https://legrandcontinent.eu/fr/staff/florian-louis/
"Ce qui frappe en premier lieu lorsqu’on se penche sur la notion de « géopolitique », c’est bien sa plasticité et sa polyvalence qui rendent possible son usage à propos de faits et de démarches des plus hétéroclites."
"Après avoir consacré une synthèse aux grands théoriciens de la géopolitique4, je me suis lancé dans la rédaction d’une thèse d’histoire sur la naissance, la consolidation et la diffusion de cette discipline. Je me suis ainsi immergé des années durant dans les écrits et les archives de ses principaux fondateurs et de leurs continuateurs, principalement en Allemagne, en France, au Royaume-Uni et aux États-Unis. Cette investigation historiographique, dont les principaux résultats feront l’objet d’une publication ultérieure, ne m’a pas conduit à dégager une définition originelle et « pure » de la géopolitique qui aurait été progressivement déformée et à laquelle il conviendrait simplement de revenir en éliminant les scories accumulées au fil du temps pour faire se lever le brouillard entourant sa définition. Elle m’a au contraire conduit à constater que ce brouillard sémantique était en fait présent dès les origines de la discipline."
"John O’Loughlin [...] distingue quatre âges de la discipline : l’âge de la « géopolitique classique » qu’il fait courir de 1870 à 1920 ; l’« ère des géopolitiques fascistes et antifascistes » qu’il situe entre 1920 et 1945 ; le temps de la « domination des théories géopolitiques américaines » de 1945 au début des années 1980 ; l’époque de la « géopolitique critique » enfin, depuis la fin des années 1980."
"Alors qu’une géopolitique que l’on qualifiera de « classique » ou de « matérialiste » postule une forme de conditionnement des conduites politiques par le milieu géographique, une géopolitique qu’on peut qualifier de « moderne » ou d’« humaniste » considère au contraire que l’homme est en mesure de surmonter et même de façonner son milieu pour faire triompher sa volonté. [...] Ce clivage entre les deux grandes traditions géopolitiques ne recoupe ni les « écoles » nationales ni les périodes traditionnellement identifiées dans l’histoire de la discipline, mais les traverse toutes. La production géopolitique en langue française penche certes massivement du côté humaniste, mais le paradigme matérialiste y a toujours été représenté et continue de l’être. [...] Sur un échantillon de quatre des manuels de géopolitique en langue française actuellement les plus diffusés, deux se rattachent à la tradition matérialiste (Aymeric Chauprade, Géopolitique. Constantes et changements dans l’histoire, Paris, Ellipses, 2007, 3e éd. ; Olivier Zajec, Introduction à la géopolitique. Histoire, outils, méthodes, Monaco, Éditions du Rocher, 2018, 4e éd.) et deux à la tradition humaniste (Barbara Loyer, Géopolitique. Méthodes et concepts, Malakoff, Armand Colin, 2019 ; Amaël Cattaruzza et Kevin Limonier, Introduction à la géopolitique, Malakoff, Armand Colin, 2019). [...] Quant au paradigme matérialiste, il est certes dominant dans la production germanophone mais c’est aussi vrai dans celle du monde anglophone, et ce tant dans son versant britannique qu’américain."
"Les diverses formes que peut prendre cette approche matérialiste de la géopolitique ont donc en commun de chercher des causalités géographiques aux phénomènes politiques.
Cette conception de la géopolitique comme étude de l’influence de la géographie sur la politique trouve son origine dans les travaux du géographe allemand Friedrich Ratzel (1844-1904) et de ses homologues britanniques Halford Mackinder (1861-1947) et James Fairgrieve (1870-1953). Bien qu’aucun des trois ne se soit réclamé de la « géopolitique » et que les deux derniers aient même explicitement dénoncé l’usage fait de leurs travaux par les fondateurs allemands de la discipline – Ratzel étant mort trop tôt pour pouvoir le faire – leurs écrits ont constitué la matrice épistémologique de celle-ci. Cheville ouvrière du développement, de la structuration et surtout de la popularisation des études géopolitiques dans l’Allemagne de l’entre-deux-guerres, Karl Haushofer (1869-1946) a en effet explicitement placé ses travaux sous leur triple patronage."
"Pour Ratzel, l’État, assimilé à un être vivant, résulte de la rencontre entre un sol et un peuple, le premier fournissant au second les ressources vitales nécessaires à son épanouissement. La prospérité et le dynamisme d’un peuple dépendent donc de la quantité de sol dont il dispose pour subvenir à ses besoins. C’est pourquoi, dans la logique autarcique qui est la sienne, un peuple dynamique a besoin de toujours plus d’espace pour nourrir ses bouches et occuper ses bras toujours plus nombreux. À défaut de l’obtenir, il est condamné à perdre de sa vigueur, voire à s’atrophier. De là la notion de Lebensraum à laquelle Ratzel consacre un essai en 1901 et qui sera reprise plus tard à leur compte par les nazis : comme tout organisme vivant, un peuple a besoin pour s’épanouir d’un « espace de vie », d’un « biotope » ou encore d’un « écosystème » pour mentionner quelques-unes des traductions françaises qui ont été proposées de ce concept, auxquelles nous ajouterions volontiers en une paronomase perecquienne celle d’« espace d’espèce ». Si un peuple vient à manquer de Lebensraum, il ne lui reste qu’à le conquérir au détriment d’autres sur le déclin n’ayant plus besoin de l’espace dont ils s’étaient emparés du temps de leur splendeur et qu’ils ne sont de toute façon plus en mesure de défendre. Pour Ratzel, les guerres internationales sont donc les résultantes de cette lutte perpétuelle pour l’espace à laquelle se livrent les peuples via les États qui en sont les émanations. Des États dont les frontières sont par nature mouvantes, s’étendant quand les peuples qu’elles renferment sont dynamiques, se rétractant lorsqu’ils sont sur le déclin. Pour reprendre la métaphore météorologique utilisée par le géographe français Jacques Ancel (1882-1943), les frontières sont ici conçues comme des « isobares politiques qui fixent, pour un temps, l’équilibre entre deux pressions »2.
À James Fairgrieve, auteur en 1915 d’un essai intitulé Géographie et puissance mondiale (Geography and World Power), Karl Haushofer emprunte une conception énergétiste du monde. Selon le géographe britannique, le moteur de l’histoire serait en effet la lutte des peuples en vue de se rendre maîtres et possesseurs (« to use and to save ») du stock d’énergie (energy) dont recèle la planète. Or cette énergie, qu’elle soit d’origine fossile, hydraulique, humaine ou encore solaire, se trouve être fort inégalement répartie à la surface de la Terre. La puissance d’un État découlerait donc de sa situation et/ou de sa capacité à s’assurer le contrôle des régions énergétiquement les mieux pourvues. En s’emparant, via la colonisation par exemple, de territoires riches en hommes, en matières premières ou en énergies fossiles, il se renforce doublement. Car dans la logique de jeu à somme nulle qui est celle de Fairgrieve, tout en accroissant son potentiel énergétique, l’État expansionniste diminue d’autant celui laissé à la disposition de ses concurrents. À Ratzel qui, au travers de la notion de Lebensraum, avait mis l’accent sur l’importance quantitative de l’espace, Fairgrieve oppose ainsi que tous les espaces ne se valent pas et qu’il convient aussi de prendre en compte la valeur qualitative du sol et des ressources dont dispose un État pour évaluer sa puissance.
