"Nous n'avons découvert aucune modification fondamentale, sinon de forme et d'expression, dans la position de penseurs qui ont été attentifs aux problèmes du nationalisme durant de longues périodes. Par exemple, les conclusions d'un Henri Lefebvre ne sont pas sensiblement différentes entre son Nationalisme contre les nations paraissant en 1937 et son article "Classe et nation depuis le Manifeste" que les Cahiers Internationaux de sociologie publiait en 1965." (p.20)
"[La conscience ne constitue pas la nation ou la classe] comme matière ou comme essence [comme le soutenait peut-être le Lukacs d'Histoire et conscience de classe] parce qu'elles ont une objectivité qui ne peut reposer que sur des éléments positifs (rapports de production, forces productives, territoire, langue, etc.). Mais c'est la conscience de ces éléments qui peut les constituer en facteurs de mouvement et de lutte, en facteurs politiques." (pp.22)
"La nation se constitue pleinement que par la rencontre et l'interaction de la conscience et des facteurs objectifs. Ainsi demande Lefebvre : "Peut-il y avoir une id6e nationale sans accord des consciences et des volontés ? Non, sans doute. Mais, d'autre part, la communauté et la culture doivent être plus profondément enracinées dans l'individu que sa volonté et sa conscience. La conscience n'est pas autonome; elle repose sur une base pratique et affective" [Lefebvre, Le nationalisme contre les nations, 1937, pp.124-125]] [...] C'est pourquoi d'ailleurs "La nation est une catégorie historique. Toute nationalité est soumise comme tous les faits historiques aux lois universelles du mouvement et du développement". [ibidem p.129]."
"Il est impossible aussi pour un marxiste orthodoxe de concevoir que la prise de conscience de l'appartenance nationale puisse se faire sans la reconnaissance d'une opposition, oppression ou mission nationale. Historiquement "la conscience nationale se forme quand la bourgeoisie commence a séparer ses intéréts et les opposer à ceux du roi". [Lefebvre et Guterman, La conscience mystifié, 1936, p.85] Tout le destin des nations et des luttes anticoloniales au vingtième siècle corrobore cette interprétation." (p.24)
"La classe sociale par l'agressivité qu'elle porte et la lutte qui la nourrit tend à la désintégration de l'unité de la société qui ne peut être qu'abstraite, crée artificiellement par un appareil politique, juridique, idéologique et religieux qui en donne l'illusion. La nation au contraire est un facteur social fonctionnel, elle provoque l'intégration des parties sans passer par leur suppression (en tant que parties). Elle produit l'unification de la société en neutralisant les tendances conflictuelles qui risquent d'en ruiner la cohésion. La force de la conscience nationale peut même arriver à empêcher l'éclosion de la conscience de classe ou à la supprimer. Quand la nation est perçue comme menacée, les ennemis déposent les armes, au nom de "l'intérêt national", pour s'embrasser dans l'unité nationale. [...] Ce pouvoir de la nation est tellement reconnu que les chefs dEtat les plus clairvoyants y font appel pour neutraliser les divisions de classes. Il serait sans doute ironique d'interpréter ainsi une certaine propagande patriotique dans les pays dont la politique prétend s'inspirer plus ou moins du socialisme marxiste. Contentons-nous de citer le Président Habib Bourguiba :
L'Etat (tunisien) affirme que la solidarité de la nation interdit toute division en classes opposées et affrontées. Au temps de la colonisation une telle division existait entretenue par les "préponderants"; mais, après l'Indépendance, le gouvernement a fait de la classe ouvrière un élément inséparable de la nation depuis qu'il a étouffé toute tendance à l'antagonisme de classe, génédrateur de conflits, de haine et d'envie.
En somme, on ne peut réduire la classe sociale la nation qu'en la supprimant. Mais un tel processus signifie dans la pratique le triomphe des structures de pouvoir et de l'organisation politique de la société dont la suppression devait selon Marx découler de la lutte des classes. Ainsi ce n'est pas sans pénétration que Pierre Vergnaud lie la dictature stalinienne à la substitution de la nation à la classe comme principe et fondement de la société." (p.25)
"Les nations dominées demandent l'égalité et elles peuvent donner un contenu humain et social à leurs revendications et a leurs luttes, mais l'agressivité du nationalisme tend non seulement l'égalité, mais à l'hégémonie, à la domination, l'impérialisme." (p.26)
"Double étape dans la "fétichisation" de la nation. D'abord la réduction de la classe avec son contenu socio-économique à la nation, ce qui distrait l'attention des forces en lutte, des éléments de désintégration au profit d'un cadre et d'un sentiment d'unité, d'homogénéité. Passer de la classe à la nation, c'est passer de la multiplicité et de la division à l'unité qui ne peut être qu'artificielle, formelle et mystifiante tant que demeure objectivement non seulement une lutte de classes reconnue mais aussi virtuelle.
