"L'histoire des rapports entre les deux domaines est [...] des plus mouvementées, depuis le jour où les philosophes athéniens éclatèrent de rire quand saint Paul leur parla de la résurrection des morts."
"Au cours des deux mille ans qui séparent saint Paul de Jean-Paul II, que de luttes, de critiques, de condamnations : refus de la science païenne, rejet puis adoption de la science aristotélicienne, condamnation des atomes, du mécanisme, de l'héliocentrisme, du darwinisme, du polygénisme, de la chronologie géologique. Certes, il n'y a pas eu que des affrontements. L'Église, qui a toujours proclamé l'accord entre la foi et la raison, a produit bien des savants de premier plan et contribué, notamment au sein de ses ordres religieux intellectuels, au progrès de certaines disciplines scientifiques. Mais les relations furent le plus souvent conflictuelles, avec un sommet d'intensité au XIXe siècle, où, assiégée par le scientisme, l'Église s'accrochait à des positions intenables.
Avons-nous dépassé ce stade de l'affrontement? Les déclarations officielles, au plus haut niveau, des responsables catholiques tendraient à le faire croire. Jean-Paul II, qui a plusieurs fois affirmé que l'Église regrettait son attitude passée, et en particulier la condamnation de Galilée, est très souvent revenu sur le sujet au cours de ses allocutions devant l'Académie pontificale des sciences. Toujours, il a plaidé en faveur de la collaboration entre théologiens et scientifiques. Dans une lettre de décembre 1988 au R.P. Coyne, S.J., directeur de l'observatoire du Vatican, il déclarait :
« Le problème est urgent. Les développements contemporains de la science lancent à la théologie un défi beaucoup plus grand que celui de l'introduction d'Aristote en Europe occidentale au XIIIe siècle. Mais ces développements offrent aussi à la théologie des ressources virtuellement importantes. Tout comme, par le service de quelques grands maîtres comme saint Thomas d'Aquin, la philosophie aristotélicienne a finalement façonné certaines des expressions les plus profondes de la doctrine théologique, pourquoi ne pourrions-nous pas espérer que les sciences d'aujourd'hui, avec toutes les autres formes de la connaissance humaine, fortifient et informent cette partie de la théologie qui porte sur les relations entre la nature, l'humanité et Dieu ? »
Est-ce donc la grande réconciliation? On ne peut encore en être sûr. Des siècles de guerre ouverte ne s'effacent pas aussi facilement, et dans bien des milieux ecclésiastiques, la méfiance subsiste.
« Actuellement, science et religion sont entrées dans le temps de la reconnaissance mutuelle », déclarait en 1985 Jean-Marie Lustiger. Mais, dans le même livre, l'archevêque de Paris cherchait à atténuer les erreurs et injustices passées de l'Église : c'est la science qui a attaqué, l'Église n'a fait que se défendre ; non seulement celle-ci n'a pas ralenti les progrès scientifiques, mais « les milieux d'Église sont à l'origine du développement des sciences expérimentales », ce qui est pour le moins contestable; « Quant à l'affaire Galilée, des historiens l'ont montée en épingle » ; l'Église n'a jamais fait d'obstruction à la science : voyez Pascal, grand croyant et pourtant grand savant : « La religion n'intervenait pas péremptoirement sur les contenus scientifiques quand Pascal faisait du calcul de probabilités ou quand les physiciens étudiaient la pression atmosphérique. » Pourtant, les jésuites contestèrent, pour des raisons théologiques, les résultats des expériences sur le vide et la pression."
"Par des moyens différents, elle poursuit le même but que la science : la découverte de la vérité, la réponse à la question, celle du sens de l'existence, de l'univers, de la vie. Question la plus ancienne, la plus élémentaire et la plus insoluble de toutes : pourquoi y a-t-il de l'être plutôt que rien ? Trop longtemps ont été séparés le pourquoi et le comment. Il était courant de dire que la science étudiait le comment, laissant à la philosophie et à la religion le soin de s'occuper du pourquoi, alors qu'il s'agit en réalité des deux facettes de la même et unique Vérité. Il est illusoire de penser que l'on puisse répondre à l'une sans répondre à l'autre. Pourrait-on dire que l'on a compris comment fonctionne une montre sans savoir à quoi elle sert ?