Quant à Halford Mackinder, il est devenu célèbre a posteriori pour une célèbre conférence sur le « pivot géographique de l’histoire » prononcée devant l’auditoire de la Royal Geographical Society londonienne lors d’une froide soirée de janvier 1904. Convaincu qu’une « causalité géographique » serait à l’œuvre dans l’histoire, il y expliquait que la parenthèse ouverte par les « Grandes Découvertes », qui avait permis aux puissances du littoral atlantique de l’Eurasie – Espagne, Portugal, France, Provinces-Unies et Royaume-Uni – de prendre le dessus sur leurs rivales des steppes eurasiatiques et du Proche-Orient – Arabes, Turcs et Mongols – était en passe de se refermer. En effet, le développement du chemin de fer permettait désormais de rallier l’Europe depuis l’Asie par voie de terre plutôt que de mer. L’Eurasie allait donc être en mesure de retrouver le statut de « pivot géographique » et de « cœur du monde » (heart-land) qui avait été le sien jusqu’en 1492, avant que l’océan Atlantique ne lui ravisse ce statut. Sa marginalisation provoquée par l’ouverture atlantique et le déplacement du centre de gravité planétaire qui s’était ensuivi arrivait à son terme. Les puissances continentales eurasiatiques, au premier rang desquelles la Russie, disposaient donc désormais du potentiel géographique pour rivaliser avec les puissances océaniques. Première de celles-ci, le Royaume-Uni devait, selon Mackinder, éviter que la Russie, qu’il qualifiait d’« État pivot » du fait de sa centralité en Eurasie, ne s’étendît vers les littoraux pacifiques, indiens ou atlantiques au point de devenir une puissance amphibie tellement vaste et prospère qu’elle serait en mesure de subvenir autarciquement à ses besoins tout en tenant en respect les puissances maritimes par l’imposition d’un blocus continental. Ce qui pourrait notamment arriver en cas de rapprochement avec l’Allemagne : « Le renversement de l’équilibre des forces au profit de l’État pivot, résultant de l’emprise de celui-ci sur les marges de l’Eurasie, permettrait la mobilisation des vastes ressources continentales pour la construction d’une flotte et l’empire du monde serait alors en vue. Cela pourrait se produire si l’Allemagne s’alliait à la Russie. » Ces idées sont développées par Mackinder en 1919 dans Democratic Ideals and Reality, ouvrage dans lequel il expose une vision dialectique du monde opposant, au sein du vaste « océan mondial » dont il insiste sur l’unicité, deux ensembles insulaires en lutte pour l’hégémonie : l’immense « île monde » eurasafricaine d’une part et l’archipel des « îles satellites » qui l’entourent – Japon, Royaume-Uni, Océanie et Amériques – de l’autre. Ces dernières, pour ne pas se trouver marginalisées et donc subjuguées, doivent à tout prix éviter que l’île monde ne soit unifiée sous la tutelle d’une grande puissance, et donc veiller à sa division entre des puissances rivales, division qui affaiblit l’exploitation du potentiel de puissance dont elle recèlerait naturellement du fait de sa taille et de ses ressources. Au sein de l’île monde, deux régions, qualifiées par Mackinder de Heartlands (désormais écrit en un seul mot et avec une majuscule initiale) se voient reconnaître une importance prépondérante en ce que leur domination faciliterait le contrôle du reste de l’île monde. Le Heartland septentrional est localisé dans les environs de la Sibérie, le Heartland méridional au cœur de l’Afrique subsaharienne. Deux régions qui ont en commun de recéler d’abondantes matières premières en tous genres tout en étant à l’abri d’éventuelles incursions venues de la mer. Il s’agit donc de forteresses naturelles qui constituent des bases arrière idéales pour construire une puissance inexpugnable et la projeter sur les îles satellites. De cette lecture gigantomachique des rapports de force à l’œuvre dans le monde proposée par Mackinder, Haushofer retient l’opposition fondamentale entre puissance terrestre et puissance maritime et surtout l’idée d’une lutte globale entre elles pour l’accaparement du potentiel d’hégémonie mondiale dont recèlerait l’Eurasie."
"La naissance de la géopolitique à la charnière des XIXe et XXe siècles doit être comprise en regard de l’achèvement de l’exploration du monde par les Européens qui lui est concomitant. Les derniers « blancs » de la carte ayant été comblés, il n’est plus possible d’accroître le stock de terres et donc de ressources disponibles pour les puissances, mais simplement d’en modifier la répartition entre elles. Ainsi que le diagnostiquera bientôt Paul Valéry, « le temps du monde fini commence ». D’une course à la découverte de nouveaux espaces, les relations internationales se muent donc en une lutte pour l’appropriation des espaces déjà découverts. Il n’est plus question de prendre possession de terres avant les autres puissances, mais d’en prendre possession à leur détriment. Plus de frontière (au sens de la Frontier turnerienne) à repousser, seulement des frontières (au sens de l’anglais borders) à déplacer. Avec tous les risques d’affrontements que cela suppose : c’en est fini de la « paix de cent ans » (Karl Polanyi) ouverte par le traité de Vienne (1815) et maintenue grâce à l’existence d’exutoires coloniaux désormais taris."
"L’immensité territoriale russe expliquerait selon le géographe Piotr Savickij (1895-1968) la nature autocratique des régimes s’étant succédé à la tête d’un pays qui du fait de ses dimensions ne pourrait être efficacement dirigé que d’une main de fer. Et cela alors même que chacun de ces régimes, du tsarisme au poutinisme en passant par le stalinisme, se réclame d’idéologies radicalement contradictoires. De même, nonobstant cette valse des idéologies au sommet de l’État, la Russie aurait‑elle été mue par une persistante volonté d’accéder aux « mers chaudes » destinée à désenclaver son territoire qui dispose certes d’un vaste littoral, mais qui donne pour l’essentiel sur l’océan glacial Arctique et s’avère donc à ce titre de peu d’utilité. D’Ivan le Terrible à Vladimir Poutine en passant par Pierre le Grand et Joseph Staline, les étiquettes et les régimes politiques auraient beau avoir sensiblement varié, la politique du pays, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, serait ainsi fondamentalement restée la même. Impérialisme tsariste et internationalisme stalinien n’auraient jamais été que deux avatars d’une unique et immuable géopolitique russe conditionnée par la géographie propre à ce pays. Dans un adage demeuré célèbre, Napoléon blâmait précisément le tsar Nicolas Ier pour s’être écarté de cette tradition en se laissant guider par la « passion » idéologique plutôt que par la raison géographique : « Sans doute qu’un jour cette puissance sentira que, si elle veut intervenir dans les affaires de l’Europe, elle doit adopter un système raisonné et suivi et abandonner des principes uniquement dérivant de la fantaisie et de la passion, car la politique de toutes les puissances est dans leur géographie. » Le politiste américain d’origine néerlandaise Nicholas J. Spykmann (1893-1943), qui aimait à citer cet apophtegme napoléonien, résume bien cette vision géodéterministe de la politique des États et de son itérativité lorsqu’il affirme dans une phrase devenue elle aussi prisée des amateurs de géopolitique classique que, « parce que les caractéristiques géographiques des États sont relativement stables et inchangeables, les aspirations géographiques de ces États restent les mêmes pendant des siècles […]. Ainsi la géographie est‑elle responsable de nombre de luttes qui se perpétuent à travers l’histoire, alors que passent gouvernements et dynasties ».
Dans l’optique de la géopolitique classique, pour comprendre la conduite d’un État, il serait donc plus utile d’analyser sur un planisphère les contraintes que lui imposent et les potentialités que lui offrent sa conformation et sa situation géographiques que de se pencher sur la psychologie ou l’idéologie de ses dirigeants, ces derniers étant tôt ou tard voués, qu’ils le veuillent et en soient conscients ou non, à faire primer les réalités géographiques sur leurs chimères idéologiques, au risque de voir celles-ci se fracasser sur celles-là. Comparant les structures politiques britanniques et prussiennes de son temps, l’historien britannique John Robert Seeley (1834-1895) avait ainsi cru pouvoir établir une corrélation entre le degré de liberté politique à l’intérieur d’un État et le niveau de pression exercée par un ou d’autres États sur ses frontières, le premier étant censé être inversement proportionnel au second. Un pays insulaire comme le Royaume-Uni serait ainsi géographiquement plus porté au libéralisme politique qu’un État continental au voisinage menaçant comme la Prusse, contraint par ses impératifs sécuritaires à maintenir un appareil étatique plus musclé."
"Selon [l'essayiste américain Robert] Kaplan, c’est la géographie qui, en répartissant inégalement les ressources terrestres entre les hommes, les divise et in fine les oppose les uns aux autres. Les responsables des conflits ne sont donc pas les hommes qui les font mais la nature qui les y contraint : « Les cartes contredisent les notions d’égalité et d’unité du genre humain puisqu’elles nous rappellent la variété des conditions d’existence présentes sur la planète qui rendent les hommes profondément inégaux et désunis, provoquant des conflits entre eux. » Ce qui revient à déresponsabiliser les dirigeants dans la mesure où ils ne seraient pas les véritables maîtres de leurs actions. Ainsi, évoquant le « militarisme » dont l’Allemagne a pu faire preuve dans son histoire récente, Robert Kaplan n’y voit pas la résultante d’une dérive idéologique nationaliste ou impérialiste d’une partie de sa population, mais la conséquence logique de la géographie d’un pays qui « ne dispose, ni à l’est ni à l’ouest, d’aucune chaîne de montagnes pour se protéger » et serait donc naturellement porté à s’épandre sur ses voisins du fait de sa « situation insécure » (dangerous location)."
"Pionnier de l’approche réaliste des relations internationales, Hans Morgenthau (1904-1980), se positionne sur la même ligne qui dénonce dans la géopolitique classique une « pseudo-science érigeant le facteur géographique en un absolu censé déterminer la puissance et, par conséquent, le destin des nations ».
Le principal reproche adressé à la conception classique de la géopolitique est donc de surestimer l’influence de la géographie sur les hommes en laissant entendre que ces derniers subiraient sa loi voire en seraient les esclaves."
"Chez un Lucien Febvre, chez les auteurs marxistes et plus récemment parmi les tenants d’une géopolitique se targuant d’être « critique », la dénonciation du déterminisme dont serait porteuse cette conception classique de la géopolitique se double d’une accusation de duplicité à l’égard de ses théoriciens. Plus que sur le terrain de l’épistémologie, c’est sur celui de la politique que se déporte alors la critique. Le vice fondamental de la géopolitique matérialiste ne résiderait pas tant dans l’exagération par ses adeptes de l’influence de la géographie sur la politique, que dans les motivations qui les pousseraient à procéder à une telle hyperbolisation dont ils ne seraient eux-mêmes pas dupes. Loin d’être naïfs au point de croire que la géographie détermine réellement la politique d’États qui ne pourraient que se plier à ses volontés, les tenants de la géopolitique classique chercheraient surtout à imposer leurs convictions idéologiques en les présentant sous les atours de nécessités géographiques objectives, insurmontables… et donc indiscutables. [...]
