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    Michel Roquebert, Histoire des Cathares

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Michel Roquebert, Histoire des Cathares Empty Michel Roquebert, Histoire des Cathares

    Message par Johnathan R. Razorback Mar 26 Sep - 17:17

    https://fr.wikipedia.org/wiki/Michel_Roquebert

    "La croisade dite « albigeoise » fut en fait une croisade contre les albigeois. L’emploi de ce terme d’albigeois pour désigner, non les seuls habitants d’Albi, mais les cathares du pays d’oc, semble être apparu dans les actes du concile de Tours en 1163. Il est possible que le passage de saint Bernard de Clairvaux à Albi en juin 1145, pour combattre ces derniers, soit à l’origine de cette dénomination générique."

    "Institution transposée, à de menus détails près, des guerres coloniales du Proche-Orient, la croisade albigeoise vit ses premiers succès sanctionnés en 1212 par des Statuts inspirés des Assises de Jérusalem. C’est assez dire l’étroite intrication des aspects religieux et politiques de l’entreprise. Prêchée comme une « guerre sainte », et canoniquement fondée en droit à coups de bulles et de décrétales, elle heurta ipso facto, dans ses principes mêmes, les institutions civiles qui reposaient sur le droit féodal. Source de difficultés diplomatiques parfois inextricables, le conflit religieux prit très vite le visage d’une pure et simple guerre de conquête. Il mit en jeu des intérêts temporels si nombreux et si complexes qu’il s’internationalisa rapidement. La mort, à la bataille de Muret, en septembre 1213, du roi d’Aragon Pierre II, prince catholique s’il en fut, mais venu au secours de ses parents, alliés et vassaux spoliés ou menacés par la croisade, écarta quasi définitivement la maison de Barcelone du théâtre nord-pyrénéen, ce qui ouvrit la voie de ce dernier à la couronne capétienne. Ce n’est qu’en 1229 cependant, au bout de vingt ans de guerre, que celle-ci cueillit les fruits d’une croisade qu’au départ elle n’avait pas voulue – et qu’elle avait même réussi à retarder de dix ans, sous prétexte qu’elle représentait une inadmissible ingérence du Saint-Siège dans les affaires du royaume. Le traité que le comte de Toulouse Raymond VII fut contraint de signer à Paris livra la moitié de ses Etats au domaine du roi Louis IX et, par des clauses successorales et matrimoniales aussi savantes que draconiennes, prépara en deux temps l’annexion du reste : l’héritière de Raymond VII épouserait un frère du roi – le successeur de Raymond serait donc un Capétien – et si les deux époux mouraient sans enfant le comté reviendrait au roi lui-même, qui verrait du même coup son domaine propre atteindre les Pyrénées et s’ouvrir une large fenêtre sur la Méditerranée. C’est ainsi que ce que la chancellerie royale appela bientôt Occitania, sur le modèle d’Aquitania, autrement dit notre futur Languedoc, devint définitivement français en 1271. Si l’on songe qu’il avait été intégré un temps à l’éphémère mais très vaste État occitano-catalan – il s’étendait de l’Èbre et du Béarn aux Alpes – fondé en droit par les serments de janvier 1213, à Toulouse même, sous le pouvoir suzerain et souverain de Pierre II, on mesure l’ampleur des répercussions proprement politiques de la croisade sur cette partie de l’Europe occidentale : ce que le Saint-Siège n’avait sans doute envisagé au départ que comme une opération de police, sévère mais limitée, contre les hérétiques et contre les barons qui toléraient ces derniers sur leurs terres, avait profondément bouleversé, et de façon pérenne, l’espace géopolitique nord-pyrénéen. La croisade albigeoise fut à coup sûr une étape importante de la formation de la France.

    Ces vingt années si riches de conséquences n’avaient cependant pas vu la question religieuse avancer d’un pas. Au contraire : le catharisme occitan se retrouva plus fort en 1229 qu’en 1209. Son Église avait même dû se doter d’un cinquième évêché... Le Saint-Siège, pas du tout décidé, évidemment, à lâcher prise, fut alors amené à changer de méthode. Le soin de la répression fut enlevé à la chevalerie catholique et conquérante jadis recrutée, pour l’essentiel, dans le nord du royaume et en Rhénanie – et qui, on s’en doute, n’avait pas massacré que des cathares – et confié en 1233 à des religieux issus de l’ordre des Frères prêcheurs. Ainsi l’office d’Inquisition naquit-il en Languedoc, avant d’être étendu à l’Europe entière pour achever sa carrière, six siècles plus tard, dans le Nouveau Monde."

    "L’Inquisition demeure une écharde dans la chair de l’Église romaine. C’est qu’elle fut sans doute, dès le Languedoc des années 1230, la première émergence historique d’un système de contrôle idéologique exhaustif de toute une population au moyen d’enquêtes, de délation institutionnalisée, d’interrogatoires et de constitution de fichiers de renseignements. Le pape Grégoire IX n’imaginait certainement pas que, ce faisant, il forgeait l’outil privilégié de tous les totalitarismes à venir. De ce passé de sinistre mémoire, l’Église d’aujourd’hui souffre suffisamment encore pour que le Vatican ait organisé dans les derniers jours d’octobre 1998 un symposium propre à servir de base à une éventuelle « repentance ». Que l’Inquisition ait fini par être abolie en 1821 n’enlève rien, en effet, à la dramatique actualité du problème. Il est même certain que le système, ayant quitté le terrain religieux pour passer au politique, en connut un extraordinaire regain de santé. Le XXe siècle restera même, sans doute, comme le siècle par excellence des inquisitions triomphantes.

