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    Benjamin Stora, Ils venaient d’Algérie. L'immigration algérienne en France (1912-1992)

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Benjamin Stora, Ils venaient d’Algérie. L'immigration algérienne en France (1912-1992) Empty Benjamin Stora, Ils venaient d’Algérie. L'immigration algérienne en France (1912-1992)

    Message par Johnathan R. Razorback Dim 5 Nov - 7:55



    "La guerre finie, ne restent en France que quelques milliers d'Algériens. Mais les besoins de l'industrie, les travaux de reconstruction de régions dévastées exigent la présence d'une importante main-d'œuvre immigrée. A la différence des Marocains et Tunisiens, les Algériens vont continuer à émigrer en nombre.

    Le premier grand flux de travailleurs algériens vers la France apparaît entre 1919 et 1924. Les départs sont en partie compensés par un nombre important de retours : 71 028 contre 57 467 en 1924. [...]

    En dépit des contrôles tatillons, les Algériens continuent pourtant à émigrer. En 1937, sur 82 000 Nord-Africains recensés, 18 000 sont des chômeurs à peine secourus et 19 000, « sans ressources ». Or on compte cette année-là 46 562 départs d'Algérie, contre 27 200 en 1936, du seul fait d'un léger assouplissement des contrôles. Pour les dizaines de milliers d'Algériens qui vivent en métropole dans l'entre-deux-guerres, la France devient le pays des hauts salaires, des espaces de liberté. [...]

    Avant 1914, les Algériens de Paris, au nombre de quelques centaines, résidaient principalement dans le 5e arrondissement et plus précisément autour de la place Maubert, comme dans la rue des Anglais ou celle de la Montagne-Sainte-Geneviève. Ils avaient constitué, là, une sorte de petit îlot maghrébin, qui ne perdurera pas, unique dans son genre.

    Dans la période 1920-1939, les Algériens se concentrent à nouveau dans Paris et la région parisienne, où vivent environ la moitié d'entre eux. Si la capitale vient en tête de l'immigration algérienne en France, ce n'est pas simplement dû à l'amélioration des moyens de transport, mais aussi à la formidable attraction du marché parisien. Attraction qui s'exerce sur les campagnes algériennes par « paquets » de population, un émigrant tirant l'autre.

    Dans cette colonie algérienne, composée presque exclusivement d'hommes jeunes, la répartition géographique est déterminée par la proximité des usines. A Paris, les Algériens se regroupent dans les arrondissements industrialisés et ouvriers de la périphérie: 13e, 15e, 18e, 19e, 20e... En banlieue, les concentrations les plus denses sont situées dans les communes délimitées par la vaste boucle que décrit la Seine à sa sortie de Paris, c'est-à-dire la petite couronne du nord, nord-ouest : Saint-Ouen, Aubervilliers, Saint-Denis, Gennevilliers, Asnières, Boulogne, Clichy, Colombes."

    "Dès l'indépendance de l'Algérie, les deux États, français et algérien, tentent de s'accorder sur la présence de travailleurs immigrés en France.

    Les accords de 1962, qui entérinent l'indépendance de l'Algérie, définissent en conséquence les droits et les devoirs des ressortissants des deux pays. Quatorze articles sont consacrés aux droits des Français d'Algérie ; deux seulement aux Algériens en France. D'après les articles 7 et 11, les Algériens, notamment les travailleurs, détiennent les mêmes droits que les Français, à l'exception des droits politiques, et jouissent de la liberté de circulation entre les deux pays. L'histoire va bousculer les pronostics et les accords. Les « pieds-noirs » vont quitter en masse l'Algérie, et, en sens inverse, l'émigration de travailleurs algériens s'accentue. Une « véritable hémorragie de l'Algérie vers la France », selon l'écrivain Belkacem Hifi65.

    Et pourtant, au cours des mois d'avril-mai-juin 1962, à la suite des accords d'Évian, de nombreux Algériens résidant en France depuis plusieurs années, ont, sur décision de la fédération du FLN, réintégré leur ancien domicile en Algérie où ils devaient constituer et former de nouveaux cadres algériens. Mais voilà : sept années de guerre marquées par les destructions et les déplacements de population, l'acharnement de l'OAS à détruire les infrastructures du pays, l'exode rapide des « pieds-noirs » à la veille de la proclamation de l'indépendance, la désorganisation profonde de l'Algérie qui en résulte, l'arrivée brutale sur le marché de l'emploi de dizaines de milliers de détenus algériens libérés ou de combattants démobilisés, autant de facteurs qui expliquent la reprise de l'émigration vers la France dès l'été 1962.