De nos jours, les défenseurs d’une politique de main tendue à l’égard de Moscou qui justifient leur plaidoyer en faveur d’un rapprochement de l’Europe avec la Russie au nom de nécessités géographiques liées à l’interdépendance « naturelle » entre ces deux pôles de l’Eurasie sont accusés par leurs détracteurs de dissimuler derrière une prétendue évidence géographique la réalité de leur motivation, qui serait à chercher dans leurs affinités idéologiques avec le national-conservatisme de Vladimir Poutine. Alors qu’elle prétend faire primer la réalité géographique sur les idéologies, la géopolitique classique peut ainsi paradoxalement servir de cheval de Troie à la propagation d’idéologies avançant sous le masque du « réalisme » géographique."
"Premier géographe vidalien à s’être penché de manière systématique sur les relations entre politique et géographie, Camille Vallaux (1870-1945) souligne ainsi qu’il existe « dans toute société politique une puissance d’adaptation active qui l’empêche d’être déterminée géographiquement à la manière des colonies animales »[Géographie sociale. Le sol et l’État, Paris, Doin et fils, 1911, p. 19]. Plutôt que de chercher avec les tenants de la géopolitique classique à démontrer comment le milieu informe l’action politique des hommes, Vallaux, sans lui-même se réclamer de la « géopolitique », cherche plutôt à analyser la façon dont l’action politique peut surmonter, utiliser et façonner celui-ci. L’espace géographique n’est ici plus perçu comme un donné premier et immuable agissant sur les sociétés humaines mais bien plutôt comme le produit toujours susceptible d’évolution de l’action qu’exercent sur lui lesdites sociétés. Dans cette optique, on n’étudie donc pas tant la façon dont l’espace influence la politique que la manière dont la politique agit sur et avec l’espace. Selon Vallaux, la meilleure preuve du fait qu’on ne saurait déduire la politique d’un État de sa géographie tient au fait que deux États présentant une même configuration géographique ne présentent pas nécessairement de similitudes dans leurs comportements politiques. Ainsi de la Corée –qui à l’époque où écrit Vallaux est encore unifiée– et de l’Italie :
Deux péninsules de forme grossièrement semblables, orientées de la même façon, situées à peu près sous la même latitude de l’hémisphère septentrional, suivies toutes les deux dans le sens de la longueur par une arête montagneuse, une « dorsale », comme disaient les anciens géographes, plus rapprochée de la côte est que de la côte ouest ; deux centres politiques, Séoul et Rome, situés à peu près au même point par rapport à l’ensemble des péninsules : tels sont les éléments de l’analogie établie entre deux pays d’ailleurs si dissemblables. Que sort‑il au point de vue scientifique d’un pareil rapprochement ? Rien, car dans l’ensemble des caractères analogues relevés pour la Corée et pour l’Italie, il n’en est pas un seul qui détermine, en tout ou en partie, le développement de l’un ou de l’autre de ces deux pays."
"Déchu de sa chaire en Sorbonne en 1940 du fait de sa judéité, Jacques Ancel est arrêté en décembre 1941 lors de la « rafle des notables » et interné jusqu’en 1942 au camp de Royallieu, à Compiègne. Profondément affaibli par cette expérience, il décède l’année suivante à l’âge de 61 ans, laissant derrière lui une œuvre inachevée dont une partie sera publiée de manière posthume. Cette mort prématurée porte un brutal coup d’arrêt à l’entreprise d’élaboration d’une géopolitique humaniste qui fut la sienne, et ce d’autant plus que son parcours académique chaotique – il n’avait été élu en Sorbonne qu’en 1938 – ne lui a pas laissé le temps de former des disciples qui auraient pu prolonger son œuvre après-guerre."
"Si elle a toujours été minoritaire voire marginale au sein de l’école géographique française, il a en effet bien existé une géographie politique vidalienne incarnée par Camille Vallaux et Jean Brunhes d’abord, par Albert Demangeon et Jacques Ancel ensuite et, après la Seconde Guerre mondiale, par Jean Gottmann. Redécouvrant sur le tard une partie de cette tradition, Lacoste reviendra d’ailleurs sur ses attaques contre Vidal de La Blache pour les rediriger contre son gendre et principal disciple, le spécialiste de géographie physique Emmanuel de Martonne (1873-1955), qu’il accusera d’être le principal responsable du peu d’intérêt des géographes français pour les questions politiques."
"Lacoste insiste sur le fait que la valeur symbolique accordée par un acteur géopolitique à un territoire n’a souvent que peu à voir avec sa valeur réelle en termes matériels. Les territoires ne sont pas tant convoités pour les richesses qu’ils renferment – comme le pensait Fairgrieve – ou pour le potentiel stratégique que leur confère leur situation – comme le croyait Mackinder – que pour ce qu’ils représentent dans l’imaginaire de ceux qui cherchent à s’en emparer ou au contraire à en conserver le contrôle."
"Telle que redéfinie par Yves Lacoste, la géopolitique se distingue au sein du champ des études géographiques par son objet : alors que la géographie étudie l’espace, l’analyse géopolitique se donnerait le conflit, qui n’est pas nécessairement international, pour objet d’investigation. Mais elle n’est pas pour autant synonyme de polémologie car elle présente cette particularité de n’étudier qu’un type de conflit, celui qui a pour enjeu le territoire, et de ne l’étudier que sous un prisme particulier, qui est celui de son inscription dans l’espace. C’est précisément pourquoi si elle en propose une mise en œuvre originale, la géopolitique lacostienne demeure intimement liée à la géographie à laquelle elle emprunte concepts et instruments d’analyse. Ce qui explique qu’Yves Lacoste ait toujours refusé de se présenter comme un « géopolitologue » et n’ait eu de cesse d’affirmer son appartenance à la corporation des géographes, s’opposant ce faisant à une tendance lourde, à l’œuvre depuis les années 1990, de dégéographisation de la géopolitique."
"De la définition lacostienne de la géopolitique comme étude des « rivalités de pouvoirs sur des territoires », la tendance de plus en plus dominante, notamment dans la sphère journalistique, semble être de ne retenir que la première partie et de réduire en conséquence la géopolitique à une simple étude des « rivalités de pouvoirs », donc à de la politique tout court."
"Apparus au début des années 1990 aux États-Unis dans le sillage des travaux des géographes irlandais Simon Dalby et Gerard Toal (ou Gearóid Ó Tuathail), les travaux se réclamant de la « géopolitique critique » (critical geopolitics) s’intéressent non pas aux situations mais aux représentations ou, pour le dire en termes foucaldiens, aux épistémès géopolitiques. Autrement dit à la manière dont, à un moment donné, une certaine conception de l’agencement politique de l’espace fait consensus au sein d’une société au point d’apparaître à chacun de ses membres comme naturelle. Pour la géopolitique critique, les discours sur le monde ont un caractère performatif en ce qu’ils n’ont pas tant vocation à décrire le réel qu’à agir sur lui en lui donnant forme et sens. En conséquence, plutôt que d’essayer de mettre des mots justes – « guerre civile », « conflit d’usage », « irrédentisme », etc. – sur une situation donnée, une approche géopolitique critique préférera s’interroger sur la construction et la portée des mots employés pour la penser et la décrire par les belligérants comme par les observateurs. Et sur la manière dont le simple fait de les utiliser à propos d’une situation donnée contribue à donner corps à celle-ci. Dans une logique constructiviste, la géopolitique critique postule ainsi que les discours tenus sur un conflit sont non seulement parties prenantes de ce conflit mais qu’ils n’ont pas tant vocation à l’expliquer qu’à l’orienter voire à le créer et à l’alimenter. Si elle partage donc avec la conception lacostienne de la géopolitique une attention aux représentations, elle s’en distingue en ce que son objet d’étude n’est pas tant la conflictualité elle-même que la discursivité à son propos."
"Ce caractère nécessairement partiel des conclusions pouvant être tirées de l’analyse géopolitique est au demeurant bien pris en compte en France par le ministère de l’éducation nationale qui, s’il a introduit l’enseignement de la géopolitique au programme des classes préparatoires aux grandes écoles de commerce en 2004 puis, en tant qu’enseignement de spécialité, à celui des classes de Première et de Terminale en 2019, a fort judicieusement veillé à l’inscrire dans un bloc pluridisciplinaire incluant également les apports de l’histoire, de la géographie et, dans le cas du lycée, de la science politique."
"La question n’est donc pas de savoir si une analyse géopolitique doit ou non prendre en considération les données de la géographie physique, ce qui est sa raison d’être, mais bien plutôt de savoir de quelle manière elle doit le faire. Ce à quoi on ne peut que répondre : avec tact, mesure et prudence. Une manière simple d’évaluer le respect de ces indispensables précautions dans le maniement du facteur géographique est encore de s’assurer de sa pondération par d’autres facteurs. Une analyse prétendant rendre compte d’un phénomène politique par d’uniques explications géographiques devra donc être rejetée."
"Dans la logique darwinienne introduite en géographie politique par Friedrich Ratzel, l’étendue spatiale d’un État apparaît donc tout à la fois comme la manifestation et la source de sa puissance. Un État est d’autant plus puissant qu’il est vaste et il est d’autant plus vaste qu’il est puissant : « L’espace en soi […] est à mettre en rapport avec la force que sa maîtrise requiert, et c’est en fonction de lui que cette force doit être évaluée. Elle doit, au fil du temps, croître avec lui. » On comprend dès lors pourquoi les adeptes allemands de la géopolitique dans l’entre-deux-guerres se montrent particulièrement inquiets quant à la viabilité de leur pays dans les frontières étriquées que lui a conféré le traité de Versailles. Des frontières qu’ils considèrent comme trop resserrées pour permettre l’épanouissement d’un peuple allemand contraint en conséquence de conquérir par la force l’« espace de vie » (Lebensraum) nécessaire à sa perpétuation.
