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    Colère. Nom féminin

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Date d'inscription : 12/08/2013
    Localisation : France

    Colère. Nom féminin Empty Colère. Nom féminin

    Message par Johnathan R. Razorback Lun 23 Oct - 19:52



    "je suis rouge

    je suis ronde

    nous sommes ronde

    rouges épidermiques électriques

    je suis nous sommes

    gouttes d’eau qui annoncent

    nous sommes

    ronde

    cercle

    de rage

    nous sommes

    Orage

    Il est 00h27, je n’arrive plus à décoller de mon téléphone. Je navigue entre les messages.

    Ce soir il se passe quelque chose, enfin.

    La phrase d’Audre Lorde, mon mantra de ces derniers mois, s’affiche en grand écran dans ma tête :

    le silence ne nous sauvera pas.

    J’aimerais tatouer cette certitude sur la montagne, dans le tunnel, contre la paroi de l’aqueduc, sur l’usine hydroélectrique à l’entrée du village. Qu’elle vibre dans nos langues. Qu’elle nous sorte du doute, de la peur, de la loyauté mortifère.

    Dans ce texte j’aurais aimé parler en nous, mais je crois qu’il sera plus honnête de parler en je. Même si, il y a plusieurs nous dans ce je.

    Il est 00h29 et l’orage a éclaté depuis quelques heures.

    Tout est parti d’une publication sur whatsapp.

    Dans cette petite contrée où j’habite, dans ce territoire que l’état et son sens de la formule qualifie maintenant d’’hyper rural’, pour insister sur son enclavement, on est assez doué·es pour s’organiser entre nous, à bonne distance physique et sensible « de l’extérieur ». Il y a la contrée et le monde.

    Ici pour s’organiser on fonctionne beaucoup avec des groupes whatsapp communs à tous·tes les habitant.es. On se partage les infos culturelles, les plans trocs et récup, les annonces de covoiturage. Ça rend légèrement addict à son tel, mais c’est pratique.

    Parfois il arrive que les groupes débordent.

    Goutte d’eau fait chavirer le groupe. Contrée heurtée de plein fouet.

    La goutte d’eau ce matin c’est D. qui l’a dropée.

    D. a mauvaise mine depuis quelques mois. Depuis que de bouche de femme à oreille de femme, il se chuchote qu’il est auteur de violences conjugales. Depuis qu’il se dit que les marques sur le visage de F. l’été dernier n’étaient pas comme elle l’avait alors prétendu, le fait d’une chute à vélo, mais les marques de coup de D. son compagnon d’alors. Dans un premier temps F. n’a rien dit à ses proches. F. a porté plainte discrètement. Puis D. l’a convaincue de retirer sa plainte. F a retiré sa plainte. C’est plusieurs mois plus tard, qu’elle s’est finalement confiée à quelques amies et qu’une autre version de l’histoire a commencé a s’ébruiter. Discrètement, de bouche de femme à oreille de femme. Des gossips, des commérages. D a mauvais mine depuis quelques mois. Raison de plus pour garder la face.

    D. est prof d’université. Il y a quelques années D. à fait parler de lui en raison de son engagement militant. Il a pris des risques, il a aidé, il s’est battu et a gagné une certaine reconnaissance locale. Aujourd’hui D. est toujours impliqué dans des dynamiques collectives. C’est un mec bien, qui fait des choses bien. ’Même si, c’est vrai il est chiant parfois, il fait des blagues pas fines parfois. Mais franchement c’est pas le pire, puis tout le monde a ses faiblesses. C’est humain’. Je ne m’étendrai pas plus sur la vie de D., que je connais peu par ailleurs et qui nous occupe depuis suffisamment de phrases, pour comprendre le profil type du personnage.

    D. participe cette année au comité d’organisation d’une fête locale importante. Quand l’affaire de violence a commencé à s’ébruiter, une des organisatrices de l’événement a proposé qu’on rediscute de sa participation. Devant l’inertie collective, c’est finalement elle qui s’est retirée de l’organisation pour marquer son désaccord.