    Du 1er septembre 1962 au 11 novembre inclus, 91 744 entrées d'Algériens sont enregistrées dans l'hexagone. Dans le même temps, les services officiels comptabilisent 45 043 sorties. Pendant cette courte période, la communauté algérienne de France s'accroît donc de plus de 46 000 personnes.

    Ce sont des familles entières qui arrivent pour la première fois en France, s'installant de préférence dans des départements en pleine expansion économique: Haut-Rhin, Bas-Rhin, territoire de Belfort, Doubs, Meuse, Moselle, Nord, Isère et, à un moindre degré, Seine-Maritime, Haute-Savoie, Puy-de-Dôme, Var, Vaucluse, Pyrénées-Orientales, Haute-Garonne et Gironde. Comme auparavant, la région parisienne constitue le pôle d'attraction le plus important.

    Cette nouvelle vague de migration fait voler en éclats l'accord de 1962. De part et d'autre de la Méditerranée, on envisage la mise en place d'un contrôle des « flux », afin de maintenir ceux-ci dans des limites « raisonnables ». On veut une émigration contrôlée comme aux époques des reconstructions françaises d'après-guerre. Différence essentielle: la négociation aura lieu entre deux États souverains faisant ainsi disparaître les notions de « métropole » et de « colonie ». Le 9 janvier 1964, entre le ministre des Affaires sociales du gouvernement algérien et le ministre du Travail français, il est convenu que :

    « 1) Les deux gouvernements ont estimé qu'il était conforme à l'intérêt de l'Algérie et de la France de normaliser les courants de main-d'œuvre entre les deux pays.

    « 2) Dans l'immédiat et jusqu'au 1er juillet prochain, les arrivées nouvelles de ressortissants algériens en France seront déterminées en fonction des problèmes posés actuellement aux économies des deux pays.

    « 3) A partir du 1er juillet, les arrivées de travailleurs algériens seront fixées en fonction des disponibilités en main-d'œuvre de l'Algérie et des possibilités du marché français de l'emploi, que le gouvernement français fera connaître trimestriellement au gouvernement algérien.

    « (...) 5) L'établissement en France des familles des travailleurs algériens doit être, à l'avenir, conditionné par l'existence d'un logement66. »

    Ces mesures n'empêchent pas l'immigration de grossir. Au printemps 1965, le cap de 600 000 Algériens en France est atteint.

    Le nombre est en forte progression dans les Alpes-Maritimes, l'Ardèche, la Dordogne, la Drôme, l'Eure-et-Loir, le Nord, l'Oise, le Bas-Rhin, la Saône-et-Loire, la Haute-Savoie, la Seine-Maritime, la Seine-et-Marne, la Seine-et-Oise et les Vosges.

    Trois de ces 14 départements, l'Ardèche, la Dordogne et l'Eure-et-Loir, étaient considérés jusqu'en 1962 comme départements à faible population algérienne. Ils dépassent maintenant le cap de 1 000 pour la Dordogne et l'Eure-et-Loir et de 1 500 pour l'Ardèche.

    Parmi les autres départements en progression moyenne, figurent l'Ain, les Basses-Alpes, les Ardennes, l'Aube, l'Aude, les Bouches-du-Rhône, le Cher, la Haute-Garonne, l'Isère, le Jura, la Loire, la Loire-Atlantique, le Lot-et-Garonne, la Marne, l'Orne, les Basses-Pyrénées, le Haut-Rhin, la Seine, la Somme, Belfort et le Vaucluse.

    La pression migratoire impose une troisième négociation, qui vise à prévenir et à maîtriser son évolution. L'accord franco-algérien du 27 décembre 1968 limite la liberté de circulation prévue par les accords d'Évian. Le contrôle aux frontières se veut plus sévère, plus sélectif que dans le passé.

    De son côté, en 1969, la France affilie le régime d'immigration au ministère de l'Intérieur, ôtant ainsi toute prérogative au ministère du Travail et le débarrassant du poids de sa charge naturelle. Pour Farida Belghoul, « affiliés au Travail, on réduisait les hommes à une seule dimension : leurs bras. Les mettre ensuite dans les mains de la police française c'était carrément les désigner, en plus, comme suspects67 ».

    Le 20 septembre 1973, le président Boumedienne suspend l'immigration vers la France et, en juillet 1974, le gouvernement français décide l'arrêt de toute immigration, y compris familiale. Celle-ci sera d'ailleurs rétablie par la suite (circulaire Dijoud de 1974 et 1975).

    Malgré ces décisions et en dépit d'un certain mouvement de retour, la communauté algérienne va continuer à croître jusqu'en 1975, comme le montrent les statistiques publiées successivement par le ministère de l'Intérieur : 845 000 au 31 décembre 1973 ; 871 000 au 31 décembre 1974 ; 884 320 au 31 décembre 1975.