À la même époque, les plaidoyers répétés du juriste allemand Carl Schmitt (1888-1985) en faveur d’un redécoupage d’un monde devenu plus petit sous l’effet des progrès techniques autour d’un nombre restreint d’États qui devraient en conséquence être plus grands, s’inscrivent dans la même matrice idéologique qui fait de la masse (Masse) un générateur de puissance (Macht). Selon lui, seuls des États capables, à l’image des États-Unis, d’asseoir leur domination sur un « grand espace » (Grossraum) sont en mesure de pouvoir fonctionner autarciquement et en conséquence d’être réellement souverains. Les États qui ne dominent pas un grand espace sont en revanche vulnérables car incapables d’assurer par eux-mêmes les bases de leur souveraineté. Ils sont donc à la merci des États d’où ils importent tout ou partie des denrées nécessaires à la subsistance de leur population.
C’est fort de telles convictions que des États cherchent à étendre leur territoire, convaincus que toute portion de terre ajoutée à leur capital spatial initial ne peut qu’accroître leur puissance en ce qu’elle augmente le stock de ressources matérielles et humaines à leur disposition."
"Sur la longue durée historique, la corrélation entre l’étendue spatiale d’un État et sa puissance n’est pas aussi évidente à établir que le laisse entendre la géopolitique classique. Certes, de Rome aux États-Unis en passant par la Chine ou le Royaume-Uni, la plupart des grandes puissances sont ou ont été à la tête de vastes empires territoriaux. Mais toute la question est de savoir si ces empires étaient le fruit ou la source de leur puissance. Autrement dit si l’empire est un luxe que peut s’offrir le puissant ou si c’est sa possession qui confère à ce dernier son statut de puissant. Or la réponse à cette question, qui a fait l’objet de nombreux travaux, est loin d’être univoque. Les historiens ont par exemple mis en lumière la faible rentabilité économique des empires coloniaux dont se sont dotées au XIXe siècle certaines puissances européennes comme la France et le Royaume-Uni. Puissances qui se sont finalement trouvées reléguées à un statut subalterne au XXe siècle. Comme si, pris d’une folie des grandeurs impériales, Paris et Londres avaient gaspillé leur puissance en s’échinant à se doter d’empires démesurément vastes. Le problème est que les deux puissances qui leur ont succédé au XXe siècle, les États-Unis et l’URSS, se trouvent être aussi de grandes puissances impériales particulièrement étendues spatialement, à cette seule différence près que leur impérialisme s’est principalement exercé dans la continuité continentale de leur territoire plutôt qu’outre-mer.
Difficile donc d’affirmer que l’extension territoriale des empires leur serait nécessairement fatale, même si le cas de l’URSS qui finit par s’effondrer au début des années 1990 pourrait le confirmer. C’était en tout cas la thèse défendue par Paul Kennedy lorsqu’en 1988 il prédisait l’effondrement prochain de la puissance américaine qui, après tant d’autres empires, était appelée à payer le prix de sa « surexpansion impériale » (imperial overstretch). Pour l’historien britannique, à mesure qu’un empire s’étend, le coût de sa mise en valeur et de sa défense augmente en effet beaucoup plus vite que les bénéfices que peut espérer en retirer l’État qui en est à l’origine. Tôt ou tard, celui-ci finit donc par ployer sous le poids de son propre fardeau : « comme l’avaient constaté les militaires anglais et français en leur temps, une nation devant faire face à d’importantes obligations extérieures rencontrera toujours un « problème d’effectif » plus grave qu’un État dont les forces armées servent exclusivement à la défense du territoire national ».
Est-ce à dire que non seulement la grande taille ne fait pas la puissance, mais que la petitesse pourrait y contribuer ? Là encore, il y a un pas hasardeux à franchir. Certes, de Singapour aux Émirats arabes unis en passant par Israël, les exemples ne manquent pas d’États de petite taille ayant su s’affirmer comme des acteurs qui comptent sur la scène internationale. Le plus petit pays du monde, qui se trouve être le Vatican (44 hectares), est d’ailleurs loin d’être le moins influent et prouve qu’on peut jouer un rôle planétaire sans nécessairement disposer d’une vaste assise territoriale."
"Un État de petite taille est un État vulnérable qui ne peut pas compter, comme la Russie par exemple, sur la profondeur de son territoire pour laisser d’éventuels envahisseurs s’embourber dans son immensité territoriale. La taille d’un État a de ce point de vue des répercussions directes sur sa stratégie et, le cas échéant, sur sa conduite de la guerre, comme en témoigne par exemple le cas israélien. Petit pays de 22 000 km2 entouré d’États arabes qui lui ont été ou lui sont encore hostiles, Israël a toujours considéré qu’il lui fallait attaquer le premier et porter la guerre sur le territoire de ses adversaires plutôt que de leur laisser l’opportunité de lancer une offensive sur son sol, offensive qui pourrait vite s’avérer fatale compte tenu de l’exiguïté du territoire israélien qui n’offre guère de possibilités de repli intérieur pour préparer une contre-attaque. D’où aussi les annexions de territoires opérées par Israël au détriment de ses voisins et ennemis après chacune de ses victoires militaires sur eux. Les territoires ainsi annexés, outre leur éventuelle valeur symbolique – dans l’histoire du peuple juif – et diplomatique – comme monnaie d’échange dans des négociations à venir – ont une utilité stratégique en ce qu’ils donnent au pays un peu de la profondeur territoriale qui lui fait défaut. Et lui permettent ainsi d’envisager un peu plus sereinement une éventuelle guerre à venir dans laquelle les territoires annexés ont vocation à servir de glacis protecteur au cœur du pays qu’il s’agit de sanctuariser : gagner de l’espace, c’est donc aussi gagner du temps."
"Accumuler les territoires est une chose, mais il va de soi que tous n’ont pas la même valeur : se rendre maître d’un marécage pestilent n’offre a priori pas les mêmes opportunités que prendre le contrôle de terres fertiles ou de gisements pétroliers. Encore faut‑il préciser que la valeur d’un territoire est toujours relative à la capacité qu’ont les hommes à le mettre en valeur à un moment donné : la Mésopotamie a toujours disposé de ressources hydrauliques et pétrolières, mais l’importance accordée à chacune d’entre elles a sensiblement varié au fil du temps selon les usages que les hommes en avaient.
L’une des clés les plus fréquemment mobilisées dans l’analyse géopolitique, pour le meilleur et malheureusement souvent pour le pire, est ainsi celle des ressources offertes par les territoires dont les puissances se disputent le contrôle. La volonté de s’emparer des ressources agricoles, minières, hydrauliques ou encore halieutiques d’un territoire est ainsi souvent avancée dès lors qu’il s’agit d’expliquer les raisons qui conduisent des belligérants à s’affronter à son propos. Ce qui conduit fréquemment à donner d’une situation conflictuelle par nature complexe un tableau simplifié à l’extrême et d’une bien piètre utilité. Ainsi d’un Jean-Luc Mélenchon affirmant en janvier 2017 sur les ondes de France Inter que « la guerre en Syrie n’est pas une guerre de religion mais de gazoducs et de pipelines »."
[...] Pour ne prendre qu’un exemple, le soutien apporté par Washington à l’État d’Israël peut difficilement se comprendre si l’on prend pour postulat que la politique américaine dans la région est tout entière guidée par la volonté de faire main basse sur ses richesses naturelles. Si telle était leur unique préoccupation, les Américains auraient plutôt eu intérêt à cajoler les puissances arabes ennemies d’Israël dont certaines possèdent de faramineuses ressources en hydrocarbures. L’alliance avec Israël n’a certes pas empêché les États-Unis de se rapprocher de l’Arabie saoudite ou, un temps, de l’Iran, mais elle a tout de même eu un prix économique très lourd pour eux, notamment à partir du choc pétrolier de 1973, volontairement provoqué par les producteurs arabes pour frapper au portefeuille les alliés d’Israël – dont aucun n’a pourtant changé d’attitude diplomatique de ce fait. De toute évidence donc, des facteurs autres qu’une simple volonté d’accaparement des ressources doivent être envisagés pour comprendre l’alliance israélo-américaine."
-Florian Louis, Qu'est-ce que la géopolitique ?, Paris, Presses Universitaires de France / Humensis, 2022.
« La géopolitique est la science du lien des processus politiques à la terre . »
-Karl Haushofer, Erich Obst, Hermann Lautensach et Otto Maull, Bausteine zur Geopolitik, Berlin/Grunewald, Kurt Vowinckel Verlag, 1928.
« La géopolitique s’intéresse à des phénomènes dont les acteurs sont les États conçus comme des entités isolables et indépendantes et le moteur, la tendance d’un État quelconque à dominer les autres (ou, ce qui revient au même, à se protéger des effets sur lui-même de cette tendance manifestée chez les autres). Ces processus de domination ont pour enjeu l’intégrité et l’existence des États. »
-Jacques Lévy, « Géopolitique et/ou géographie du politique », Espaces Temps, 1990, no 43-44.
