapté au vent et au sel, ont disparu. C’est aussi le cas d’animaux rares ou localisés, d’espèces lentes, comme les tortues et certains batraciens, ou même d’espèces, beaucoup plus nombreuses qu’on ne le pense, dépourvues de tout instinct de fuite face aux feux. Par exemple, si dans les forêts méditerranéennes, les pinsons subsistent, les roitelets n’y sont plus. Dans l’Ouest américain, le pika (un adorable petit lapin qui vit en altitude), le lagopède à queue blanche, la salamandre léopard ainsi que de nombreuses autres espèces se sont pratiquement éteintes. En Australie, les koalas, dont l’instinct les conduit au sommet des arbres en cas de danger, sont faits prisonniers des flammes. A Bornéo, en Indonésie, des dizaines d’individus de la tribu déjà très menacée des orangs-outans ont péri dans les grands feux de juillet 2015. Directement ou indirectement, les feux seraient responsables de la mort de la moitié de la population de ces grands singes. Bref, à la lumière des connaissances actuelles, l’apport des feux à la biodiversité peut être factuellement mis en cause à bien des égards.
    La prudence est d’autant plus de rigueur que nous ignorons beaucoup de choses. L’écosystème forestier peut être comparé à un iceberg dont seule la partie émergée, c’est-à-dire les végétaux supérieurs et les grands animaux, est connue. En revanche, les insectes, vers, nématodes, mollusques, la microflore et la microfaune (micro-arthropodes, bactéries, champignons) dont l’ensemble constitue, sur et dans les sols, la réserve d’espèces quantitativement la plus importante, et dont le rôle dans les écosystèmes semble déterminant, demeurent une sorte de boîte noire au contenu encore très mystérieux. Faute de connaître l’effet des mégafeux sur ces êtres ordinaires et microscopiques, la thèse de l’utilité des feux pour la biodiversité en général se révèle une hypothèse non vérifiée.
    A l’ère des mégafeux, la fréquence des incendies est aussi modifiée. Or le laps de temps qui s’écoule entre deux épisodes est décisif pour la régénération de la forêt. Par exemple, dans les zones forestières d’Europe méridionale, les feux « naturels » ne passaient en moyenne qu’une fois par siècle. En ce qui concerne le Parc national de Yellowstone, le cycle naturel de reconstruction après un incendie dure de trois à cinq cents ans. Dans les Greater Blue Mountains d’Australie, si les pins gris et les eucalyptus bénéficient d’incendies espacés d’une vingtaine d’années, ils ne résistent pas à des feux plus rapprochés dans le temps. Ailleurs, quand le feu passe plus de trois fois en quarante ans, les dommages sont irréparables : « Avec le changement climatique, les feux tendent à passer plus souvent sur certaines zones et l’on va dans le sens d’une augmentation en nombre et potentiellement en taille. Or, il y a une fréquence de feu au-delà de laquelle une rupture peut avoir lieu : les espèces perdent leur capacité à se régénérer », explique le chercheur-forestier Michel Vennetier. Aux massifs forestiers se substituent alors garrigues et maquis.
    C’est ainsi que dans les régions méditerranéennes, les feux trop fréquents détériorent durablement le paysage. Les sommets sont visiblement dénudés, les roches apparentes, la végétation est atrophiée. Comme il faut une cinquantaine d’années pour que la forêt se reconstitue, les arbres n’ont pas le temps de repousser, les sols mis à nu sont emportés par le ruissellement des pluies, les graines et les rejets sont détruits, la vie s’en va. »
    « Aujourd’hui, en vertu d’un développement historique quasi linéaire, l’attitude requise contre les feux est décrite en termes de guerre ou de combat afin, bien sûr, de sauver des vies humaines et, si possible, leurs biens, mais aussi d’assurer la conservation d’une forêt économiquement rentable contre un compétiteur sauvage. La part du feu, cet accident imprévisible et toujours préjudiciable, se doit d’être réduite à néant. Suivant cette logique, et comme en témoignent les termes utilisés, le feu est le grand ennemi à abattre, ce à quoi s’attellent les « soldats du feu ». Le vocabulaire est stratégique et militaire : il faut combattre les « monstres » que sont les incendies, les « attaquer » non de face, mais par les flancs, les « encercler », créer des « lignes de défense », contenir les fumerolles, « mettre son compte » au feu naissant, s’attaquer au cœur du sinistre, « fixer » ou « tuer le feu », lequel est personnifié : il possède un front, une ou plusieurs têtes, des doigts, des flancs. Il naît, meurt, avance, rampe, bondit, saute, file, dort, « s’alimente comme un être vivant », remarquait Bachelard à propos de notre inconscient à son sujet. « L’être meurtrier et dévastateur » qu’il incarne doit être abattu ou, au minimum, contenu. Éteindre un feu est un acte de sauvetage ; la bravoure des pompiers, amplifiée par le fait qu’un certain nombre sont traditionnellement bénévoles, est souvent mise en exergue. Les candidats prêts à braver les flammes sont d’ailleurs étonnamment nombreux étant donné les risques : on dénombre chaque année des dizaines de décès de pompiers ainsi que des centaines de blessures graves allant de l’intoxication aux fractures multiples. Les « soldats du feu » sont les héros de notre époque.
    Le tour martial qu’a pris la relation au feu-ennemi ou au feu-sauvagerie ne cesse de s’amplifier face aux mégafeux. Il prend le relais d’une myriade de pratiques tenant du jeu, du rituel, du spectacle de rue ou de l’art, les unes très anciennes, les autres plus récentes, qui toutes mettent en scène le dressage du feu, être sauvage devant être domestiqué. Les soldats du feu que sont les pompiers trouvent dans les pratiques rituelles de leurs ancêtres et dans les acteurs des théâtres du feu et autres spectacles pyrotechniques contemporains, leurs frères, voire leurs jumeaux. Dans cette analogie réside le fait que si le vivant n’a pas besoin du feu, le feu a besoin du vivant, biomasse organique ou fossile, qui est son aliment. »

    « Lors de l’incendie de la « forêt de Notre-Dame » à Paris, les milliers de messages qui ont circulé, exprimant la stupéfaction générale devant ce qui est apparu comme l’incurie des pompiers, ont témoigné des difficultés à reconnaître qu’un grand feu pouvait réellement résister aux efforts déployés pour l’étouffer et se montrer ainsi « plus fort » que nous. Tout s’est passé comme si les pompiers avaient été responsables de l’incendie. En tout cas, et sans préjuger des responsabilités dont l’établissement est toujours en cours, ce sont eux qui ont dû supporter le blâme et la réprobation publique. Il en va de même en Israël où l’intolérance de la population à l’égard des échecs d’extinction rapide des feux de forêts et de zones cultivées est, en mai 2019, à son comble. Selon le diplomate Freddy Eytan, « il est stupéfiant de constater qu’un pays moderne, puissant sur le plan économique et militaire, et fer de lance dans la recherche technologique et scientifique, n’est pas capable de maîtriser rapidement un incendie ».