    Cette croissance peut à la fois s'expliquer par le taux élevé de natalité chez les Algériens et par l'immigration familiale.

    Après la vague de l'entre-deux-guerres, celle de la reconstruction de l'après-1945, et le mouvement qui s'opère à la faveur de la guerre d'Algérie, voici donc une nouvelle évolution migratoire, très importante. Le nombre d'Algériens passe de 400 000 à près de 900 000. Leur condition ouvrière n'est plus le moyen de perpétuer une condition paysanne au pays. A la différence des époques précédentes, apparaît alors un mélange d'attachement à l'Algérie, patrie enfin libérée, et de comportements de francisation.

    Autre différence, essentielle, avec les vagues migratoires précédentes. La question du « nom » ne se pose plus désormais pour cette immigration particulière. Les Algériens entrent maintenant, complètement, dans la catégorie des « étrangers » venant travailler en France. Il reste pourtant, toujours, encore, un « problème » : ces musulmans arrivant eux aussi d'Algérie, après l'indépendance, mais qui ont choisi d'être Français. On les appelle les harkis."

    "Après celui du « Nord-Af » ( 1940-1950), de « l'Algérien » ( 1950-1960), voici venu le temps du « Maghrébin ». Le terme apparaît dans les médias notamment, au moment de la vague de crimes racistes qui secoue la France entre 1971 et 1976.

    De 1966 à l'été 1974, l'économie française poursuit son expansion à un rythme particulièrement soutenu (5 à 6 % par an en moyenne) qui la place aux premiers rangs des pays occidentaux. La secousse de 1968 provoque un ralentissement général de l'immigration mais ne casse pas « l'expansion ».

    Celle-ci repart de plus belle en 1969-1971, entraînant une nouvelle vague d'entrée de travailleurs étrangers. L'espace économique français continue de se modifier : ouverture de nouvelles autoroutes, création ou extension des complexes industriels littoraux, diffusion de l'industrie dans l'Ouest et de la sidérurgie dans l'Est, grands programmes de développement urbain...

    Ce vaste effort d'équipement induit une participation importante de la main-d'œuvre étrangère. Et ce, en dépit de l'arrivée des jeunes sur le marché de l'emploi (à la suite de la reprise démographique de l'après-guerre), ou de la contribution accrue des femmes à l'activité économique.

    En fait, la tendance enregistrée au lendemain de la Première Guerre mondiale se poursuit: les « nationaux » abandonnent aux immigrés certains emplois jugés pénibles (éboueurs), dangereux (mineurs, maçons, ouvriers de fonderie), à caractère répétitif (OS sur les chaînes de construction automobile)... Autant de tâches qui sont l'objet de déconsidération sociale, la faiblesse de rémunération n'entrant pas toujours en ligne de compte dans la désaffection des « nationaux ».

    La moitié exactement de la population active étrangère est formée d'OS, de manœuvres et de mineurs (30 %), contre un cinquième environ (19,1 %) de Français. Si l'on ajoute les ouvriers qualifiés et les contremaîtres, on constate que près de 3/4 des actifs étrangers (72,9 %) sont des ouvriers contre le tiers (34,7 %) de Français. En 1973, près des 2/3 des établissements français emploient des immigrés qui représentent ainsi 12,4 % des salariés contre 11,8 % deux ans auparavant.

    Entre 1960 et 1972, le nombre d'émigrés marocains en France va presque décupler. Il passe de 29 000 à 218 000. Les causes de ces mouvements migratoires sont connues : chômage (765 000 chômeurs en 1967 au Maroc) ; pression démographique; rapport actifs/inactifs qui ne cesse de se dégrader ; accroissement du nombre de jeunes sur le marché du travail (265 000 en 1967, 400 000 en 1970).

    A ces causes, somme toute « classiques », s'ajoutent les circonstances politiques particulières du Maroc des années 70 qui provoquent des départs et amènent le développement d'une immigration politique marocaine en France ; et, surtout, le type de recrutement qui s'opère dans le milieu rural pour les besoins de l'économie française.

    Après le Sud (Souss), le Rif oriental et central, de nouvelles zones de départ apparaissent dans les années 60 : principalement l'axe Kenitra-Rabat-Casablanca ; les provinces de l'Est, Oujda et Taza. La carte de départs vers la France, en 1969-1970, montre que l'émigration touche tout le milieu rural marocain. En 1971, de nombreuses tribus fournissent leurs contingents d'hommes vers la France et le reste de l'Europe. Les centres urbains sont également touchés, puisque, à cette époque, 30 % des migrants sont originaires de la métropole Casablanca, des capitales régionales, Oujda ou Meknès.