    Passage obligé de toute dictature, le système inquisitorial a donc de beaux jours devant lui. Il n’est pas sans intérêt de savoir qu’il est né, voici plus de sept siècles, de la volonté d’exterminer les cathares du pays d’oc... ; ni de savoir qu’à ce modèle de société de persécution répondit, sitôt sa mise en place, un modèle de société de résistance qui fut en quelque sorte le moule de toutes les guérillas futures – religieuses, politiques ou sociales."

    "Il y a des points communs, certes, entre ce dernier et le manichéisme des origines. Il y en a même suffisamment pour que des générations d’historiens aient accepté, sans penser manquer à tout esprit critique, la filiation proposée par les polémistes du Moyen Age ; et, de nos jours encore, bien des ouvrages, fidèles en toute honnêteté à ce vieux consensus, continuent à placer le catharisme, comme son homologue balkanique le bogomilisme, sous la rubrique « néo-manichéisme ». [...]
    Or voici qu’un érudit dominicain, le père Antoine Dondaine, découvre en 1939 à Florence, outre un second Rituel cathare – en latin cette fois –, un traité de théologie, plus exactement le résumé, rédigé vers 1250, d’un ouvrage dû à un docteur cathare de Bergame, Jean de Lugio, le Livre des deux principes. La même année, il trouve à Prague, inséré chapitre après chapitre dans un manuscrit du Contra Manicheos attribué à Durand de Huesca, un traité cathare anonyme dont tout laisse à penser qu’il est d’origine occitane et date du début du XIIIe siècle. Précieuses découvertes, qui donnaient enfin directement accès à la doctrine cathare. On se trouvait devant une pensée théorisée et mise en forme, au travers de textes non suspects cette fois d’avoir subi des distorsions à des fins polémiques ; des textes qui échappaient par ailleurs au caractère forcément schématique, partiel, voire parfois naïf, des aveux faits devant les inquisiteurs ; et des textes qui, de surcroît, dépassaient de beaucoup, par leur argumentaire soigneux et souvent très serré, les enseignements qu’on pouvait tirer des seuls témoignages recueillis par l’Inquisition.

    Or il est extrêmement frappant de constater que ces écrits, qui ne sont avares ni de développements raisonnés ni de citations scripturaires propres à étayer leurs thèses, ne laissent absolument rien transparaître qui puisse évoquer une quelconque influence du manichéisme. On ne s’attend pas, certes, à les voir citer des écrits manichéens ! C’eût été se désigner aux coups de leurs adversaires. Au contraire, ils ne cessent de s’affirmer chrétiens, et rien de moins, mais rien de plus. Avant même de déceler ce en quoi cathares et manichéens se distinguent, par leur connaissance et leur utilisation des Écritures, par leurs mythologies, par leurs systèmes ecclésiaux, leurs prières et leurs pratiques cultuelles4, on voit bien qu’ils évoluent dans des univers intellectuels, voire mentaux, tout à fait différents. Le mode de pensée des cathares, leur façon d’analyser, de raisonner, de s’exprimer ne sont pas ceux de l’Empire sassanide des rois Shâpûr et Bahrâm, ceux de la Perse fille de Zarathoustra, de l’Avesta et des Gathas ; ce sont ceux de la pensée discursive de l’Occident gréco-latin, d’Aristote à saint Thomas. Et là où les écrits manichéens – des Psaumes de Manès lui-même aux Hymnes des manuscrits de Turfân –, tout pétris de mythologie, ruissellent de troublante sensibilité et de la plus authentique magie poétique, nos cathares se livrent à de rigoureuses définitions, à de méthodiques exégèses des Saintes Écritures, à de méticuleuses déductions qui ne doivent qu’à l’exercice bien conduit de la raison épaulé par la connaissance littérale du Nouveau Testament comme de l’Ancien. On connaît notamment l’un des principaux arguments sur lesquels Jean de Lugio fonde le dualisme : une même cause ne pouvant produire à la fois un effet et son contraire, les principes des contraires sont nécessairement des contraires. C’est emprunté, quasiment mot pour mot, à la Métaphysique d’Aristote. Comment ne pas en voir un écho dans l’Évangile de Matthieu comme dans l’Épître de Jacques : « Tout arbre qui est mauvais porte de mauvais fruits. Un bon arbre ne peut porter de mauvais fruits, ni un mauvais arbre en porter de bons. »« Une fontaine jette-t-elle, par une même ouverture, de l’eau douce et de l’eau amère ? » La raison raisonnante et l’Écriture s’allient donc pour amener Jean de Lugio à conclure que le bien et le mal, étant des contraires, ont nécessairement des principes contraires. [...]

    Bref, il faut dépouiller le catharisme de cette fausse aura d’exotisme et d’ésotérisme liée à son imaginaire origine orientale, et qui a conduit à tant de dérapages littéraires et parahistoriques, pour se rendre à cette évidence : c’est un christianisme, et les cathares avaient raison de s’appeler entre eux « Bons Chrétiens », voire « Chrétiens » tout court. Déviants, certes, dissidents, au regard du dogme et de la liturgie élaborés et définis par la Grande Église ; mais chrétiens quand même, dans l’exacte mesure où il n’y avait pour eux qu’une seule révélation, celle dont le Christ était porteur, et où leur unique référence était le Nouveau Testament, complété par ce qui, dans l’Ancien, servait leurs démonstrations. Même s’ils ont pu subir l’influence ou faire usage de textes n’appartenant pas au canon catholique, comme La Cène secrète, ils ne se sont jamais aventurés au-delà des apocryphes chrétiens."