    C’est pourquoi la réponse au mélange intime formé par la peur des feux et la foi en la puissance des solutions techniques a naturellement permis le développement d’un nouveau phénomène de mieux en mieux identifié, « le complexe industriel du feu ». Ce dernier relève d’une logique paramilitaire et fait appel à une masse vertigineuse de matériel : hélicoptères, produits retardants et extincteurs, canadairs, personnels, véhicules, formation et recherche, réservoirs d’eau, instruments fixes ou mobiles en tout genre, le tout pour un coût abyssal. En 2018, les dommages consécutifs aux feux de forêts ont coûté à la Californie 3 milliards et demi de dollars. La guerre contre le feu et la protection des personnes justifient des investissements si lourds qu’ils absorbent une partie croissante du budget des services des forêts dans le monde. Faute de moyens suffisants consacrés à leur entretien, celles-ci brûlent d’ailleurs de plus belle. »
    -Jöelle Zask, Quand la forêt brûle. Penser la nouvelle catastrophe écologique, Premier Parallèle, 2019.


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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

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    Joëlle Zask, Quand la forêt brûle. Penser la nouvelle catastrophe écologique. + Écologie et démocratie + Se réunir. Du rôle des places dans la Cité Empty Re: Joëlle Zask, Quand la forêt brûle. Penser la nouvelle catastrophe écologique. + Écologie et démocratie + Se réunir. Du rôle des places dans la Cité

    Message par Johnathan R. Razorback Mar 16 Avr - 16:41

    « Les vents violents et très secs qui souvent entretiennent les grands feux rendent d’ailleurs dangereux et de toute façon inefficace le recours aux canadairs, hélicoptères et autres engins volants. S’il est heureusement encore possible, dans la plupart des cas, de protéger les personnes et leurs habitations, l’extinction d’un mégafeu est hors de portée des outils de gestion de l’environnement disponibles. Le président de la section hellénique de la Croix-Rouge, Nikos Oikonomopoulos, au sujet d’un incendie ayant fait une centaine de victimes en juillet 2018, en témoigne : « Il faut comprendre que les vents soufflaient à plus de 100 km/heure, et dans tous les sens. Il était techniquement impossible de maîtriser les incendies. ». »
    « Nos barrages, nos climatiseurs, notre architecture antisismique nous assurent une certaine résistance par rapport à des catastrophes idéalement lointaines, dont nous escomptons la rareté et auxquelles nous devons nous résigner. Face aux risques qu’elles représentent, nous aménageons nos conditions de vie. Mais, en ce qui concerne les feux, pourtant beaucoup plus dévastateurs, au lieu de procéder à cet aménagement, par exemple en recourant à des matériaux de construction ignifugés, en éloignant les habitations des forêts, en développant une attention générale à l’environnement par l’éducation, nous persévérons dans la poursuite d’un idéal de contrôle du phénomène lui-même. »
    « Les « usines à bois » que sont les forêts industrielles fragilisent l’environnement qu’elles livrent aux flammes, étant elles-mêmes très vulnérables. A la malbouffe correspond la « malforestation ». Raisonnable et rationnel sont dissociés.
    A cet égard, l’expérience avortée de Henri Ford dans les années 1930 illustre sous une forme ramassée le processus qui a mené d’un rêve de domination de la nature au pur et simple cauchemar. Ce rêve avait un nom : Fordlândia. Il s'agissait de 6 millions d’hectares de forêts en Amazonie, au sud de Santarem, dans l’État du Pará au Brésil. Ford les fit entièrement asperger de kérosène afin de les incendier. Son objectif ? Faire place nette au profit d’une plantation d’hévéas, ces arbres à caoutchouc qui fournissaient la matière première dont il avait besoin pour fabriquer les pneus de ses automobiles.
    Fordlândia est un exemple paradigmatique du développement du grand capitalisme industriel fondé sur la maximisation du profit et l’exploitation brutale des ressources et des hommes. Dans le livre qu’il a consacré à cet épisode de l’histoire (roman que le cinéaste Werner Herzog est en train d’adapter pour une série TV qui promet d’être édifiante), Greg Grandin relate avec précision les détails de cette colonisation de la forêt : « La jungle a été mise sens dessus dessous, alors que les flammes s’élevaient à plus de cent pieds, forçant tapirs, sangliers, couguars, boas, vipères des fosses et autres animaux à s’enfuir au grand jour, pleurant, hurlant ou beuglant de terreur. Des toucans, des aras, et des perroquets s’envolaient de toutes parts, certains d’entre eux retombaient dans les flammes. » Le sol, naturellement fragile dans la forêt amazonienne, a été emporté en moins de deux ans. Quant aux hévéas transplantés depuis des pépinières américaines, au mépris des conditions locales et en l’absence de toute connaissance sérieuse de l’agriculture tropicale, ils sont tous morts. à l’état naturel, ces arbres grandissent à distance les uns des autres, ce qui les préserve des maladies contagieuses. Ils sont liés à d’autres espèces qui les protègent des contaminations et des intempéries, en jouant le rôle de parasols qui filtrent les rayons solaires et atténuent l’impact des précipitations. Serrés les uns contre les autres dans la plantation de Fordlândia, ils ont tous été décimés par les fourmis sauvages, les punaises, les araignées rouges, les chenilles à feuilles et divers parasites, dont des champignons.
    Sans surprise, la cité ouvrière ‒ tout aussi « modèle » que la plantation ‒ qui avait été construite pour accueillir les employés de l’entreprise Ford a échoué pour des raisons similaires, les traitements infligés aux ouvriers n'ayant pas été d’une nature fondamentalement différente de ceux subis par la forêt. Les rapports sociaux d’exploitation du travail et les rapports d’exploitation des ressources naturelles reposaient, ici comme ailleurs et jusqu’à aujourd’hui, sur des logiques identiques. Un même dogmatisme, une même foi dans la planification et la rationalité instrumentale, une même certitude de détenir la science véritable et ses principes constitutifs, applicables à toute situation, une même stratégie de table rase vis-à-vis de l’existant, animaient la « cité idéale » et la futaie. L’incendie initial fut à la forêt ce que la « ville nouvelle » et sa cantine, sa bibliothèque, son terrain de golf, ses horaires éreintants, sa police des mœurs furent aux travailleurs, des Amérindiens brésiliens qui ne supportaient ni les hamburgers et les épinards en conserve qu’on leur servait à la cantine, ni le règlement absurde qui leur interdisait l’alcool, le tabac et les femmes dans toute l’enceinte de la « ville modèle » et jusque dans leur logis. Malgré les millions investis, pas un litre de latex n’a été produit à Fordlândia.
    Ce qui distingue la jungle d’une hypothétique plantation d’hévéas est donc une différence de nature. De fait, il y a forêt et forêt : il existe, d’une part, des forêts anciennes et plus ou moins « naturelles ». Généralement composées d’une multitude d’espèces, elles sont entretenues par des spécialistes maîtrisant les métiers traditionnels, tels les forestiers, les bûcherons, les gardes-chasses ou les scieurs ; d’autre part, des forêts plantées, le plus souvent issues de monocultures destinées à la production de l’« or vert » ou à certaines denrées agricoles. Disposées en futaies régulières, comme le sont les champs de maïs, elles sont exploitées en Europe par l’intermédiaire d’engins titanesques dont le prix atteint le demi-million d’euros : la broyeuse, le débusqueur, l’abatteuse qui, en quelques secondes, abat, ébranche et tronçonne un arbre adulte, et le camion de 30 tonnes qui l’emporte. Quant aux « nouveaux bûcherons », ils se sentent, au même titre que les agriculteurs assujettis aux intrants et aux machines agricoles colossales, esclavagés, « obligés de travailler à une cadence infernale pour rentabiliser ces ruineux engins qui défoncent les chemins, ensevelissent les cours d’eau ou encore entassent comme des déchets les arbres non calibrés, ces feuillus qui ont osé revenir spontanément dans la plantation, ruinant le bel ordonnancement ! » Si la surface de ces « usines à bois » augmente, ce n’est pas le cas des forêts primaires diversifiées et étagées, qui reculent parfois dans des proportions dramatiques, d’environ 90 000 km2 depuis 2014, alors qu’elles abritent 80 % de la biodiversité mondiale.
