https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89douard_Delruelle
"Selon Démocrite et Épicure, l’univers est le produit de la chute libre des atomes dans le vide. L’être est une pluie continuelle de minuscules gouttes de matière, et le monde, un mécanisme fluide (comme un tourbillon) où tout semble s’enchaîner nécessairement. Or Lucrèce, pour sa part, entend montrer dans le De Rerum Natura que « tout mouvement ne s’enchaîne pas toujours » (II, 251), que la nature est elle-même productive et créatrice. C’est le clinamen, on le sait, qui permet à Lucrèce de concilier les idées de production, de genèse, de nouveauté éphémère qui lui sont propres, avec le strict matérialisme qu’il hérite d’Épicure. Les atomes, en chute libre dans le vide, s’écartent légèrement de leur trajectoire, s’agrégeant ainsi progressivement les uns aux autres. Ainsi naissent les êtres et les mondes en une re-création constante.
Si la dimension proprement physique du clinanem présente déjà un certain nombre de difficultés, que dire alors de sa dimension anthropologique ! Quelle conception de l’homme est requise par la déviation des atomes ? Quelle psychologie, quelle morale, quelle politique peut-être, sont impliquées par la déclinaison atomique ? On n’épuise pas le problème, loin s’en faut, en suggérant simplement qu’une place est ainsi ménagée, dans l’ordre des choses, à la liberté humaine. Car de quelle liberté s’agit-il ? Comment comprendre que celle-ci procède d’une déviation, d’un écart ? Les commentateurs sont embarrassés. Mais, plus étonnant, les éditeurs aussi. Car la déviation touche, si je puis dire, à la lettre du texte. Plus précisément, à deux lettres qui, aux vers 257 et 258 du livre II, ont glissé, « dévié », après une interversion presque unanime des éditeurs modernes. Étrange « déclinaison » du texte, on va le voir, infime sur le plan philologique, mais considérable sur le plan philosophique. Car je voudrais suggérer qu’à travers le glissement subreptice de deux lettres, c’est peut-être tout un courant original du matérialisme qui s’est trouvé en partie occulté.
Les manuscrits de référence O, Q, U du De Rerum Natura portent le texte suivant au livre II, 251-260 [...] Le passage peut se traduire ainsi :
Enfin, si tous les mouvements s’enchaînent toujours,
si un nouveau est toujours produit à partir d’un plus ancien selon un ordre fixe,
et si en déclinant les atomes ne font pas un certain mouvement
principiel qui rompe les conventions du destin,
en sorte que les causes ne se succèdent pas à l’infini,
d’où vient ce libre plaisir [libera uoluptas] qui existe sur terre
pour tous les êtres vivants, d’où vient, dis-je, ce plaisir arraché aux destins
qui nous permet d’aller chacun au gré de notre volonté [quo ducit uoluntas]
et d’infléchir de même nos mouvements non pas suivant un temps
et un endroit fixés d’avance, mais vers le lieu où l’esprit lui-même nous porte ?
L’humaniste Lambin (XVIe siècle), concluant à une inversion de copiste, intervertit uoluptas et uoluntas. Il a été suivi par la plupart des éditeurs et traducteurs contemporains – C. Bailey, A. Ernout et L. Robin (dans la deuxième édition de 1962) J. Kany-Turpin, J. Salem. Adoptant pour leur part la correction de Lachmann, A. Ernout et L. Robin (dans la première édition de 1935) et P. Boyancé8 conservent le uoluntas des manuscrits en 258, mais lisent potestas en 257. Dans les deux cas, on le voit, le plaisir est destitué de sa position première au profit de la volonté. Selon la leçon de Lambin, ce n’est plus le « libre plaisir » qui permet à la volonté d’aller où bon lui semble, mais la « volonté libre » qui nous permet d’aller où nous conduit notre plaisir. Quant à la conjecture de Lachmann, elle a pour conséquence de supprimer purement et simplement toute référence au plaisir (« d’où vient ce libre pouvoir, ce pouvoir arraché aux destins, qui nous fait aller partout où nous conduit notre volonté ? »).
Les arguments strictement paléographiques et philologiques pour justifier ces deux corrections sont assez faibles. Les manuscrits de référence, répétons-le, portent uoluptas au vers II, 257. Ce terme, en fin de vers, est très fréquent tout au long du poème (est-ce un hasard si c’est le cas dès le premier vers ?). L’expression libera uoluptas est certes moins répandue en latin que libera uoluntas. Elle n’est pourtant ni incorrecte ni dépourvue de sens. Nonobstant, les éditeurs maintiennent la leçon de Lambin ou lui substituent celle de Lachmann. Mais je m’étonne qu’aucun ne se justifie réellement quant au fond. Pourquoi cette réticence à soulever l’enjeu proprement philosophique de la question ? Il est pourtant d’importance : l’inconditionné (le clinamen lui-même), rapporté à l’homme, est-il le plaisir ou la volonté ? Celle-ci dérive-t-elle de celui-là, ou l’inverse ?
Je crains à vrai dire que si cette question, pourtant capitale, n’effleure pas nos érudits, s’ils concluent tous si vite à la nécessité de mettre en évidence la uoluntas, et de reléguer la uoluptas, c’est parce qu’ils sont imbus d’un certain préjugé spiritualiste (stoïcien d’abord, cartésien ensuite) selon lequel le plaisir ne peut pas être premier, mais ne peut être que conditionné par la volonté entendue comme faculté de l’esprit d’orienter l’action. Or, il faut bien mesurer les conséquences de ce préjugé. Il conduit tout naturellement à interpréter le clinamen comme une concession faite par le matérialisme à un certain idéalisme de la liberté. Il serait « une brèche dans le credo nécessitariste », une exception au déterminisme universel qui régit le monde –exception qui manifesterait ainsi la volonté humaine, son pouvoir irréductible d’initiative et de responsabilité. C’est déjà l’interprétation de Cicéron : « Épicure a introduit cette explication parce qu’il craignait que, si l’atome était toujours emporté par une pesanteur naturelle et nécessaire, il n’y eût rien de libre en nous, puisque le mouvement de l’âme résulterait du mouvement des atomes ». Dans cette perspective, il est inévitable d’identifier la déviation au pouvoir que l’esprit posséderait de déterminer lui-même ses propres mouvements, et dont le plaisir ne serait que le telos. Lambin, qui le premier propose d’approprier le texte à la notion de uoluntas, n’était pas pour rien pénétré d’humanisme cicéronien.