    Peu après la suspension de l'immigration, en 1974, les Marocains sont, au recensement de l'année suivante, 260 000. Pour atteindre le chiffre de 431 000 en 1982 (0,79 % de la population totale), dont la moitié de travailleurs permanents. La majorité des Marocains s'installent dans la zone située à l'est d'une ligne joignant l'embouchure de la Seine (nord-ouest) à celle du Rhône.

    On les rencontre principalement dans l'industrie lourde et la métallurgie (39,5 %), le bâtiment (32,5 %), les mines ( 12,6 %), l'agriculture, la pêche et la forêt ( 11,7 %), les services domestiques (3,7 %).

    Selon les statistiques officielles, le nombre de Tunisiens fixés en France passe de 52 000 au 31 décembre 1965 à 142 000 huit ans plus tard. Mais si l'on tient compte des naturalisations intervenues entre-temps ( 17 000) et, surtout, de l'importance de la main-d'œuvre « flottante », qui n'effectue en France que des séjours de quelques semaines ou mois sans même se faire enregistrer, ce sont en réalité, 200 000 à 300 000 Tunisiens qui ont utilisé cet « espace migratoire » au cours de la période 1966-1978.

    Après un léger ralentissement en 1962, la communauté tunisienne connaît une phase d'accélération en 1969. Puis une seconde, plus forte encore, en 1972-1973. A cette date, les Tunisiens représentent environ 4,2 % de la population étrangère en France.

    Par rapport aux autres Maghrébins, les Tunisiens se signalent par leur plus forte concentration en région parisienne (40,5 % contre 34,9 % des Algériens, et 31,4 % des Marocains), et en Provence-Côte-d'Azur (20,8%, contre 18 % des Algériens, et 7,8 % seulement des Marocains).

    Les immigrés tunisiens en France constituent une population dont le niveau d'instruction est plus élevé que celui des autres Maghrébins. D'où de fréquentes déqualifications pour ceux, moins nombreux, qui ne sont pas dirigés vers le tertiaire (commerce surtout) et les services. L'immigration familiale s'élève progressivement : à partir de 1972, 4 000 personnes entrent à ce titre par an.

    Des trois nationalités qui composent le bloc des travailleurs maghrébins, en formation entre 1970 et 1980, la « personnalité » algérienne demeure à la fois la plus forte et la mieux représentée. Les Algériens ont eu le temps de transposer leur mode de vie, d'asseoir leur conscience de la dimension historique (rapport à la France, à l'Algérie). Les réseaux communautaires algériens se présentent d'ailleurs comme des lieux refuges pour les Marocains et les Tunisiens. En outre, la langue arabe constitue un pont entre tous les ressortissants du Maghreb, même si Marocains et Tunisiens adoptent souvent dans un premier temps le dialecte algérien aux dépens du leur. La communication est réelle. Elle s'établit rapidement.

    Une « communauté » maghrébine se construit, qui résorbe, apparemment, les différences régionales ou nationales. L'esprit de cette communauté ravive, en situation d'exil, la lointaine « communauté islamique » (umma islamya). Elle réactualise le phénomène de l'entraide. Cet instinct de conservation face à l'étranger, c'est-à-dire les Français (toujours vus comme des « conquérants », même en France), consolide l'appartenance religieuse musulmane. Des paroles d'immigrés, saisies dans ces années 70, témoignent de ce besoin d'appartenir à un groupe de référence, d'organiser un système de conduites puisant sa vigueur dans des traditions séculaires.

    Ahsène Zehraoui, en 1978, et Tahar Ben Jelloun, en 1979, rapportent ces propos d'immigrés maghrébins qui, dans un cadre hostile, improvisent des « débris culturels » où vient se mêler un peu de spirituel :

    1978 : « Pourquoi ne disposons-nous pas d'une mosquée, par exemple dans le 20e arrondissement ? On nous a donné une petite salle à l'intérieur de l'église de Ménilmontant. Est-ce juste que nous soyons obligés de rentrer dans une église pour prier ? Sommes-nous des chrétiens ? Le vendredi, nous sommes obligés de faire la prière sur le trottoir. Pourtant, chez nous, on enseigne le français à nos enfants, et on respecte les autres religions. Ici, pas de cours d'arabe, pas d'abattoirs, pas de mosquées pour nous. Et comment se fait-il que nous n'ayons pas un jour de repos pour la fête de l'Aïd, alors qu'en Allemagne les musulmans y ont droit ? Pour le Ramadan, les patrons se montrent compréhensifs, mais pour l'immense majorité de ceux-ci, c'est la production avant tout. »

    1979 : « Je suis croyant. Je fais mes cinq prières le soir. Malheureusement je ne peux pas arrêter le travail pour prier au moment où il faut. Je travaille sur des chantiers, donc difficile de s'arrêter... »

    Le rigorisme s'accentuant fréquemment dans l'exil, l'islam devient une digue contre la dépossession ; défense et déjà « résistance » au plan politique. Cet instinct religieux forge la conscience de minorité ethnique, au détriment d'une conscience sociale, ou nationale (le pays de départ)."