Or depuis les origines, deux voies, deux seules, s'offrent à l'homme pour répondre à la question fondamentale de l'être : la foi et l'étude de la nature. La première canalisée par l'Église, ou les Églises, et la seconde par la science."
"L'attitude de l'Église à l'égard de la science est indissociable des problèmes d'exégèse. Une interprétation erronée de l'Écriture fut au cours de l'histoire la source des principales erreurs de l'Église : une lecture trop littérale de la Genèse amena à nier les mouvements de la terre, l'évolution, la durée des ères géologiques. [...]
Indissociable d'une lecture trop littérale de la Bible a toujours plané la tentation concordiste, consistant à chaque époque à retrouver dans la théorie scientifique dominante une confirmation du contenu biblique."
"L'Église ne s'est jamais exprimée d'une seule voix et les tensions internes ont toujours été grandes à propos des problèmes fondamentaux. Il y a tout d'abord la voix officielle, qui tend à couvrir toutes les autres : celle du pape, de la curie, de la Congrégation pour la doctrine de la foi, relayée par un certain nombre d'évêques et d'ordres religieux."
"L'Église, c'est la communauté des croyants, et toujours il y eut en son sein des voix discordantes qui n'étaient pas nécessairement celles d'hérétiques, d'illuminés ou d'exaltés. Toujours il y eut des croyants qui firent confiance à la science, qui la pratiquèrent, l'encouragèrent et la firent progresser."
"Les développements les plus récents de la physique quantique amènent les savants à repenser les rapports entre matière et esprit dans un sens plus spiritualiste que matérialiste."
"La théologie elle-même, si elle veut garder son statut de science [!], ne devra-t-elle pas être informatisée ?"
"Dès le départ, l'Église s'est méfiée de la science, source d'orgueil et de vanité, incapable de connaître la vérité. Pendant longtemps, la théologie a considéré les sciences de la nature comme des auxiliaires destinés tout au plus à confirmer la lettre de la Bible. Puis, à partir du moment où, au XVIIe siècle, la science conquiert son indépendance, l'Église voit en elle une rivale plutôt qu'une alliée."
"Nous nous limiterons toutefois aux sciences dites « exactes », celles qui concernent la recherche fondamentale, laissant volontairement de côté la question des rapports avec les sciences humaines, qui posent des problèmes particuliers."
"Ce premier volume traite de la longue période qui va de l'apparition de l'Église à la première moitié du XVIIe siècle, à travers un Moyen Age étendu, qui s'est posé les mêmes questions que nous, sur des bases différentes. L'unité de ces dix-sept siècles réside dans la domination culturelle de l'Église, avec bien des péripéties, contestations et nouveautés."
"En tant que catholique, nous ne pouvons que souhaiter un dialogue fructueux entre l'Église et la science."
"Sans doute l'histoire des idées comporte-t-elle une part d'interprétation plus grande que les domaines événementiels. D'où les différences d'appréciation, parfois considérables, concernant certains épisodes. Nul n'ayant dans l'Église le monopole de l'expression, nous énonçons ici une opinion d'historien croyant parmi d'autres, sans hostilité ni acrimonie, avec tout le respect dû aux opinions différentes."
"La vérité est multiple, et personne ne la possède."
"État théocratique, Israël est mené par une caste sacerdotale dénuée de tout souci scientifique.