    "Peut-on concevoir sans abus de langage un christianisme dualiste ? Non, a toujours répondu l’orthodoxie, très tôt dressée contre le multiple et protéiforme courant gnostique qui, bien avant le catharisme, prétendait imposer précisément ce christianisme-là. Mais qu’Irénée de Lyon dès avant l’an 180, Tertullien peu après l’an 200, Hippolyte de Rome deux décennies plus tard, aient âprement dénoncé et combattu « la gnose au nom menteur », l’aient marginalisée et finalement rejetée pour toujours hors du corps doctrinal de la Grande Église, ne signifie pas qu’ils aient éradiqué la tradition qui la fondait : celle d’une lecture « autre » des Évangiles, propre à déduire de leur opposition radicale du Monde et du Royaume une cosmologie dualiste et, partant, un système complet radicalement différent de celui qu’élaborait l’orthodoxie. On notera d’ailleurs au passage que voir Irénée dénoncer vers l’an 180 des positions doctrinales qu’on retrouvera des siècles plus tard comme fondamentalement constitutives du catharisme suffit à montrer que ce dernier ne doit rien à Manès, qui naquit en 216...

    Alors, pourquoi les docteurs catholiques des XIIe et XIIIe siècles ont-ils vu dans les cathares des néo-manichéens, voire des manichéens tout court, c’est-à-dire tout sauf des chrétiens ? On peut élargir notre interrogation : pourquoi cette véritable allergie, depuis les Pères du IIe siècle, à l’égard de toute réponse qui, se refusant à chercher la source du mal dans la liberté de la créature, l’impute à un autre principe que le Dieu suprême et bon ? On pouvait craindre, certes, que poser un second principe à côté du Dieu bon ouvrît la porte au dithéisme et que, dès lors qu’on posait deux dieux, pourquoi pas trois, pourquoi pas quatre, pourquoi ne pas revenir au polythéisme des païens ? Mais il y a des raisons infiniment plus profondes que le simple refus de comprendre dans sa complexité le dualisme. Les polémistes catholiques ont très bien vu que celui-ci ne se borne pas à proposer une réponse spécifique à une question limitée : celle de l’origine du mal. Ils ont compris qu’il est la clef de voûte de tout un dispositif doctrinal au sein duquel il induit, non seulement une cosmologie, mais une théologie, une christologie, une sotériologie et une ecclésiologie radicalement différentes du système élaboré par la Grande Église."

    "Il est donc apparu, et très tôt, des gens qui, tout en se disant chrétiens, c’est-à-dire se fondant sur la même Écriture mais la lisant en lui appliquant une autre grille, ont prétendu que Dieu ne pouvait pas être cause unique de tout. Il ne peut pas, notamment, être cause du mal. On notera en passant que c’est ce que dit déjà Platon au Livre II de La République : « Dieu n’est pas la cause de tout, mais seulement du bien. »

    Mais pas plus que pour Platon, pour les gnostiques ou pour les cathares, Dieu n’est pour les catholiques cause du mal ! Deux mythes rendent compte en effet, très clairement, de leur position sur l’origine du mal, celui de la chute des anges rebelles, devenus des démons, et celui du péché d’Adam et Ève, séduits par le prince de ces anges félons, et, de ce fait, voués en punition à la pénible, douloureuse et mortelle condition humaine ; le mal a donc pour cause le mauvais usage que des créatures de Dieu, des anges d’abord, puis l’homme et la femme, ont fait de leur liberté, Dieu n’y est pour rien.

    A quoi le Livre des deux principes des cathares italiens du XIIIe siècle répond, tout d’abord, que Dieu, qui est parfait, n’a pu créer des êtres capables de faire le mal et par là même imparfaits ; le libre arbitre conçu comme la faculté de pécher volontairement est en soi une imperfection, mais aussi, de surcroît, une impossibilité formelle ; Dieu, dans son omniscience, savait en effet que ses anges pécheraient ; ils ne pouvaient donc pas ne pas pécher, c’est-à-dire faire autre chose que ce que Dieu savait, de toute éternité, qu’ils feraient ; autrement dit, ils n’avaient aucun libre arbitre Ce n’est pas leur chute, conçue comme leur rébellion volontaire, qui est l’acte de naissance du mal ; s’ils sont « tombés » dans le mal, c’est qu’ils n’ont pu faire autrement que d’y tomber. Et pour ce faire il fallait bien que le mal leur préexistât...

    Si Dieu n’a pu, en raison de sa perfection, créer des êtres dotés de cette imperfection qu’eût été leur illusoire liberté de choisir le mal, il n’a pas pu non plus, en raison cette fois de son infinie bonté, créer les conditions qui permettent au mal de se manifester, c’est-à-dire la matière transitoire et corruptible, et tout particulièrement les corps de chair qui souffrent, vieillissent et meurent. Bref, il faut, à la matière, et au temps qui la corrompt, trouver une autre cause, un autre principe que le Dieu parfait et bon, lequel ne saurait, en quelque sorte par définition, être responsable, à quelque niveau que ce soit, directement ou indirectement, de l’existence du mal.

    De ce dernier, Dieu est donc totalement innocenté. Mais c’est au prix de l’affirmation qu’il existe à côté de lui, ou en face de lui, comme on voudra, de toute façon en dehors de lui, un autre principe créateur responsable, lui, de la matière transitoire, corruptible et souffrante, et par là même – je cite toujours le Livre des deux principes – source de tout mal.

