https://fr.wikipedia.org/wiki/Jo%C3%ABlle_Zask
"« Les pompiers ont sauvé la maison et une partie du jardin. Autour, à peine plus loin, visibles de chaque point de l’horizon, se profilent les carcasses noires des arbres qui ont brûlé. Beaucoup sont entièrement consumés, certains conservent quelques branches plus ou moins épargnées. Le squelette des végétaux, habituellement dissimulé par la végétation et fondu dans une multitude d’éléments plus ténus, est désormais exposé. Le spectacle, très graphique, rappelle certaines planches botaniques reproduisant méthodiquement la ramure propre à chaque espèce. Le sous-bois a entièrement disparu. Il ne reste que le fantôme d’une forêt privée de ce qui faisait son caractère, son charme, sa vitalité, du bois même dont elle est constituée. Les odeurs, asphyxiantes, et les sons, assourdis, sont altérés. Plus de cigales, plus de chants d’oiseaux. Le bruit du vent dans le feuillage s’est évanoui. L’espace de la forêt résonne. L’écho de chaque son est amorti par la poussière. Sinon, le silence.
Cette forêt du cap Bénat dans le Var, que je connais bien, a été dévastée par un violent incendie les 26 et 27 juillet 2017. Le sentiment de désarroi et de perte ressenti à l’égard d’un paysage aimé dont la disparition m’a semblé, à mon échelle, brutale et irréversible est le point de départ du texte que vous avez entre les mains.
J’ai d’abord pensé explorer ce que représente la disparition du paysage sous l’effet d’un phénomène réputé normal, le feu de forêt. Mais très rapidement, mes réflexions se sont heurtées à l’émergence d’un phénomène extrême, les « mégafeux », qui, contrairement aux feux classiques ‒ lesquels peuvent être bénéfiques, saisonniers, anticipés, circonscrits ‒, dévastent ces forêts et ces arbres que nous avons récemment appris à mieux connaître grâce à une vaste littérature qui en présente la complexité. »
« En 2017, le Groenland a brûlé. Des plaines enneigées ont pris feu. à l’été 2018, c’était au tour de la Lettonie et de la Suède jusqu’au cercle polaire. Toutes les forêts d’Europe du Nord ont été exposées ; les pays nordiques et baltes ont été victimes de pics de chaleur couplés à une longue sécheresse et à des vents erratiques. Des dizaines d’hectares de la lande britannique sont partis en fumée en juin 2018, puis à nouveau en février et en avril 2019. Les feux qui consument aussi la Californie, la Grèce, l’Australie, le Canada et, à l’heure ou j’écris ces lignes, la Catalogne, ne correspondent à rien de connu. Les témoins expriment un sentiment de jamais vu. Camp Fire qui, en novembre 2018, a détruit, entre autres, la ville de Paradise, en Californie, a été « sans précédent, irrésistible » ; selon les pompiers, il s’est propagé à une allure phénoménale, jusqu’à conquérir l’étendue d’un terrain de football par seconde. Beaucoup de gens ont été capturés par les flammes. Malgré les mesures de prévention qui avaient été prises, 88 personnes sont mortes, 250 000 ont reçu l’ordre d’évacuer, 620 km2 de forêts et environ 20 000 maisons ont été détruits. Face à la violence et à la vitesse de propagation des feux, les exercices d’évacuation qui avaient été menés dix-huit mois plus tôt se sont révélés tout à fait vains.
Les feux de forêts sont des phénomènes que l’on connaît depuis toujours. Mais leur ampleur est désormais telle qu’ils semblent avoir changé de nature. Partout dans le monde se propagent ces « très grands feux de forêts », appelés aussi VLF (very large fires), big fires, megafires, feux extrêmes, LFF (large forest fires), hyperfires, mégafeux, The Beast. Qu’il s’agisse de leur intensité, de leur vitesse de propagation, de leur étendue, de leurs conséquences écologiques et humaines ou de leur récurrence, ils sont sans commune mesure avec ce qui se produisait dans le passé. Il est par ailleurs strictement impossible de prévoir leur comportement et de les contrôler.
Catastrophiques à l’égard de la nature, alarmants sur l’efficience de nos instruments de prédiction, ils sont aussi tragiques, au sens où, du point de vue humain, on ne peut ni s’y adapter ni les éviter. »
« Il agit comme une sonnette d’alarme et rend absurde la structure dichotomique qui sous-tend notre relation à la nature, au sujet de laquelle nous nourrissons finalement deux grands idéaux : celui d’une nature si dominée qu’elle doive docilement obéir à nos besoins et à nos prévisions, ou celui d’une nature vierge destinée à être respectée et contemplée à distance. Car ni l’interventionnisme à tous crins ni l’évangile du préservationnisme, qui caractérise un courant important de l’écologie, ne semblent offrir les bonnes réponses face aux mégafeux, ne permettant ni de les contrer ni même de les penser.