« Étude de l’impact des répartitions et divisions géographiques sur le déroulement de la politique mondiale. »
-John Agnew, Geopolitics. Revisioning World Politics, Londres/New York, Routledge, 1998.
« Analyse savante des facteurs géographiques qui sous-tendent les relations internationales et orientent les interactions politiques. »
-Saul Bernard Cohen, Geopolitics. The Geography of International Relation, Londres, Rowman & Littlefield, 2003.
« La géopolitique […] peut être définie comme la lutte pour le contrôle d’entités géographiques de dimension internationale et globale et l’utilisation de ces entités géographiques à des fins politiques. »
-Colin Flint, Introduction to Geopolitics, Londres, Routledge, 2006.
"Ce qui frappe en premier lieu lorsqu’on se penche sur la notion de « géopolitique », c’est bien sa plasticité et sa polyvalence qui rendent possible son usage à propos de faits et de démarches des plus hétéroclites."
"Après avoir consacré une synthèse aux grands théoriciens de la géopolitique4, je me suis lancé dans la rédaction d’une thèse d’histoire sur la naissance, la consolidation et la diffusion de cette discipline. Je me suis ainsi immergé des années durant dans les écrits et les archives de ses principaux fondateurs et de leurs continuateurs, principalement en Allemagne, en France, au Royaume-Uni et aux États-Unis. Cette investigation historiographique, dont les principaux résultats feront l’objet d’une publication ultérieure, ne m’a pas conduit à dégager une définition originelle et « pure » de la géopolitique qui aurait été progressivement déformée et à laquelle il conviendrait simplement de revenir en éliminant les scories accumulées au fil du temps pour faire se lever le brouillard entourant sa définition. Elle m’a au contraire conduit à constater que ce brouillard sémantique était en fait présent dès les origines de la discipline."
"John O’Loughlin [...] distingue quatre âges de la discipline : l’âge de la « géopolitique classique » qu’il fait courir de 1870 à 1920 ; l’« ère des géopolitiques fascistes et antifascistes » qu’il situe entre 1920 et 1945 ; le temps de la « domination des théories géopolitiques américaines » de 1945 au début des années 1980 ; l’époque de la « géopolitique critique » enfin, depuis la fin des années 1980."
"Alors qu’une géopolitique que l’on qualifiera de « classique » ou de « matérialiste » postule une forme de conditionnement des conduites politiques par le milieu géographique, une géopolitique qu’on peut qualifier de « moderne » ou d’« humaniste » considère au contraire que l’homme est en mesure de surmonter et même de façonner son milieu pour faire triompher sa volonté. [...] Ce clivage entre les deux grandes traditions géopolitiques ne recoupe ni les « écoles » nationales ni les périodes traditionnellement identifiées dans l’histoire de la discipline, mais les traverse toutes. La production géopolitique en langue française penche certes massivement du côté humaniste, mais le paradigme matérialiste y a toujours été représenté et continue de l’être. [...] Sur un échantillon de quatre des manuels de géopolitique en langue française actuellement les plus diffusés, deux se rattachent à la tradition matérialiste (Aymeric Chauprade, Géopolitique. Constantes et changements dans l’histoire, Paris, Ellipses, 2007, 3e éd. ; Olivier Zajec, Introduction à la géopolitique. Histoire, outils, méthodes, Monaco, Éditions du Rocher, 2018, 4e éd.) et deux à la tradition humaniste (Barbara Loyer, Géopolitique. Méthodes et concepts, Malakoff, Armand Colin, 2019 ; Amaël Cattaruzza et Kevin Limonier, Introduction à la géopolitique, Malakoff, Armand Colin, 2019). [...] Quant au paradigme matérialiste, il est certes dominant dans la production germanophone mais c’est aussi vrai dans celle du monde anglophone, et ce tant dans son versant britannique qu’américain."
"Les diverses formes que peut prendre cette approche matérialiste de la géopolitique ont donc en commun de chercher des causalités géographiques aux phénomènes politiques.
Cette conception de la géopolitique comme étude de l’influence de la géographie sur la politique trouve son origine dans les travaux du géographe allemand Friedrich Ratzel (1844-1904) et de ses homologues britanniques Halford Mackinder (1861-1947) et James Fairgrieve (1870-1953). Bien qu’aucun des trois ne se soit réclamé de la « géopolitique » et que les deux derniers aient même explicitement dénoncé l’usage fait de leurs travaux par les fondateurs allemands de la discipline – Ratzel étant mort trop tôt pour pouvoir le faire – leurs écrits ont constitué la matrice épistémologique de celle-ci. Cheville ouvrière du développement, de la structuration et surtout de la popularisation des études géopolitiques dans l’Allemagne de l’entre-deux-guerres, Karl Haushofer (1869-1946) a en effet explicitement placé ses travaux sous leur triple patronage."
"Pour Ratzel, l’État, assimilé à un être vivant, résulte de la rencontre entre un sol et un peuple, le premier fournissant au second les ressources vitales nécessaires à son épanouissement. La prospérité et le dynamisme d’un peuple dépendent donc de la quantité de sol dont il dispose pour subvenir à ses besoins. C’est pourquoi, dans la logique autarcique qui est la sienne, un peuple dynamique a besoin de toujours plus d’espace pour nourrir ses bouches et occuper ses bras toujours plus nombreux. À défaut de l’obtenir, il est condamné à perdre de sa vigueur, voire à s’atrophier. De là la notion de Lebensraum à laquelle Ratzel consacre un essai en 1901 et qui sera reprise plus tard à leur compte par les nazis : comme tout organisme vivant, un peuple a besoin pour s’épanouir d’un « espace de vie », d’un « biotope » ou encore d’un « écosystème » pour mentionner quelques-unes des traductions françaises qui ont été proposées de ce concept, auxquelles nous ajouterions volontiers en une paronomase perecquienne celle d’« espace d’espèce ». Si un peuple vient à manquer de Lebensraum, il ne lui reste qu’à le conquérir au détriment d’autres sur le déclin n’ayant plus besoin de l’espace dont ils s’étaient emparés du temps de leur splendeur et qu’ils ne sont de toute façon plus en mesure de défendre. Pour Ratzel, les guerres internationales sont donc les résultantes de cette lutte perpétuelle pour l’espace à laquelle se livrent les peuples via les États qui en sont les émanations. Des États dont les frontières sont par nature mouvantes, s’étendant quand les peuples qu’elles renferment sont dynamiques, se rétractant lorsqu’ils sont sur le déclin. Pour reprendre la métaphore météorologique utilisée par le géographe français Jacques Ancel (1882-1943), les frontières sont ici conçues comme des « isobares politiques qui fixent, pour un temps, l’équilibre entre deux pressions »2.
À James Fairgrieve, auteur en 1915 d’un essai intitulé Géographie et puissance mondiale (Geography and World Power), Karl Haushofer emprunte une conception énergétiste du monde. Selon le géographe britannique, le moteur de l’histoire serait en effet la lutte des peuples en vue de se rendre maîtres et possesseurs (« to use and to save ») du stock d’énergie (energy) dont recèle la planète. Or cette énergie, qu’elle soit d’origine fossile, hydraulique, humaine ou encore solaire, se trouve être fort inégalement répartie à la surface de la Terre. La puissance d’un État découlerait donc de sa situation et/ou de sa capacité à s’assurer le contrôle des régions énergétiquement les mieux pourvues. En s’emparant, via la colonisation par exemple, de territoires riches en hommes, en matières premières ou en énergies fossiles, il se renforce doublement. Car dans la logique de jeu à somme nulle qui est celle de Fairgrieve, tout en accroissant son potentiel énergétique, l’État expansionniste diminue d’autant celui laissé à la disposition de ses concurrents. À Ratzel qui, au travers de la notion de Lebensraum, avait mis l’accent sur l’importance quantitative de l’espace, Fairgrieve oppose ainsi que tous les espaces ne se valent pas et qu’il convient aussi de prendre en compte la valeur qualitative du sol et des ressources dont dispose un État pour évaluer sa puissance.