Cette interprétation expose l’épicurisme à la critique. La tradition idéaliste a beau jeu de faire la preuve de la fausseté du matérialisme, obligé, pour se soutenir, de recourir à un « expédient » idéaliste (la liberté irréductible de l’homme !). Comme si l’épicurisme n’avait d’autre choix que d’être inconséquent pour ne pas être absurde. On comprend, dans ces conditions, le mépris dans lequel la tradition idéaliste a toujours tenu la théorie du clinamen : supposition « arbitraire » (Cicéron), « ridicule » (Leibniz), « puérile » (Bergson).
Le matérialisme moderne n’est guère plus indulgent avec le clinamen, dans lequel il voit la plupart du temps une déchirure injustifiée dans le déterminisme. Ainsi, P. Nizan, s’il loue la morale d’Épicure et de Lucrèce, regrette le clinamen qui est, explique-t-il, un « principe spirituel » qui « laisse subsister une fissure par où l’idéalisme peut passer », et par où « il passe en effet ». Mais quel principe le matérialisme moderne peut-il alors convoquer, qui rende compte tout de même de la liberté, mais sans recourir à quelque « expédient » idéaliste ? Philosophe marxiste, P. Nizan disposait quant à lui d’un principe théorique plus cohérent et puissant, pensait-il, que le malheureux clinamen : la dialectique que Marx, par un coup d’audace et de génie, avait été rechercher jusqu’au cœur de la forteresse ennemie, dans l’idéalisme de Platon et de Hegel. La réalité ne décline pas, mais elle se nie elle-même. Elle est soumise non pas à la déviation mais à la négativité. Et pour Marx, comme on sait, le lieu de cette négativité, c’est la pratique, l’activité qui fait de la matière une réalité dynamique en constante évolution car travaillée, modifiée, révolutionnée par l’homme. De la dialectique interne de l’histoire, le marxisme pouvait ainsi retirer le même avantage que l’arrachement supposé du sujet aux lois du destin : une synthèse entre détermination et liberté, matérialisme et humanisme.
Il n’est pas certain qu’en s’appropriant la notion de dialectique, le matérialisme moderne se soit dégagé de l’emprise de l’idéalisme. Je crois même qu’il s’y est embarrassé plus encore. Car en substituant au principe subjectif de liberté le principe téléologique de la réalisation de l’absolu en trois opérations (identité de l’en-soi, extériorisation dans l’autre hors de soi, retour à soi à partir de l’autre), le marxisme a peut-être écarté le concept peu sûr de « libre volonté », mais au profit d’une matrice théorique manifestement dérivée... de la théologie trinitaire. Le matérialisme n’échapperait à l’idéalisme du sujet moral qu’en faisant l’emprunt, encore plus ruineux, de la téléologie chrétienne.
Cela étant, il est intéressant de noter que Marx lui-même, à peine âgé de 23 ans, rédigea une dissertation doctorale intitulée Différence de la philosophie naturelle chez Démocrite et Épicure, dont le thème essentiel était justement... le clinamen. Là résidait, selon lui, toute l’originalité critique de l’épicurisme. Généralement, on n’accorde pas beaucoup d’importance à ce texte de jeunesse. Dans le clinamen tel que Marx l’expose, on ne voit généralement qu’une préfiguration... de la dialectique. On peut pourtant faire une tout autre hypothèse : et si Marx y expérimentait un autre matérialisme, plus radical, moins pénétré de dialectique que celui dans lequel, finalement, le marxisme tout entier retombera ? Dans son bel essai Marx dans le jardin d’Épicure, F. Markovits soutient que « le clinamen est dans l’histoire de la philosophie ce qui conduit Marx à mettre en question la finalité hégélienne des moments et à lui opposer une géométrie des possibles ». La déviation rend possible la subjectivité et la réflexivité propres à l’homme, mais sans les assigner à quelque sujet en première personne (Dieu ou conscience humaine). Elle est « pure possibilité », « éclat » « dont l’agir est l’activité d’une fiction », écrit Marx. « En 1840, » commente F. Markovits, « pour Marx, l’instance dernière est une place vide, c’est une certaine spatialité qui se substitue à l’histoire ». F. Markovits suggère ainsi que la constitution d’une philosophie matérialiste reste un problème ouvert.
Sa démarche rejoint finalement celle de L. Althusser qui nous permet, lui aussi, de nous mettre en quête de cet « autre » matérialisme qui ne serait ni idéaliste ni téléologique. À la fin de sa vie, quand il était sur le « déclin », Althusser fit l’esquisse de ce qu’il appela un « matérialisme de la rencontre » qui résonne étrangement, on va le voir, avec le texte lucrétien. Défaisant sa propre philosophie antérieure, abandonnant ce qui restait encore de dialectique et d’humaniste dans sa démarche, L. Althusser se réclame « d’une tradition matérialiste presque complètement méconnue : le matérialisme de la pluie, de la déviation », « de l’aléatoire et de la contingence », qu’il oppose à la fois à l’idéalisme de la liberté et au matérialisme dialectique qui n’est, dit-il, « qu’une forme transformée et déguisée d’idéalisme ». Le partage classique entre l’idéalisme pratique (le sujet est l’origine de tout sens) et le matérialisme déterministe (le monde objectif est à l’origine de tout sens) est dépassé ou plutôt déconstruit. L. Althusser convoque alors précisément le clinamen de Lucrèce pour suggérer que l’origine de tout sens réside dans la déviation, la rencontre aléatoire. Non pas que celle-ci soit une exception dans la chaîne causale, une fissure miraculeuse dans le déterminisme. Plus radicalement, elle serait le commencement même du monde. L’origine de tout sens, tout événement (et partant, de toute culture, toute politique), procéderait donc de la déviation elle-même. Celle-ci ne serait pas un élément rebelle à l’ordre naturel des choses, mais le procès originaire du monde.