La deuxième étape consiste soit à nier, soit à mettre entre parenthèses, le contenu de la nation pour en privilégier les éléments strictement formels et les transformer en éléments d'une mystique : le nationalisme qui canalise, dévie et exaspère les forces sociales dont l'expression est bloquée sur le plan de leur contenu. Il y a diversion de ces forces dont la volonté de puissance passe du contenu à la forme, de l'intérieur à l'extérieur, des taches révolutionnaires de transformation socio-économique aux taches de conquête politique et culturelle.
"L'obsession du sentiment formel de la nationalité serait alors, écrit Lefebvre, la névrose d'un groupe ou d'un peuple pour lequel il n'existe pas provisoirement de solution a ses problèmes -ou qui est passée à côté de la véritable solution". Le nationalisme en tant que culte de la nation apparait ainsi comme une pathologie de la forme de la lutte des classes coupée de son contenu. C'est pourquoi les plus perspicaces parmi les marxistes ont cru que, si la nation pouvait peut-être se survivre dans la société sans classe (dans le socialisme), ce serait sans nationalisme." (pp.31-32)
"[La] structure [de la société] n'est jamais définitivement fixée car elle contient le principe de son remplacement. La praxis unit donc les éléments de la totalité et menace par cette union la totalité en elle-même et chacun de ses éléments empêchant tous et chacun de se fixer, de prendre forme, de devenir forme. La praxis empêche radicalement la forme de gagner son autonomie de se transformer en fétiche." (p.32)
"Mais concevoir ainsi la totalité comme mouvante, c'est poser le problème des totalités partielles et ouvertes. Celles-ci tout en ayant des structures propres (mouvantes) n'y sont pas fixées, c'est dire que la forme y demeure ouverte et ne peut se poser pour elle-même : elle doit référer essentiellement à son contenu. On trouve dans le vivant ce type de totalité car sa structure se rapporte à un contenu, à une intériorité, qui n'est que par des multiples rapports à d'autres êtres, à une extériorité. Le mouvement de la praxis est alors dialectiquement double puisqu'il tend à la fois à affirmer la forme pour protéger le contenu et à transformer le contenu en le rapportant à l'extériorité, à la nouveauté. L'activité défend et dépasse la forme.
C'est ce cadre qui permet non seulement de sauver la nation pour le marxisme, mais d'en faire un élément positif tout en l'empêchant de servir d'écran. Le marxisme défend la nation comme totalité partielle, c'est-à-dire comme spécificité historique. Mais par là, il la prive de tout caractère absolu et définitif et de toute autonomie formelle. C'est comme totalité partielle subordonnée et déterminée à la fois par la totalité (en tant que fin) et par la praxis concrète (qui construit la totalité) que le marxisme retient et défend la nation non seulement comme élément stratégique et momentané, mais aussi comme support de valeurs spécifiques s'intégrant dans l'universalité de la civilisation de l'homme libre [...]
Le marxisme est cohérent en soutenant la simultanéité du national et de l'international parce que celui-ci n'est pas une totalité vide ou homogène, mais l'union de totalités partielles de spécificités diverses créant par leur diversité même la richesse de la totalité." (p.33)
"Le spécifique peut être la forme de l'universel.
La culture pleinement nationale doit être le fondement du nouvel humanisme. L'universel doit être concret. Il ne peut y avoir d'opposition, mais une unité dans la multiplicité, entre l'universel et le particulier, donc entre l'humain et le national. L'humanité n'est pas au-dessus des nations, comme dans le vieux schéma libéral. Elle ne se superpose pas abstraitement à la nation. Elle nait au cœur même des nations, dans ce qu'elles ont de plus secrètement personnel et accompli. C'est en étant véritablement et profondément membre de la communauté nationale populaire que l'on est homme. Et c'est dans cette communauté que l'individu formel peut devenir concret." [Lefebvre, Le nationalisme contre les nations, pp.240-241]." (pp.34-35)
"Le cadre de la totalité partielle permet d'admettre des niveaux et des étapes dans la praxis révolutionnaire ; la nationalité est un de ces niveaux, et donc elle ne peut réclamer la totalité. Le marxisme assume la nation, mais sans le nationalisme." (p.35)
"Le marxisme ne peut s'interpréter comme un économisme qui, pris exclusivement, le réduirait a ses éléments formels. Si les forces et les mouvements sociaux sont toujours portés par l'économique, celui-ci ne les épuise pas. La praxis qui assume la nation ne peut pas être qu'économique, elle doit être aussi sociale, politique, culturelle, éthique, etc." (pp.35-36)
-André Vachet, "Le problème de la nation dans le marxisme français", Revue canadienne de science politique, Vol. 3, No. 1 (Mar., 1970), pp. 18-36.