    Le cas de la Suède, qui a connu des feux dramatiques durant l’été 2018, est emblématique du problème : les forêts, qui couvrent 70 % du territoire, sont des forêts de production, des « déserts boisés » de moins d’un siècle, composés à 83 % de conifères destinés aux industries du papier et du bois. Elles emploient 100 000 personnes et génèrent des bénéfices importants. Les grands arbres dont elles sont formées privent les autres espèces, notamment les feuillus, de la lumière dont elles ont besoin. Une espèce animale sur dix serait menacée, dont les rennes de Laponie qui, à cause du pin contorta, devenu endémique, manquent du lichen dont ils se nourrissent. Or, d’une part, les monocultures forestières sont moins résistantes au réchauffement climatique et aux incendies que les forêts anciennes ; d’autre part, la résine des essences dont elles sont constituées augmente l’intensité des feux. Finalement, les milieux ouverts, qui sont des pare-feu naturels, sont réduits. L’industrie forestière et les grands feux de forêts forment ainsi un couple inséparable : l’appauvrissement de la biodiversité que la première provoque prépare le terrain pour les seconds qui, en raison de leur intensité, perdent leur effet potentiellement bénéfique dans le maintien de la biodiversité.
    La distinction, établie par Anna Tsing, entre le fonctionnement holocénique, ou « résurgence », favorable à l’essor des socialités qui se nouent entre des espèces très variées, et le fonctionnement anthropocénique, ou « plantation », qui subordonne les « biologies sauvages », via l’agriculture ou les pépinières industrielles, à des impératifs de maintien de la productivité, est ici pleinement opérante.
    Exploitation industrielle de la forêt, plantations abusives, monocultures d’arbres à la fois très inflammables et grands consommateurs d’eau : dans ce tableau, les feux de forêts et la suppression de la biodiversité vont de pair. C’est ainsi qu’en Indonésie, les feux incontrôlables et la destruction rapide de la jungle sont liés aux plantations destinées à la production de l’huile de palme. De même, dans l’Ouest américain, les compagnies forestières auxquelles, depuis la présidence de George W. Bush, on a fait appel pour qu’elles contribuent au règlement des diverses crises sanitaires des forêts en diminuant la quantité de bois morts, ont privilégié des pratiques industrielles rentables dont les effets ont été exactement inverses à ceux qui étaient attendus : les forêts sont devenues plus inflammables que jamais. Enfin, en janvier 2017, les vastes monocultures d’eucalyptus destinées l’industrie forestière ont plongé le Chili dans « l’enfer des feux de forêts ». Cet épisode fut le pire désastre forestier que le pays ait jamais connu : onze morts, près de 2 000 maisons détruites, des milliers de personnes évacuées, des villages rasés, 500 000 hectares dévastés par les flammes. »
    « Non seulement le paradigme de la lutte reste prédominant mais quand on se soucie de prévention, l'identification de tout feu de forêt à un ennemi qu’il faudrait combattre induit des pratiques préventives inadaptées au mégafeu. Par exemple, si l’aménagement de zones dégagées destinées à servir de coupe-feu est utile pour freiner la progression d’un feu normal et stocker le matériel et les troupes, il se révèle insuffisant face à des feux capables de faire des sauts de plusieurs dizaines de mètres. Hélas, les partisans d’un interventionnisme minimum sur la nature et de la réduction de l’impact écologique des activités humaines ne parviennent pas non plus à élaborer une conception efficace de la prévention. Le clivage entre nature et culture persiste alors qu’il serait urgent de le supprimer. En outre, la compartimentation de nos sciences et de nos raisonnements qui repose sur ce clivage (sciences dures d’un côté, sciences humaines de l’autre) est un obstacle supplémentaire à l’identification objective des risques et à l’élaboration d’une philosophie de la prévention ajustée aux situations dans lesquelles les phénomènes naturels et les activités humaines sont devenus indiscernables. Les interactions entre les facteurs sociaux et environnementaux impliqués dans les mégafeux sont si enchevêtrés, si diversifiés, que les approches fondées sur les sciences disciplinaires que sont par exemple la géographique, la biochimie, l’économie ne sont pas opérantes. »
    « La compartimentation des communautés de recherche qui, selon les cas, s’occupent soit des liens entre feux de forêts et évolution du climat ou du feu comme phénomène physico-chimique, soit de l’impact des feux sur la végétation et les sols, soit encore des feux anthropiques et de leur rôle social, psychologique ou génétique, fait obstacle à l’émergence d’une culture scientifique appropriée et, par conséquent, à l’adoption de pratiques véritablement préventives.
    Le mégafeu renverse l’échafaudage de nos constructions mentales et révèle sa fragilité. Il nous enjoint de réviser les prémisses de nos raisonnements écologiques ou, à l’opposé, industrialistes et technicistes. Ils nous conduisent à prendre acte d’une situation dans laquelle l’être humain, à la fois comme être naturel et comme victime de ses propres activités, est une cause prépondérante dans l’apparition d’un milieu qui lui est hostile. »
    « Le fantasme d’une nature pleinement contrôlable et le déni de la réalité des mégafeux s’incarnent singulièrement dans la perpétuation des programmes de construction d’habitations dans les forêts ‒ particulièrement prisées des Nord-Américains aisés. à l’heure où les feux touchent des zones semi-urbaines et parviennent à s’engouffrer dans les villes, on s’attendrait à ce qu’ils marquent le pas. Mais l’idéal d’une maison dans les bois perdure et se renforce même, sans rencontrer de mise en cause sérieuse. La dispersion dans la forêt de constructions isolées ou de lotissements en milieu rural, cet étalement urbain insidieux qui a pour nom « mitage », ou « grignotage », ne cesse de s’amplifier. Pourtant, la multiplication de ces habitations implique celle des points de départ potentiels d’incendies, qu’ils soient accidentels ou criminels. En outre, l’espace intermédiaire entre les zones d’habitat et la forêt, qui sert normalement de pare-feu, se réduit progressivement, au point de représenter une surface insuffisante pour stopper la propagation d’un feu violent.
    En France, Hervé Le Bouler, responsable des questions forestières à l’association France Nature Environnement, déplore que les règles d’urbanisme soient trop laxistes dans le contexte actuel de changement climatique et souhaite que le respect d’une zone tampon entre l’espace qui peut brûler et les habitations devienne obligatoire. En Corse, malgré une sonnette d’alarme tirée régulièrement, l’exode rural combiné au développement du tourisme favorise la multiplication de résidences secondaires « emmaquisées » et de lotissements particulièrement exposés.
