"Nous sommes amenées à adopter une acception large de la notion de technique, comprenant à la fois le geste, l’objet et leurs imaginaires associés, dans la lignée de l’anthropologie francophone des techniques remontant à André Leroi-Gourhan et Marcel Mauss et que les Science and Technology Studies anglophones ont récemment adoptée en passant par d’autres voies (Coupaye et Douny, 2009 ; Cohen et Pestre, 1998). Cette approche permet de questionner, puis d’historiciser les implicites fondant les distinctions couramment faites entre technologies (forcément modernes et occidentales) et techniques (prémodernes ou non-occidentales), et de les analyser à l’aide des mêmes outils, comme proposaient déjà de le faire, en 1994, Bruno Latour et Pierre Lemmonier à propos des techniques, depuis la préhistoire jusqu’aux missiles balistiques [...]
L’entrée par les techniques ainsi conçues permet de brouiller d’autres frontières. Elle met au jour de multiples phénomènes d’hybridation ou de pollinisation entre les domaines traditionnellement perçus comme relevant soit du croire, soit du savoir, et qui se sont cristallisés dans des partages disciplinaires que nous sommes amenées ici à questionner. L’étude des religions et celle des sciences et des techniques ont plus en commun qu’il n’y paraît de prime abord, et l’on peut aller jusqu’à supposer que l’hybridité des techniques constitue la règle plutôt que l’exception. La photographie en constitue un cas exemplaire : paradigme de l’objectivité scientifique, technique d’administration des populations, elle est dans le même temps miroir et outil de la possession par les esprits, à moins que l’on ne puisse envisager, comme Paul Johnson le suggère ici, que « police, prêtres, touristes, ethnographes et autres sont arrivés à connaître et à considérer la possession différemment à travers l’agencéité des photos. » Les mêmes techniques de transmission du croire peuvent servir à transmettre le savoir ou inversement. Les unes et les autres participent d’une constante oscillation entre croire et savoir, les mêmes techniques, utilisées dans un dispositif différent, pouvant tout aussi bien aider à croire que faire émerger ou consolider un savoir, servir l’avancée des découvertes scientifiques ou favoriser l’apparition de nouvelles communautés religieuses dont certaines tentent d’adapter le contenu et les attitudes de croyances à l’état des connaissances.
Ces oscillations révèlent les multiples configurations et imbrications du savoir et du croire. Les contributions rassemblées ici soulignent ainsi la nécessité de dé-naturaliser les partages actuels, qui sont le produit de conditions historiques précises. Au Moyen Âge, croire est une forme de savoir (Polo de Beaulieu) ; on sait désormais que les projets des grands savants de la « révolution scientifique », de Newton à Kepler, étaient à la fois métaphysiques et épistémologiques ; ce n’est que bien plus tard, à l’époque des Lumières, que l’Occident en est venu à concevoir la foi comme acte individuel. A contrario, dans les colonies britanniques, la croyance en la fiabilité technique (envers et contre tout) fonde le projet colonial et sa rhétorique. Mais les techniques se jouent de ces lignes de partage et peuvent à tout moment être enrôlées dans des entreprises de savoir et/ou du croire. Chez les Sora de l’Inde contemporaine, « les peintures sont moins présentées comme des supports du « croire » que comme des objets de « savoir », permettant notamment d’acquérir des compétences rituelles » (Guillaume-Pey).
Nous proposons donc de ne pas distinguer a priori les modes de mobilisation des techniques à des fins scientifiques ou religieuses, de ne pas distinguer a priori entre techniques « traditionnelles » et technologies « modernes »."
"Toute croyance nécessite l’incorporation de gestes techniques dont la simple observation permet de déduire la nature de ce en quoi l’individu croit."