À l’évidence, Althusser a reçu l’influence d’un certain nombre de commentateurs de Lucrèce. Celle de M. Serres notamment, qui soutenait, dès 1977, que le monde de Lucrèce n’était pas un monde déterminé que le clinamen viendrait perturber, mais un monde originairement indéterminé, c’est-à-dire se formant (et se reformant sans cesse) à partir d’un chaos premier. L’intuition sur laquelle s’appuyait M. Serres était limpide : la physique lucrétienne doit être envisagée, non pas dans le cadre d’une mécanique des solides (où l’on n’a jamais vu un corps tomber en se détournant de sa trajectoire), mais dans celle d’une mécanique des fluides. Le clinamen peut alors être interprété comme la plus petite condition concevable à la formation première d’une turbulence. Le modèle physique hydraulique a une portée métaphysique manifeste : il permet d’expliquer comment l’ordre du monde émerge du désordre (et non le désordre, de l’ordre). « Avant » le clinamen, il n’y a rien : des atomes et du vide, c’est-à-dire un bruit de fond, une rumeur cosmique. La déviation est un éclair transversal sur cette nappe de fond, un écart originaire par où les choses accèdent à l’existence et au sens. La nature est toujours en train de naître, c’est-à-dire de décliner. Elle est, dès l’origine, à son déclin. Les choses (le monde, l’homme, le corps, l’âme) sont à la dérive. Elles se défont irrésistiblement dans le même temps qu’elles prennent sens.
F. Wolff arrive à la même conclusion, mais en mobilisant un autre modèle explicatif. Il montre de manière convaincante que le jeu des éléments corporels qui composent le monde est analogue au jeu des éléments scripturaux qui composent les mots et les langues. L’atome, c’est la lettre alphabétique dont le seul mouvement permet la « déclinaison » (flexion, conjugaison) des mots. Ici aussi, le sens (ordre) émerge de la combinaison d’éléments par eux-mêmes insignifiants (désordre). Passant au registre des corps, F. Wolff suggère que décliner, c’est d’abord, simplement, se rapprocher, corps à corps, se rencontrer : coïts, chocs, contacts. Le poème s’ouvre, on le sait, par un hymne à Vénus, « plaisir [uoluptas] des hommes et des dieux (...) par qui toute espèce vivante est conçue, s’éveille » (I, 1-4). Le plaisir (sexuel en particulier) est aux êtres vivants ce que le clinamen est à l’être en général : la d’une rencontre dont s’engendrent les corps. Nulle place ici, convenons-en, pour ce que le stoïcisme, et a fortiori le cartésianisme, entendent par libre-arbitre. Comme le dira plus tard Spinoza, je ne tends pas vers une chose parce que je la « veux » ; je la veux parce que je tends (je dévie, je fais mouvement) vers elle.
L’anthropologie de Lucrèce n’est pas donc pas à. strictement parler « humaniste », si l’on comprend par là une doctrine de l’unité morale spécifique de l’homme. Pour preuve, l’exemple de déviation qui est proposé par Lucrèce ne concerne pas l’homme mais l’animal : c’est celui du cheval qui, au moment où s’ouvre la stalle, « ne peut s’élancer aussi soudainement que ne le souhaite son esprit ». Certes, c’est la volonté qui « prend l’initiative », c’est « à partir d’elle que les mouvements se distribuent dans le corps ». Mais cette volonté n’est pas celle d’un « sujet » ; il n’y a pas d’instance inconditionnée, séparée, qui en serait le siège. Comme le dit justement J. Salem, « l’esprit n’est point tant le sujet du désir que son lieu ». Il se compose lui-même d’atomes « qui courent, croisent leurs mouvements, si bien qu’on ne saurait en isoler aucun ni localiser individuellement leurs facultés » (III, 263). La volonté naît donc de l’interaction aléatoire des atomes, de « la force mobile qui crée et divise entre eux l’impulsion initiale d’où naît en notre chair le mouvement sensitif » (III, 271). L’âme et l’esprit n’ont d’autre unité que celle qui résulte du rapport des atomes entre eux : « ils poussent nos membres, les arrachent au sommeil, changent notre expression, bref c’est l’homme tout entier qu’ils paraissent régir. On le voit, sans contact [sine tactu] rien n’est possible, et sans corps nul contact » (III, 163-6). Or cette essence relationnelle et conjonctive de la vie, n’est-ce pas le plaisir qui en rend compte ultimement ?
Dans cette perspective, rien de plus logique que d’identifier à la uoluptas la déviation initiale et ponctuelle d’un atome de notre esprit. C’est donc bien le libre plaisir (libera uoluptas) qui est « arraché aux destins », et qui « nous permet d’aller où nous conduit notre volonté ». Avec M. Bollack et F. Wolff, il faut donc maintenir, je crois, l’ordre des manuscrits en II, 257-8. La liberté n’est pas, originairement, celle d’un sujet « visant » quelque objectif ou point d’équilibre (selon les modèles, classiques dans l’Antiquité, du tir à l’arc, du pendule, de la balance). La liberté est d’abord écart, différence, angle aléatoire provoqué par quelque atome en un endroit dans notre corps, et se diffusant à celui-ci tout entier. L’homme n’est pas un sujet doté d’une volonté, mais une turbulence active, une dérive féconde.