    Force est donc d’appeler « dualiste » une telle doctrine qui prétend que Dieu ne peut pas être cause unique, quels que soient la conception qu’on possède de l’autre cause, le statut qu’on lui confère et le nom qu’on lui donne, qu’on la conçoive comme substance mauvaise ou comme travail destructeur du néant, qu’on l’appelle « mauvais principe », démiurge, diable, Satan, Prince de ce monde, Dieu étranger, Ennemi, etc. – toutes choses secondes par rapport à cette affirmation fondamentale qu’il y a nécessairement deux principes et non un seul.

    Il reste à savoir à partir de quand une doctrine entre réellement dans le champ du dualisme. Car il n’est guère de religion qui n’oppose le bien et le mal, la matière et l’esprit, l’âme et le corps, le temps et l’éternité, la terre et le ciel, la lumière et les ténèbres, le fini et l’infini, le diable et le bon Dieu, et les philosophies ne sont pas en reste, de Platon à Hegel, voire à Marx, pour percevoir la totalité du réel à travers des ordres de réalités contraires, non plus que pour faire progresser la connaissance par position et dépassement de notions antithétiques. Bref, en un sens, le dualisme est partout, il semble fonder à la fois l’Être et le discours sur l’Être.

    Dans la plupart des cas cependant, la mise en évidence de ces couples de contraires ne porte nullement atteinte à la conception de Dieu comme unique et absolu principe, comme cause première de toutes choses – le ciel et la terre, l’âme et le corps, la matière et l’esprit, etc. Autant de dualités qui viennent finalement mourir au bord de l’ultime unicité qui les sous-tend toutes, que ce soit l’unicité de la matière incréée ou celle du pur esprit qu’est le Dieu créateur. Globalement parlant, d’ailleurs, la vocation des philosophies comme celle des religions ont toujours été d’approcher, au travers des diverses réalités qui s’opposent, se contredisent et parfois se combattent, l’Un absolu qui serait l’ultime raison de tout, et d’en faire le suprême objet de la connaissance, et de l’amour des hommes."

    "Le dualisme ne peut pas impliquer la parfaite égalité des deux termes en présence ; au contraire, il l’exclut. Il est évident que lorsqu’il arrive aux cathares de parler du mauvais principe comme du Dieu mauvais ou du Dieu étranger, c’est uniquement par commodité de langage, il ne s’agit en rien d’un authentique Dieu. Si d’ailleurs, dès qu’on nomme le mauvais principe, on lui oppose quasi systématiquement le « vrai Dieu » – une vingtaine de fois dans le Livre des deux principes –, c’est qu’il n’est pas Dieu, ou qu’il en est un faux."

    "Au croyant moyen, il suffisait d’être convaincu qu’il y a trop de mal et de méchanceté dans le monde pour qu’il puisse être l’œuvre du « bon Dieu ». Il reste qu’au plan de la réflexion savante comme à celui de la conviction populaire, c’est le dualisme qui induit tout le reste du système. Si tout ce qui est matériel appartient à la mauvaise création, ce qu’on schématisera en disant que c’est l’œuvre du diable, il est bien évident que les corps d’Adam et d’Ève n’ont pas été créés par le « bon Dieu », mais que leurs « tuniques de peau » sont des prisons dans lesquelles le mauvais créateur a enfermé des âmes qui appartiennent, elles, à la bonne création, purement spirituelle, invisible et éternelle. Ce sont même, à ce titre, des parcelles de substance divine. Il en est ainsi de chaque âme qui, endormie dans la matière qui la retient captive, en a fini par oublier sa céleste origine. C’est pour la lui rappeler, et comme pour la réveiller, que Dieu a envoyé Jésus-Christ, porteur du message révélateur propre à arracher les âmes à leurs prisons terrestres : l’imposition des mains, telle que les Apôtres l’ont pratiquée sur leurs disciples et telle qu’elle fut transmise depuis lors de génération en génération, infuse le Saint-Esprit consolateur – d’où le nom occitan de consolament, qui signifie consolation –, lequel, au moment de la mort du consolé, quittera son corps et ramènera son âme au royaume de Dieu. On notera tout de suite une saisissante différence avec la voie catholique du salut : ici l’âme préexiste au corps, et elle a moins à gagner le Paradis qu’à y retourner.

    La diabolisation de toute matière, répercutée sur tout l’édifice théologique et éthique, a évidemment pour conséquence d’élargir sans cesse le fossé qui va séparer le catharisme de l’orthodoxie. A commencer par la conception même de l’Incarnation. Dieu n’a pu revêtir un corps de chair et être soumis à ses besoins. Le Christ ne fut homme, donc, qu’en apparence, n’a souffert et n’est mort sur la croix qu’en apparence, vieille hérésie qu’on nommait le docétisme, du verbe grec dokein, paraître, et que les Pères de l’Église avaient dénoncée dès le IIe siècle. Le corps qu’il revêtit fut un corps « spirituel », « aérien », « fantastique » ; les Évangiles portent suffisamment témoignage qu’il « n’est pas de ce monde », qu’il est céleste, venu du ciel, descendu du ciel. « En le voyant marcher sur la mer, les disciples furent effrayés et dirent que c’était un fantôme... ». « Passant au travers d’eux, il s’en alla... ». « Alors leurs yeux s’ouvrirent et le reconnurent, mais il leur devint invisible... »