    "Le régime benbelliste, au lendemain de l'indépendance, reconnaît — à rebours de toutes les théories émises précédemment — qu'il ne peut se passer de la soupape de sécurité que lui offre le marché de l'emploi en France. Les problèmes de la population immigrée sont, en revanche, relégués à l'arrière-plan.

    L'émigration reste un mal... nécessaire. Dans l'opposition, Hocine Ait Ahmed n'hésite pas à formuler une appréciation somme toute très voisine des préoccupations des autorités algériennes, en 1966 : « Dans l'état actuel de l'Algérie, l'émigration est une solution nécessaire au chômage et au sous-emploi. Il est utopique de concevoir la réinsertion de ces émigrés dans l'économie nationale tant que le climat d'insécurité et d'improvisation qui caractérisent la politique et l'économie algériennes empêcheront la réalisation de tout plan de développement sérieux. Les Algériens eux-mêmes investissent à l'étranger et placent leurs économies loin des banques algériennes. »

    Ben Bella renversé, le discours change. Le 1er novembre 1965, le nouveau président, Houari Boumedienne, lance un appel « aux cadres techniques, ingénieurs, professeurs », à qui il est demandé de « rejoindre le pays qui a besoin de leurs services ». Le 8 août 1966, le chef de l'État algérien, à l'occasion d'un « premier séminaire sur l'émigration », cite les réalisations industrielles d'Annaba et d'Arzew, capables selon lui, à terme, de dégager des postes de travail pour les émigrés candidats au retour.

    C'est surtout en 1973, année de suspension de l'émigration décidée par le gouvernement algérien, que le tournant s'avère le plus net. Le 12 janvier 1973, à l'ouverture d'une « Conférence nationale sur l'émigration », Boumedienne dénonce, en termes sévères, les « insultes, les provocations, les assassinats et autres mesures discriminatoires » dont sont victimes les Algériens en France, à la suite, selon lui, des décisions du gouvernement algérien de nationaliser ses ressources pétrolières. Le ressortissant algérien résidant en France doit être fier « de son authenticité arabo-islamique » qui, ajoute Boumedienne, le protège de toute volonté d'intégration dans la société d'accueil.

    La Charte nationale de 1976 se veut dans la lignée des déclarations présidentielles : « L'État assurera, entre tous les secteurs de la vie nationale, la coordination nécessaire pour faciliter le retour et l'insertion des émigrés, et pour mettre en place, le cas échéant, les structures appropriées en vue de parvenir à l'accomplissement de cet objectif. Il s'efforcera notamment de résoudre les problèmes sociaux inhérents à leur réinsertion. De leur côté, les émigrés algériens font de leur retour dans le pays et de l'engagement dans la lutte pour l'édification du socialisme une de leurs aspirations fondamentales. »

    En 1981, après l'arrivée de la gauche au pouvoir, le discours de la presse algérienne maintient le cap du « retour », en l'ajustant toutefois à la « deuxième génération ». Voici ce qu'écrit El Moudjahid en novembre : « La France voudrait récupérer la deuxième génération pour pallier au problème de natalité qu'elle connaît et pour reproduire sur place la main-d'œuvre indispensable pour son économie (...). La société française leur a déjà offert une fausse identité culturelle, et une trompeuse éducation de "petit Français". Pour éviter l'intégration, il paraît urgent et prioritaire d'envisager un travail de préparation pour le retour dès la naissance, au sein de la famille, à l'école, travail qui se poursuivra dans le pays d'origine. »

    Le retour reste donc au centre des préoccupations : il faut le préparer dès l'arrivée en France.

    Mais ce fameux « retour », il est également voulu par les autorités françaises à la fin des années 70 ! Lionel Stoléru promet son célèbre « million » aux immigrés qui quittent la France. Les circulaires Bonnet institutionnalisent les retours en prévoyant des séjours à durée déterminée d'avance.

    Voulu, certes, mais impossible ! La société de départ n'offre que peu de perspectives d'emploi et de réintégration. Dans le cas algérien, les travailleurs qualifiés pouvaient, dans certains secteurs, trouver un emploi dans leur pays. En l'occurrence, cette compétence se transforme en obstacle, elle rend moins désireuse de retourner en Algérie.