Phénomène paroxystique, le très grand feu de forêt peut apparaître comme un « événement total », à la fois social et naturel, qui serait en partie de notre fait, et ce, en premier lieu, pour la simple raison que 85 à 98 % d’entre eux, selon les sources, sont provoqués par des êtres humains négligents, imprudents ou criminels. En cela il pourrait aussi jouer le rôle d’un puissant avertisseur. En effet, les mégafeux qui détruisent durablement de vastes portions de forêts et les essences qui s’y développent, parfois depuis des siècles, et qui parviennent à pénétrer de plus en plus loin dans les villes, voire à en effacer certaines de la surface de la Terre, engagent clairement la responsabilité humaine. Leur degré de gravité atteint celui des tsunamis, des éruptions volcaniques, des tremblements de terre. Pourtant, alors que l’idée de maîtriser ces catastrophes ne viendrait à l’esprit de personne, le projet de dominer le feu perdure et, avec lui, l’intensification des conditions favorables à sa propagation future. En outre, alors qu’un être humain ne peut déclencher aucun des autres phénomènes extrêmes, il peut mettre le feu à la forêt. »
« Au Portugal, les feux de forêts les plus récents sont qualifiés de « mega-res » ; là aussi, on constate qu’ils sont différents de ceux qui avaient cours jusque dans les années quatre-vingt-dix.
Pour certains, « méga » a avant tout un sens anthropocentrique : si les grands feux de forêts sont qualifiés comme tels, ce n’est pas dans l’absolu, mais en raison de l’impossibilité absolue de les canaliser ou de les éteindre et des risques majeurs qu’ils font courir aux êtres humains et à leurs biens. L’essayiste naturaliste Gary Ferguson, qui étudie les feux de forêts du Grand Ouest américain, précise que si ce qu’il appelle lui-même « mégafeux » représente moins de 3 % du nombre total d’occurrences des feux de forêts, ils sont à l’origine de plus de 90 % des surfaces brûlées.
Dans le même ordre d’idées, « méga » qualifie des feux dont les conséquences, en termes à la fois d’écologie, d’économie, de politique et d’urbanisme, sont sérieuses et persistantes, puisqu'ils rendent le pays inhabitable, l’air irrespirable, le sol durablement stérile. Mais c'est aussi d'échelle qu'il s'agit : serait « méga » le feu qui couvre une surface supérieure à 20 000 hectares, voire 40 000 hectares selon les auteurs. « Méga » évoque par ailleurs les cas où sont anéanties toutes les entraves qu’opposaient à la propagation du feu les cimes élevées des grands arbres, les lotissements, les zones dégagées ou humides, les abords des villes et les moyens de contrôle humain. »
« D’après l’environnementaliste Edward Struzik, ce nouveau phénomène pourrait « reconfigurer les écosystèmes que sont la forêt et la toundra d’une manière que les scientifiques ne comprennent pas vraiment » et provoquer des effets en cascade. Il est probable, pense-t-il, que les forêts d’Amérique du Nord changent de nature, que certaines activités industrielles disparaissent ou doivent être délocalisées, que les réserves d’eau soient massivement polluées, que des villes entières soient déplacées. »
« La notion de « feu de forêt » ou « wildfire » convoque de manière trompeuse une catégorie de phénomène unifié qui n’existe pas. Les Yanyuwa, aborigènes d’Australie qui, depuis des siècles, pratiquent les feux dirigés et sont spécialistes de la pyrodiversité, possèdent une douzaine de termes pour désigner les divers types de feu. Quant à Stephen Pyne, le grand historien des relations entre les feux, le milieu et l’humanité, il recourt à une échelle dont chaque degré correspond à un régime particulier, chacun étant lui-même déclinable en divers types de comportement des flammes : « feux naturels » dont l’ignition provient d’éclairs par temps d’orage sec, « feux aborigènes » faisant partie de l’écosystème de peuples traditionnels qui en font un usage maîtrisé, « feux industriels » qui proviennent de l’usage des énergies fossiles. Les mégafeux, quant à eux, constitueraient-ils un nouveau régime ?
Il faut en tout cas considérer ce qu’ils nous contraignent à réaliser. Ce sont des événements violents, paroxystiques, indéniables. Aucun des processus d’équilibre dynamique qui caractérisent les communautés biotiques et expliquent, selon les écologues, l’adaptation des espèces à leur environnement ne peut ici prévaloir. En cas de feu extrême, la rupture écologique est si profonde, certaines espèces animales et végétales si affaiblies, l’espace est si violemment et brutalement transformé, l’habitat des vivants si durablement déstructuré que les évolutions favorables ne sont plus possibles, du moins à l’échelle qui est la nôtre.