    Le fait de choisir la localisation des habitations de manière à les protéger des passages des feux existe pourtant depuis des temps immémoriaux. Par exemple, en Mésopotamie et dans les régions moyen-orientales, les villages antiques étaient construits de telle sorte que les habitants, leurs cultures et leurs maisons restaient à l’abri des flammes. Les constructions, groupées au milieu d’un espace aménagé selon un plan concentrique, étaient protégées des feux par plusieurs remparts. La première zone qui ceinturait le village était formée des jardins potagers et d’ornement (hortus), la deuxième des zones agricoles (ager) et la troisième des zones pâturées communes (saltus), qui étaient régulièrement débroussaillées grâce aux brûlis et aux bêtes qui y paissaient. Au-delà s’étendait la forêt (sylva) que les villageois soumettaient à un aménagement perpétuel en s’y approvisionnant, par exemple, en bois de chauffe, en tourbe ou en glands pour l’alimentation des cochons. Puis arrivait enfin la forêt sauvage. »
    « Au moment où nous aspirons à une nature apaisante, ce qui motive la dispersion des maisons dans les bois, des événements climatiques extrêmes, dont les feux, rendent cette même nature de plus en plus menaçante. »
    « Le réchauffement climatique et les périodes de sécheresse qui l’accompagnent arrivent largement en tête des causes expliquant l’apparition de ce nouveau phénomène. Pourquoi ? Concrètement, « l’éclosion » du feu se produit en deux temps : la chaleur élimine l’eau contenue dans les plantes, puis élève la température de la masse sèche jusqu’à 320 °C. Cette masse prend feu par conduction, c’est-à-dire par contact. Mécaniquement, plus les températures sont élevées, plus les plantes transpirent et sèchent, moins les sols contiennent d’eau. Les risques de départ de feu augmentent alors, ainsi que la quantité de combustible disponible.
    En outre se met en place un cercle vicieux : les grands feux détruisent des millions d’arbres, qui sont les poumons de la planète, tout en relâchant les tonnes de CO2 qu’ils ont stockées. Ils contribuent donc au réchauffement climatique, qui lui-même favorise leur déclenchement. Leur augmentation en fréquence et en intensité est donc une perspective réellement redoutable. Selon la NASA, ils seraient responsables de 30 % des émissions de dioxyde de carbone mondiales. En septembre et octobre 2015, les mégafeux dans les forêts tropicales d’Indonésie, dont des dizaines de milliers ont été déclenchés volontairement par des producteurs d’huile de palme et de pâte à papier, ont généré chaque jour plus de gaz à effet de serre que l’ensemble de l’activité économique américaine annuelle et provoqué la mort prématurée d’environ 100 000 personnes.
    Exploitation industrielle de la forêt et réchauffement, ici comme ailleurs, coïncident, attestant indubitablement les effets sur la santé et la vie humaine d’un phénomène naturel devenu extrême en raison de l’impact écologique de nos activités. A cause de la sécheresse provoquée par le courant chaud El Niño, les feux que les multinationales avaient déclenchés en Indonésie sont devenus incontrôlables. Ils ont ravagé 2,6 millions d’hectares et provoqué chez un demi-million de personnes de sérieux problèmes de santé. Vingt enfants sont morts d’étouffement. Des aéroports, des écoles, ont dû être fermés jusqu’en Thaïlande. D’importants dégagements de fumées toxiques dans le ciel de plusieurs pays d’Asie du Sud-Est ont entraîné des milliers d’infections respiratoires et une paralysie des activités. Il s’agit du plus grand désastre environnemental de tous les temps. L’Agence mondiale du climat l’a désigné comme crime contre l’humanité. »
    « En s’asséchant sous l’effet combiné de l’exploitation forestière, du réchauffement climatique et des périodes de sécheresse, les tourbières, qui brûlent à raison de milliers d’hectares en Russie ou dans les forêts de Sumatra ou de Bornéo, émettent des quantités considérables de gaz à effet de serre. Dans les zones froides, comme l’Alaska ou la Sibérie, le carbone et le méthane qui étaient emprisonnés dans le permafrost sont massivement libérés dans l’atmosphère. Autre désastre, la suie emportée par la mer jusqu’au Groenland absorbe la chaleur du soleil et contribue ainsi à la fonte des glaces. à quoi s’ajoute, analyse Struzik, le fait que les feux brassent les restes des activités minières (arsenic, uranium, amiante), les font remonter à la surface et les dispersent, y compris bien sûr dans les villes éloignées où personne ne se rend compte du danger.
    Finalement, on peut craindre que l’impact des grands feux sur les ressources en eau douce, déjà entamées par la pollution et la sécheresse, soit considérable. Leurs conséquences sont en effet multiples : érosion des sols due à de violents lessivages, qui plus est hors saison ; ruissellement d’eaux polluées par des cendres et d’autres débris, par des doses hors norme de phosphore et de carbone organique, ainsi que par des métaux lourds en raison de sols devenus hydrophobiques sous l’effet de la coagulation de la sève de certaines plantes ; débits de pointe en augmentation. La situation est alarmante : la baisse de la production agricole faute d’eau touche à l’heure actuelle plus de 150 millions d’humains. En outre, il est de plus en plus courant que les ressources en eau soient exposées à des risques hydrogéomorphiques qui compromettent l’approvisionnement des populations situées en aval. Par exemple, les ruissellements d’eaux polluées qui ont succédé aux mégafeux du Colarado et du Nouveau-Mexique en 2011 ont contaminé des bassins et des lacs entiers, rendant dangereuse la consommation des plantes qu’elles ont irriguées ou des poissons dont le taux de mercure s’est révélé délétère pour la santé. Et au Chili, plus de 5 millions d’individus ont subi une interruption dans l’approvisionnement en eau potable après le mégafeu de 2017.
    La saison du feu, qui autrefois était limitée aux mois d’été, s’allonge de plus en plus. En Corse, où la végétation dépérit dès le mois d’avril, elle peut durer jusqu’en novembre. Les touffes de thym, les genévriers, les cistes, sont totalement desséchés. De loin, on pourrait croire que le feu est passé là aussi, tant la végétation est roussie. En 2019, au Royaume-Uni, de très grands feux ont eu lieu en plein mois de février. Aux États-Unis, entre 1970 et 2015, la saison du feu aurait augmenté de soixante-dix-huit jours en moyenne. La neige fond plus tôt, les températures sont plus douces, ce qui favorise la prolifération d’insectes ravageurs qui détruisent et fragilisent les arbres et donc augmente la masse de matière sèche hautement inflammable. à l’heure actuelle, la Californie compte plus de 100 millions d’arbres morts sous l’effet de plusieurs années de sécheresse et d’infestations d’insectes, en particulier de dendroctones du pin qui sont particulièrement nuisibles. Ces arbres, comparés à des « allumettes géantes » ou à des « fantômes », n’ont aucune valeur pour les entreprises forestières et les scieries. Ils sont trop nombreux pour qu’il soit possible de les dégager. Quant au budget qui serait nécessaire pour remettre la forêt en état de recevoir des feux écologiquement utiles, il est abyssal. »
    « L’anthropocène se révèle pyrocène. »
    « L’idée tenace, depuis notamment Auguste Comte, selon laquelle les primitifs formaient avec la nature une unité symbiotique permanente sur laquelle ni l’histoire ni l’évolution n’avaient de prise révèle ici son absurdité. Depuis soixante-cinq mille ans, les aborigènes d'Australie par exemple façonnent et protègent sciemment leur environnement par le feu. Ils peuvent en allumer jusqu’à cinq mille dans l’année, développant ainsi un écosystème dont ils sont plus les parties prenantes que des parties, le bush. Propice à la pousse des plantes dont se nourrissent les herbivores, il l’est aussi à celle de plantes récoltées telles que la pomme de terre de brousse, les tomates et les raisins de brousse et autres plantes spécifiques. à une époque, en grande partie révolue, ces peuples savaient différencier les terrains pour lesquels le feu était écologiquement bénéfique de ceux pour lesquels il était au contraire préjudiciable ; ils combinaient diverses sortes de feux pour chasser, éclaircir la forêt, cultiver la terre, la nettoyer. Contrairement à ce que sont les feux agricoles ou de déforestation monofonctionnels dévastateurs, les feux aborigènes étaient subtils, maîtrisés, modérés, extrêmement diversifiés. Ils préservaient l’équilibre. »
    « Il est décisif de distinguer la lutte contre les mégafeux de la lutte contre les feux dirigés. Autant la première est nécessaire, autant la seconde peut se révéler néfaste. Pire, l’interdiction des brûlages dirigés s’avère responsable, du moins en partie, des mégafeux. Il semble que la nature « soit faite » non pour être « laissée tranquille », mais pour être entretenue et, à cette fin, régulièrement incendiée par les hommes.