"Le terme de croyance n’existe cependant pas dans toutes les langues. À la suite de Jean Pouillon, Roberte Hamayon rappelle qu’il cumule par ailleurs en français plusieurs acceptions qui rendent son expression délicate : entre « croire en ses amis », « croire en Dieu », « croire qu’il fera beau demain », la polyphonie porte à confusion. S’appuyant sur le mongol, elle repère « trois racines [qui] peuvent désigner une attitude de croyance », chacune s’orientant dans une direction particulière apportant une précision de sens. Il y a d’abord « l’idée de protection » : « elle exprime l’adhésion mentale à ce sur quoi l’on estime pouvoir compter pour être protégé. […] Il s’agit donc d’une attitude de croyance fondée sur la confiance dans le pouvoir protecteur de ce en quoi l’on décide de mettre sa confiance ». Il y a ensuite la nécessité d’action : la croyance passe alors par des actes concrets. Il y a enfin un « état affectif d’admiration et de vénération ou un comportement plein de respect et de révérence » (Hamayon, 2005 : 29). Faire confiance, agir, admirer seraient ainsi les trois éléments essentiels d’une grammaire du croire dont la conjugaison passe déjà par l’acquisition et le développement d’une « disposition à la remise de soi à d’autres » (Watier, 2008 : 32).
9Cette forme d’abandon de soi nécessite l’utilisation de techniques pour donner chair aux objets de croyance, c’est-à-dire pour les présentifier et les rendre ainsi interprétables et dignes de confiance. Le croyant ne peut savoir comment se comporter avec eux s’il n’a pas une idée précise de ce qu’ils sont, de ce qu’ils attendent de lui et de ce qu’il peut attendre d’eux. Les objets de croyance constituent ainsi des « entités processuelles puissantes » (Coupaye, 2013 : 114, cité in Mello, 2016) qui ne sont pas de simples médiateurs de relations sociales ou des représentations de symboles religieux, puisqu’ils possèdent leur propre agentivité. Dans cette perspective, ils transgressent le statut ontologique de simples objets pour participer activement à la création des cosmologies (Espírito Santo et Tassi, 2013 : 6)."
"Nous croyons par nécessité à ce qui se trouve hors de portée de notre présent le plus immédiat, hors de notre champ de vision ; nous croyons dès lors qu’il y a un espace ou une temporalité différés. Pour Michel de Certeau, le rapport à cette temporalité différée est au cœur de l’acte du croire : il suppose un délai, comblé par l’imagination. Dans une société, affirme-t-il, le croire empêche l’unification totalisante du présent. Il y crée un renvoi à de l’autre et à un futur."
"Les médiations ne sont pas forcément matérielles ou sensibles. Comme l’explique Paul Veyne dans Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?, les descriptions précises du monde des dieux tout autant que la façon de les nommer ont été essentielles pour donner corps aux croyances : elles prenaient forme dans l’imagination. Il s’agissait donc d’une première technique du faire croire qui ne nécessitait aucun recours à un instrument technique. Le monde surnaturel des Grecs « était composé d’événements et non de vérités abstraites auxquelles l’auditeur aurait pu opposer sa propre raison ; les faits étaient précis : les noms des héros et leurs patronymes ne manquaient jamais et l’indication du lieu de la scène était non moins précise » (Veyne, 1983 : 35)."
"Fonction que Jean-Claude Schmitt confère aux images classificatrices, qui « transforment la doctrine en images sans lesquelles il n’est pas de croyance » (Schmitt, 1989)."
"Comment comprendre cette capacité des techniques à produire des formes sociales ? G. Simondon (2012), rejoignant les démonstrations de Leroi-Gourhan, considère que l’aptitude à générer des formes instrumentales, des outils, des objets, comme celle de faire émerger des formes sémiotiques, participent de l’aptitude anthropologique à façonner le social au fondement du couplage « cortex-silex », dont Leroi-Gourhan souligne l’importance dans le processus d’hominisation."
"Il faut rappeler avec Roberte Hamayon l’importance primordiale d’un manque à voir (à sentir et à entendre, faudrait-il ajouter), essentiel pour que la croyance émerge et que l’imaginaire se libère des contraintes inhérentes à la vie quotidienne. Prenant notamment appui sur la pratique de voyants issus de contextes culturels très différents, elle constate que leur rôle est précisément de suspendre la « vision ordinaire » (et, pourrions-nous aussi compléter, les sensations ordinaires) de ceux qui les consultent."
-Nathalie Luca, Marie-Anne Polo de Beaulieu, Charlotte Bigg, Stefania Capone et Nadine Wanono, « Introduction », Archives de sciences sociales des religions [En ligne], 187 | juillet-septembre 2019, mis en ligne le 15 octobre 2019, consulté le 18 octobre 2023. URL : http://journals.openedition.org/assr/45885 ; DOI : https://doi.org/10.4000/assr.45885