    Difficile de dénoncer publiquement la violence et son auteur dans notre contexte social : nous sommes prises, nous sommes aux prises, avec des enchevêtrements relationnels pluriels, des interdépendances multiples, ce qu’on pourrait appeler des modes de sociabilité et des solidarités villageoises .

    D. c’est un mec qui aujourd’hui me sort par les yeux, mais c’est aussi quelqu’un qui m’a rendu service, c’est mon voisin, mon camarade associatif, nous fréquentons les mêmes commerces, les mêmes cercles d’amis, les mêmes évènements. Impossible de réduire D. a l’identité d’agresseur. D. fait partie de « la communauté », certain·es disent même « de la tribu ».

    Peut on traiter un membre de sa « tribu » (perso le terme me fait froid dans le dos) comme on traite un anonyme ? Peut-on lutter en ville contre les violences sexistes et sexuelles comme on lutte en (hyper)ruralité, où l’interconnaissance ramène immanquablement de l’intime dans le politique ?

    Imaginons, à titre d’exemple : une envie soudaine et pressante de collage féministe pour vivifier les murs du village, en tout anonymat. Les féministes de mon acabit se comptent sur les doigts d’une main et sont clairement identifiées par l’ensemble de la contrée. L’anonymat serait donc de bien courte durée. Ici si tu décides de t’exposer, c’est dans toutes les sphères à la fois : politique, intime, professionnelle, amicale. Ce qui amène bien sur à y réfléchir à deux fois, avant de se lancer dans l’action directe, où à recourir à des luttes plus feutrées.

    Ces derniers temps j’ai plusieurs fois eu des déceptions en discutant avec des femmes, souvent un peu plus âgées que moi, qui soutenaient qu’il ne fallait pas abandonner à eux même les hommes violents de la comu. ’il faut être dans le soin, utiliser la CNV, les aider à comprendre, à guérir.’ Ces postures me font bondir, je sens une incompréhension réciproque, du jugement entre nous. J’adoucis mes idéaux car je ne veux pas créer de division. Nous sommes déjà si peu nombreuses.

    Il faut dire qu’ici le couple hétéro est la norme, ou plutôt la règle de survie. Le territoire est rude et pour passer l’hiver, mieux vaut être deux, avec des savoirs-faire bien aiguisés en ce qui concerne la coupe du bois, les travaux d’entretien, et autres taches pour lesquelles les personnes assignées hommes à la naissance on été mieux préparées que nous. On voit peu de femmes qui partent s’installer toutes seules dans les hauteurs. Quoi qu’une pluie de divorce a rafraîchi la contrée ces dernières années et que de nouveaux modèles de familles et de solidarités féminines prolifèrent.

    Au cours d’une de ces discussions, une femme m’a dit un jour ’tu sais ce qui est dur pour nous, c’est que ces hommes là, on les a aimés’

    Certes. Moi qui suis dans la petite trentaine, féministe assumée, tendance queer, bien entourée socialement et politiquement, je peux dire que j’en ai globalement rien à faire de laisser sur le carreau des mâles blancs dominants du double de mon âge, dont la volonté et la capacité de changer me semble limitée. Je m’imagine tout à fait vivre sans eux et je n’ai surtout aucune envie de leur consacrer du temps et de l’énergie. Mais j’entends que ce ne soit pas possible pour nous toutes.

    Tant sur le plan matériel qu’affectif. Je sens par contre en moi la peur de perdre certains privilèges si j’affirme un peu trop haut et fort mes opinions radicales. Perdre des possibilités d’emploi localement, mettre à mal des relations d’amitié ou de convivialité. Être tamponnée féministe, avec tous les préjugés associés (agressive, qui veut la guerre aux hommes...) et avoir du mal à assumer cette étiquette grossière, qui in fine me fera me sentir moins à l’aise dans les espaces de sociabilité quotidiens.

    Mais D. aujourd’hui à refait des siennes, virtuellement cette fois. Et ma colère a dépassé ma peur.