En effet, loin de régénérer la forêt, les mégafeux la détruisent durablement. En Espagne, en Tunisie, en Grèce, dans la région de Marseille, si les vallons où l’humidité stagne reverdissent, les crêtes rocheuses et les collines autrefois boisées demeurent dénudées. En Corse, les sols où les feux sont passés sont ravinés ; chaque flanc de montagne incendié paraît terne et comme effondré comparé à ceux que recouvrent les chênes, les aulnes et les pins. A de nombreux endroits, les incendies ont été si violents et répétés que les sols ont été déstructurés. Le terreau que des milliers d’années avaient accumulé a été emporté, faute de végétation, par le ruissellement des eaux de pluie. Là où passent les mégafeux, rien ne subsiste. A La Penne-sur-Huveaune, dans les Bouches-du-Rhône, les souches des arbres qui ont été entièrement consumées laissent dans le sol de grandes cavités correspondant au moulage de la base des troncs et des racines disparues. […] L’aggravation rapide des conditions qui les provoquent est telle qu’il est légitime de penser que, parmi tous les scénarios liés au dérèglement climatique ‒ désertification, élévation du niveau des océans, épuisement des sols, vagues de chaleur, extinction d’espèces, invasion de nuisibles, inondations, etc. ‒ auxquels nous imaginons devoir faire face dans un avenir proche, celui de la conquête par les flammes des espaces qui constituent notre environnement s’avère le plus menaçant. »
« Si 30 % des feux sont d’origine criminelle, les autres sont accidentels : pétards, mégots mal éteints, barbecues, feux de chantier, de décharge ou de jardin, parfois étincelles en provenance des freins ou des pots d’échappement, tirs de balles au cours de chasses ou de manœuvres militaires, explosions de générateurs d’électricité, telles sont les causes les plus fréquentes. à quoi s’ajoutent, notamment en Afrique du Nord, les incendies provoqués par la fumigation des essaims d’abeilles en vue de collecter le miel sauvage. »
« Les mégafeux qui ont dévasté, en août 2017, la Colombie-Britannique et la Californie ont eux aussi été d’une violence et d’une ampleur qui ont surpris tout le monde. Par contraste, canadairs, hélicoptères, camions ou lances à incendie semblaient minuscules et insignifiants. D’après les témoins, il était impossible de courir assez vite pour échapper aux flammes, dont la hauteur dépassait souvent 30 mètres. Explosions, pluies de cendres, projections, écran total de fumée, ont été ressentis jusqu’à une centaine de kilomètres. Des victimes racontent qu’elles ont retrouvé dans les décombres de leur maison un frigidaire qui appartenait à leurs voisins. Ironiquement, les barbecues, pourtant destinés à supporter des températures élevées, ont fondu. Il est arrivé que les roues de voiture en aluminium forment une flaque au sol, ce qui indique que la température avait dépassé 660 °C. Quant aux gens qui ont été emprisonnés par les flammes, il n’en reste rien. L’équipe d’Alameda qui recherchait les personnes disparues a précisé que, même s’il pouvait arriver que des fragments d’os soient retrouvés, l’ADN qui leur était attaché avait été consumé. Quelques mois plus tard, à Paradise, on a demandé aux familles et amis d’apporter aux sauveteurs des fragments d’ADN des personnes disparues, « incinérées » dit-on. Le 28 novembre 2018, 81 victimes avaient été identifiées, contre 870 qui ne l’étaient toujours pas. Aucun mode d’identification existant ‒ chiens dressés, détecteurs en tout genre, analyses des dents et de l’ADN, repérages de mouvements et d’objets ‒ n’est opératoire dans ces circonstances caractérisées par la disparition de toute trace. »
« Concernant l’Ouest américain, un rapport de 2014 prévoit l’extinction, d’ici à 2060, de 60 % des pins Douglas, du pin tordu, du pin ponderosa et de l’épinette d’Engelmann. Près de La Croix-Valmer, dans le Var, sur le domaine du Conservatoire du littoral, aux caps Lardier et Taillat, des espèces endémiques comme le palmier nain et la barbe de Jupiter, un arbrisseau de 2 mètres adapté au vent et au sel, ont disparu. C’est aussi le cas d’animaux rares ou localisés, d’espèces lentes, comme les tortues et certains batraciens, ou même d’espèces, beaucoup plus nombreuses qu’on ne le pense, dépourvues de tout instinct de fuite face aux feux. Par exemple, si dans les forêts méditerranéennes, les pinsons subsistent, les roitelets n’y sont plus. Dans l’Ouest américain, le pika (un adorable petit lapin qui vit en altitude), le lagopède à queue blanche, la salamandre léopard ainsi que de nombreuses autres espèces se sont pratiquement éteintes. En Australie, les koalas, dont l’instinct les conduit au sommet des arbres en cas de danger, sont faits prisonniers des flammes. A Bornéo, en Indonésie, des dizaines d’individus de la tribu déjà très menacée des orangs-outans ont péri dans les grands feux de juillet 2015. Directement ou indirectement, les feux seraient responsables de la mort de la moitié de la population de ces grands singes. Bref, à la lumière des connaissances actuelles, l’apport des feux à la biodiversité peut être factuellement mis en cause à bien des égards.
La prudence est d’autant plus de rigueur que nous ignorons beaucoup de choses. L’écosystème forestier peut être comparé à un iceberg dont seule la partie émergée, c’est-à-dire les végétaux supérieurs et les grands animaux, est connue. En revanche, les insectes, vers, nématodes, mollusques, la microflore et la microfaune (micro-arthropodes, bactéries, champignons) dont l’ensemble constitue, sur et dans les sols, la réserve d’espèces quantitativement la plus importante, et dont le rôle dans les écosystèmes semble déterminant, demeurent une sorte de boîte noire au contenu encore très mystérieux. Faute de connaître l’effet des mégafeux sur ces êtres ordinaires et microscopiques, la thèse de l’utilité des feux pour la biodiversité en général se révèle une hypothèse non vérifiée.
A l’ère des mégafeux, la fréquence des incendies est aussi modifiée. Or le laps de temps qui s’écoule entre deux épisodes est décisif pour la régénération de la forêt. Par exemple, dans les zones forestières d’Europe méridionale, les feux « naturels » ne passaient en moyenne qu’une fois par siècle. En ce qui concerne le Parc national de Yellowstone, le cycle naturel de reconstruction après un incendie dure de trois à cinq cents ans. Dans les Greater Blue Mountains d’Australie, si les pins gris et les eucalyptus bénéficient d’incendies espacés d’une vingtaine d’années, ils ne résistent pas à des feux plus rapprochés dans le temps. Ailleurs, quand le feu passe plus de trois fois en quarante ans, les dommages sont irréparables : « Avec le changement climatique, les feux tendent à passer plus souvent sur certaines zones et l’on va dans le sens d’une augmentation en nombre et potentiellement en taille. Or, il y a une fréquence de feu au-delà de laquelle une rupture peut avoir lieu : les espèces perdent leur capacité à se régénérer », explique le chercheur-forestier Michel Vennetier. Aux massifs forestiers se substituent alors garrigues et maquis.