L’anthropologie lucrétienne du plaisir se conjugue ainsi parfaitement avec un matérialisme de la contingence radicale. « Avant » le monde, répétons-le, il n’y a rien : une nappe de néant faite d’atomes et de vide. C’est la déviation, c’est-à-dire la rencontre, la relation, qui fait monde et qui fait sens. Tout naît du contact, de l’encontre aléatoire des atomes et des corps. Le sens de la vie ne réside ainsi ni dans la volonté du sujet (selon le modèle que voudrait imposer l’idéalisme du sujet), ni dans quelque finalité inhérente au procès du réel (comme dans le modèle dialectique d’origine trinitaire). Le sens de la vie n’est que le produit d’un carambolage, d’un jeu de déviations imprévisibles. Lucrèce aurait ainsi ouvert la voie à un matérialisme de la rencontre dégagé de la double hypothèque idéaliste qui pèse sur lui. Ce matérialisme du hasard et de l’artifice se caractériserait, non par l’affirmation que le fondement de l’être et du sens est matériel, mais par l’affirmation, autrement plus subversive, qu’il n’y a pas de fondement (de Sujet ou de Fin), pas de substrat ; et, partant, que tout est déviation productive, que la nécessité elle-même n’est en définitive que le « devenir nécessaire de la rencontre des contingents ». Ne peut-on même soutenir que la « nature des choses », chez Lucrèce, est finalement rebelle à toute Nature entendue comme détermination de l’Un, de l’Être et du Tout ? G. Deleuze suggère que la nature lucrétienne n’est pas attributive mais conjonctive. Elle s’exprime dans « et », non pas dans « est » : « ceci et cela : des alternances et des entrelacements, des ressemblances et des différences, des attractions et des distractions, des nuances et des brusqueries. La Nature est un manteau d’Arlequin ».
Ce matérialisme de la rencontre, selon L. Althusser, a été presque totalement méconnu dans l’histoire de la philosophie, et même activement « refoulé » par celle-ci, car il troublait l’agencement métaphysique où idéalisme et matérialisme ne cessaient de se refléter l’un l’autre, au profit idéologique du premier. L. Althusser, dans ses derniers travaux, se proposait de reconstituer ce « courant souterrain » où Machiavel, Hobbes et Marx (un Marx complètement revisité, dont la pensée ne devrait plus grand chose à la dialectique) côtoient Pascal, Spinoza, Rousseau, Heidegger, Derrida ! Généalogie audacieuse, improbable sans doute, mais qui a le mérite d’isoler une thématique transversale, totalement nouvelle, commune à un certain nombre d’auteurs que, pour le reste, tout sépare : la thématique de la « contingence transcendantale » du monde, c’est-à-dire du monde comme pluie et déclin, don et dispersion, événement et conjonction.
Observons toutefois que L. Althusser fait remonter ce matérialisme de la rencontre à Epicure, et non à Lucrèce. Il n’ignore pourtant pas que l’on dispute depuis longtemps la question de savoir ce que le clinamen lucrétien doit réellement à Épicure. Prudent, il « laisse cette question aux spécialistes ». Elle touche pourtant au cœur de son propos. Et si la « déviation » décisive dans l’histoire du matérialisme n’était pas celle d’Épicure, mais celle qu’opère Lucrèce quand, radicalisant la doctrine de son Maître, il élabore une théorie entièrement originale de la productivité aléatoire de l’être et du sens ? Selon Cl. Rosset, Épicure avait seulement « laïcisé » la nature en la vidant des dieux et de la providence, mais en en conservant finalement les propriétés métaphysiques et morales fondamentales (éternité, stabilité, régularité). Lucrèce, lui, en faisant de la production, de l’artifice et du hasard le tissu ultime de l’existence, pulvériserait toute idée de nature : il est « le seul philosophe de l’Antiquité dont l’unique précepte moral ait été d’ignorer la nature (c’est-à-dire de se défaire de l’illusion qu’il puisse y avoir une nature) ». Du naturalisme d’Épicure à l’artificialisme de Lucrèce, le rapport serait de rupture, et non de continuité.
La thèse, pour paradoxale qu’elle paraisse, n’est pas outrée. Il faut reconnaître l’originalité philosophique radicale de Lucrèce. J’ai essayé de montrer que cette originalité se manifestait sur le plan de l’anthropologie à travers une théorie de la liberté comme rencontre des corps, c’est-à-dire comme plaisir et volupté. Que cette productivité ne manifeste pas le libre-arbitre de l’homme mais la puissance du désir, qu’elle ne s’appuie pas sur la volonté maîtrisée du sujet mais sur le plaisir « anarchique » du vivant ; que le sens, autrement dit, « dérive » radicalement du non-sens, comme l’ordre du désordre, voilà ce qui a peut-être été occulté par la tradition spiritualiste dominante à travers toutes sortes de feintes, certaines massives et délibérées, d’autres minuscules et inconscientes. Quand l’humaniste Lambin, au XVIe siècle (alors que l’homme occidental commence justement à célébrer le pouvoir de sa « volonté » sur le monde) propose d’intervertir uoluptas et uoluntas, n’est-il pas victime et responsable à la fois de cette sourde stratégie d’occultation du matérialisme de la rencontre ? En déviant la lettre du texte, il a voulu en policer l’esprit, au risque de nous priver d’un plaisir que le poème tout entier, heureusement, nous rend constamment."
-Édouard Delruelle, "Plaisir, contingence et déviation dans le texte de Lucrèce", in Edouard Delruelle et Vinciane Pirenne-Delforge (dir.), Kêpoi. De la religion à la philosophie, Mélanges offerts à André Motte, Presses universitaires de Liège, coll. Kernos suppléments, 2001 (mis en ligne en juin 2013), 367 pages.