C'est dans ce cadre exclusivement religieux qu'apparaît Jésus, dont la doctrine accentue l'indifférence à l'égard des connaissances positives. Pour lui, le problème essentiel est celui du salut, de l'eschatologie, des fins dernières. Son « royaume » n'est pas de ce monde, dit-il, et la sagesse de ce monde n'est que folie auprès de la sagesse divine. Les bienheureux, ce sont les «simples d'esprit », non les savants, ceux qui aiment, et non ceux qui connaissent, ou croient connaître. Tout l'intérêt se porte donc sur l' « autre monde », dont ne se souciait guère le milieu juif traditionnel. Pour le Juif du Temple, c'est dans cette vie que Dieu récompense ou punit, et l'au-delà, le séjour des morts, n'est que le vague et lugubre « chéol ». « Ils s'endormiront d'un sommeil sans fin, ils ne se réveilleront plus », annonçait Jérémie. Même si certains écrits, comme la fameuse vision d'Ézechiel, envisagent une éventuelle résurrection, les préoccupations des Hébreux restent terrestres.
Le déplacement de l'intérêt vers le monde de l'esprit est une des ruptures essentielles de la prédication christologique par rapport à la religion juive traditionnelle. Cela accentua sensiblement l'indifférence des premiers chrétiens à l'égard des connaissances terrestres. Les écrits du Nouveau Testament, la prédication de saint Paul surtout, sont profondément marqués par le mépris des études profanes. Le christianisme des origines se présente comme une doctrine de l'amour, qui doit viser à l'essentiel, la participation à la vie divine, dans l'attente du retour du Christ et de la transfiguration de ce monde. Dans ces conditions, rien de plus vain que la science : à quoi bon étudier le fonctionnement de cette réalité passagère dont la disparition est imminente ? Car les premières communautés vivent dans l'attente d'une fin du monde toute proche, et, dans cette perspective, charité et humilité sont les deux seules vertus raisonnables. Les chrétiens de la seconde moitié du Ier siècle cultivèrent la sainte ignorance, volontiers opposée à l'orgueil des savants."
"Face à la masse hétéroclite et prestigieuse de la science grecque qui fournissait des explications sur le fonctionnement de l'univers, l'embarras des premiers chrétiens fut considérable. Pendant plusieurs siècles ils vont hésiter sur la conduite à adopter : rejeter en bloc ce fatras de connaissances fausses et inutiles? Utiliser ces données pour montrer qu'elles ne contredisent pas la révélation divine? Faire le tri entre vraies et fausses doctrines à l'aide des critères théologiques ? Se servir des sciences païennes pour approfondir le sens de l'Écriture ? [...]
Les premiers chrétiens pouvaient trouver dans la littérature biblique de l'Ancien Testament des encouragements à pratiquer les sciences. Les écrits de Sagesse en particulier, les plus récents, dont les auteurs avaient d'ailleurs subi l'influence hellénique, déclaraient que la science était bonne en soi. Même dans les recueils de dictons populaires ou savants, remontant parfois à des époques très anciennes, on trouve une pensée positive à l'égard de la connaissance humaine. Le Livre des Proverbes fourmille de sentences telles que :
« Les naïfs ont en partage la folie, la science est la couronne des gens avisés. »
« L'impie ruine son prochain par sa bouche, mais les justes seront sauvés par le savoir. »
« La langue des sages rend la science aimable, Mais la folie fermente dans la bouche des sots. »
« Un cœur intelligent recherche le savoir, mais la bouche des sots broute la folie. »
« Jusques à quand les moqueurs se plairont-ils à la moquerie, et les sots haïront-ils la connaissance ? »
« Heureux qui a trouvé la sagesse, qui s'est procuré la raison ! »
Sagesse, connaissance et raison sont l'œuvre de Dieu, disent les Proverbes, et de l'étude scientifique il ne peut résulter que du bien,
« Car c'est le Seigneur qui donne la sagesse, et de sa bouche viennent connaissance et raison. »
Le Siracide est plus explicite et plus précis encore. Composé à Jérusalem vers 180 avant Jésus-Christ par le sage Ben Sira, ce livre témoigne de la pénétration des idées hellénistiques en Palestine, occupée par les souverains Séleucides Antiochos III (223-187) et Séleucos IV (187-175). C'est la sagesse divine qui contient toutes les connaissances, « la hauteur du ciel, la largeur de la Terre », et l'étude ne peut que nous rapprocher de Dieu. L'homme sot est un impie, un insensé, un imbécile qui méprise les richesses de la connaissance, alors que le savant est juste et de bon conseil :