    Les politiques d’interdiction et d’extinction systématique des feux dès les premières flammes ont été pourtant largement appliquées. Couplées à la sécheresse et au réchauffement climatique, elles favorisent l’accumulation de matières combustibles favorables à la propagation des mégafeux. De fait, au lieu d’encadrer les feux traditionnels ou de les intégrer dans leurs pratiques de prévention, les politiques publiques, qui, souvent, relèvent de cet « impérialisme écologique » identifié par l’anthropologue et géographe aborigène Marcia Langton, les ont largement criminalisés, accusant au passage les écologistes de les provoquer au nom d’un culte de la nature décadent. Aux milieux progressivement façonnés par les êtres humains qui y vivent, elles ont opposé une nature anhistorique, dont l’existence est en fait fictive. La pensée dichotomique qui oscille entre une nature contemplée et une nature maîtrisée mène à l’idéal d’une nature sous cloche dans laquelle les feux dirigés sont proscrits.
    Ici, les opposés se rejoignent. Qu’il s’agisse de préserver une nature prétendument vierge ou d’exercer une domination, le même projet de sanctuarisation est envisagé, mais pour des raisons diamétralement opposées : pour les premiers, il serait prioritaire de débarrasser certaines zones naturelles de toute présence humaine, de rassembler les habitations dans des agglomérations bien définies, de lutter contre l’habitat dispersé au contact des forêts, l’exploitation forestière industrielle et le défrichage à grande échelle, etc. Une fois l’intervention humaine limitée au maximum, voire éliminée, la nature pourrait retrouver une dynamique d’évolution originelle et même être « réensauvagée ». Ainsi, elle pourrait à nouveau abriter des espèces quasiment disparues, en particulier des animaux de grande taille, ce qui lui permettrait de rétablir sa condition « naturelle » telle qu’elle prévalait au début de l’holocène. La réintroduction réussie de chameaux en Amérique ou de loups et d’ours en Europe, de même que le constat d’un certain retour de la biodiversité dans le « tiers paysage » (selon l’expression de Gilles Clément) ou dans les « réserves » naturelles, attesteraient la pertinence de cette démarche. Une fois libérés de la présence humaine, les vastes espaces pourraient brûler à volonté, ce qui permettrait aux équilibres spontanés de se restaurer. C’est ainsi qu’au lieu de vivre contre les feux, en cherchant à les réduire, nous vivrions à côté d’eux, leur accordant des libertés et un espace d’expansion tel qu’ils feraient l’ouvrage auquel la nature les destine depuis des temps immémoriaux.
    Pour les autres, dont le Service américain des forêts est l’exemple parfait, les feux n’étant pas un phénomène naturel, sanctuariser la nature implique de la mettre à l’abri des flammes dévastatrices et de restaurer ainsi un état primaire, vierge, vestige des temps reculés, comme les tribus sauvages témoignent de l’origine de l’humanité. Le feu, une anomalie souvent d’origine humaine, devrait en être banni. Comme en politique, laisser-faire d’un côté, coercition de l’autre. Il est d’ailleurs révélateur que les politiques de préservation des espaces naturels qui visent à bannir les feux entrent dans le champ de l’action publique, prétendument seule capable d’œuvrer au bien public, alors que dans les autres domaines prévaut un libéralisme débridé.
    Pourquoi les feux dirigés ont-ils été criminalisés ? Plusieurs raisons ont été alléguées. Tout d’abord, la perspective d’une nature sous contrôle repose sur le postulat de son fonctionnement normalement parfaitement réglé et régulier. Durant la seconde moitié du XIXe siècle, la qualité organique (ou « maternelle », dans les termes de Carolyn Merchant) de la nature est récusée au profit d’une conception utilitariste. Son utilisation rationnelle (ou sa maîtrise) lui assurerait ainsi de retrouver ses rythmes et logiques originels, sur lesquels elle reposerait. Ce qui est en cause dans l’aménagement « scientifique » des forêts, en particulier dans l’Amérique du tout début du XXe siècle, est donc moins l’ignorance qu’un certain idéal, d’abord européen puis typiquement américain, selon lequel plus l’intervention humaine sur le paysage repose sur une expertise scientifique, plus la nature est rendue à sa perfection première.
    Dans ce contexte, de nombreux ingénieurs ont jugé les feux contraires aux normes de la civilisation moderne. Pour les citadins du début du XXIe siècle, les feux autochtones semblent aussi bizarres que pervers et évoquent une sorte de « graffiti écologique », stigmate d’un état social primitif. Pour d’autres, les feux doivent être combattus dès l’ignition en raison du gâchis impardonnable de matières et matériaux utiles qu’ils provoquent. Sous l’angle de l’observatoire que sont nos attitudes face aux feux, la protection de la forêt « contre » les feux au nom d’une maîtrise rationnelle du territoire d’une part, et l’exploitation industrielle des ressources sylvestres par les compagnies forestières d’autre part, s’avèrent deux aspects d’une même doctrine « libérale » : en effet, la maîtrise est pensée comme le fait d’un individu « rationnel » capable de sélectionner librement et volontairement les conditions de sa propre vie, tandis que l’exploitation est légitimée par le principe libéral de la cohésion finale des entreprises individuelles en faveur du bien commun. De fait, dans l’Ouest américain notamment, il a semblé parfaitement justifié qu’au nom de l’intérêt général et de la prospérité du pays, cette exploitation des forêts échappe aux pouvoirs publics et soit finalement confiée à des compagnies privées. Tout ceci explique que les idéologies de sauvegarde d'une nature vierge, conçue comme réserve de ressources, et celles de l’exploitation industrielle et de la conquête du territoire aient formé, malgré leur opposition, une alliance contre les peuples autochtones qui pratiquaient depuis des siècles les feux d’entretien, et qu’elles les aient accusés de détruire la nature.