C’est ainsi que dans les régions méditerranéennes, les feux trop fréquents détériorent durablement le paysage. Les sommets sont visiblement dénudés, les roches apparentes, la végétation est atrophiée. Comme il faut une cinquantaine d’années pour que la forêt se reconstitue, les arbres n’ont pas le temps de repousser, les sols mis à nu sont emportés par le ruissellement des pluies, les graines et les rejets sont détruits, la vie s’en va. »
« Aujourd’hui, en vertu d’un développement historique quasi linéaire, l’attitude requise contre les feux est décrite en termes de guerre ou de combat afin, bien sûr, de sauver des vies humaines et, si possible, leurs biens, mais aussi d’assurer la conservation d’une forêt économiquement rentable contre un compétiteur sauvage. La part du feu, cet accident imprévisible et toujours préjudiciable, se doit d’être réduite à néant. Suivant cette logique, et comme en témoignent les termes utilisés, le feu est le grand ennemi à abattre, ce à quoi s’attellent les « soldats du feu ». Le vocabulaire est stratégique et militaire : il faut combattre les « monstres » que sont les incendies, les « attaquer » non de face, mais par les flancs, les « encercler », créer des « lignes de défense », contenir les fumerolles, « mettre son compte » au feu naissant, s’attaquer au cœur du sinistre, « fixer » ou « tuer le feu », lequel est personnifié : il possède un front, une ou plusieurs têtes, des doigts, des flancs. Il naît, meurt, avance, rampe, bondit, saute, file, dort, « s’alimente comme un être vivant », remarquait Bachelard à propos de notre inconscient à son sujet. « L’être meurtrier et dévastateur » qu’il incarne doit être abattu ou, au minimum, contenu. Éteindre un feu est un acte de sauvetage ; la bravoure des pompiers, amplifiée par le fait qu’un certain nombre sont traditionnellement bénévoles, est souvent mise en exergue. Les candidats prêts à braver les flammes sont d’ailleurs étonnamment nombreux étant donné les risques : on dénombre chaque année des dizaines de décès de pompiers ainsi que des centaines de blessures graves allant de l’intoxication aux fractures multiples. Les « soldats du feu » sont les héros de notre époque.
Le tour martial qu’a pris la relation au feu-ennemi ou au feu-sauvagerie ne cesse de s’amplifier face aux mégafeux. Il prend le relais d’une myriade de pratiques tenant du jeu, du rituel, du spectacle de rue ou de l’art, les unes très anciennes, les autres plus récentes, qui toutes mettent en scène le dressage du feu, être sauvage devant être domestiqué. Les soldats du feu que sont les pompiers trouvent dans les pratiques rituelles de leurs ancêtres et dans les acteurs des théâtres du feu et autres spectacles pyrotechniques contemporains, leurs frères, voire leurs jumeaux. Dans cette analogie réside le fait que si le vivant n’a pas besoin du feu, le feu a besoin du vivant, biomasse organique ou fossile, qui est son aliment. »
« Lors de l’incendie de la « forêt de Notre-Dame » à Paris, les milliers de messages qui ont circulé, exprimant la stupéfaction générale devant ce qui est apparu comme l’incurie des pompiers, ont témoigné des difficultés à reconnaître qu’un grand feu pouvait réellement résister aux efforts déployés pour l’étouffer et se montrer ainsi « plus fort » que nous. Tout s’est passé comme si les pompiers avaient été responsables de l’incendie. En tout cas, et sans préjuger des responsabilités dont l’établissement est toujours en cours, ce sont eux qui ont dû supporter le blâme et la réprobation publique. Il en va de même en Israël où l’intolérance de la population à l’égard des échecs d’extinction rapide des feux de forêts et de zones cultivées est, en mai 2019, à son comble. Selon le diplomate Freddy Eytan, « il est stupéfiant de constater qu’un pays moderne, puissant sur le plan économique et militaire, et fer de lance dans la recherche technologique et scientifique, n’est pas capable de maîtriser rapidement un incendie ».
C’est pourquoi la réponse au mélange intime formé par la peur des feux et la foi en la puissance des solutions techniques a naturellement permis le développement d’un nouveau phénomène de mieux en mieux identifié, « le complexe industriel du feu ». Ce dernier relève d’une logique paramilitaire et fait appel à une masse vertigineuse de matériel : hélicoptères, produits retardants et extincteurs, canadairs, personnels, véhicules, formation et recherche, réservoirs d’eau, instruments fixes ou mobiles en tout genre, le tout pour un coût abyssal. En 2018, les dommages consécutifs aux feux de forêts ont coûté à la Californie 3 milliards et demi de dollars. La guerre contre le feu et la protection des personnes justifient des investissements si lourds qu’ils absorbent une partie croissante du budget des services des forêts dans le monde. Faute de moyens suffisants consacrés à leur entretien, celles-ci brûlent d’ailleurs de plus belle. »
-Jöelle Zask, Quand la forêt brûle. Penser la nouvelle catastrophe écologique, Premier Parallèle, 2019.