    Pas d’incarnation réelle, donc pas de souffrance réelle sur la croix. Autrement dit, pas de Passion rédemptrice... Le Christ est venu apporter un message, prodiguer un enseignement, mais point se sacrifier pour racheter l’humanité. Déroulons la logique du système. Le pain et le vin de la Cène, dont Jésus dit qu’ils sont son corps et son sang, sont à prendre en un sens exclusivement allégorique : Jésus veut dire que tout son être ne fait qu’un avec son enseignement, et demande qu’on ne l’oublie pas ; de fait, les parfaits cathares se rappelleront ses paroles en bénissant et partageant rituellement le pain, en souvenir de lui et en hommage à sa mission. Mais le rite n’a nullement le sens d’une eucharistie, sacrement que les cathares rejettent de façon catégorique : Dieu ne peut être présent dans cette pure parcelle de matière qu’est l’hostie, vouée à ce titre au vil destin qui est celui de toute nourriture – y compris le risque d’être mangée par les souris...

    C’est encore le dualisme qui justifie l’ascèse cathare, du moins celle que la règle imposait aux croyants et aux croyantes qui avaient reçu le consolament d’ordination et qui, entrés en religion, s’agrégeaient à une communauté de parfaits ou de parfaites. Ascèse alimentaire et, cela va de soi, continence absolue, les deux étant d’ailleurs intimement liées. L’acte de génération qui, en donnant naissance à des corps, ne fait pas autre chose que créer de nouvelles prisons pour les âmes est diabolique par essence : il ne sert qu’à retarder le salut de ces âmes. L’acte lui-même est donc impur, et toute chair qui naît de lui est également impure par nature, d’où l’interdit frappant toute nourriture d’origine animale, viande, graisse, lait, œufs, beurre, fromage, renforcé, en ce qui concerne la viande, par la fidélité littérale que les cathares affichaient à l’égard des Écritures : « Tu ne tueras point... » Seul le poisson, qu’on croyait naître spontanément de l’eau, échappait à cet interdit. On a compris que loin d’avoir valeur simplement disciplinaire, l’abstinence alimentaire et sexuelle se fonde, pour les cathares, sur la nature mauvaise de la création visible, donc sur le dualisme, qui induit un véritable anathème jeté sur la chair."

    "Le seul mot de cathare, déjà, prête à confusion. Il est traditionnellement admis qu’il vient du grec catharos, qui signifie « pur » ; vient ensuite l’appellation de parfait et de parfaite pour désigner celui ou celle qui, par opposition au simple croyant, a reçu le sacrement du consolament, le « baptême de feu et d’Esprit ». Il est loisible, à partir de là, d’admirer ou de vilipender, c’est selon, des gens qui se donnent pour des fanatiques de la pureté et de la perfection.

    Or ce vocabulaire n’est pas le leur, c’est celui de leurs ennemis. Et ceux-ci, aussi curieux que cela nous paraisse aujourd’hui, ne mettaient dans ces mots aucune connotation de pureté ou de perfection. Cathare est une injure née au milieu du XIIe siècle sous la plume d’un moine rhénan, et le théologien Alain de Lille nous en livre le sens dans le De fide catholica qu’il écrivit vers 1200 : il vient du latin catus, « car, à ce qu’on dit, ils baisent le derrière d’un chat », accusation de toute évidence infamante propre à assimiler nos hérétiques à d’odieux adorateurs du diable ou à de vulgaires sorciers. Alain de Lille n’occulte cependant pas une possible étymologie grecque, bâtie sur la racine cathar-. Mais uniquement, dit-il, parce qu’elle signifie purge, écoulement, et que les hérétiques « suintent de vices »... On chercherait donc en vain un seul emploi du mot cathare qui évoquerait une quelconque idée de pureté, la contre-épreuve résidant d’ailleurs dans le fait qu’on ne le trouve jamais sous une plume « cathare ».

    Il en est de même des mots parfait et parfaite. Ce sont les inquisiteurs qui employaient les formules hereticus perfectus, heretica perfecta, pour distinguer des simples croyants les hommes et les femmes qui, ayant reçu le consolament, étaient devenus hérétiques accomplis, hérétiques achevés, au sens étymologique du mot perfectus, sans qu’aucune idée de perfection morale n’intervienne là non plus. Et pas plus que le mot cathare, celui de parfait n’était en usage dans la société hérétique. Ceux et celles qui avaient reçu le consolament étaient dits « Amis de Dieu », « Bons Hommes », « Bonnes Dames », « Bons Chrétiens », « Bonnes Chrétiennes », parfois simplement « Chrétiens » et « Chrétiennes », puisque, aussi bien, comme chez les catholiques, c’est le baptême qui fait le chrétien, en l’occurrence, ici, l’imposition des mains.

    Reste la rigueur de l’ascèse imposée aux consolés. Mais ce ne sont quand même pas les cathares qui ont inventé la continence et l’abstinence de nourriture carnée ! Ils ne font que reprendre la pratique du monachisme ou du cénobitisme le plus ancien."