"Selon Démocrite et Épicure, l’univers est le produit de la chute libre des atomes dans le vide. L’être est une pluie continuelle de minuscules gouttes de matière, et le monde, un mécanisme fluide (comme un tourbillon) où tout semble s’enchaîner nécessairement. Or Lucrèce, pour sa part, entend montrer dans le De Rerum Natura que « tout mouvement ne s’enchaîne pas toujours » (II, 251), que la nature est elle-même productive et créatrice. C’est le clinamen, on le sait, qui permet à Lucrèce de concilier les idées de production, de genèse, de nouveauté éphémère qui lui sont propres, avec le strict matérialisme qu’il hérite d’Épicure. Les atomes, en chute libre dans le vide, s’écartent légèrement de leur trajectoire, s’agrégeant ainsi progressivement les uns aux autres. Ainsi naissent les êtres et les mondes en une re-création constante.
Si la dimension proprement physique du clinanem présente déjà un certain nombre de difficultés, que dire alors de sa dimension anthropologique ! Quelle conception de l’homme est requise par la déviation des atomes ? Quelle psychologie, quelle morale, quelle politique peut-être, sont impliquées par la déclinaison atomique ? On n’épuise pas le problème, loin s’en faut, en suggérant simplement qu’une place est ainsi ménagée, dans l’ordre des choses, à la liberté humaine. Car de quelle liberté s’agit-il ? Comment comprendre que celle-ci procède d’une déviation, d’un écart ? Les commentateurs sont embarrassés. Mais, plus étonnant, les éditeurs aussi. Car la déviation touche, si je puis dire, à la lettre du texte. Plus précisément, à deux lettres qui, aux vers 257 et 258 du livre II, ont glissé, « dévié », après une interversion presque unanime des éditeurs modernes. Étrange « déclinaison » du texte, on va le voir, infime sur le plan philologique, mais considérable sur le plan philosophique. Car je voudrais suggérer qu’à travers le glissement subreptice de deux lettres, c’est peut-être tout un courant original du matérialisme qui s’est trouvé en partie occulté.
Les manuscrits de référence O, Q, U du De Rerum Natura portent le texte suivant au livre II, 251-260 [...] Le passage peut se traduire ainsi :
Enfin, si tous les mouvements s’enchaînent toujours,
si un nouveau est toujours produit à partir d’un plus ancien selon un ordre fixe,
et si en déclinant les atomes ne font pas un certain mouvement
principiel qui rompe les conventions du destin,
en sorte que les causes ne se succèdent pas à l’infini,
d’où vient ce libre plaisir [libera uoluptas] qui existe sur terre
pour tous les êtres vivants, d’où vient, dis-je, ce plaisir arraché aux destins
qui nous permet d’aller chacun au gré de notre volonté [quo ducit uoluntas]
et d’infléchir de même nos mouvements non pas suivant un temps
et un endroit fixés d’avance, mais vers le lieu où l’esprit lui-même nous porte ?
L’humaniste Lambin (XVIe siècle), concluant à une inversion de copiste, intervertit uoluptas et uoluntas. Il a été suivi par la plupart des éditeurs et traducteurs contemporains – C. Bailey, A. Ernout et L. Robin (dans la deuxième édition de 1962) J. Kany-Turpin, J. Salem. Adoptant pour leur part la correction de Lachmann, A. Ernout et L. Robin (dans la première édition de 1935) et P. Boyancé8 conservent le uoluntas des manuscrits en 258, mais lisent potestas en 257. Dans les deux cas, on le voit, le plaisir est destitué de sa position première au profit de la volonté. Selon la leçon de Lambin, ce n’est plus le « libre plaisir » qui permet à la volonté d’aller où bon lui semble, mais la « volonté libre » qui nous permet d’aller où nous conduit notre plaisir. Quant à la conjecture de Lachmann, elle a pour conséquence de supprimer purement et simplement toute référence au plaisir (« d’où vient ce libre pouvoir, ce pouvoir arraché aux destins, qui nous fait aller partout où nous conduit notre volonté ? »).
Les arguments strictement paléographiques et philologiques pour justifier ces deux corrections sont assez faibles. Les manuscrits de référence, répétons-le, portent uoluptas au vers II, 257. Ce terme, en fin de vers, est très fréquent tout au long du poème (est-ce un hasard si c’est le cas dès le premier vers ?). L’expression libera uoluptas est certes moins répandue en latin que libera uoluntas. Elle n’est pourtant ni incorrecte ni dépourvue de sens. Nonobstant, les éditeurs maintiennent la leçon de Lambin ou lui substituent celle de Lachmann. Mais je m’étonne qu’aucun ne se justifie réellement quant au fond. Pourquoi cette réticence à soulever l’enjeu proprement philosophique de la question ? Il est pourtant d’importance : l’inconditionné (le clinamen lui-même), rapporté à l’homme, est-il le plaisir ou la volonté ? Celle-ci dérive-t-elle de celui-là, ou l’inverse ?
Je crains à vrai dire que si cette question, pourtant capitale, n’effleure pas nos érudits, s’ils concluent tous si vite à la nécessité de mettre en évidence la uoluntas, et de reléguer la uoluptas, c’est parce qu’ils sont imbus d’un certain préjugé spiritualiste (stoïcien d’abord, cartésien ensuite) selon lequel le plaisir ne peut pas être premier, mais ne peut être que conditionné par la volonté entendue comme faculté de l’esprit d’orienter l’action. Or, il faut bien mesurer les conséquences de ce préjugé. Il conduit tout naturellement à interpréter le clinamen comme une concession faite par le matérialisme à un certain idéalisme de la liberté. Il serait « une brèche dans le credo nécessitariste », une exception au déterminisme universel qui régit le monde –exception qui manifesterait ainsi la volonté humaine, son pouvoir irréductible d’initiative et de responsabilité. C’est déjà l’interprétation de Cicéron : « Épicure a introduit cette explication parce qu’il craignait que, si l’atome était toujours emporté par une pesanteur naturelle et nécessaire, il n’y eût rien de libre en nous, puisque le mouvement de l’âme résulterait du mouvement des atomes ». Dans cette perspective, il est inévitable d’identifier la déviation au pouvoir que l’esprit posséderait de déterminer lui-même ses propres mouvements, et dont le plaisir ne serait que le telos. Lambin, qui le premier propose d’approprier le texte à la notion de uoluntas, n’était pas pour rien pénétré d’humanisme cicéronien.