"« Les pompiers ont sauvé la maison et une partie du jardin. Autour, à peine plus loin, visibles de chaque point de l’horizon, se profilent les carcasses noires des arbres qui ont brûlé. Beaucoup sont entièrement consumés, certains conservent quelques branches plus ou moins épargnées. Le squelette des végétaux, habituellement dissimulé par la végétation et fondu dans une multitude d’éléments plus ténus, est désormais exposé. Le spectacle, très graphique, rappelle certaines planches botaniques reproduisant méthodiquement la ramure propre à chaque espèce. Le sous-bois a entièrement disparu. Il ne reste que le fantôme d’une forêt privée de ce qui faisait son caractère, son charme, sa vitalité, du bois même dont elle est constituée. Les odeurs, asphyxiantes, et les sons, assourdis, sont altérés. Plus de cigales, plus de chants d’oiseaux. Le bruit du vent dans le feuillage s’est évanoui. L’espace de la forêt résonne. L’écho de chaque son est amorti par la poussière. Sinon, le silence.
Cette forêt du cap Bénat dans le Var, que je connais bien, a été dévastée par un violent incendie les 26 et 27 juillet 2017. Le sentiment de désarroi et de perte ressenti à l’égard d’un paysage aimé dont la disparition m’a semblé, à mon échelle, brutale et irréversible est le point de départ du texte que vous avez entre les mains.
J’ai d’abord pensé explorer ce que représente la disparition du paysage sous l’effet d’un phénomène réputé normal, le feu de forêt. Mais très rapidement, mes réflexions se sont heurtées à l’émergence d’un phénomène extrême, les « mégafeux », qui, contrairement aux feux classiques ‒ lesquels peuvent être bénéfiques, saisonniers, anticipés, circonscrits ‒, dévastent ces forêts et ces arbres que nous avons récemment appris à mieux connaître grâce à une vaste littérature qui en présente la complexité. »
« En 2017, le Groenland a brûlé. Des plaines enneigées ont pris feu. à l’été 2018, c’était au tour de la Lettonie et de la Suède jusqu’au cercle polaire. Toutes les forêts d’Europe du Nord ont été exposées ; les pays nordiques et baltes ont été victimes de pics de chaleur couplés à une longue sécheresse et à des vents erratiques. Des dizaines d’hectares de la lande britannique sont partis en fumée en juin 2018, puis à nouveau en février et en avril 2019. Les feux qui consument aussi la Californie, la Grèce, l’Australie, le Canada et, à l’heure ou j’écris ces lignes, la Catalogne, ne correspondent à rien de connu. Les témoins expriment un sentiment de jamais vu. Camp Fire qui, en novembre 2018, a détruit, entre autres, la ville de Paradise, en Californie, a été « sans précédent, irrésistible » ; selon les pompiers, il s’est propagé à une allure phénoménale, jusqu’à conquérir l’étendue d’un terrain de football par seconde. Beaucoup de gens ont été capturés par les flammes. Malgré les mesures de prévention qui avaient été prises, 88 personnes sont mortes, 250 000 ont reçu l’ordre d’évacuer, 620 km2 de forêts et environ 20 000 maisons ont été détruits. Face à la violence et à la vitesse de propagation des feux, les exercices d’évacuation qui avaient été menés dix-huit mois plus tôt se sont révélés tout à fait vains.
Les feux de forêts sont des phénomènes que l’on connaît depuis toujours. Mais leur ampleur est désormais telle qu’ils semblent avoir changé de nature. Partout dans le monde se propagent ces « très grands feux de forêts », appelés aussi VLF (very large fires), big fires, megafires, feux extrêmes, LFF (large forest fires), hyperfires, mégafeux, The Beast. Qu’il s’agisse de leur intensité, de leur vitesse de propagation, de leur étendue, de leurs conséquences écologiques et humaines ou de leur récurrence, ils sont sans commune mesure avec ce qui se produisait dans le passé. Il est par ailleurs strictement impossible de prévoir leur comportement et de les contrôler.
Catastrophiques à l’égard de la nature, alarmants sur l’efficience de nos instruments de prédiction, ils sont aussi tragiques, au sens où, du point de vue humain, on ne peut ni s’y adapter ni les éviter. »
« Il agit comme une sonnette d’alarme et rend absurde la structure dichotomique qui sous-tend notre relation à la nature, au sujet de laquelle nous nourrissons finalement deux grands idéaux : celui d’une nature si dominée qu’elle doive docilement obéir à nos besoins et à nos prévisions, ou celui d’une nature vierge destinée à être respectée et contemplée à distance. Car ni l’interventionnisme à tous crins ni l’évangile du préservationnisme, qui caractérise un courant important de l’écologie, ne semblent offrir les bonnes réponses face aux mégafeux, ne permettant ni de les contrer ni même de les penser.