Quant à Halford Mackinder, il est devenu célèbre a posteriori pour une célèbre conférence sur le « pivot géographique de l’histoire » prononcée devant l’auditoire de la Royal Geographical Society londonienne lors d’une froide soirée de janvier 1904. Convaincu qu’une « causalité géographique » serait à l’œuvre dans l’histoire, il y expliquait que la parenthèse ouverte par les « Grandes Découvertes », qui avait permis aux puissances du littoral atlantique de l’Eurasie – Espagne, Portugal, France, Provinces-Unies et Royaume-Uni – de prendre le dessus sur leurs rivales des steppes eurasiatiques et du Proche-Orient – Arabes, Turcs et Mongols – était en passe de se refermer. En effet, le développement du chemin de fer permettait désormais de rallier l’Europe depuis l’Asie par voie de terre plutôt que de mer. L’Eurasie allait donc être en mesure de retrouver le statut de « pivot géographique » et de « cœur du monde » (heart-land) qui avait été le sien jusqu’en 1492, avant que l’océan Atlantique ne lui ravisse ce statut. Sa marginalisation provoquée par l’ouverture atlantique et le déplacement du centre de gravité planétaire qui s’était ensuivi arrivait à son terme. Les puissances continentales eurasiatiques, au premier rang desquelles la Russie, disposaient donc désormais du potentiel géographique pour rivaliser avec les puissances océaniques. Première de celles-ci, le Royaume-Uni devait, selon Mackinder, éviter que la Russie, qu’il qualifiait d’« État pivot » du fait de sa centralité en Eurasie, ne s’étendît vers les littoraux pacifiques, indiens ou atlantiques au point de devenir une puissance amphibie tellement vaste et prospère qu’elle serait en mesure de subvenir autarciquement à ses besoins tout en tenant en respect les puissances maritimes par l’imposition d’un blocus continental. Ce qui pourrait notamment arriver en cas de rapprochement avec l’Allemagne : « Le renversement de l’équilibre des forces au profit de l’État pivot, résultant de l’emprise de celui-ci sur les marges de l’Eurasie, permettrait la mobilisation des vastes ressources continentales pour la construction d’une flotte et l’empire du monde serait alors en vue. Cela pourrait se produire si l’Allemagne s’alliait à la Russie. » Ces idées sont développées par Mackinder en 1919 dans Democratic Ideals and Reality, ouvrage dans lequel il expose une vision dialectique du monde opposant, au sein du vaste « océan mondial » dont il insiste sur l’unicité, deux ensembles insulaires en lutte pour l’hégémonie : l’immense « île monde » eurasafricaine d’une part et l’archipel des « îles satellites » qui l’entourent – Japon, Royaume-Uni, Océanie et Amériques – de l’autre. Ces dernières, pour ne pas se trouver marginalisées et donc subjuguées, doivent à tout prix éviter que l’île monde ne soit unifiée sous la tutelle d’une grande puissance, et donc veiller à sa division entre des puissances rivales, division qui affaiblit l’exploitation du potentiel de puissance dont elle recèlerait naturellement du fait de sa taille et de ses ressources. Au sein de l’île monde, deux régions, qualifiées par Mackinder de Heartlands (désormais écrit en un seul mot et avec une majuscule initiale) se voient reconnaître une importance prépondérante en ce que leur domination faciliterait le contrôle du reste de l’île monde. Le Heartland septentrional est localisé dans les environs de la Sibérie, le Heartland méridional au cœur de l’Afrique subsaharienne. Deux régions qui ont en commun de recéler d’abondantes matières premières en tous genres tout en étant à l’abri d’éventuelles incursions venues de la mer. Il s’agit donc de forteresses naturelles qui constituent des bases arrière idéales pour construire une puissance inexpugnable et la projeter sur les îles satellites. De cette lecture gigantomachique des rapports de force à l’œuvre dans le monde proposée par Mackinder, Haushofer retient l’opposition fondamentale entre puissance terrestre et puissance maritime et surtout l’idée d’une lutte globale entre elles pour l’accaparement du potentiel d’hégémonie mondiale dont recèlerait l’Eurasie."
"La naissance de la géopolitique à la charnière des XIXe et XXe siècles doit être comprise en regard de l’achèvement de l’exploration du monde par les Européens qui lui est concomitant. Les derniers « blancs » de la carte ayant été comblés, il n’est plus possible d’accroître le stock de terres et donc de ressources disponibles pour les puissances, mais simplement d’en modifier la répartition entre elles. Ainsi que le diagnostiquera bientôt Paul Valéry, « le temps du monde fini commence ». D’une course à la découverte de nouveaux espaces, les relations internationales se muent donc en une lutte pour l’appropriation des espaces déjà découverts. Il n’est plus question de prendre possession de terres avant les autres puissances, mais d’en prendre possession à leur détriment. Plus de frontière (au sens de la Frontier turnerienne) à repousser, seulement des frontières (au sens de l’anglais borders) à déplacer. Avec tous les risques d’affrontements que cela suppose : c’en est fini de la « paix de cent ans » (Karl Polanyi) ouverte par le traité de Vienne (1815) et maintenue grâce à l’existence d’exutoires coloniaux désormais taris."
"L’immensité territoriale russe expliquerait selon le géographe Piotr Savickij (1895-1968) la nature autocratique des régimes s’étant succédé à la tête d’un pays qui du fait de ses dimensions ne pourrait être efficacement dirigé que d’une main de fer. Et cela alors même que chacun de ces régimes, du tsarisme au poutinisme en passant par le stalinisme, se réclame d’idéologies radicalement contradictoires. De même, nonobstant cette valse des idéologies au sommet de l’État, la Russie aurait‑elle été mue par une persistante volonté d’accéder aux « mers chaudes » destinée à désenclaver son territoire qui dispose certes d’un vaste littoral, mais qui donne pour l’essentiel sur l’océan glacial Arctique et s’avère donc à ce titre de peu d’utilité. D’Ivan le Terrible à Vladimir Poutine en passant par Pierre le Grand et Joseph Staline, les étiquettes et les régimes politiques auraient beau avoir sensiblement varié, la politique du pays, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, serait ainsi fondamentalement restée la même. Impérialisme tsariste et internationalisme stalinien n’auraient jamais été que deux avatars d’une unique et immuable géopolitique russe conditionnée par la géographie propre à ce pays. Dans un adage demeuré célèbre, Napoléon blâmait précisément le tsar Nicolas Ier pour s’être écarté de cette tradition en se laissant guider par la « passion » idéologique plutôt que par la raison géographique : « Sans doute qu’un jour cette puissance sentira que, si elle veut intervenir dans les affaires de l’Europe, elle doit adopter un système raisonné et suivi et abandonner des principes uniquement dérivant de la fantaisie et de la passion, car la politique de toutes les puissances est dans leur géographie. » Le politiste américain d’origine néerlandaise Nicholas J. Spykmann (1893-1943), qui aimait à citer cet apophtegme napoléonien, résume bien cette vision géodéterministe de la politique des États et de son itérativité lorsqu’il affirme dans une phrase devenue elle aussi prisée des amateurs de géopolitique classique que, « parce que les caractéristiques géographiques des États sont relativement stables et inchangeables, les aspirations géographiques de ces États restent les mêmes pendant des siècles […]. Ainsi la géographie est‑elle responsable de nombre de luttes qui se perpétuent à travers l’histoire, alors que passent gouvernements et dynasties ».
Dans l’optique de la géopolitique classique, pour comprendre la conduite d’un État, il serait donc plus utile d’analyser sur un planisphère les contraintes que lui imposent et les potentialités que lui offrent sa conformation et sa situation géographiques que de se pencher sur la psychologie ou l’idéologie de ses dirigeants, ces derniers étant tôt ou tard voués, qu’ils le veuillent et en soient conscients ou non, à faire primer les réalités géographiques sur leurs chimères idéologiques, au risque de voir celles-ci se fracasser sur celles-là. Comparant les structures politiques britanniques et prussiennes de son temps, l’historien britannique John Robert Seeley (1834-1895) avait ainsi cru pouvoir établir une corrélation entre le degré de liberté politique à l’intérieur d’un État et le niveau de pression exercée par un ou d’autres États sur ses frontières, le premier étant censé être inversement proportionnel au second. Un pays insulaire comme le Royaume-Uni serait ainsi géographiquement plus porté au libéralisme politique qu’un État continental au voisinage menaçant comme la Prusse, contraint par ses impératifs sécuritaires à maintenir un appareil étatique plus musclé."
"Selon [l'essayiste américain Robert] Kaplan, c’est la géographie qui, en répartissant inégalement les ressources terrestres entre les hommes, les divise et in fine les oppose les uns aux autres. Les responsables des conflits ne sont donc pas les hommes qui les font mais la nature qui les y contraint : « Les cartes contredisent les notions d’égalité et d’unité du genre humain puisqu’elles nous rappellent la variété des conditions d’existence présentes sur la planète qui rendent les hommes profondément inégaux et désunis, provoquant des conflits entre eux. » Ce qui revient à déresponsabiliser les dirigeants dans la mesure où ils ne seraient pas les véritables maîtres de leurs actions. Ainsi, évoquant le « militarisme » dont l’Allemagne a pu faire preuve dans son histoire récente, Robert Kaplan n’y voit pas la résultante d’une dérive idéologique nationaliste ou impérialiste d’une partie de sa population, mais la conséquence logique de la géographie d’un pays qui « ne dispose, ni à l’est ni à l’ouest, d’aucune chaîne de montagnes pour se protéger » et serait donc naturellement porté à s’épandre sur ses voisins du fait de sa « situation insécure » (dangerous location)."
"Pionnier de l’approche réaliste des relations internationales, Hans Morgenthau (1904-1980), se positionne sur la même ligne qui dénonce dans la géopolitique classique une « pseudo-science érigeant le facteur géographique en un absolu censé déterminer la puissance et, par conséquent, le destin des nations ».
Le principal reproche adressé à la conception classique de la géopolitique est donc de surestimer l’influence de la géographie sur les hommes en laissant entendre que ces derniers subiraient sa loi voire en seraient les esclaves."