Cette interprétation expose l’épicurisme à la critique. La tradition idéaliste a beau jeu de faire la preuve de la fausseté du matérialisme, obligé, pour se soutenir, de recourir à un « expédient » idéaliste (la liberté irréductible de l’homme !). Comme si l’épicurisme n’avait d’autre choix que d’être inconséquent pour ne pas être absurde. On comprend, dans ces conditions, le mépris dans lequel la tradition idéaliste a toujours tenu la théorie du clinamen : supposition « arbitraire » (Cicéron), « ridicule » (Leibniz), « puérile » (Bergson).
Le matérialisme moderne n’est guère plus indulgent avec le clinamen, dans lequel il voit la plupart du temps une déchirure injustifiée dans le déterminisme. Ainsi, P. Nizan, s’il loue la morale d’Épicure et de Lucrèce, regrette le clinamen qui est, explique-t-il, un « principe spirituel » qui « laisse subsister une fissure par où l’idéalisme peut passer », et par où « il passe en effet ». Mais quel principe le matérialisme moderne peut-il alors convoquer, qui rende compte tout de même de la liberté, mais sans recourir à quelque « expédient » idéaliste ? Philosophe marxiste, P. Nizan disposait quant à lui d’un principe théorique plus cohérent et puissant, pensait-il, que le malheureux clinamen : la dialectique que Marx, par un coup d’audace et de génie, avait été rechercher jusqu’au cœur de la forteresse ennemie, dans l’idéalisme de Platon et de Hegel. La réalité ne décline pas, mais elle se nie elle-même. Elle est soumise non pas à la déviation mais à la négativité. Et pour Marx, comme on sait, le lieu de cette négativité, c’est la pratique, l’activité qui fait de la matière une réalité dynamique en constante évolution car travaillée, modifiée, révolutionnée par l’homme. De la dialectique interne de l’histoire, le marxisme pouvait ainsi retirer le même avantage que l’arrachement supposé du sujet aux lois du destin : une synthèse entre détermination et liberté, matérialisme et humanisme.
Il n’est pas certain qu’en s’appropriant la notion de dialectique, le matérialisme moderne se soit dégagé de l’emprise de l’idéalisme. Je crois même qu’il s’y est embarrassé plus encore. Car en substituant au principe subjectif de liberté le principe téléologique de la réalisation de l’absolu en trois opérations (identité de l’en-soi, extériorisation dans l’autre hors de soi, retour à soi à partir de l’autre), le marxisme a peut-être écarté le concept peu sûr de « libre volonté », mais au profit d’une matrice théorique manifestement dérivée... de la théologie trinitaire. Le matérialisme n’échapperait à l’idéalisme du sujet moral qu’en faisant l’emprunt, encore plus ruineux, de la téléologie chrétienne.
Cela étant, il est intéressant de noter que Marx lui-même, à peine âgé de 23 ans, rédigea une dissertation doctorale intitulée Différence de la philosophie naturelle chez Démocrite et Épicure, dont le thème essentiel était justement... le clinamen. Là résidait, selon lui, toute l’originalité critique de l’épicurisme. Généralement, on n’accorde pas beaucoup d’importance à ce texte de jeunesse. Dans le clinamen tel que Marx l’expose, on ne voit généralement qu’une préfiguration... de la dialectique. On peut pourtant faire une tout autre hypothèse : et si Marx y expérimentait un autre matérialisme, plus radical, moins pénétré de dialectique que celui dans lequel, finalement, le marxisme tout entier retombera ? Dans son bel essai Marx dans le jardin d’Épicure, F. Markovits soutient que « le clinamen est dans l’histoire de la philosophie ce qui conduit Marx à mettre en question la finalité hégélienne des moments et à lui opposer une géométrie des possibles ». La déviation rend possible la subjectivité et la réflexivité propres à l’homme, mais sans les assigner à quelque sujet en première personne (Dieu ou conscience humaine). Elle est « pure possibilité », « éclat » « dont l’agir est l’activité d’une fiction », écrit Marx. « En 1840, » commente F. Markovits, « pour Marx, l’instance dernière est une place vide, c’est une certaine spatialité qui se substitue à l’histoire ». F. Markovits suggère ainsi que la constitution d’une philosophie matérialiste reste un problème ouvert.
Sa démarche rejoint finalement celle de L. Althusser qui nous permet, lui aussi, de nous mettre en quête de cet « autre » matérialisme qui ne serait ni idéaliste ni téléologique. À la fin de sa vie, quand il était sur le « déclin », Althusser fit l’esquisse de ce qu’il appela un « matérialisme de la rencontre » qui résonne étrangement, on va le voir, avec le texte lucrétien. Défaisant sa propre philosophie antérieure, abandonnant ce qui restait encore de dialectique et d’humaniste dans sa démarche, L. Althusser se réclame « d’une tradition matérialiste presque complètement méconnue : le matérialisme de la pluie, de la déviation », « de l’aléatoire et de la contingence », qu’il oppose à la fois à l’idéalisme de la liberté et au matérialisme dialectique qui n’est, dit-il, « qu’une forme transformée et déguisée d’idéalisme ». Le partage classique entre l’idéalisme pratique (le sujet est l’origine de tout sens) et le matérialisme déterministe (le monde objectif est à l’origine de tout sens) est dépassé ou plutôt déconstruit. L. Althusser convoque alors précisément le clinamen de Lucrèce pour suggérer que l’origine de tout sens réside dans la déviation, la rencontre aléatoire. Non pas que celle-ci soit une exception dans la chaîne causale, une fissure miraculeuse dans le déterminisme. Plus radicalement, elle serait le commencement même du monde. L’origine de tout sens, tout événement (et partant, de toute culture, toute politique), procéderait donc de la déviation elle-même. Celle-ci ne serait pas un élément rebelle à l’ordre naturel des choses, mais le procès originaire du monde.