    "Le salut passe nécessairement par l’état religieux, quel que soit l’âge auquel on reçoit le sacrement qui y introduit, et quelle que soit la durée pendant laquelle on l’assume – quelques heures ou toute une vie. Mais rien n’est moins original ! Il a fallu des siècles à l’Église catholique pour admettre qu’on pouvait faire son salut en dehors du célibat de l’état monacal ou de la prêtrise – autrement dit dans l’état de mariage, ce qui ne fut accepté qu’en faisant de celui-ci une institution chrétienne, assortie d’un sacrement et d’une règle. En posant que le salut ne peut s’obtenir qu’en finissant sa vie, si peu de temps que ce fût, en état religieux, le catharisme campait donc sur des positions radicales qui avaient été celles de l’Église des premiers temps. Voilà qui exclut de voir en lui une sorte de soudaine explosion de révolution intégriste destinée à « purifier » le peuple chrétien, mais qui milite au contraire en faveur de l’ancienneté de la tradition dont il se nourrissait et, pour tout dire, de son archaïsme."

    "Une doctrine dualiste est prêchée au milieu du Xe siècle dans une partie des Balkans ; ses adeptes, qui se présentent comme meilleurs chrétiens que les orthodoxes, ne se contentent pas d’attribuer au diable la création du monde matériel et des corps : ils tournent en dérision la vénération de la croix et des reliques, comme le culte des icônes ; donnant une interprétation purement allégorique de la dernière Cène, selon laquelle, par « mon corps et mon sang », le Christ désignait son propre message, ils nient la présence réelle du Sauveur dans l’hostie, et rejettent donc l’eucharistie et la messe ; ils réprouvent également le baptême catholique, s’insurgeant surtout contre celui des petits enfants ; ils condamnent le sacrement du mariage et déclarent nulle la confession faite au prêtre ; ils nient que le Christ soit né de la Vierge Marie et qu’il ait fait des miracles ; ils s’interdisent de manger de la viande, non point par abstinence, comme les moines catholiques, mais parce qu’ils l’estiment impure ; ils dénient toute valeur à la Loi de Moïse et aux Livres des prophètes ; ils récusent l’autorité de l’Église catholique et de ses ministres...

    Cent ans environ après le Discours de Cosmas, la Panoplie dogmatique du théologien grec Euthyme Zigabène complétera fort pertinemment cette description des bogomiles sur des points importants laissés dans l’ombre par le prêtre bulgare. Certes, ce dernier nous montre les hérétiques se confessant les uns aux autres, comme le feront les cathares occitans avec leur cérémonie de l’apparelhament. Il nous dit aussi qu’ils se contraignent à jeûner souvent, à réciter plusieurs fois par jour leur unique prière, le Pater, et à travailler de leurs mains, même les jours de fête. En revanche, il ne nous dit rien sur leur conception du salut et des voies qui y mènent. Il faut attendre Euthyme pour savoir que, récusant le baptême d’eau des catholiques, ils pratiquent leur propre baptême en imposant les mains et l’Évangile de Jean afin d’infuser le Saint-Esprit. On reconnaît là, déjà, le rituel du consolament des cathares. Euthyme comble du même coup une autre lacune laissée par Cosmas, et qui concerne l’organisation ecclésiale des bogomiles : le baptême par imposition des mains fait accéder le simple fidèle au rang d’élu, ce qui annonce évidemment la distinction qui se fera plus tard, à propos des cathares, entre les simples croyants et les « hérétiques accomplis » – ceux-là mêmes que l’Inquisition appellera les hérétiques parfaits et qui, hommes et femmes confondus, constitueront le clergé de leur Église. D’autres sources nous renseignent, quoique de façon sommaire et pas toujours très claire, sur la hiérarchie bogomile : elles nomment plusieurs successeurs de Bogomil lui-même, dont l’un, le médecin byzantin Basile, fut brûlé à Constantinople vers 1110. Elles nous livrent aussi diverses listes de djed, évêques ou dignitaires, dont l’une concerne une Église hérétique de Bosnie qui paraît remonter aux alentours de l’an mille, et qui pourrait avoir eu son origine chez les bogomiles de Macédoine.

    Voilà donc, avec le bogomilisme, la plus ancienne manifestation du vaste et profond courant de contestation qui, cinq siècles durant, va battre en brèche le dogme et l’autorité des Églises catholiques – celle de Constantinople comme celle de Rome après le schisme de 1054."

    "L’hérésie balkanique était connue en Europe occidentale, et parfois même pensée comme Église mère : aux alentours de 1143, des hérétiques arrêtés près de Cologne révèlent, avant d’être brûlés, que leur religion « est restée cachée jusqu’à aujourd’hui depuis le temps des martyrs, et s’est maintenue en Grèce et en d’autres pays ». En 1167, c’est le chef de l’Église de Constantinople, Nicétas, qui vient en Languedoc présider le concile cathare de Saint-Félix, ce qui implique, s’il a vraiment eu lieu, qu’on lui reconnaît, sinon l’autorité suprême, au moins une certaine prééminence – ne fût-ce, peut-être, qu’eu égard à l’ancienneté de son Église. [...] La nébuleuse hérétique ne fut jamais, du XIe au XIVe siècle, une institution centralisée. Ce fut une multitude d’Églises indépendantes."