    Ajoutons à cela que ces travailleurs se heurtent, de l'autre côté de la Méditerranée, à une pénurie de logements. De quoi les retenir dans l'hexagone. L'immigration familiale freine aussi les velléités de retour. Une étude portant sur 80 Algériens et leurs familles dans la région Rhône-Alpes, entre 1972 et 1982, est à cet égard révélatrice. Les femmes qui, pourtant, se sentent très « algériennes » et se trouvent en France depuis moins longtemps que les hommes, demandent volontiers à rester : « attachées au pays, habituées à la France », elles peuvent trouver quelque intérêt à prolonger un séjour qui accroît leur autonomie personnelle72.

    La présence d'enfants nés et éduqués en France entrave également le retour. Les parents, quand ils sont retraités et désirent repartir, cèdent devant leurs héritiers qui ne veulent plus retourner en Algérie. Sauf pour y passer des vacances...

    D'ailleurs, plus le séjour s'allonge, et plus le « retour » s'avère improbable. D'autant qu'avec le temps s'aggravent les risques d'échec. Tous ces éléments se combinent pour faire du « retour » une nouvelle épreuve migratoire, un nouveau déracinement.

    Malgré l'existence du chômage en France, la diffusion d'un climat hostile né de la montée du racisme et les différentes politiques d'aide au départ, les Algériens immigrés, dans leur grande majorité, se fixent en France. Parmi les 94 0000 personnes concernées par les « retours-réinsertions » on comptait ainsi 39 % de Portugais, 25,4 % d'Espagnols, 8 % de Tunisiens, 6 % de Marocains et seulement... 3,7 % d'Algériens.

    Le temps où les chefs de la fédération de France du FLN croyaient dur comme fer que le retour des immigrés dans leur pays constituerait un facteur de développement, ramenant avec eux un capital et un savoir-faire, s'éloigne. Surtout quand on constate que le transfert d'économies par actif est de 18 932 F pour les Portugais et de... 201 F pour les Algériens. Aujourd'hui, en France, ce qui est à l'ordre du jour c'est l'aide aux Algériens âgés restés en France. Le fait qu'un Comité d'aide aux Maghrébins âgés en France (CAMAF) se soit créé en 1989, qui demande, entre autres, l'obtention d'un « minimum vieillesse », est très révélateur. Ceux-là ne se proposent plus le retour au pays."

    " [L'extrême-gauche maghrébine] se « fond » dans l'extrême gauche française après 1968 (notamment au sein du groupe « mao-spontanéiste » la Gauche prolétarienne).

    Sur cette période qui va de 1968 à 1974, Driss El Yazami explique : « Ces militants développent à l'université dans un premier temps, puis dans les quartiers et les usines ensuite, un travail d'agitation autour de la révolution palestinienne, perçue et présentée comme le modèle à suivre par "les masses arabes opprimées par l'impérialisme et les régimes arabes réactionnaires". Dans l'esprit de ces militants, regroupés dans des "comités Palestine", il ne s'agit pas seulement de soutenir les Palestiniens; il faut aussi s'en inspirer pour s'organiser en dehors des appareils officiels (les amicales gouvernementales en l'occurrence) et des partis traditionnels de gauche [...]. »

    1972 sera l'année du grand tournant. A Marseille, les militants des comités Palestine publient à partir de décembre 1971-janvier 1972 un journal de la même veine intitulé Al Assifa. Il porte comme sous-titre : « Soutien aux luttes des masses arabes ». Derrière la référence explicite du titre à la branche armée du Fatah (Al Assifa : La tempête), se cache un sommaire plus prosaïque qui rend compte des problèmes de logement d'immigrés maghrébins et des « ripostes » aux crimes racistes plus que des problèmes de politique internationale arabe.

    De 1972 à 1975, les mouvements revendicatifs de l'immigration maghrébine seront largement représentés dans ces deux journaux, publiés irrégulièrement et diffusés par les groupes de militants. Épisodiquement, le comité de coordination des foyers Sonacotra édite un bulletin qui se fait l'écho de la longue grève des loyers. Celle-ci démarre en 1974. Elle va durer plusieurs années, alors que des associations lancent leur propre journal, tel le CTA (Comité des travailleurs algériens), qui publie La voix des travailleurs algériens ou l'AMF (Association des Marocains de France) qui relance son journal Al Jaliya Al Maghribiya (La communauté marocaine), dont le premier numéro avait paru en avril 1972.

    On s'en rend alors compte : l'immigration maghrébine, algérienne en particulier, a profondément évolué, au plan social et politique. Les « événements » de mai-juin 1968, le passage dans les universités (on l'a vu avec le « groupe de Vincennes »), la rencontre avec l'extrême gauche française, fournissent à certains fils d'ouvriers immigrés algériens d'autres modèles, d'autres références, d'autres façons d'entrer en politique. La grève des loyers des foyers Sonacotra fait savoir à l'opinion publique que l'immigration, sans perdre sa mémoire de la guerre d'Algérie, se préoccupe aussi du quotidien : ses conditions de vie et de travail en France.