À l’évidence, Althusser a reçu l’influence d’un certain nombre de commentateurs de Lucrèce. Celle de M. Serres notamment, qui soutenait, dès 1977, que le monde de Lucrèce n’était pas un monde déterminé que le clinamen viendrait perturber, mais un monde originairement indéterminé, c’est-à-dire se formant (et se reformant sans cesse) à partir d’un chaos premier. L’intuition sur laquelle s’appuyait M. Serres était limpide : la physique lucrétienne doit être envisagée, non pas dans le cadre d’une mécanique des solides (où l’on n’a jamais vu un corps tomber en se détournant de sa trajectoire), mais dans celle d’une mécanique des fluides. Le clinamen peut alors être interprété comme la plus petite condition concevable à la formation première d’une turbulence. Le modèle physique hydraulique a une portée métaphysique manifeste : il permet d’expliquer comment l’ordre du monde émerge du désordre (et non le désordre, de l’ordre). « Avant » le clinamen, il n’y a rien : des atomes et du vide, c’est-à-dire un bruit de fond, une rumeur cosmique. La déviation est un éclair transversal sur cette nappe de fond, un écart originaire par où les choses accèdent à l’existence et au sens. La nature est toujours en train de naître, c’est-à-dire de décliner. Elle est, dès l’origine, à son déclin. Les choses (le monde, l’homme, le corps, l’âme) sont à la dérive. Elles se défont irrésistiblement dans le même temps qu’elles prennent sens.
F. Wolff arrive à la même conclusion, mais en mobilisant un autre modèle explicatif. Il montre de manière convaincante que le jeu des éléments corporels qui composent le monde est analogue au jeu des éléments scripturaux qui composent les mots et les langues. L’atome, c’est la lettre alphabétique dont le seul mouvement permet la « déclinaison » (flexion, conjugaison) des mots. Ici aussi, le sens (ordre) émerge de la combinaison d’éléments par eux-mêmes insignifiants (désordre). Passant au registre des corps, F. Wolff suggère que décliner, c’est d’abord, simplement, se rapprocher, corps à corps, se rencontrer : coïts, chocs, contacts. Le poème s’ouvre, on le sait, par un hymne à Vénus, « plaisir [uoluptas] des hommes et des dieux (...) par qui toute espèce vivante est conçue, s’éveille » (I, 1-4). Le plaisir (sexuel en particulier) est aux êtres vivants ce que le clinamen est à l’être en général : la d’une rencontre dont s’engendrent les corps. Nulle place ici, convenons-en, pour ce que le stoïcisme, et a fortiori le cartésianisme, entendent par libre-arbitre. Comme le dira plus tard Spinoza, je ne tends pas vers une chose parce que je la « veux » ; je la veux parce que je tends (je dévie, je fais mouvement) vers elle.
L’anthropologie de Lucrèce n’est pas donc pas à. strictement parler « humaniste », si l’on comprend par là une doctrine de l’unité morale spécifique de l’homme. Pour preuve, l’exemple de déviation qui est proposé par Lucrèce ne concerne pas l’homme mais l’animal : c’est celui du cheval qui, au moment où s’ouvre la stalle, « ne peut s’élancer aussi soudainement que ne le souhaite son esprit ». Certes, c’est la volonté qui « prend l’initiative », c’est « à partir d’elle que les mouvements se distribuent dans le corps ». Mais cette volonté n’est pas celle d’un « sujet » ; il n’y a pas d’instance inconditionnée, séparée, qui en serait le siège. Comme le dit justement J. Salem, « l’esprit n’est point tant le sujet du désir que son lieu ». Il se compose lui-même d’atomes « qui courent, croisent leurs mouvements, si bien qu’on ne saurait en isoler aucun ni localiser individuellement leurs facultés » (III, 263). La volonté naît donc de l’interaction aléatoire des atomes, de « la force mobile qui crée et divise entre eux l’impulsion initiale d’où naît en notre chair le mouvement sensitif » (III, 271). L’âme et l’esprit n’ont d’autre unité que celle qui résulte du rapport des atomes entre eux : « ils poussent nos membres, les arrachent au sommeil, changent notre expression, bref c’est l’homme tout entier qu’ils paraissent régir. On le voit, sans contact [sine tactu] rien n’est possible, et sans corps nul contact » (III, 163-6). Or cette essence relationnelle et conjonctive de la vie, n’est-ce pas le plaisir qui en rend compte ultimement ?
Dans cette perspective, rien de plus logique que d’identifier à la uoluptas la déviation initiale et ponctuelle d’un atome de notre esprit. C’est donc bien le libre plaisir (libera uoluptas) qui est « arraché aux destins », et qui « nous permet d’aller où nous conduit notre volonté ». Avec M. Bollack et F. Wolff, il faut donc maintenir, je crois, l’ordre des manuscrits en II, 257-8. La liberté n’est pas, originairement, celle d’un sujet « visant » quelque objectif ou point d’équilibre (selon les modèles, classiques dans l’Antiquité, du tir à l’arc, du pendule, de la balance). La liberté est d’abord écart, différence, angle aléatoire provoqué par quelque atome en un endroit dans notre corps, et se diffusant à celui-ci tout entier. L’homme n’est pas un sujet doté d’une volonté, mais une turbulence active, une dérive féconde.