    Par ailleurs, l’interdiction des feux traditionnels vise souvent, sous prétexte de progrès, des buts étroitement économiques ou politiques. Par exemple, afin de justifier qu’ils soient enfermés dans des réserves, déculturés et privés de leurs terres, les aborigènes du Queensland ont été accusés de pratiquer des brûlis qui détruisaient la forêt, alors que ce sont les plantations de canne à sucre introduites par les colons et le défrichage en vue de l’expansion urbaine qui étaient responsables de son recul et de sa détérioration. »
    « Les chasseurs aussi, par exemple les chasseurs de sangliers en Catalogne ou ceux du Colorado qui traquent des élans et des cerfs, se montrent souvent très opposés aux feux agricoles ou d’entretien. Lorsque l’accès aux zones en cours de brûlage et à certaines routes de dégagements leur est interdit et que les engins des pompiers, en particulier les hélicoptères, font fuir les animaux qu’ils poursuivent, ils voient rouge. Quant aux urbains, ils détestent la fumée et les paysages noircis. Rien dans leur expérience quotidienne ne les dispose à supporter les brûlages de routine. Le feu ne peut représenter pour eux qu’un désastre qu’ils rejettent de toutes leurs forces. […]
    En Catalogne, la dépopulation et la déprise agro-pastorale depuis le début du XXe siècle ont entraîné toute une série d’effets favorables aux grands feux de forêts : augmentation de la biomasse, progression du maquis et des forêts de pins, qui sont très sensibles aux feux, difficultés accrues de contrôle des feux avec la disparition des mosaïques paysagères. Plus les brûlages se raréfient, s’uniformisent et sont centralisés, plus les forêts s’encombrent et se referment, plus la végétation basse s’affaiblit et se dessèche faute de lumière suffisante, plus elles brûlent.
    A quoi s’ajoute un nouveau cercle vicieux dû au fait que lorsque les feux sont systématiquement éliminés, la « culture du feu » finit de se dissoudre et la hantise des feux, faute d’une quelconque familiarité, augmente. »
    « Éteindre ou interdire les feux, comme c’est le cas depuis une cinquantaine d’années, n’est donc ni neutre ni favorable à la nature. C’est au contraire une attitude qui provoque l’intensification des feux et fragilise le milieu. Ironiquement, elle pourrait bien être à l’origine de la catastrophe écologique. […] Par exemple, le reboisement ou l’enlèvement du bois brûlé, loin de réduire les risques d’incendie futur, favoriserait au contraire la repousse plus importante que la normale d’une végétation inflammable, aggravant donc la crise métabolique provoquée par les premiers. »
    « Les chercheurs de la NASA qui élaborent un atlas des feux envisagent sérieusement la possibilité d’un incendie à l’échelle mondiale, insistant sur la proximité grandissante des foyers et l’augmentation constante des risques de mégafeux en raison de la faible humidité de l’air, de vents plus forts et de températures estivales extrêmes.
    Les réponses habituelles, domination ou préservation, ne trouvent donc plus aucun champ d’application et perdent, même à court terme, toute efficacité. Les impasses auxquelles elles mènent mettent en évidence l’impact destructeur des phénomènes liés au changement climatique ‒ soit directement, quand le feu entre dans les villes, pollue l’air et les nappes phréatiques, asphyxie les gens, détruit les forêts ; soit indirectement, quand les individus les plus riches ou les plus puissants, réalisant qu’il n’y aura, dans un futur proche, ni espace ni ressources suffisantes pour les milliards d’êtres humains que nous sommes, s’organisent de manière à réserver à leur usage exclusif des portions significatives de la planète, en accaparant par exemple des forêts, des sources et des lacs, des parties de montagne ou des terres arables. Ils oublient que, de même que les conditions climatiques tendent à transformer les feux dirigés en mégafeux incontrôlables, elles pourraient rendre dérisoires ces tentatives d’accaparement. Les très grands feux ne s’arrêtent ni aux grilles ni aux murs. Ni les panneaux d’interdiction ni les balles ne freinent leur progression. Nulle frontière ne peut leur être imposée. »
    « Contrairement à « la Nature », physique ou humaine, l’environnement n’est pas une notion moniste et fixiste. Dans la philosophie darwinienne, il exprime l’intersection entre un ensemble de ressources qui conditionnent les activités des vivants et un écosystème modelé par ces activités. Selon Darwin, le fait qu’une mutation génétique, qui frappe accidentellement tel ou tel individu, soit « sélectionnée » par la nature s’explique par l’avantage dont elle le dote par rapport aux autres individus de son espèce et à son milieu qui, ensemble, constituent son environnement. La structure et l’organisation interne des vivants dépendent de leur adaptation. L’environnement n’est pas un cadre général dans lequel les créatures évoluent de manière parfaitement autonome. Mais ce n’est pas non plus un moule que les créatures épousent passivement, comme la cire liquide épouse la forme qui la contient. Les conditions qui rendent possible le développement des activités grâce auxquelles les êtres vivants accomplissent leur cycle, se reproduisent et développent leurs capacités, constituent certes des limites, mais celles-ci sont suffisamment flexibles pour permettre la pluralité des individus, leur développement en tant qu’entité singulière et leurs évolutions variées. Ces conditions ne sont donc pas des déterminations : l’individu ne devient tel qu’en faisant usage des conditions, qui sont autant de moyens d’action. Réciproquement ‒ John Dewey, qui se réclame ici de Darwin, le rappelle souvent ‒, les êtres vivants transforment leur environnement du fait même qu’ils en bénéficient, y vivent, se le partagent et en vivent. Parfois, les environnements se superposent ; parfois, ils n’ont rien de commun. Les termites et les lombrics jouent un rôle capital non dans « la nature » en général, mais dans cette portion d’environnement que nous, en tant qu’êtres humains, partageons avec eux. L’environnement est donc un pluriel composé d’intersections aussi nombreuses qu’il existe d’êtres sur la Terre, puisqu’aucun ne vit dans un isolement complet.
