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    Marie-Anne Polo de Beaulieu, « Prêcher en images à la fin du Moyen Âge »

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Marie-Anne Polo de Beaulieu, « Prêcher en images à la fin du Moyen Âge » Empty Marie-Anne Polo de Beaulieu, « Prêcher en images à la fin du Moyen Âge »

    Message par Johnathan R. Razorback Jeu 19 Oct - 11:05



    "Pour les scolastiques, la foi (fides) est un mode de connaissance et de compréhension qui trouve sa place entre la science (sciencia : connaissance évidente d’objets évidents) et l’opinion (opinio : savoir fondé sur un préjugé). La foi fournit une connaissance évidente d’objets non évidents mais nécessaires au salut2. Dans le système chrétien de la croyance et de la preuve (jusqu’au xive siècle) le domaine du croyable (ce que l’on doit/peut croire) demeure, selon A. Boureau, fort limité, tandis que l’on assiste à une inflation du crédible (ce qu’il est loisible de croire sans attenter à la foi). De plus, Alain Boureau repère deux échelles de croyance : un énoncé est affecté d’un indice de crédibilité selon sa position par rapport à sa source (échelle de garantie) et par rapport à l’usage qu’on en fait (échelle d’implication)."

    "Jean-Claude Schmitt a défini le Moyen Âge occidental par sa culture de l’imago (Schmitt, 2002), qui réunit sous ce même terme image verbale, image mentale et image matérielle. Nous tenterons de comprendre comment cette imago peut générer du croire car « transformée en image mentale, la représentation pénètre la conscience du spectateur et devient partie intégrante de son être, ce qui lui permet d’avoir lui-même part au sacré » (Flückiger, Wetzel, 2010 : 557). C’est pourquoi on a pu parler d’images performatives au sens de « ce que les images font et ce qu’elles font faire à ceux qui les produisent, les regardent, les consomment » (Dierkens et al., 2009 : 59). La performance des images n’est possible qu’en fonction d’une double vision : celle du regard et celle des yeux de l’esprit ou de l’âme (Hamburger, 2006) à laquelle font allusion de nombreux prédicateurs et théologiens. « L’imagination – et donc la capacité à visualiser des images mentales – joue un rôle central dans la prédication médiévale : en faisant prendre corps aux enseignements et concepts transmis, elle permet à l’esprit de visualiser jusqu’aux idées les plus abstraites. L’imagination devient ainsi l’intermédiaire qui tisse les liens entre les stratégies d’illustration textuelles et visuelles mises en œuvre dans le sermon à l’intention de son destinataire d’une part et les représentations matérielles dans le monde réel d’autre part. […] La visualité – ou si l’on préfère, l’imagéité – est au cœur des stratégies déployées pour conférer au sermon son efficacité. En réalité, ni l’oralité, ni l’écriture ne peuvent exister sans la composante visuelle » (Flükiger, Wetzel, 2010 : 29). Les images sont l’objet de pratiques et de manipulations qui co-construisent la croyance.

    8Ajoutons cependant que selon le discours officiel de l’Église (Boulnois, 2008), l’image est placée dans une position inférieure par rapport au texte écrit : « elle n’apprend rien à proprement parler : elle rappelle ce que l’on apprend autrement, par les mots lus ou entendus » (Arasse, 2014 : 73)."

    "Au Moyen Âge, la prédication tient un rôle central qu’on a du mal à imaginer de nos jours : le sermon est alors un véritable mass média. À partir du xiiie siècle, la papauté décide de lutter contre les « superstitions » et les hérésies par la prédication confiée à des ordres spécialisés : les ordres mendiants, essentiellement les Dominicains et les Franciscains. C’est de cette période que date la définition de la prédication par Thomas de Chobham comme « l’annonce de la parole divine, en vue de former la foi et les mœurs » – véritable programme d’encadrement total de la vie des fidèles – contemporain de l’apparition du sermo modernus, constitué d’un plan didactique stéréotypé facile à suivre et à mémoriser (Le Goff, Schmitt, 1979). Pour ce faire, l’Église séculière est sommée d’améliorer la formation de ses prêtres, celle-ci est confiée aux évêques qui font des tournées d’inspection (visites pastorales) et testent le niveau (encore souvent faible) des prêtres de paroisse. Les sermons sont prononcés par le prêtre de la paroisse devant les fidèles lors de la messe du dimanche et des nombreuses messes votives, mais également par des frères mendiants, qui sillonnent inlassablement toute la chrétienté. La spectacularisation de la prédication atteint son acmé durant le carême et la semaine sainte, quand les prêches sont doublés par des mystères joués sur les places publiques ou sur les parvis des églises."