    La circulaire du 5 juillet 1974, relative à l'arrêt provisoire de l'introduction des travailleurs étrangers, inaugure au demeurant un style nouveau de gestion de la politique d'immigration en France. C'est un tournant fondamental dont on a du mal, encore aujourd'hui, à percevoir toute l'importance. La France renonce à la concertation avec les pays d'émigration, la politique française devenant en la matière une politique souveraine et exclusive.

    A partir de ce moment, à travers une série de décrets et de circulaires, se poursuit le processus de fermeture des frontières. Alors que dans le début des années 1970, plus de 100 000 nouveaux travailleurs permanents étaient enregistrés chaque année, la politique d'arrêt de l'immigration produit rapidement ses effets. En 1986, à peine 10 000 travailleurs permanents sont introduits annuellement. Dans ce cadre, la donnée essentielle devient l'accroissement des naissances d'origine étrangère sur le territoire français, principal facteur d'augmentation de la population étrangère dans l'hexagone. A l'heure actuelle, un peu plus de 70 000 enfants naissent chaque année de deux parents étrangers, y compris les enfants algériens. Ils représentent 11 % des naissances enregistrées. Certains de ces gamins sont français à leur naissance. Il s'agit essentiellement d'enfants nés de parents algériens. Les autres sont appelés à le devenir à leur majorité, s'ils résident toujours en France.

    A cette nouvelle situation correspond un état d'esprit nouveau. On est en France pour y rester. On y restera.

    Un petit noyau de militants, se situant à l'intersection des trois pôles « non officiels », lance en mars 1979 un hebdomadaire, Sans frontière. Les sommaires de ce journal apparaissent comme autant de miroirs de cette période de basculement : pétitions contre l'action de certaines municipalités communistes après « l'affaire du bulldozer » de Vitry en 1980 ; grève de Lyon contre les expulsions de jeunes en avril 1981 ; soutien à la cause palestinienne ; dénonciation de la violation des droits de l'homme dans les pays du Maghreb ; manifestation commune des jeunes et des ouvriers au moment de la grève de Talbot...

    Sans frontière et son équipe seront à l'origine de la première grande marche pour « l'égalité des droits », partie de Lyon en 1983... Dans le même temps apparaît Radio-Beur, qui veut prendre en compte les réalités revendicatives « d'égalité de droits » dans la société française et les innovations culturelles. Sans frontière et Radio-Beur, deux matrices dont sont issus les principaux acteurs du Collectif des droit civiques pour le droit de vote, les inscriptions sur les listes électorales dont s'inspirera, plus tard, France Plus...

    Au milieu de ce bouillonnement, quel peut être l'impact des organisations « traditionnelles » algériennes en France ?

    En 1982, le discours officiel algérien, vingt ans après l'indépendance, reste appuyé, d'une part, sur la nécessité du retour de ses nationaux exilés ; d'autre part, sur la protection des émigrés contre « les explosions racistes », « les persécutions de la part des nostalgiques d'un passé révolu ».

    Sans perspectives plus motivantes, l'Amicale des Algériens en Europe se réfugie dans la gestion (établissement de documents administratifs permettant de circuler ou de transférer des fonds ; rapatriement des corps au moment des décès ; participation à l'édification de lieux de culte). Tant bien que mal, elle tente aussi de s'insérer dans les débats politiques ou culturels qui ont cours dans l'immigration (en particulier avec l'animation du Centre culturel algérien à Paris).

    Son journal porte désormais le titre Actualité de l'émigration. Il s'efforce de répondre aux nouvelles donnes de la situation. Et bien sûr, l'Amicale ne renonce pas à ses tâches d'encadrement et de légitimation du pouvoir en place en Algérie.

    C'est avant tout contre cette institution-carcan que se manifestent les organisations de l'opposition. Après sa libération en 1980, Ahmed Ben Bella s'installe en France et multiplie dans la presse les déclarations hostiles au régime d'Alger. L'ancien président se prononce contre le parti unique et lance son organisation, le Mouvement pour la démocratie en Algérie (MDA).

    Le MDA avec son journal El Badil, gagne rapidement en influence, en particulier dans la région parisienne, marseillaise et le Nord. Il organise un congrès du 25 au 27 mai 1984, mène de véritables campagnes d'affichage dans certains quartiers de Paris. L'affiche représente l'emblème algérien, avec, à l'intérieur, la photo de Ben Bella. De nombreuses inscriptions murales, en arabe et en français, invitent la communauté émigrée à rejoindre « Ben Bella pour la démocratie en Algérie ».