    […] « prendre soin du pays » acquiert une signification écologique prégnante. Confrontées au « cleaning country » ou à ceux qui possèdent, selon une expression corse, la « culture du feu », les pratiques aménagistes brutales comme la perspective romantique d’une régénération de l’homme grâce à un contact avec la nature vierge révèlent leurs incohérences. à leur place s’instaure une « éthique de la nature ordinaire », selon l’expression de Rémi Beau, qui se développe sur la base de relations actives avec la nature et non sur la base d’un respect qui serait dû à la valeur intrinsèque de la nature hors de nous. »
    « Une politique cohérente de prévention des mégafeux préconiserait donc, bien au-delà des feux d’entretien qui ne sont pas toujours nécessaires, d’exploiter les forêts, d’y introduire des troupeaux, d’y pratiquer des coupures, d’ouvrir les milieux en multipliant les zones cultivées, de valoriser des productions directes (bois, liège, gemme, plantes médicinales…) et indirectes (élevage, trufficulture, tourisme dans une certaine mesure), de diversifier les forêts au lieu de les livrer aux monocultures et de rétablir leur vocation multifonctionnelle. »
    « L’impact du feu est plus que psychologique et social. Il atteint le centre vital de la personne. Ce qu’il brûle en termes de projets, d’investissements, d’identifications, de symboles, d’embellissement, d’environnement traditionnel ou quotidien, ne reviendra pas. La situation est celle d’un non-retour. à l’échelle de la vie humaine, rien ne sera plus comme avant. La maison, le paysage, les arbres aimés, ne repousseront pas. […]
    Quiconque a vécu l’approche du feu, l’évacuation précipitée dans la nuit, l’abandon de la maison, le remplissage à la va-vite d’une valise, la peur panique pour les proches, la contemplation des lieux familiers en train de partir en fumée, les hurlements des chiens terrorisés, le trépignement des animaux domestiques, est, à des degrés variables, traumatisé. En Corse, plus personne ne dort correctement, explique le maire de Veneccio. L’anxiété s’installe dès qu’apparaissent la sécheresse et les premières rafales de vent. Les enfants font des cauchemars pendant des années. De la Californie au Colorado, les habitants commencent à parler météo dès le mois de mai, guettant la pluie et les odeurs de fumée, et empaquettent leurs effets les plus précieux en juin, au cas où le feu les forcerait à évacuer leur maison. A Aubagne, les occupants des maisons à proximité desquelles le feu a pris, ou, plutôt, a été allumé se réveillent dix fois par nuit. Leur vigilance devenue permanente les épuise. En Grèce ou au Portugal, les habitants des zones à risque vivent dans la hantise des feux dès que l’été approche. Ils forment entre voisins des groupes de vigiles qui surveillent à tour de rôle le quartier durant toute la nuit. »
    « [Les mégafeux] éclairent, par contraste avec le sentiment de perte qu’ils provoquent, sur l’importance des paysages pour la condition humaine comme pour l’équilibre personnel. »
    « Après le passage du feu, l’impression première est celle d’une désorientation. L’environnement devient uniforme et sans relief. Couleurs, sons, odeurs, tout est aplani. Les repères connus qui permettaient d’organiser un large éventail de pratiques ‒ cueillette, pâturage pour les bêtes, promenade, contemplation, rituels, baignade, jardinage, etc. ‒ ont disparu. Les victimes ont l’impression d’évoluer dans une zone désormais rapetissée. Auparavant vaste et riche de possibilités d’explorations, de découvertes, d’activités plurielles, l’environnement est réduit à la maison, quand celle-ci n’a pas brûlé. […]
    La disparition du paysage familier ou aimé est un drame absolu pour les victimes […] comme une attaque majeure portée à leur lien avec le passé et à leurs valeurs les plus précieuses. […] Le monde étant à la fois l’ensemble des moyens d’action pour un individu donné, la caisse de leur résonance et le substrat qui en conserve les traces, le grand feu en provoque la fin. Les gens témoignent de l’impression de flotter et d’être coupés des moyens habituels d’articulation de leurs activités au monde extérieur, quand ils avancent dans la forêt calcinée à la recherche des traces de leur passé. Le sentiment même d’exister reflue en un centre étriqué qui est celui d’une individualité sans dehors. »
    « ce qui a disparu et qui fait naître ce sentiment de désorientation n’est pas entièrement objectif, mais pas non plus entièrement subjectif. Le paysage est l’un et l’autre : subjectif au sens où il fait partie de soi, objectif en raison de ses propriétés physiques singulières. Disons, par analogie avec ce qui a été dit plus haut de l’environnement, dont il est le frère ou le cousin, qu’il est le produit des interactions entre des êtres qui à la fois le construisent, le pensent, l’aménagent, l’imaginent, et la nature ou d’autres éléments (on parle de paysage urbain aujourd’hui) qui fixent les conditions des divers usages dont il fait l’objet.
    Objectivement, il n’y a de paysage, si reconstruit qu’il soit, sans un univers biophysique et géographique déterminé, doté de caractéristiques qui offrent, à l’échelle de la vie humaine, une physionomie relativement stabilisée. Sans être inaltérable, un paysage a le type de persistance que procure la géologie singulière d’un lieu, la nature des cours d’eau, le rythme des saisons, la végétation, le relief. Même les divers points de vue, en hauteur, à niveau ou en contrebas, à partir desquels une image générale de l’environnement est élaborée, sont des postes d’observation ‒ tels un élément surplombant, un sommet, une ligne d’horizon, une perspective.
    Identifier le paysage, comme c’est souvent le cas en esthétique, au terme d’une opération mentale élaborée à l’échelle individuelle ou collective, est donc réducteur. Il en va de même du paysage comme objet d’une construction figurative d’origine humaine, résultat de moult interprétations, de perceptions agencées entre elles suivant des catégories mentales héritées et d’habitudes culturelles qui seraient dues à la propagation, depuis la Renaissance, d’un genre pictural bien particulier : le tableau. Par exemple, selon Victor Stoichita, le tableau serait une fenêtre de cadrage sans laquelle une condition fondamentale de la constitution du paysage, à savoir la mise à distance, serait absente. Si le tableau assure la découpe, la découpe à son tour vient informer l’œil du spectateur de manière à le conditionner lorsqu’il se pose sur le paysage réel. La peinture de paysage encadrerait ainsi la perception sensible ordinaire, exerçant une influence si considérable que les individus n’auraient qu’un accès indirect à leur environnement même habituel, le percevant par l’intermédiaire de tableaux qui mettent en scène les éléments prélevés dans le monde réel et les organisent suivant des critères convenus. Par exemple, selon Ernst Gombrich, « la découverte du paysage alpestre ne précède pas, mais suit la diffusion des gravures et des peintures montrant des panoramas montagneux ». Depuis ces analyses, on ne compte plus les textes qui témoignent de « l’invention du paysage » sous toutes les formes qu’on lui connaît.
    Cette conception est problématique du fait qu’elle tient pour quantité négligeable les caractéristiques objectives de l’environnement, sans lesquelles il ne s’agirait plus à proprement parler d’un environnement, c’est-à-dire d'une réserve de possibles, mais d'un milieu contraignant. En outre, elle écarte le problème du rassemblement des conditions perceptives permettant de prendre ces caractéristiques en considération ‒ notamment l’entraînement à percevoir les données factuelles du monde extérieur, dont les artistes sont les spécialistes et dont certains, comme Josef Albers ou John Cage, ont fait le matériau même de leur travail. Elle néglige aussi le fait que les perceptions ne sont pas en notre pouvoir, que nous ne les sélectionnons pas en vertu d’un décret de la volonté ou, à l’inverse, d’une tyrannie de l’habitude : comme l’affirmait Thoreau, et comme nous le rappellent ces grands feux, elles sont véritablement « fatales » ‒ ne serait-ce que parce qu'elles détruisent tout ce sur quoi notre attention avait coutume de se fixer.