« La science du sage grossit comme un déluge et son conseil est comme une source d'eau vive. Le cœur du sot est comme un vase brisé; il ne peut rien retenir de ce qu'il apprend. »
Parmi les choses affligeantes que l'on constate dans la société, il y a « des hommes intelligents qu'on rejette avec mépris ». Nous sommes ici aux antipodes de l'anti-intellectualisme que nous pourrons constater dans d'autres récits. Certes, pour le Siracide comme pour d'autres livres bibliques, les termes de « science » et de « sagesse » ont un sens très large, qui déborde amplement le sujet des sciences de la nature et des sciences exactes. Ils englobent les connaissances en général, mais parfois Ben Sira fait aussi l'éloge de telle ou telle science particulière, comme de la médecine par exemple :
« Honore le médecin pour ses services, Car lui aussi le Seigneur l'a créé [...]. Il a donné aux hommes la science pour que ceux-ci le glorifient de ses merveilles. Par elle il soigne et apaise la douleur; le pharmacien en fait de la mixture, de sorte que ses œuvres n'ont pas de fin et la santé vient de lui sur la face de la Terre. »
Dans ce dernier message se font même jour deux idées que les partisans chrétiens de la science développeront plus tard : la science permet de connaître les merveilles et les secrets du monde créé par Dieu, et, par ses prolongements techniques, de coopérer à l'œuvre divine.
Plus récent encore, et plus pénétré de pensée grecque, est le Livre de la Sagesse, rédigé sans doute à Alexandrie au Ier siècle avant Jésus-Christ, dans les milieux de la diaspora. L'auteur, pénétré d'Homère et de Platon, qu'il reprend parfois presque textuellement, fait une synthèse des thèmes théologiques juifs et de la pensée grecque, à laquelle il emprunte des notions scientifiques et philosophiques. Juif très hellénisé, il utilise les cadres de la pensée grecque pour exprimer les vues traditionnelles de la religion hébraïque, afin d'être mieux compris des lecteurs de la grande cité égyptienne, principal foyer intellectuel hellénistique. Sa tentative annonce celle de son célèbre compatriote Philon, qui sera réalisée un demi-siècle plus tard dans la même ville.
Le Livre de la Sagesse est l'exemple le plus explicite dans les écrits bibliques d'une exaltation de la connaissance scientifique comme glorification de la Sagesse divine et de la splendeur de son œuvre. Il est d'autant plus surprenant de constater l'oubli relatif dans lequel tombera ce livre qui aurait pu servir de modèle et de référence à une conception globale des rapports de la science et de la foi.
La voie était toute tracée, en particulier dans ce remarquable passage où le fidèle demande à Dieu de l'initier à l'astronomie, à la physique, à la chimie, à la zoologie, à la botanique, à la géographie, à la technique, afin qu'il participe à la sagesse divine. L'ensemble des sciences est le chemin qui mène à Dieu :
« Que Dieu m'accorde de parler avec intelligence et de concevoir des pensées dignes des dons reçus, car c'est Lui qui guide la sagesse et dirige les sages. Il tient en son pouvoir et nous-mêmes et nos paroles, tout savoir et toute science des techniques. Ainsi m'a-t-Il donné une connaissance exacte du réel. Il m'a appris la structure de l'univers et l'activité des éléments, le commencement, la fin et le milieu des temps, les alternances des solstices et les changements de saisons, les cycles de l'année et les positions des astres, les natures des animaux et les humeurs des bêtes sauvages, les impulsions violentes des esprits et les pensées des hommes, les variétés des plantes et les vertus des racines. Toute la réalité cachée et apparente, je l'ai connue, car l'artisane de l'univers, la sagesse, m'a instruit. »
Déjà, le premier livre des Rois avait attribué à Salomon la connaissance intégrale des sciences et lui en faisait un de ses principaux titres de gloire. De nombreux textes de l'Ancien Testament s'offraient ainsi aux premiers chrétiens, exaltant la valeur de la science comme moyen de participer à la vie divine.