    "Que, de la Lombardie à la Flandre et à la Rhénanie, de la Catalogne et de l’Occitanie à la Champagne, à la Bourgogne et à l’Angleterre, il y ait eu, sur le fond d’un grand brassage d’idées, d’une profonde agitation spirituelle et d’un anticléricalisme endémique, des surgissements spontanés de contestation à la fois éthique et théologique, n’interdit pas qu’une certaine influence balkanique ait aidé çà et là cette contestation à se théoriser en une cosmogonie et une sotériologie dualistes. Vers 1190 encore, un apocryphe du IIe siècle en usage chez les bogomiles, l’Interrogatio Johannis, dit encore La Cène secrète, fut apporté « de Bulgarie » à l’évêque cathare italien de Concorezzo, Nazaire, et une copie en sera trouvée au XVIIe siècle dans les archives de l’Inquisition de Carcassonne, certainement saisie, et d’ailleurs annotée, par les inquisiteurs... Ce ne fut sans doute pas, sur les cinq siècles d’histoire de l’hérésie dualiste, le seul et unique échange entre bogomiles et cathares ! Il est du reste symptomatique que les grands foyers occidentaux de dualisme jalonnent les grandes voies commerciales, autrement dit les grands axes de circulation des gens, des choses, et des idées : vallées du Pô, du Rhône, de la Saône et du Rhin, Bourgogne, Champagne, Flandre, Val de Loire, seuil du Poitou, seuil du Languedoc, pays garonnais..."

    "Les premiers indices d’une agitation hétérodoxe en Occident sont repérables dès l’an mille. Un habitant de Vertus, en Champagne, un certain Leutard, connu pour briser les croix et refuser de payer la dîme, aurait été expulsé par l’évêque de Châlons. Les quelques adeptes qu’il avait faits ayant été ramenés par ce dernier à la foi catholique, Leutard se serait suicidé en se jetant dans un puits. Les faits sont peut-être légendaires, mais il reste que douze ans plus tard un synode dut se réunir à Châlons pour sévir contre des manifestations patentes d’anticléricalisme. Faut-il voir en elles des prodromes d’hérésie ? On n’en sait rien, car les sources sont muettes sur les croyances qui pouvaient sous-tendre de tels comportements.

    On n’est guère plus avancé avec les victimes du bûcher dressé à Toulouse vers 1022, si ce n’est que le seul chroniqueur qui en parle, Adémar de Chabannes, dit quand même que c’étaient des « manichéens » – sans autre précision, hélas ! « Manichéens » aussi, les hérétiques qui seraient apparus en Aquitaine quatre ou cinq ans plus tôt, et qu’on traite de « messagers de l’Antéchrist ». Adémar ne nous dit pas s’ils furent arrêtés, mais nous livre sur eux des informations minimales qui vont vite devenir, ou qui sont peut-être déjà, des clichés de l’hérésiologie médiévale : ils rejettent le baptême et la croix, ils se livrent au jeûne, se donnent l’apparence de moines et feignent la chasteté – mais se livrent entre eux à la luxure."

    "Les hérétiques interpellés à Arras en janvier 1025 et traduits devant un synode présidé par l’évêque du lieu n’échappèrent à [la mise à mort] que parce que, après avoir confessé leurs croyances, ils se rendirent aux arguments du prélat, reconnurent être dans l’erreur et abjurèrent solennellement en souscrivant à une profession de foi écrite qui affirmait ce qu’auparavant ils niaient : l’efficacité du baptême d’eau, la valeur du sacrement de pénitence et du mariage, l’incarnation du Christ et sa présence réelle dans l’hostie, le bien-fondé de la vénération des saints et des martyrs. Ils avaient par ailleurs expliqué que leur foi leur faisait obligation de vivre du travail de leurs mains, de « retenir la chair de la concupiscence », de ne faire de mal à personne et de pratiquer la charité envers le prochain. Ce pourquoi ils s’étaient considérés comme d’authentiques chrétiens. Autres traits qui les rapprochent de ceux qu’un siècle et demi plus tard on dira cathares : ils pensaient que l’indignité d’un clerc rendait nuls les sacrements qu’il conférait – alors que pour l’orthodoxie le sacrement est opérant par lui-même – et qu’il est aberrant de donner le baptême à de petits enfants qui ne l’ont pas demandé et ne peuvent en connaître la signification. Enfin, ils avaient assuré tenir leurs croyances d’un certain Gondolphe qui était venu d’Italie avec un groupe de prédicateurs.

    Cette dernière affirmation est invérifiable. Il est cependant assuré que l’hérésie se développait alors en Italie. A une date imprécise qui doit se situer aux alentours de 1030, l’archevêque de Milan découvrit qu’un certain Gérard avait converti à ses mauvaises croyances la noblesse de Monteforte, un castrum disparu que les sources situent tantôt dans le diocèse d’Asti, tantôt dans celui de Turin. Il fit arrêter Gérard et l’interrogea longuement. Ce qu’il entendit l’incita à opérer une véritable rafle. La comtesse de Monteforte fut parmi les personnes arrêtées et transférées à Milan. Le pouvoir laïc aurait alors dressé, malgré l’opposition de l’archevêque, d’un côté une grande croix, de l’autre un bûcher, et aurait obligé les hérétiques à choisir. « Quelques-uns vinrent à la croix du Seigneur, confessèrent la foi catholique et furent saufs, tandis que beaucoup allèrent aux flammes et moururent misérablement. »"

    "Tous participent certes d’une poussée à la fois antisacramentelle et antisacerdotale, compte tenu que s’ils remettent en question la validité des sacrements, c’est, disent-ils, à cause de l’indignité des clercs qui les dispensent, ce qui témoigne à tout le moins du sentiment bien ancré que l’Église doit se réformer. Mais on peut justement se demander si ce n’est pas parce que ces gens qui aspirent à la réforme, ces « refondateurs », dirait-on aujourd’hui, apparaissent peu ou prou comme des agents de rupture, qu’on va les faire passer pour de véritables dissidents en leur appliquant des accusations préfabriquées propres à faire croire qu’ils participent d’une entreprise unique de déstabilisation de la foi catholique, de l’Église romaine, voire de la chrétienté tout entière. Ainsi put naître le concept univoque d’hérésie, dont l’Église a peut-être même exagéré le danger qu’elle représentait réellement. [...]