Phénomène paroxystique, le très grand feu de forêt peut apparaître comme un « événement total », à la fois social et naturel, qui serait en partie de notre fait, et ce, en premier lieu, pour la simple raison que 85 à 98 % d’entre eux, selon les sources, sont provoqués par des êtres humains négligents, imprudents ou criminels. En cela il pourrait aussi jouer le rôle d’un puissant avertisseur. En effet, les mégafeux qui détruisent durablement de vastes portions de forêts et les essences qui s’y développent, parfois depuis des siècles, et qui parviennent à pénétrer de plus en plus loin dans les villes, voire à en effacer certaines de la surface de la Terre, engagent clairement la responsabilité humaine. Leur degré de gravité atteint celui des tsunamis, des éruptions volcaniques, des tremblements de terre. Pourtant, alors que l’idée de maîtriser ces catastrophes ne viendrait à l’esprit de personne, le projet de dominer le feu perdure et, avec lui, l’intensification des conditions favorables à sa propagation future. En outre, alors qu’un être humain ne peut déclencher aucun des autres phénomènes extrêmes, il peut mettre le feu à la forêt. »
« Au Portugal, les feux de forêts les plus récents sont qualifiés de « mega-res » ; là aussi, on constate qu’ils sont différents de ceux qui avaient cours jusque dans les années quatre-vingt-dix.
Pour certains, « méga » a avant tout un sens anthropocentrique : si les grands feux de forêts sont qualifiés comme tels, ce n’est pas dans l’absolu, mais en raison de l’impossibilité absolue de les canaliser ou de les éteindre et des risques majeurs qu’ils font courir aux êtres humains et à leurs biens. L’essayiste naturaliste Gary Ferguson, qui étudie les feux de forêts du Grand Ouest américain, précise que si ce qu’il appelle lui-même « mégafeux » représente moins de 3 % du nombre total d’occurrences des feux de forêts, ils sont à l’origine de plus de 90 % des surfaces brûlées.
Dans le même ordre d’idées, « méga » qualifie des feux dont les conséquences, en termes à la fois d’écologie, d’économie, de politique et d’urbanisme, sont sérieuses et persistantes, puisqu'ils rendent le pays inhabitable, l’air irrespirable, le sol durablement stérile. Mais c'est aussi d'échelle qu'il s'agit : serait « méga » le feu qui couvre une surface supérieure à 20 000 hectares, voire 40 000 hectares selon les auteurs. « Méga » évoque par ailleurs les cas où sont anéanties toutes les entraves qu’opposaient à la propagation du feu les cimes élevées des grands arbres, les lotissements, les zones dégagées ou humides, les abords des villes et les moyens de contrôle humain. »
« D’après l’environnementaliste Edward Struzik, ce nouveau phénomène pourrait « reconfigurer les écosystèmes que sont la forêt et la toundra d’une manière que les scientifiques ne comprennent pas vraiment » et provoquer des effets en cascade. Il est probable, pense-t-il, que les forêts d’Amérique du Nord changent de nature, que certaines activités industrielles disparaissent ou doivent être délocalisées, que les réserves d’eau soient massivement polluées, que des villes entières soient déplacées. »
« La notion de « feu de forêt » ou « wildfire » convoque de manière trompeuse une catégorie de phénomène unifié qui n’existe pas. Les Yanyuwa, aborigènes d’Australie qui, depuis des siècles, pratiquent les feux dirigés et sont spécialistes de la pyrodiversité, possèdent une douzaine de termes pour désigner les divers types de feu. Quant à Stephen Pyne, le grand historien des relations entre les feux, le milieu et l’humanité, il recourt à une échelle dont chaque degré correspond à un régime particulier, chacun étant lui-même déclinable en divers types de comportement des flammes : « feux naturels » dont l’ignition provient d’éclairs par temps d’orage sec, « feux aborigènes » faisant partie de l’écosystème de peuples traditionnels qui en font un usage maîtrisé, « feux industriels » qui proviennent de l’usage des énergies fossiles. Les mégafeux, quant à eux, constitueraient-ils un nouveau régime ?
Il faut en tout cas considérer ce qu’ils nous contraignent à réaliser. Ce sont des événements violents, paroxystiques, indéniables. Aucun des processus d’équilibre dynamique qui caractérisent les communautés biotiques et expliquent, selon les écologues, l’adaptation des espèces à leur environnement ne peut ici prévaloir. En cas de feu extrême, la rupture écologique est si profonde, certaines espèces animales et végétales si affaiblies, l’espace est si violemment et brutalement transformé, l’habitat des vivants si durablement déstructuré que les évolutions favorables ne sont plus possibles, du moins à l’échelle qui est la nôtre.