L’anthropologie lucrétienne du plaisir se conjugue ainsi parfaitement avec un matérialisme de la contingence radicale. « Avant » le monde, répétons-le, il n’y a rien : une nappe de néant faite d’atomes et de vide. C’est la déviation, c’est-à-dire la rencontre, la relation, qui fait monde et qui fait sens. Tout naît du contact, de l’encontre aléatoire des atomes et des corps. Le sens de la vie ne réside ainsi ni dans la volonté du sujet (selon le modèle que voudrait imposer l’idéalisme du sujet), ni dans quelque finalité inhérente au procès du réel (comme dans le modèle dialectique d’origine trinitaire). Le sens de la vie n’est que le produit d’un carambolage, d’un jeu de déviations imprévisibles. Lucrèce aurait ainsi ouvert la voie à un matérialisme de la rencontre dégagé de la double hypothèque idéaliste qui pèse sur lui. Ce matérialisme du hasard et de l’artifice se caractériserait, non par l’affirmation que le fondement de l’être et du sens est matériel, mais par l’affirmation, autrement plus subversive, qu’il n’y a pas de fondement (de Sujet ou de Fin), pas de substrat ; et, partant, que tout est déviation productive, que la nécessité elle-même n’est en définitive que le « devenir nécessaire de la rencontre des contingents ». Ne peut-on même soutenir que la « nature des choses », chez Lucrèce, est finalement rebelle à toute Nature entendue comme détermination de l’Un, de l’Être et du Tout ? G. Deleuze suggère que la nature lucrétienne n’est pas attributive mais conjonctive. Elle s’exprime dans « et », non pas dans « est » : « ceci et cela : des alternances et des entrelacements, des ressemblances et des différences, des attractions et des distractions, des nuances et des brusqueries. La Nature est un manteau d’Arlequin ».
Ce matérialisme de la rencontre, selon L. Althusser, a été presque totalement méconnu dans l’histoire de la philosophie, et même activement « refoulé » par celle-ci, car il troublait l’agencement métaphysique où idéalisme et matérialisme ne cessaient de se refléter l’un l’autre, au profit idéologique du premier. L. Althusser, dans ses derniers travaux, se proposait de reconstituer ce « courant souterrain » où Machiavel, Hobbes et Marx (un Marx complètement revisité, dont la pensée ne devrait plus grand chose à la dialectique) côtoient Pascal, Spinoza, Rousseau, Heidegger, Derrida ! Généalogie audacieuse, improbable sans doute, mais qui a le mérite d’isoler une thématique transversale, totalement nouvelle, commune à un certain nombre d’auteurs que, pour le reste, tout sépare : la thématique de la « contingence transcendantale » du monde, c’est-à-dire du monde comme pluie et déclin, don et dispersion, événement et conjonction.
Observons toutefois que L. Althusser fait remonter ce matérialisme de la rencontre à Epicure, et non à Lucrèce. Il n’ignore pourtant pas que l’on dispute depuis longtemps la question de savoir ce que le clinamen lucrétien doit réellement à Épicure. Prudent, il « laisse cette question aux spécialistes ». Elle touche pourtant au cœur de son propos. Et si la « déviation » décisive dans l’histoire du matérialisme n’était pas celle d’Épicure, mais celle qu’opère Lucrèce quand, radicalisant la doctrine de son Maître, il élabore une théorie entièrement originale de la productivité aléatoire de l’être et du sens ? Selon Cl. Rosset, Épicure avait seulement « laïcisé » la nature en la vidant des dieux et de la providence, mais en en conservant finalement les propriétés métaphysiques et morales fondamentales (éternité, stabilité, régularité). Lucrèce, lui, en faisant de la production, de l’artifice et du hasard le tissu ultime de l’existence, pulvériserait toute idée de nature : il est « le seul philosophe de l’Antiquité dont l’unique précepte moral ait été d’ignorer la nature (c’est-à-dire de se défaire de l’illusion qu’il puisse y avoir une nature) ». Du naturalisme d’Épicure à l’artificialisme de Lucrèce, le rapport serait de rupture, et non de continuité.
La thèse, pour paradoxale qu’elle paraisse, n’est pas outrée. Il faut reconnaître l’originalité philosophique radicale de Lucrèce. J’ai essayé de montrer que cette originalité se manifestait sur le plan de l’anthropologie à travers une théorie de la liberté comme rencontre des corps, c’est-à-dire comme plaisir et volupté. Que cette productivité ne manifeste pas le libre-arbitre de l’homme mais la puissance du désir, qu’elle ne s’appuie pas sur la volonté maîtrisée du sujet mais sur le plaisir « anarchique » du vivant ; que le sens, autrement dit, « dérive » radicalement du non-sens, comme l’ordre du désordre, voilà ce qui a peut-être été occulté par la tradition spiritualiste dominante à travers toutes sortes de feintes, certaines massives et délibérées, d’autres minuscules et inconscientes. Quand l’humaniste Lambin, au XVIe siècle (alors que l’homme occidental commence justement à célébrer le pouvoir de sa « volonté » sur le monde) propose d’intervertir uoluptas et uoluntas, n’est-il pas victime et responsable à la fois de cette sourde stratégie d’occultation du matérialisme de la rencontre ? En déviant la lettre du texte, il a voulu en policer l’esprit, au risque de nous priver d’un plaisir que le poème tout entier, heureusement, nous rend constamment."
-Édouard Delruelle, "Plaisir, contingence et déviation dans le texte de Lucrèce", in Edouard Delruelle et Vinciane Pirenne-Delforge (dir.), Kêpoi. De la religion à la philosophie, Mélanges offerts à André Motte, Presses universitaires de Liège, coll. Kernos suppléments, 2001 (mis en ligne en juin 2013), 367 pages.