    L’assimilation du paysage à une invention pose un autre problème plus idéologique, dont les feux de forêts sont dans une certaine mesure la conséquence : loin d’être un objet de soins, d’attention, d’un « faire avec », le paysage est présenté comme un objet de contemplation. Ce registre de la contemplation, tantôt des beautés naturelles, tantôt de l’horizon, et ce même chez le géographe Élisée Reclus, qui jouit de la considération des écologistes, monopolise l’espace complet des expériences pourtant polymorphes des paysages existants. Une fois réduit à des qualités essentiellement visuelles, qui plus est soustraites aux modifications que font subir à nos représentations les impacts inévitables du monde extérieur, le paysage est transformé en une image fixe, dont la valeur originaire et le caractère intangible sont promptement affirmés. Or cette image est précisément celle dont se réclament à la fois les partisans d’une nature sous cloche, idéalement vierge, et ceux d’une nature rendue à elle-même. […]
    Afin que le paysage, qui n’a rien de statique bien sûr, subsiste dans sa singularité, il est nécessaire que les activités humaines, qui à la fois l’aménagent et le perçoivent comme tel, s’ajustent au monde extérieur, à savoir aux réalités physiques, naturelles, qui constituent leur substrat, les moyens et les conditions de leur effectuation. Les champs sans fin, totalement uniformes, issus des techniques agricoles industrielles à grande échelle, ne forment pas un paysage, car l’altérité et l’indépendance de la terre ou des plantes à leur égard ont disparu. Il en va de même d’une place urbaine parfaitement nivelée et minéralisée, d’un canal bétonné, des villes artificielles futuristes, etc. à l’opposé, la nature « vierge » ne constitue pas non plus un paysage au sens habituel du terme. »
    « C’est en relation avec l’environnement que nous développons nos muscles, notre pensée, notre individualité. L’image mentale que nous en formons est intégrée dans notre conduite et dans les attentes que nous associons à nos actions. Le passage du feu ne détruit pas cette image, qui perdure à l’état de souvenir, mais l’ensemble des conditions qui produisent cette image, l’entretiennent et la rendent partageable. »
    « Il y a dans le paysage une dimension à la fois de mémoire et d’horizon qui constitue l’individualité humaine et son lien avec les générations passées et à venir. La destruction par un incendie volontaire du paysage est donc un drame absolu. Elle fait à juste titre partie des crimes les plus graves. Le feu de forêt est en effet très sévèrement sanctionné par la loi, et ce depuis le Moyen Âge. »
    « Dans l’arsenal des instruments de terreur, l’ignition de feux de forêt et d’étendues naturelles est extrêmement avantageuse. Il s’agit certes d’une tactique vieille comme le monde. Mais l’augmentation des températures et de la force des vents ainsi que l’aggravation des sécheresses ouvrent de nouvelles opportunités dont des groupes extrémistes grecs, palestiniens, russes, espagnols, albanais, se sont saisi. Il y a une dizaine d’années, le feu a été « théorisé » comme instrument de terreur par un certain nombre de groupes terroristes, notamment par Al-Qaïda et par le Hezbollah.
    Par exemple, en novembre 2007, les membres d’un forum lié à Al-Qaïda ont publié sur Internet des messages promouvant l’idée de brûler des forêts au nom du jihad, messages qui furent relayés par la revue terroriste en ligne Inspire, dont la branche yéménite d’Al-Qaïda est responsable. Le premier numéro, qui date de l’été 2010, s’adresse à un jeune public musulman qu’il incite à commettre des actes terroristes dans tous les pays considérés comme des ennemis de l’Islam ou comme occupant le territoire islamique (Israël, les États-Unis, la Grande-Bretagne, la France et l’Allemagne). C’est à partir du numéro 10 d’Inspire qu’il est recommandé d’appliquer le programme « jihad des forêts » (forest jihad) en raison du caractère élémentaire, économique, fiable et extrêmement destructeur de cette méthode. On y explique que les actions nécessaires sont si simples qu’elles peuvent être répétées plusieurs fois par jour, provoquant alors « la propagation d’un sentiment d’insécurité parmi la population ». à la suite d’un incendie meurtrier qui s’est produit en Russie, on peut lire en faveur du jihad des forêts : « Louange à Allah, commence un temps béni, maintenant chacun d’entre nous a une occasion en or de causer de grands dégâts aux infidèles, de semer la peur dans leurs cœurs et de les affaiblir, et tout cela avec seulement quelques allumettes. »
    Le pyro-terrorisme est né. Un récent organe de presse en ligne de l’État islamique, Rumiyah (Jihadist Propaganda & Information Warfare in Cyberspace) fait depuis 2017 l’article de la tactique des feux de forêts. […]
    Dans la même veine, durant l’été 2018, la transformation par les Gazaouis de jouets inoffensifs comme les cerfs-volants et les ballons de baudruche en instruments de terreur a provoqué un véritable électrochoc. Environ 2 000 hectares de forêts, de réserve naturelle (celle de Beeri) et de champs sont partis en fumée en Israël, non loin de la frontière. De nombreux animaux qui vivaient dans la réserve (renards, chacals, porcs-épics, tortues, serpents, insectes, etc.) n’ont pas réussi à s’échapper. Mais l’impact « psychologique » des attaques est tout aussi important : en raison de leur attachement traditionnel aux arbres et à la nature, de leur attachement au paysage qu’ils ont façonné, de leur peur viscérale du feu, les gens sont traumatisés. Comme l’assume pleinement le Hamas, la guerre des « ballons de la terreur » et des cerfs-volants incendiaires est psychologique. Bien qu’elle n’ait aucune caractéristique militaire, elle pourrait mener à des résultats inaccessibles par les moyens « classiques » (tirs de roquette, attaques au couteau, manifestations, etc.). Elle pourrait en particulier provoquer une démoralisation telle que des personnes résidant aux abords de la frontière, de part et d’autre d’ailleurs, pourraient être contraintes de partir. Car, non seulement personne n’a encore trouvé le moyen de se prémunir contre ces engins incendiaires (les drones utilisés par l’armée israélienne ont échoué), mais en outre, l’usage de dispositifs qui évoquent des jouets (et qui sont souvent manœuvrés par des adolescents) suscite une certaine sympathie et une indulgence de la part des opinions publiques lointaines qui continuent de penser que les feux de forêts sont sans gravité et qu’ils peuvent être facilement maîtrisés. »
    « Le mégafeu est un fait à la fois social et physique. Le dérèglement climatique qui en est la cause est la conséquence d’un état social hiérarchisé et fondamentalement inégalitaire. L’attitude nécessaire pour le limiter réside donc dans une transformation des rapports sociaux propice à l’égalité des participants et à l’intelligence collective. Comme en un jardin partagé, ou comme dans le royaume de la citoyenneté idéale, chacun compte pour un, prend part et contribue suivant ses moyens et les compétences qu’il développe à partir des lieux de son expérience.
    Parce qu’elle requiert une « culture du feu » et, plus largement, une culture de la participation individuelle au monde commun humain ou non humain, sous la forme de l’entretien, de l’attention et du soin, l’écologie ne peut être que démocratique. C’est ce qu’enseignent également les mégafeux : en faisant fi des conditions de race, de classe, de polarisation Nord-Sud, d’âge, de fortune, de métier, de statut, etc., les mégafeux mettent en exergue une condition humaine commune dont on peut imaginer qu’elle serve de base à de nouveaux types de solidarité et à une éthique environnementale à la fois enseignée et partagée. Le public politique planétaire, dont la crise écologique rend l’émergence nécessaire, tend à se constituer. Le questionnement que le philosophe John Dewey avait mis en avant en 1927 dans Le Public et ses problèmes trouve ici une pertinence accrue : comment transformer la Grande Société faite de liens impersonnels et anonymes, se demandait-il, en une Grande Communauté ? Par analogie, les mégafeux, dont la cause est une interdépendance planétaire incluant les êtres humains et leur environnement, imposent de prendre acte d’une « communauté de destin de l’humanité » et de lui procurer, comme le demandent les jeunes qui marchent pour le climat aujourd’hui, un futur.
    Dans les circonstances actuelles, même les feux criminels et terroristes, au lieu de diviser, provoquent de nouvelles solidarités, et ceci parfois à une telle échelle que leur ignition déclenche la réaction opposée à la panique et à la dissociation visées. C’est ainsi que, au moment des grands feux des étés 2016 et 2018 en Israël, des gens du monde entier, y compris du monde arabe et des territoires palestiniens, sont venus au secours des Israéliens pour circonscrire les feux incontrôlables qui ravageaient le nord du pays, vers Haïfa, ainsi que la zone frontalière avec Gaza. »
    -Jöelle Zask, Quand la forêt brûle. Penser la nouvelle catastrophe écologique, Premier Parallèle, 2019.


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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


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