En effet, loin de régénérer la forêt, les mégafeux la détruisent durablement. En Espagne, en Tunisie, en Grèce, dans la région de Marseille, si les vallons où l’humidité stagne reverdissent, les crêtes rocheuses et les collines autrefois boisées demeurent dénudées. En Corse, les sols où les feux sont passés sont ravinés ; chaque flanc de montagne incendié paraît terne et comme effondré comparé à ceux que recouvrent les chênes, les aulnes et les pins. A de nombreux endroits, les incendies ont été si violents et répétés que les sols ont été déstructurés. Le terreau que des milliers d’années avaient accumulé a été emporté, faute de végétation, par le ruissellement des eaux de pluie. Là où passent les mégafeux, rien ne subsiste. A La Penne-sur-Huveaune, dans les Bouches-du-Rhône, les souches des arbres qui ont été entièrement consumées laissent dans le sol de grandes cavités correspondant au moulage de la base des troncs et des racines disparues. […] L’aggravation rapide des conditions qui les provoquent est telle qu’il est légitime de penser que, parmi tous les scénarios liés au dérèglement climatique ‒ désertification, élévation du niveau des océans, épuisement des sols, vagues de chaleur, extinction d’espèces, invasion de nuisibles, inondations, etc. ‒ auxquels nous imaginons devoir faire face dans un avenir proche, celui de la conquête par les flammes des espaces qui constituent notre environnement s’avère le plus menaçant. »
« Si 30 % des feux sont d’origine criminelle, les autres sont accidentels : pétards, mégots mal éteints, barbecues, feux de chantier, de décharge ou de jardin, parfois étincelles en provenance des freins ou des pots d’échappement, tirs de balles au cours de chasses ou de manœuvres militaires, explosions de générateurs d’électricité, telles sont les causes les plus fréquentes. à quoi s’ajoutent, notamment en Afrique du Nord, les incendies provoqués par la fumigation des essaims d’abeilles en vue de collecter le miel sauvage. »
« Les mégafeux qui ont dévasté, en août 2017, la Colombie-Britannique et la Californie ont eux aussi été d’une violence et d’une ampleur qui ont surpris tout le monde. Par contraste, canadairs, hélicoptères, camions ou lances à incendie semblaient minuscules et insignifiants. D’après les témoins, il était impossible de courir assez vite pour échapper aux flammes, dont la hauteur dépassait souvent 30 mètres. Explosions, pluies de cendres, projections, écran total de fumée, ont été ressentis jusqu’à une centaine de kilomètres. Des victimes racontent qu’elles ont retrouvé dans les décombres de leur maison un frigidaire qui appartenait à leurs voisins. Ironiquement, les barbecues, pourtant destinés à supporter des températures élevées, ont fondu. Il est arrivé que les roues de voiture en aluminium forment une flaque au sol, ce qui indique que la température avait dépassé 660 °C. Quant aux gens qui ont été emprisonnés par les flammes, il n’en reste rien. L’équipe d’Alameda qui recherchait les personnes disparues a précisé que, même s’il pouvait arriver que des fragments d’os soient retrouvés, l’ADN qui leur était attaché avait été consumé. Quelques mois plus tard, à Paradise, on a demandé aux familles et amis d’apporter aux sauveteurs des fragments d’ADN des personnes disparues, « incinérées » dit-on. Le 28 novembre 2018, 81 victimes avaient été identifiées, contre 870 qui ne l’étaient toujours pas. Aucun mode d’identification existant ‒ chiens dressés, détecteurs en tout genre, analyses des dents et de l’ADN, repérages de mouvements et d’objets ‒ n’est opératoire dans ces circonstances caractérisées par la disparition de toute trace. »
« Concernant l’Ouest américain, un rapport de 2014 prévoit l’extinction, d’ici à 2060, de 60 % des pins Douglas, du pin tordu, du pin ponderosa et de l’épinette d’Engelmann. Près de La Croix-Valmer, dans le Var, sur le domaine du Conservatoire du littoral, aux caps Lardier et Taillat, des espèces endémiques comme le palmier nain et la barbe de Jupiter, un arbrisseau de 2 mètres adapté au vent et au sel, ont disparu. C’est aussi le cas d’animaux rares ou localisés, d’espèces lentes, comme les tortues et certains batraciens, ou même d’espèces, beaucoup plus nombreuses qu’on ne le pense, dépourvues de tout instinct de fuite face aux feux. Par exemple, si dans les forêts méditerranéennes, les pinsons subsistent, les roitelets n’y sont plus. Dans l’Ouest américain, le pika (un adorable petit lapin qui vit en altitude), le lagopède à queue blanche, la salamandre léopard ainsi que de nombreuses autres espèces se sont pratiquement éteintes. En Australie, les koalas, dont l’instinct les conduit au sommet des arbres en cas de danger, sont faits prisonniers des flammes. A Bornéo, en Indonésie, des dizaines d’individus de la tribu déjà très menacée des orangs-outans ont péri dans les grands feux de juillet 2015. Directement ou indirectement, les feux seraient responsables de la mort de la moitié de la population de ces grands singes. Bref, à la lumière des connaissances actuelles, l’apport des feux à la biodiversité peut être factuellement mis en cause à bien des égards.
La prudence est d’autant plus de rigueur que nous ignorons beaucoup de choses. L’écosystème forestier peut être comparé à un iceberg dont seule la partie émergée, c’est-à-dire les végétaux supérieurs et les grands animaux, est connue. En revanche, les insectes, vers, nématodes, mollusques, la microflore et la microfaune (micro-arthropodes, bactéries, champignons) dont l’ensemble constitue, sur et dans les sols, la réserve d’espèces quantitativement la plus importante, et dont le rôle dans les écosystèmes semble déterminant, demeurent une sorte de boîte noire au contenu encore très mystérieux. Faute de connaître l’effet des mégafeux sur ces êtres ordinaires et microscopiques, la thèse de l’utilité des feux pour la biodiversité en général se révèle une hypothèse non vérifiée.
A l’ère des mégafeux, la fréquence des incendies est aussi modifiée. Or le laps de temps qui s’écoule entre deux épisodes est décisif pour la régénération de la forêt. Par exemple, dans les zones forestières d’Europe méridionale, les feux « naturels » ne passaient en moyenne qu’une fois par siècle. En ce qui concerne le Parc national de Yellowstone, le cycle naturel de reconstruction après un incendie dure de trois à cinq cents ans. Dans les Greater Blue Mountains d’Australie, si les pins gris et les eucalyptus bénéficient d’incendies espacés d’une vingtaine d’années, ils ne résistent pas à des feux plus rapprochés dans le temps. Ailleurs, quand le feu passe plus de trois fois en quarante ans, les dommages sont irréparables : « Avec le changement climatique, les feux tendent à passer plus souvent sur certaines zones et l’on va dans le sens d’une augmentation en nombre et potentiellement en taille. Or, il y a une fréquence de feu au-delà de laquelle une rupture peut avoir lieu : les espèces perdent leur capacité à se régénérer », explique le chercheur-forestier Michel Vennetier. Aux massifs forestiers se substituent alors garrigues et maquis.