    Ce matin D. partage sur un groupe dédié aux évènements culturels locaux un article ’scientifique’ questionnant la validité des théories historiques sur la chasse aux sorcières. Inutile de débattre sur le bien fondé de cet article. Ce n’est pas la première fois qu’il utilise les groupes de discussion collectifs avec des intentions douteuses. C’est la fois de trop, et je décide de commenter, en disant qu’il ne me semble pas légitime à étaler publiquement son savoir tout frais sur ces sujets là. Je ne fais pas mention des accusations de violences conjugales qui lui collent aux basques. Je n’ai pas envie de jouer les justicières solitaires, ni de court-circuiter la personne concernée au premier plan. Par contre j’éprouve le besoin de signaler ce qui me semble être une forme supplémentaire de domination masculine : qu’un homme violent, qui jouit encore de tous ses privilèges sociaux et symboliques, ose s’exprimer publiquement sur les violences faites aux femmes, c’est au mieux du foutage de gueule, au pire une appropriation de nos espaces de paroles et une tentative de delégitimation des champs des luttes et des recherches féministes. En vrai je suis littéralement révoltée et j’explose à l’intérieur, mais j’essaie de la jouer diplomate.

    D. Est piqué à vif par cette remarque publique. Où peut être s’inquiète t’il pour sa réputation, déjà vacillante. Ca sent la fin des privilèges. Il m’envoie immédiatement plusieurs messages écrits et vocaux me demandant des explications, me reprochant de le censurer, m’accusant de lâcheté.

    En parallèle sur le groupe public les réactions pleuvent. Quelques femmes lâchent un sourire derrière mon commentaire, un historien local réagit à l’article, un programmateur culturel souligne que ce débat sur la chasse aux sorcières ferait un très bon sujet pour le festival de cet été. D’autres utilisateur·ices rappellent que le groupe n’est pas destiné à accueillir ce genre de discussions, merci de continuer à l’extérieur. Bref chacun y va de sa petite goutte d’eau.

    Certaines personnes, ignorantes de l’accusation qui plane sur D. ne comprennent pas ma réaction. On me contacte en privé, pour me remercier ou au contraire me demander le pourquoi du comment. J’hésite à tout dire, je ne sais plus quoi faire.

    Je commence à flipper quand D. sort le mot diffamation. Le doute s’insinue. Moi qui n’ai pas l’assurance des hommes violents, je me remets en question sur le bien fondé de mon initiative. Suis je bien au courant de cette affaire de tabassage ? Les faits sont ils avérés ? Était-ce la bonne manière de procéder ? Pour qui je me prends en fin de compte ?

    La journée prend une forme de gros point d’interrogation, et je tourne en boucle tout le reste de l’après-midi.

    Quelque chose gronde, est en train d’exploser. J’en ai ma claque de l’hyperruralité. J’ai envie de pouvoir vivre mon féminisme à découvert. Il faut dire que le cas de D. et F. est loin d’être isolé, et que la contrée accumule son lot de casseroles depuis un paquet d’années. Bref rembobinage des faits récents les plus éloquents :

    Quelques jours plus tôt, une personne non binaire et son chien ont été violemment tabassé·es par un restaurateur dans le village voisin. Il y a deux mois une jeune femme avait signalé du harcèlement de rue sur un réseau public suite à des comportements machos répétés dans le village. Une autre femme avait réagi « ce n’est pas en les pointant du doigt comme ça qu’on va les changer ». Cet été des hommes créent un spectacle à la gloire de leur énergie masculine. J’en passe et des meilleures. En soumsoum la parole se libère mais sous forme de chuchotements, de gossips et commérages. De bouche de femme à oreille de femmes. Les hommes eux sont bien peu inquiétés, les podcasts et littérature sur le genre ne sont pas encore arrivées jusqu’à leurs oreilles, tandis que les nôtres en regorgent déjà depuis plusieurs années. D’oreille à bouche de femme, le féminisme se propage.

    Ambiance orageuse donc, renforcée par l’arrivée et l’affirmation depuis quelques années d’une jeune génération, plus féministe, dont je fais partie. Et qui peut être doit assumer sa radicalité. Qui sait les copines plus âgées seront peut-être soulagées qu’on soit là quand elles finiront par larguer leur mec, qui gardera la maison mais leur refilera les enfants ? Quand elles auront besoin de déverser 15 ans d’abnégation et de cracher sur la masculinité toxique, sans peur d’être traitées de sorcières ? Moi j’aimerais bien être la pour elles en tout cas.