Les apôtres et les premières communautés ne retiendront pas ces passages mais plutôt ceux, relativement rares, qui déprécient la valeur de la science. Mise à part une mise en garde du Siracide (« Mieux vaut un homme dénué d'intelligence qui craint le Seigneur, qu'un homme très habile qui transgresse la loi »), les seules vues négatives sont concentrées dans le livre du Qohéleth.
Écrit au IIIe siècle, pendant la domination des Lagides sur la Palestine, cette œuvre attachante et déconcertante insiste sur la vanité de tous les biens, de toutes les activités et de toutes les possessions terrestres. A la recherche de l'absolu, l'auteur constate que toutes les voies vers le bonheur débouchent sur une impasse; la connaissance ne fait pas exception :
« J'ai fait l'expérience de beaucoup de sagesse et de science... j'ai connu que cela aussi, c'est poursuite de vent. Car en beaucoup de sagesse, il y a beaucoup d'affliction; qui augmente le savoir augmente la douleur. »
«... Il n'y a ni œuvre, ni bilan, ni savoir, ni sagesse dans le séjour des morts où tu t'en iras. »
Ces paroles désabusées sont exceptionnelles dans l'Ancien Testament. En général, les écrits bibliques sont favorables à l'activité scientifique. Connaître ce mondre créé par Dieu est une façon de participer à la science divine et d'admirer la puissance du Créateur. A aucun moment n'affleure l'idée d'une possible contradiction entre la science et la foi."
"La « science » est contenue dans le Livre ; elle s'acquiert en méditant la Genèse et l'Exode, dont les conceptions sont elles-mêmes largement empruntées aux civilisations voisines. Aucune science raisonnée des nombres, une cosmologie d'une extrême naïveté : une Terre plate, dont les montagnes servent à soutenir la voûte du ciel, qui est comme une tente ou un baldaquin, à une hauteur si faible que les oiseaux peuvent l'atteindre; au-dessus de cette voûte trône Dieu, qui regarde les hommes par des ouvertures, et qui commande les réservoirs de pluie, de neige, de grêle, de tempête, de vent ; la voix divine est le tonnerre, et les éclairs sont des flèches; ajoutons dans le ciel le Soleil, la Lune et les étoiles, simples luminaires qui se déplacent aux ordres de Dieu.
Certains textes prêtent à ces astres une véritable personnalité, en particulier au Soleil, qui se lève, qui se couche, qui s'arrête au commandement de Dieu ou de ses représentants comme Josué. Sous la Terre et autour d'elle se trouve une énorme masse d'eau, qui constitue l'Abîme, et qui donne les mers, les sources, les eaux souterraines, d'après le récit de la Genèse :
« Dieu dit : " Qu'il y ait un firmament au milieu des eaux, et qu'il sépare les eaux d'avec les eaux! " Dieu fit le firmament et il sépara les eaux inférieures au firmament d'avec les eaux supérieures. Il en fut ainsi. Dieu appela le firmament " ciel ". Il y eut un soir, il y eut un matin : deuxième jour.
« Dieu dit : " Que les eaux inférieures au ciel s'amassent en un seul lieu et que le continent paraisse! " Il en fut ainsi. Dieu appela " terre " le continent; il appela " mer " l'amas des eaux. Dieu vit que cela était bon. »
Ce problème des eaux supérieures et des eaux inférieures, que l'on trouve également dans les mythologies babyloniennes, sera une des principales énigmes que la physique scolastique essaiera plus tard de résoudre. Enfin, soit dans l'épaisseur de la terre, soit sous l'Abîme, se trouve le séjour des morts, le sombre chéol."