"Chez un Lucien Febvre, chez les auteurs marxistes et plus récemment parmi les tenants d’une géopolitique se targuant d’être « critique », la dénonciation du déterminisme dont serait porteuse cette conception classique de la géopolitique se double d’une accusation de duplicité à l’égard de ses théoriciens. Plus que sur le terrain de l’épistémologie, c’est sur celui de la politique que se déporte alors la critique. Le vice fondamental de la géopolitique matérialiste ne résiderait pas tant dans l’exagération par ses adeptes de l’influence de la géographie sur la politique, que dans les motivations qui les pousseraient à procéder à une telle hyperbolisation dont ils ne seraient eux-mêmes pas dupes. Loin d’être naïfs au point de croire que la géographie détermine réellement la politique d’États qui ne pourraient que se plier à ses volontés, les tenants de la géopolitique classique chercheraient surtout à imposer leurs convictions idéologiques en les présentant sous les atours de nécessités géographiques objectives, insurmontables… et donc indiscutables. [...]
De nos jours, les défenseurs d’une politique de main tendue à l’égard de Moscou qui justifient leur plaidoyer en faveur d’un rapprochement de l’Europe avec la Russie au nom de nécessités géographiques liées à l’interdépendance « naturelle » entre ces deux pôles de l’Eurasie sont accusés par leurs détracteurs de dissimuler derrière une prétendue évidence géographique la réalité de leur motivation, qui serait à chercher dans leurs affinités idéologiques avec le national-conservatisme de Vladimir Poutine. Alors qu’elle prétend faire primer la réalité géographique sur les idéologies, la géopolitique classique peut ainsi paradoxalement servir de cheval de Troie à la propagation d’idéologies avançant sous le masque du « réalisme » géographique."
"Premier géographe vidalien à s’être penché de manière systématique sur les relations entre politique et géographie, Camille Vallaux (1870-1945) souligne ainsi qu’il existe « dans toute société politique une puissance d’adaptation active qui l’empêche d’être déterminée géographiquement à la manière des colonies animales »[Géographie sociale. Le sol et l’État, Paris, Doin et fils, 1911, p. 19]. Plutôt que de chercher avec les tenants de la géopolitique classique à démontrer comment le milieu informe l’action politique des hommes, Vallaux, sans lui-même se réclamer de la « géopolitique », cherche plutôt à analyser la façon dont l’action politique peut surmonter, utiliser et façonner celui-ci. L’espace géographique n’est ici plus perçu comme un donné premier et immuable agissant sur les sociétés humaines mais bien plutôt comme le produit toujours susceptible d’évolution de l’action qu’exercent sur lui lesdites sociétés. Dans cette optique, on n’étudie donc pas tant la façon dont l’espace influence la politique que la manière dont la politique agit sur et avec l’espace. Selon Vallaux, la meilleure preuve du fait qu’on ne saurait déduire la politique d’un État de sa géographie tient au fait que deux États présentant une même configuration géographique ne présentent pas nécessairement de similitudes dans leurs comportements politiques. Ainsi de la Corée –qui à l’époque où écrit Vallaux est encore unifiée– et de l’Italie :
Deux péninsules de forme grossièrement semblables, orientées de la même façon, situées à peu près sous la même latitude de l’hémisphère septentrional, suivies toutes les deux dans le sens de la longueur par une arête montagneuse, une « dorsale », comme disaient les anciens géographes, plus rapprochée de la côte est que de la côte ouest ; deux centres politiques, Séoul et Rome, situés à peu près au même point par rapport à l’ensemble des péninsules : tels sont les éléments de l’analogie établie entre deux pays d’ailleurs si dissemblables. Que sort‑il au point de vue scientifique d’un pareil rapprochement ? Rien, car dans l’ensemble des caractères analogues relevés pour la Corée et pour l’Italie, il n’en est pas un seul qui détermine, en tout ou en partie, le développement de l’un ou de l’autre de ces deux pays."
"Déchu de sa chaire en Sorbonne en 1940 du fait de sa judéité, Jacques Ancel est arrêté en décembre 1941 lors de la « rafle des notables » et interné jusqu’en 1942 au camp de Royallieu, à Compiègne. Profondément affaibli par cette expérience, il décède l’année suivante à l’âge de 61 ans, laissant derrière lui une œuvre inachevée dont une partie sera publiée de manière posthume. Cette mort prématurée porte un brutal coup d’arrêt à l’entreprise d’élaboration d’une géopolitique humaniste qui fut la sienne, et ce d’autant plus que son parcours académique chaotique – il n’avait été élu en Sorbonne qu’en 1938 – ne lui a pas laissé le temps de former des disciples qui auraient pu prolonger son œuvre après-guerre."
"Si elle a toujours été minoritaire voire marginale au sein de l’école géographique française, il a en effet bien existé une géographie politique vidalienne incarnée par Camille Vallaux et Jean Brunhes d’abord, par Albert Demangeon et Jacques Ancel ensuite et, après la Seconde Guerre mondiale, par Jean Gottmann. Redécouvrant sur le tard une partie de cette tradition, Lacoste reviendra d’ailleurs sur ses attaques contre Vidal de La Blache pour les rediriger contre son gendre et principal disciple, le spécialiste de géographie physique Emmanuel de Martonne (1873-1955), qu’il accusera d’être le principal responsable du peu d’intérêt des géographes français pour les questions politiques."
"Lacoste insiste sur le fait que la valeur symbolique accordée par un acteur géopolitique à un territoire n’a souvent que peu à voir avec sa valeur réelle en termes matériels. Les territoires ne sont pas tant convoités pour les richesses qu’ils renferment – comme le pensait Fairgrieve – ou pour le potentiel stratégique que leur confère leur situation – comme le croyait Mackinder – que pour ce qu’ils représentent dans l’imaginaire de ceux qui cherchent à s’en emparer ou au contraire à en conserver le contrôle."
"Telle que redéfinie par Yves Lacoste, la géopolitique se distingue au sein du champ des études géographiques par son objet : alors que la géographie étudie l’espace, l’analyse géopolitique se donnerait le conflit, qui n’est pas nécessairement international, pour objet d’investigation. Mais elle n’est pas pour autant synonyme de polémologie car elle présente cette particularité de n’étudier qu’un type de conflit, celui qui a pour enjeu le territoire, et de ne l’étudier que sous un prisme particulier, qui est celui de son inscription dans l’espace. C’est précisément pourquoi si elle en propose une mise en œuvre originale, la géopolitique lacostienne demeure intimement liée à la géographie à laquelle elle emprunte concepts et instruments d’analyse. Ce qui explique qu’Yves Lacoste ait toujours refusé de se présenter comme un « géopolitologue » et n’ait eu de cesse d’affirmer son appartenance à la corporation des géographes, s’opposant ce faisant à une tendance lourde, à l’œuvre depuis les années 1990, de dégéographisation de la géopolitique."
"De la définition lacostienne de la géopolitique comme étude des « rivalités de pouvoirs sur des territoires », la tendance de plus en plus dominante, notamment dans la sphère journalistique, semble être de ne retenir que la première partie et de réduire en conséquence la géopolitique à une simple étude des « rivalités de pouvoirs », donc à de la politique tout court."
"Apparus au début des années 1990 aux États-Unis dans le sillage des travaux des géographes irlandais Simon Dalby et Gerard Toal (ou Gearóid Ó Tuathail), les travaux se réclamant de la « géopolitique critique » (critical geopolitics) s’intéressent non pas aux situations mais aux représentations ou, pour le dire en termes foucaldiens, aux épistémès géopolitiques. Autrement dit à la manière dont, à un moment donné, une certaine conception de l’agencement politique de l’espace fait consensus au sein d’une société au point d’apparaître à chacun de ses membres comme naturelle. Pour la géopolitique critique, les discours sur le monde ont un caractère performatif en ce qu’ils n’ont pas tant vocation à décrire le réel qu’à agir sur lui en lui donnant forme et sens. En conséquence, plutôt que d’essayer de mettre des mots justes – « guerre civile », « conflit d’usage », « irrédentisme », etc. – sur une situation donnée, une approche géopolitique critique préférera s’interroger sur la construction et la portée des mots employés pour la penser et la décrire par les belligérants comme par les observateurs. Et sur la manière dont le simple fait de les utiliser à propos d’une situation donnée contribue à donner corps à celle-ci. Dans une logique constructiviste, la géopolitique critique postule ainsi que les discours tenus sur un conflit sont non seulement parties prenantes de ce conflit mais qu’ils n’ont pas tant vocation à l’expliquer qu’à l’orienter voire à le créer et à l’alimenter. Si elle partage donc avec la conception lacostienne de la géopolitique une attention aux représentations, elle s’en distingue en ce que son objet d’étude n’est pas tant la conflictualité elle-même que la discursivité à son propos."
"Ce caractère nécessairement partiel des conclusions pouvant être tirées de l’analyse géopolitique est au demeurant bien pris en compte en France par le ministère de l’éducation nationale qui, s’il a introduit l’enseignement de la géopolitique au programme des classes préparatoires aux grandes écoles de commerce en 2004 puis, en tant qu’enseignement de spécialité, à celui des classes de Première et de Terminale en 2019, a fort judicieusement veillé à l’inscrire dans un bloc pluridisciplinaire incluant également les apports de l’histoire, de la géographie et, dans le cas du lycée, de la science politique."
"La question n’est donc pas de savoir si une analyse géopolitique doit ou non prendre en considération les données de la géographie physique, ce qui est sa raison d’être, mais bien plutôt de savoir de quelle manière elle doit le faire. Ce à quoi on ne peut que répondre : avec tact, mesure et prudence. Une manière simple d’évaluer le respect de ces indispensables précautions dans le maniement du facteur géographique est encore de s’assurer de sa pondération par d’autres facteurs. Une analyse prétendant rendre compte d’un phénomène politique par d’uniques explications géographiques devra donc être rejetée."