    "Bernardin de Sienne est l’un des représentants les plus actifs du mouvement de l’Observance chez les Franciscains. De 1405 à sa mort en 1444, il s’adonna avec ferveur à la réforme de son ordre, à la composition d’ouvrages de méditation et d’instruction religieuse, surtout à la pastorale en Italie du Nord jusqu’à Rome. Sa prédication s’insérait dans un rituel immuable : la messe célébrée au lever du jour, un sermon qui pouvait durer jusqu’à trois heures, puis une procession. Cette cérémonie complexe, durant laquelle la troupe des fidèles était appelée à prier avec lui, répéter des paroles, s’agenouiller, se signer et ensuite défiler en procession, drainait des foules immenses attirées par son charisme, sa réputation de thaumaturge et ses méthodes de prédication qui faisaient la part belle aux pratiques du corps comme aux images dans une véritable mise en scène du sermon (Bérardini, 2013). Son succès est évoqué par le chroniqueur Sigismondo Tizio qui décrit en 1425, sur la place de la seigneurie de Sienne, 20 000 fidèles rassemblés se mettant à crier « Jésus ! Jésus ! Jésus ! » tandis qu’un possédé fut libéré. Ce miracle fut célébré par une procession dans toute la ville.

    Bernardin de Sienne a fait un usage très intense des images sous toutes leurs formes. Il a eu recours aux images classificatrices comme le séraphin dont les six ailes symbolisent les six semaines de prédication du Carême à Florence en 1424. Il s'est sans doute inspiré du traité Des six ailes du Séraphin de Bonaventure illustrant les vertus : les ailes inférieures représentent la droiture ou la justice et la tempérance ; les ailes médianes la sagesse et la force et les ailes supérieures la contemplation des réalités supérieures et l’espérance des récompenses. Bernardin a également évoqué une autre image classificatrice : l’arbre de vie (Lignum vitae) portant 24 feuilles, en écho au traité du même nom de Bonaventure.

    Les images matérielles ont également été mobilisées dans les sermons de Bernardin au point que Daniel Arasse a pu écrire que « les images ont scandé la carrière du franciscain. Sa vocation même est liée à des visions, en particulier celle d’un Christ en croix qui lui parle… ». Il connaissait personnellement des peintres comme Parri Spinelli et Squarcione de Padoue (Arasse, 2014 : 65). Il justifie le recours aux images car elles constituent le premier degré de l’accès à Dieu pour les simples gens. Dans son sermon de 1425, il se réfère explicitement aux fresques d’Ambrogio Lorenzetti sur le bon et le mauvais gouvernement au Palazzo Pubblico (1338) : « Quand j’étais en dehors de Sienne pour prêcher sur la Guerre et la Paix, il me venait à l’esprit ces images peintes pour vous et qui à coup sûr furent une très belle invention […] Quand je me tourne vers la Paix, je vois des marchands aller et venir […] Cette Paix est une chose tellement douce qu’elle apporte une douceur aux lèvres ! Regardez à l’opposé le mot Guerre ! C’est une chose tellement rude, qui apporte une sauvagerie si grande, qu’elle rend la bouche amère. » En se livrant à cette ekphrasis, Bernardin, mobilise à la fois les images, les émotions et les sens chez ses auditeurs.

    Lors de son sermon marial pour la fête de L’Assomption, le 15 août 1427, Bernardin fait allusion à la Madone attribuée à Simone Martini. En septembre de la même année, il se réfère à l’Annonciation de Simone Martini et Lippo Memmi (peinte en 1333) pour prêcher la modestie aux jeunes filles : « Vous voyez que la Vierge ne regarde pas l’ange, mais demeure assise dans une pose pleine de crainte. Elle savait bien que c’était un ange, alors pourquoi serait-elle gênée ? Qu’aurait-elle dû faire s’il avait été un homme ? Jeunes filles, prenez exemple sur elle de ce qui doit être fait. Ne parlez jamais à un homme sauf si votre père ou votre mère sont présents »."

    "La prédication des ordres mendiants, souvent donnée sur les places publiques, lieu saturé d’images religieuses (comme le Campo de Sienne), était un véritable rituel, encadré par le clergé et intensément vécu par les fidèles. C’est dans ce dispositif complexe que l’agentivité (ou la performativité) des images pouvait s’exercer avec le plus d’efficacité. Devenu images mentales, le récit de situations exemplaires positives ou négatives pouvait entraîner des comportements pénitentiels de divers ordres (dons, aumônes, confession, conversion de cœur ou même entrée en religion), tandis que la monstration du trigramme par Bernardin mettait les corps et les cœurs en mouvement : génuflexions, pleurs, cris, processions et conversions."
    -Marie-Anne Polo de Beaulieu, « Prêcher en images à la fin du Moyen Âge », Archives de sciences sociales des religions [En ligne], 187 | juillet-septembre 2019, mis en ligne le 07 janvier 2022, consulté le 18 octobre 2023. URL : http://journals.openedition.org/assr/45893



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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

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