"L'œuvre de création est relativement récente, puisque la chronologie biblique, fondée sur les dynasties et la durée de vie des patriarches, compte environ quatre mille ans depuis l'apparition de l'univers jusqu'à Jésus."
"Jamais la question des rapports entre science et foi, science et Église, science et raison ne se serait posée s'il n'y avait eu l'existence de ce Livre sacré, considéré comme l'expression de la pensée divine elle-même, écrit par des auteurs « inspirés » directement par Dieu. Jusqu'à nos jours, tous les combats livrés entre Église et science proviennent du fait que l'Écriture comporte un ensemble de récits explicatifs de la structure du monde qui semblent fixer un cadre immuable à la connaissance scientifique. Toute théorie qui semblera sortir de ce cadre sera a priori fausse : éternité du monde qui contredit la création; évolution des espèces, qui contredit la création immédiate en six jours; apparition progressive de la vie, qui contredit la création directe du vivant; mouvement de la Terre, qui contredit le géocentrisme; polygénisme, qui contredit la création d'un seul couple humain à l'origine; histoire géologique, qui contredit les quatre mille ans de la chronologie biblique, et ainsi de suite."
"Élève du scribe Gamaliel, Paul était pénétré de pensée hellénique, en particulier de stoïcisme, comme le montrent plusieurs indices : il utilise le type oratoire stoïcien, la diatribè, composé de dialogues avec questions, réponses, exclamations et apostrophes; il reprend la conception stoïcienne de la séparation de l'âme et du corps; il applique au Christ des conceptions cosmiques caractéristiques du Portique.
Et pourtant, ce lettré, qui est à bien des égards le fondateur de la théologie chrétienne, témoigne d'une profonde méfiance pour la science profane. Pendant deux mille ans, ses formules serviront de bouclier aux contempteurs chrétiens de la science : « La connaissance enfle, mais l'amour édifie. Si quelqu'un s'imagine connaître quelque chose, il ne connaît pas encore comme il faudrait connaître. Mais si quelqu'un aime Dieu, il est connu de lui. » « Quand j'aurais le don de prophétie, la connaissance de tous les mystères et de toute la science, [...] s'il me manque l'amour, je ne suis rien. » « La connaissance ? Elle sera abolie. Car notre connaissance est limitée, et limitée notre prophétie. » « Ô Timothée, garde le dépôt [de l'Évangile], évite les bavardages impies et les objections d'une pseudo-science. Pour l'avoir professée, certains se sont écartés de la foi. »
Bien sûr, ces paroles s'insèrent dans un contexte précis, qui en relativise sérieusement la valeur absolue. Mais tant que l'exégèse n'aura pas indiqué leur exacte signification - et il faudra des siècles avant que cela soit réalisé - les fidèles les prendront telles quelles, dans leur sens brutal qui insiste sur la vanité des sciences. Pour saint Paul - et qui oserait contester la parole de l'Apôtre ? - la vérité réside dans la « folie de la croix », et non dans la « sagesse du monde ». Les valeurs humaines sont renversées; les savants sont des fous qui se sont trompés de chemin; les ignorants qui suivent le Christ sont des sages. Cette conception est une des bases du christianisme primitif, reposant sur l'autorité du plus ancien et du plus prestigieux théologien chrétien. Au cours de l'histoire, elle sera le dernier rempart, le dernier abri, mais inexpugnable, des fidèles mis en difficulté lors des grands conflits avec la culture profane.