C’est ainsi que dans les régions méditerranéennes, les feux trop fréquents détériorent durablement le paysage. Les sommets sont visiblement dénudés, les roches apparentes, la végétation est atrophiée. Comme il faut une cinquantaine d’années pour que la forêt se reconstitue, les arbres n’ont pas le temps de repousser, les sols mis à nu sont emportés par le ruissellement des pluies, les graines et les rejets sont détruits, la vie s’en va. »
« Aujourd’hui, en vertu d’un développement historique quasi linéaire, l’attitude requise contre les feux est décrite en termes de guerre ou de combat afin, bien sûr, de sauver des vies humaines et, si possible, leurs biens, mais aussi d’assurer la conservation d’une forêt économiquement rentable contre un compétiteur sauvage. La part du feu, cet accident imprévisible et toujours préjudiciable, se doit d’être réduite à néant. Suivant cette logique, et comme en témoignent les termes utilisés, le feu est le grand ennemi à abattre, ce à quoi s’attellent les « soldats du feu ». Le vocabulaire est stratégique et militaire : il faut combattre les « monstres » que sont les incendies, les « attaquer » non de face, mais par les flancs, les « encercler », créer des « lignes de défense », contenir les fumerolles, « mettre son compte » au feu naissant, s’attaquer au cœur du sinistre, « fixer » ou « tuer le feu », lequel est personnifié : il possède un front, une ou plusieurs têtes, des doigts, des flancs. Il naît, meurt, avance, rampe, bondit, saute, file, dort, « s’alimente comme un être vivant », remarquait Bachelard à propos de notre inconscient à son sujet. « L’être meurtrier et dévastateur » qu’il incarne doit être abattu ou, au minimum, contenu. Éteindre un feu est un acte de sauvetage ; la bravoure des pompiers, amplifiée par le fait qu’un certain nombre sont traditionnellement bénévoles, est souvent mise en exergue. Les candidats prêts à braver les flammes sont d’ailleurs étonnamment nombreux étant donné les risques : on dénombre chaque année des dizaines de décès de pompiers ainsi que des centaines de blessures graves allant de l’intoxication aux fractures multiples. Les « soldats du feu » sont les héros de notre époque.
Le tour martial qu’a pris la relation au feu-ennemi ou au feu-sauvagerie ne cesse de s’amplifier face aux mégafeux. Il prend le relais d’une myriade de pratiques tenant du jeu, du rituel, du spectacle de rue ou de l’art, les unes très anciennes, les autres plus récentes, qui toutes mettent en scène le dressage du feu, être sauvage devant être domestiqué. Les soldats du feu que sont les pompiers trouvent dans les pratiques rituelles de leurs ancêtres et dans les acteurs des théâtres du feu et autres spectacles pyrotechniques contemporains, leurs frères, voire leurs jumeaux. Dans cette analogie réside le fait que si le vivant n’a pas besoin du feu, le feu a besoin du vivant, biomasse organique ou fossile, qui est son aliment. »
« Lors de l’incendie de la « forêt de Notre-Dame » à Paris, les milliers de messages qui ont circulé, exprimant la stupéfaction générale devant ce qui est apparu comme l’incurie des pompiers, ont témoigné des difficultés à reconnaître qu’un grand feu pouvait réellement résister aux efforts déployés pour l’étouffer et se montrer ainsi « plus fort » que nous. Tout s’est passé comme si les pompiers avaient été responsables de l’incendie. En tout cas, et sans préjuger des responsabilités dont l’établissement est toujours en cours, ce sont eux qui ont dû supporter le blâme et la réprobation publique. Il en va de même en Israël où l’intolérance de la population à l’égard des échecs d’extinction rapide des feux de forêts et de zones cultivées est, en mai 2019, à son comble. Selon le diplomate Freddy Eytan, « il est stupéfiant de constater qu’un pays moderne, puissant sur le plan économique et militaire, et fer de lance dans la recherche technologique et scientifique, n’est pas capable de maîtriser rapidement un incendie ».
C’est pourquoi la réponse au mélange intime formé par la peur des feux et la foi en la puissance des solutions techniques a naturellement permis le développement d’un nouveau phénomène de mieux en mieux identifié, « le complexe industriel du feu ». Ce dernier relève d’une logique paramilitaire et fait appel à une masse vertigineuse de matériel : hélicoptères, produits retardants et extincteurs, canadairs, personnels, véhicules, formation et recherche, réservoirs d’eau, instruments fixes ou mobiles en tout genre, le tout pour un coût abyssal. En 2018, les dommages consécutifs aux feux de forêts ont coûté à la Californie 3 milliards et demi de dollars. La guerre contre le feu et la protection des personnes justifient des investissements si lourds qu’ils absorbent une partie croissante du budget des services des forêts dans le monde. Faute de moyens suffisants consacrés à leur entretien, celles-ci brûlent d’ailleurs de plus belle. »
-Jöelle Zask, Quand la forêt brûle. Penser la nouvelle catastrophe écologique, Premier Parallèle, 2019.