    À 23h05, B. m’envoie un message :

    Bonjour L., comment te sens-tu oggi ? Belle journée à toi. V. (lien vers une musique « we will not be silenced »)
    Coucou V. , pas super bien je t’avoue. Je stresse un peu avec tout ça
    Je me doute c’est pour ça que je t’écris
    D. essaie de faire passer mon message pour de la censure ou de la diffamation
    Il n’a pas intérêt parce que nous allons être un paquet à protester
    Tu es au courant pour les violences qu’il a commis ?
    Oui c’est pour ça que j’ai réagi. Je suis à d. tu veux venir ?
    La conversation se poursuit. V. et moi on tombe d’accord rapidement. Il faut organiser une réunion. En non mixité. Avec des femmes concernées, des femmes solidaires.

    Entre temps D. rebalance quelques messages condescendants, qui ressemblent plus à de l’affolement qu’autre chose. Les copines qui ont réagi à mon message en prennent aussi pour leur grade d’intimidation en mp.

    Il est 23h51, avec V. on crée un nouvel/énième groupe whatsapp qu’on appelle « justice féministe dans la contrée », et on fait tourner un message à quelques femmes :

    Bonsoir à toutes, en réponse aux événements nous concernant, qui secouent la vallée ces derniers temps, liés à différentes manifestations oppressives sexistes : mansplanning, micro agressions, tentatives d’intimidations, violences : psychologiques, physiques, économiques ... D’un niveau de gravité variable, nous sommes plusieurs à ressentir le besoin de se réunir en non mixité et dans des espaces sécurisés, pour libérer la parole et être en mesure de se soutenir et de réagir collectivement face à tout ça. Vous pouvez toutes rajouter des personnes à ce groupe. Nous comptons sur le discernement et les intuitions de chacune pour ajouter des personnes de confiance, à qui cet espace pourrait être utile. Love et sororité <3

    Les réponses pluviotent les unes après les autres.

    Il est 1h03. Il y a 10 personnes sur notre petit groupe et une proposition de rassemblement pour semaine prochaine, chez V., avec « un espace de fou de la place pour rester dormir ».

    Ce ne sera pas un cercle spirituel de femmes pour parler de notre foufoune sacré, pas une chorale militante, pas un repas entre copines. Ce sera un temps explicitement nommé pour parler des violences sexistes qui nous concernent, libérer la parole et qui sait’, peut être s’organiser.

    Je respire. La colère qui grondait en moi depuis plusieurs mois est un peu moins dense. C’est qu’elle a pu exploser partiellement et qu’elle commence enfin à se transformer.

    Depuis 3 ans que j’habite ici, sur ce territoire expert de l’auto-organisation, il aura fallu tout ce temps pour qu’enfin, on ose s’aménager un moment en non mixité. Tant pis pour la tribu et sa belle harmonie, tant pis pour la comu. Le conflit parfois est incontournable, lui seul parfois permet de faire sauter la chape plomb.

    Il est 4H42 j’achève l’écriture boulimique de ces lignes et je ne doute plus de l’utilité de mon geste, qui s’inscrit dans la lignée de nombreuses tentatives de femmes pour faire entendre les injustices répétées, qui sévissent dans notre petite contrée comme ailleurs.

    Je vais pouvoir aller me coucher, je vais réussir à trouver le sommeil.

    J’ai hâte qu’on se rencontre, hâte qu’on brise le silence, qu’on trouve ensemble la force d’assumer le conflit et de se défendre, avec toute l’inventivité dont nous sommes capables.

    À toutes celles qui sont de la team hyper-rurale, celles qui en viennent, celles qui y retournent, celles qui y arrivent, n’ayons pas peur d’être féministes. Le silence ne nous sauvera pas.

    À toutes les sœurs de l’orage, bonne nuit et n’éteignez pas votre colère avant de l’avoir transformée en actes."



    _________________
    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


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