Saint Paul lui-même a d'ailleurs été le protagoniste du premier de ces conflits qui, dans sa simplicité même, a valeur exemplaire. Vers 50, il débarque dans la capitale culturelle de l'Antiquité païenne, Athènes, et présente à l'Aréopage une synthèse de sa doctrine. Il donne à son discours, qui nous est rapporté par Luc dans les Actes 58, les formes requises : une habile captatio benevolentiae, suivant la mode rhétorique de l'époque, flattant ses auditeurs, « à tous égards hommes presque trop religieux », citant les poètes grecs Épiménide et Aratos ; bref, le bouillant apôtre se mettait en frais pour séduire son brillant auditoire, dans lequel, rapporte Luc, « il y avait même des philosophes épicuriens et stoïciens ». Or ce fut un lamentable échec. « Que veut donc dire cette jacasse ? » se demandent les intellectuels venus l'écouter par curiosité ; encore un «prédicateur de divinités étrangères », disent d'autres. « Tu nous rebats les oreilles de propos étranges, et nous voudrions bien savoir ce qu'ils veulent dire », lui fait-on remarquer. On le laisse parler jusqu'au moment où il annonce la résurrection des morts. C'est alors la débandade : les rires des uns, les moqueries des autres, les haussements d'épaules : c'en est assez, « nous t'entendrons là-dessus une autre fois »; un fou! Tel fut le résultat de la première rencontre publique entre le christianisme naissant et la culture grecque, moins de vingt ans après la mort de Jésus.
L'incompréhension des Grecs était due en grande partie à l'incompatibilité entre les brutales affirmations de Paul et les théories scientifiques alors en vigueur dans le monde païen. Certes, l'affirmation d'un Dieu qui se fait homme, qui souffre et qui meurt par amour pour l'humanité était pour le monde hellénique des dieux immortels et immuables une idée saugrenue. Mais les Grecs en avaient entendu d'autres! Les Athéniens, qui « passaient le meilleur de leur temps à raconter ou à écouter les dernières nouveautés », note Luc, n'étaient pas sans connaître la foule des cultes orientaux aux mythologies étranges : religions d'Osiris, de Sérapis, de Zagreus, d'Iacchos, de Zabazios, de Cybèle et Attis, d'Adonis, de Mâ-Bellone, des Baal syriens, de Mithra, de Dionysos, d'Orphée. La plupart de ces cultes avaient en commun un mythe de mort et de résurrection divine, la pratique d'une ascèse, des rites d'initiation aux mystères, assimilables à un baptême, et de purification, destinés à libérer progressivement l'âme et à lui assurer l'immortalité dans l'union divine.
Ce que Paul enseignait se situait dans ce grand courant des religions de salut qui étanchaient la soif d'immortalité bienheureuse des populations de l'Empire romain, déçues par les froides et ritualistes religions officielles. Le rapprochement avec les sectes du XXe siècle n'est nullement incongru. Dans les deux cas, il s'agit de combler une profonde aspiration d'ordre émotif à une libération spirituelle, un besoin d'absolu affectif hors des limites temporelles et spatiales. Le rejet d'un monde trop organisé, trop réglementé, trop légaliste, trop matérialiste, inapte à satisfaire les désirs de bonheur de la masse; le refus d'une société pseudo-égalitaire qui maintient la majorité de ses membres dans la médiocrité matérielle et culturelle; l'aspiration à dépasser sa condition de fourmi ou de mouton anonyme pour s'intégrer dans la pensée divine; la satisfaction d'appartenir à une élite, à un petit groupe d'élus qui seul sera sauvé alors que, revanche suprême, les grands de ce monde sont voués à la damnation et à la mort : tous ces éléments sont présents dans le phénomène des sectes comme dans celui des religions à mystères. Méprisant ce monde matériel transitoire, elles font bien entendu peu de cas de la raison humaine et de son domaine privilégié, la science. La plupart des adeptes de ces courants irrationnels sont des gens simples, sans éducation intellectuelle : des esclaves, des affranchis, des petits paysans, de modestes artisans, des marins, des débardeurs, comme dans le port de Corinthe, des soldats, bref, l'élément plébéïen de l'Empire. Les conversions d'intellectuels restent exceptionnelles."
-Georges Minois, L'Église et la science. Histoire d'un malentendu, tome 1 "De Saint Augustin à Galilée", Fayard, 1990.