    Toutes ces activités inquiètent l'Amicale qui perturbe sans complexe, le 27 mars 1982, une réunion tenue à la Maison du Peuple à Belfort. Des incidents se multiplient entre diffuseurs des deux mouvements, notamment dans l'Est de la France à la fin de l'année 1986. Mais, confrontée aux tracasseries policières françaises, à la répression contre ses militants (des dirigeants ont failli être expulsés en novembre 1986 vers l'Algérie), à l'interdiction de son journal El Badil en décembre 1986, l'organisation benbelliste semble s'essouffler au début de l'année 1987. Le manque de clarté de ses positions politiques — ou son incohérence — ne permet plus au MDA de poursuivre sa progression.

    Le Front des forces socialistes (FFS), animé en particulier par Ali Melici, continue son renforcement et lance un journal, Libre Algérie. En revanche, le PRS de Mohamed Boudiaf a disparu de la scène politique, victime de dissensions internes.

    L'ensemble des forces d'opposition mènent des campagnes contre la « répression en Algérie » : meeting de mai 1984 à la Mutualité à Paris où l'historien Mohammed Harbi prend la parole; initiatives de soutien à la Ligue des droits de l'homme algérienne ; campagnes de signatures, prises de position pour la libération des militants emprisonnés en Algérie, notamment après les manifestations de Constantine de 1986.

    Au-delà des problèmes politiques, des questions sociales ou religieuses qui inspirent la plupart des dirigeants/ militants algériens de l'opposition, transparaît l'attachement à une terre que l'on a quittée depuis plusieurs années. Le temps passe, l'exil se prolonge."

    "1983 dévoile «l'effet Le Pen » et avec lui, un renouveau xénophobe et anti-arabe. Dès mars, celui-ci se concrétise aux municipales. C'est Dreux, la victoire du Front national, la défaite du maire sortant Françoise Gaspard. Et pour une partie de l'opinion publique, la mise en accusation de plus en plus ouverte de l'immigration maghrébine rendue responsable du chômage, de l'insécurité, de la délinquance. L'« Algérien » est de retour dans le débat politique français. Comme bouc émissaire, cette fois...

    Le 21 mars 1983, la cité des Minguettes s'embrase. Accusant les policiers d'avoir « manqué de respect à leurs parents » lors d'une perquisition, des jeunes d'origine maghrébine s'en prennent aux porteurs d'uniforme.

    Heureusement, des citoyens au sang plus froid, comme le prêtre Christian Delorme, parviennent à calmer les esprits. [...]

    Le 21 juin, un enfant de harki, Toumi Djaïdja, leader de la petite association SOS-Avenir-Minguettes, est blessé au ventre par un policier. Et la chaudière de bouillir à nouveau : les « tontons flingueurs », les « shérifs des banlieues » — ainsi certains jeunes surnomment-ils les gardiens de la paix — sont aux premières loges de la colère immigrée. Avant le début de l'automne, Radio-Beur a établi son bilan : depuis le meurtre de Toufik Ouanès, 9 ans, tué à La Courneuve le 9 juillet, douze jeunes d'origine maghrébine ont trouvé la mort.

    Christian Delorme est inquiet. S'inspirant des méthodes non violentes prônées aux États-Unis par Martin Luther King et ses héritiers, c'est lui qui va avancer l'idée d'une « marche pour l'égalité et contre le racisme ».

    Cette marche se termine le 3 décembre à Paris, quand plus de 100 000 personnes accueillent les 40 marathoniens partis de Marseille un mois et demi plus tôt et qu'ont déjà rejoints plusieurs milliers de jeunes. Et la France entière de découvrir sur ses écrans de télévision ces jeunes dont on parle tant : les « Beurs »."

    "Deux ans plus tard, en 1987, se met en place la commission du Code de la nationalité. Parmi ses membres, un jeune médecin, Salem Kacet, chef de clinique à Roubaix. Fils d'immigré algérien, le Dr Kacet assume en même temps sa nationalité française et l'engagement passé de son propre père dans les rangs de la fédération de France du FLN. En 1990, son face-à-face télévisuel avec Jean-Marie Le Pen résume parfaitement cette histoire longue et tragique qui est celle de la communauté immigrée algérienne en France : l'indépendance apparaissait comme un droit aux yeux de ceux qui luttaient pour elle ; trente ans après, la citoyenneté française est elle aussi vécue comme un droit par leurs enfants nés sur le sol de France."
    -Benjamin Stora, Ils venaient d’Algérie. L'immigration algérienne en France (1912-1992), Fayard, 1992.



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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


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