    Sous ce concept on regroupe toutes les formes d’opposition ou de contestation, voire simplement de marginalité. Citer par exemple le clerc toulousain Guillaume de Puylaurens, témoin et chroniqueur de la croisade albigeoise, est très symptomatique : « Le vieil ennemi introduisit en cachette dans ce pauvre pays des fils de perdition [...] Il y avait des ariens, des manichéens, et aussi des vaudois ou lyonnais. Bien qu’ils fussent divisés entre eux, ils conspiraient tous à la perte des âmes contre la foi catholique [...] Ainsi, grâce à eux, le diable possédait la terre dans sa paix à lui, comme son foyer. »."

    "Les procès faits aux hérétiques recouvrent si bien, parfois, des querelles d’ordre politique, qu’on peut se demander si dans certains cas – par exemple à Orléans en 1022, à Arras en 1025 – les accusations d’hérésie n’ont pas été fabriquées de toutes pièces. Il reste qu’il fallait bien que les accusations aient au moins une apparence de crédibilité. La cohérence des croyances imputées aux hérétiques d’Orléans, qui découlent toutes de la même option docétiste fortement teintée de gnosticisme, ne peut être une construction tout à fait artificielle, le fruit spontané de la seule malveillance des juges. A supposer que les condamnés d’Orléans et d’Arras aient été faussement accusés d’être hérétiques, ce ne sont pas leurs juges qui ont pu inventer l’hérésie elle-même comme système idéologique homogène, dont nous savons que ses adeptes le tiraient point par point des Écritures. Il eût fallu que les juges catholiques aient été eux-mêmes parfaitement rompus à la lecture dualiste et pour tout dire gnostique de la Bible, afin d’élaborer pour les besoins de leur cause un système purement imaginaire qu’ils auraient ensuite imputé aux gens dont ils souhaitaient se débarrasser. D’une telle virtuosité à entrer dans les raisons et dans la logique d’une foi opposée à la leur, les premiers ouvrages antihérétiques permettent largement de douter. Même au début du XIIIe siècle, un Durand de Huesca ne comprendra pas grand-chose, finalement, au traité cathare anonyme qu’il tentera de réfuter.

    Ce qui prouve par ailleurs qu’il y avait bien un terreau sur lequel l’« hérésie » pouvait naître par elle-même, c’est qu’il n’est plus question d’hérétiques tout au long de la seconde moitié du XIe siècle, pendant la mise en œuvre de la réforme grégorienne... Et ce parce que les pulsions réformatrices et les aspirations évangéliques qui avaient pu animer un certain nombre d’authentiques chrétiens, mais en générant l’« hérésie », avaient été enfin satisfaites, en grande partie, par la politique pontificale."

    "Il y eut bien, vers 1077, cet homme, un certain Ramihrd, qui, interrogé par l’évêque de Cambrai, refusa de recevoir la communion sous prétexte qu’il ne se trouvait pas un seul prêtre digne de la lui donner. Mais c’est bien la contre-épreuve de ce qu’on vient de dire. Ramihrd fut jugé, condamné comme hérétique, et brûlé. Sur quoi le pape Grégoire VII, le considérant comme un martyr, protesta auprès de l’évêque et jeta l’interdit sur la ville...

    Ensuite, quand, au début du XIIe siècle, les effets de la réforme grégorienne, peu à peu atténués, ne se font plus sentir, l’« hérésie » repart de plus belle. Et cette fois, non seulement ses manifestations se rapprochent dans le temps mais elles s’élargissent dans l’espace. De plus, sur le fond d’une agitation multiforme et désordonnée qui prend parfois l’allure de soulèvements populaires incontrôlés ou de mouvements suscités par des illuminés – comme ce fort pittoresque Tanchelm, bonimenteur à la fois démagogue et libertin, qui fit des émules en Flandre dans les années 1110 avant de mourir assassiné –, se détachent des personnalités de meneurs anticléricaux dont les incontestables talents de prédicateurs firent des ravages, et pas seulement chez les gens simples ni chez les seuls laïcs. Pierre de Bruis était un curé dauphinois violemment contestataire qui, chassé des évêchés alpins, se réfugia dans la basse vallée du Rhône, où son comportement sacrilège et blasphémateur – il brûlait de grands tas de croix – finit par le faire arrêter. Il fut brûlé à Saint-Gilles aux alentours de 1140. Il avait été rejoint un temps par Henri de Lausanne, un moine apostat et lettré que sa prédication sulfureuse avait fait chasser successivement du Mans, de Poitiers, de Bordeaux. Connu de saint Bernard, qui lui offrit une retraite à Clairvaux après qu’il se fut rétracté devant un concile à Pise, il reprit ses activités subversives et s’installa vers 1136 à Toulouse, où l’indifférence du comte Alphonse-Jourdain au problème de la sauvegarde de l’unité de la foi semble avoir pratiquement garanti l’impunité à diverses communautés d’hérétiques, dont les uns étaient appelés tisserands, d’autres ariens. Arrêté cependant par l’évêque de Toulouse en 1145, Henri de Lausanne dut mourir dans les prisons de ce dernier."
    -Michel Roquebert, Histoire des Cathares. Hérésie, Croisade, Inquisition du XIe au XIVe siècle, Perrin, coll tempus, 1999.



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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

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    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


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