"Dans la logique darwinienne introduite en géographie politique par Friedrich Ratzel, l’étendue spatiale d’un État apparaît donc tout à la fois comme la manifestation et la source de sa puissance. Un État est d’autant plus puissant qu’il est vaste et il est d’autant plus vaste qu’il est puissant : « L’espace en soi […] est à mettre en rapport avec la force que sa maîtrise requiert, et c’est en fonction de lui que cette force doit être évaluée. Elle doit, au fil du temps, croître avec lui. » On comprend dès lors pourquoi les adeptes allemands de la géopolitique dans l’entre-deux-guerres se montrent particulièrement inquiets quant à la viabilité de leur pays dans les frontières étriquées que lui a conféré le traité de Versailles. Des frontières qu’ils considèrent comme trop resserrées pour permettre l’épanouissement d’un peuple allemand contraint en conséquence de conquérir par la force l’« espace de vie » (Lebensraum) nécessaire à sa perpétuation.
À la même époque, les plaidoyers répétés du juriste allemand Carl Schmitt (1888-1985) en faveur d’un redécoupage d’un monde devenu plus petit sous l’effet des progrès techniques autour d’un nombre restreint d’États qui devraient en conséquence être plus grands, s’inscrivent dans la même matrice idéologique qui fait de la masse (Masse) un générateur de puissance (Macht). Selon lui, seuls des États capables, à l’image des États-Unis, d’asseoir leur domination sur un « grand espace » (Grossraum) sont en mesure de pouvoir fonctionner autarciquement et en conséquence d’être réellement souverains. Les États qui ne dominent pas un grand espace sont en revanche vulnérables car incapables d’assurer par eux-mêmes les bases de leur souveraineté. Ils sont donc à la merci des États d’où ils importent tout ou partie des denrées nécessaires à la subsistance de leur population.
C’est fort de telles convictions que des États cherchent à étendre leur territoire, convaincus que toute portion de terre ajoutée à leur capital spatial initial ne peut qu’accroître leur puissance en ce qu’elle augmente le stock de ressources matérielles et humaines à leur disposition."
"Sur la longue durée historique, la corrélation entre l’étendue spatiale d’un État et sa puissance n’est pas aussi évidente à établir que le laisse entendre la géopolitique classique. Certes, de Rome aux États-Unis en passant par la Chine ou le Royaume-Uni, la plupart des grandes puissances sont ou ont été à la tête de vastes empires territoriaux. Mais toute la question est de savoir si ces empires étaient le fruit ou la source de leur puissance. Autrement dit si l’empire est un luxe que peut s’offrir le puissant ou si c’est sa possession qui confère à ce dernier son statut de puissant. Or la réponse à cette question, qui a fait l’objet de nombreux travaux, est loin d’être univoque. Les historiens ont par exemple mis en lumière la faible rentabilité économique des empires coloniaux dont se sont dotées au XIXe siècle certaines puissances européennes comme la France et le Royaume-Uni. Puissances qui se sont finalement trouvées reléguées à un statut subalterne au XXe siècle. Comme si, pris d’une folie des grandeurs impériales, Paris et Londres avaient gaspillé leur puissance en s’échinant à se doter d’empires démesurément vastes. Le problème est que les deux puissances qui leur ont succédé au XXe siècle, les États-Unis et l’URSS, se trouvent être aussi de grandes puissances impériales particulièrement étendues spatialement, à cette seule différence près que leur impérialisme s’est principalement exercé dans la continuité continentale de leur territoire plutôt qu’outre-mer.
Difficile donc d’affirmer que l’extension territoriale des empires leur serait nécessairement fatale, même si le cas de l’URSS qui finit par s’effondrer au début des années 1990 pourrait le confirmer. C’était en tout cas la thèse défendue par Paul Kennedy lorsqu’en 1988 il prédisait l’effondrement prochain de la puissance américaine qui, après tant d’autres empires, était appelée à payer le prix de sa « surexpansion impériale » (imperial overstretch). Pour l’historien britannique, à mesure qu’un empire s’étend, le coût de sa mise en valeur et de sa défense augmente en effet beaucoup plus vite que les bénéfices que peut espérer en retirer l’État qui en est à l’origine. Tôt ou tard, celui-ci finit donc par ployer sous le poids de son propre fardeau : « comme l’avaient constaté les militaires anglais et français en leur temps, une nation devant faire face à d’importantes obligations extérieures rencontrera toujours un « problème d’effectif » plus grave qu’un État dont les forces armées servent exclusivement à la défense du territoire national ».
Est-ce à dire que non seulement la grande taille ne fait pas la puissance, mais que la petitesse pourrait y contribuer ? Là encore, il y a un pas hasardeux à franchir. Certes, de Singapour aux Émirats arabes unis en passant par Israël, les exemples ne manquent pas d’États de petite taille ayant su s’affirmer comme des acteurs qui comptent sur la scène internationale. Le plus petit pays du monde, qui se trouve être le Vatican (44 hectares), est d’ailleurs loin d’être le moins influent et prouve qu’on peut jouer un rôle planétaire sans nécessairement disposer d’une vaste assise territoriale."
"Un État de petite taille est un État vulnérable qui ne peut pas compter, comme la Russie par exemple, sur la profondeur de son territoire pour laisser d’éventuels envahisseurs s’embourber dans son immensité territoriale. La taille d’un État a de ce point de vue des répercussions directes sur sa stratégie et, le cas échéant, sur sa conduite de la guerre, comme en témoigne par exemple le cas israélien. Petit pays de 22 000 km2 entouré d’États arabes qui lui ont été ou lui sont encore hostiles, Israël a toujours considéré qu’il lui fallait attaquer le premier et porter la guerre sur le territoire de ses adversaires plutôt que de leur laisser l’opportunité de lancer une offensive sur son sol, offensive qui pourrait vite s’avérer fatale compte tenu de l’exiguïté du territoire israélien qui n’offre guère de possibilités de repli intérieur pour préparer une contre-attaque. D’où aussi les annexions de territoires opérées par Israël au détriment de ses voisins et ennemis après chacune de ses victoires militaires sur eux. Les territoires ainsi annexés, outre leur éventuelle valeur symbolique – dans l’histoire du peuple juif – et diplomatique – comme monnaie d’échange dans des négociations à venir – ont une utilité stratégique en ce qu’ils donnent au pays un peu de la profondeur territoriale qui lui fait défaut. Et lui permettent ainsi d’envisager un peu plus sereinement une éventuelle guerre à venir dans laquelle les territoires annexés ont vocation à servir de glacis protecteur au cœur du pays qu’il s’agit de sanctuariser : gagner de l’espace, c’est donc aussi gagner du temps."
"Accumuler les territoires est une chose, mais il va de soi que tous n’ont pas la même valeur : se rendre maître d’un marécage pestilent n’offre a priori pas les mêmes opportunités que prendre le contrôle de terres fertiles ou de gisements pétroliers. Encore faut‑il préciser que la valeur d’un territoire est toujours relative à la capacité qu’ont les hommes à le mettre en valeur à un moment donné : la Mésopotamie a toujours disposé de ressources hydrauliques et pétrolières, mais l’importance accordée à chacune d’entre elles a sensiblement varié au fil du temps selon les usages que les hommes en avaient.
L’une des clés les plus fréquemment mobilisées dans l’analyse géopolitique, pour le meilleur et malheureusement souvent pour le pire, est ainsi celle des ressources offertes par les territoires dont les puissances se disputent le contrôle. La volonté de s’emparer des ressources agricoles, minières, hydrauliques ou encore halieutiques d’un territoire est ainsi souvent avancée dès lors qu’il s’agit d’expliquer les raisons qui conduisent des belligérants à s’affronter à son propos. Ce qui conduit fréquemment à donner d’une situation conflictuelle par nature complexe un tableau simplifié à l’extrême et d’une bien piètre utilité. Ainsi d’un Jean-Luc Mélenchon affirmant en janvier 2017 sur les ondes de France Inter que « la guerre en Syrie n’est pas une guerre de religion mais de gazoducs et de pipelines »."
[...] Pour ne prendre qu’un exemple, le soutien apporté par Washington à l’État d’Israël peut difficilement se comprendre si l’on prend pour postulat que la politique américaine dans la région est tout entière guidée par la volonté de faire main basse sur ses richesses naturelles. Si telle était leur unique préoccupation, les Américains auraient plutôt eu intérêt à cajoler les puissances arabes ennemies d’Israël dont certaines possèdent de faramineuses ressources en hydrocarbures. L’alliance avec Israël n’a certes pas empêché les États-Unis de se rapprocher de l’Arabie saoudite ou, un temps, de l’Iran, mais elle a tout de même eu un prix économique très lourd pour eux, notamment à partir du choc pétrolier de 1973, volontairement provoqué par les producteurs arabes pour frapper au portefeuille les alliés d’Israël – dont aucun n’a pourtant changé d’attitude diplomatique de ce fait. De toute évidence donc, des facteurs autres qu’une simple volonté d’accaparement des ressources doivent être envisagés pour comprendre l’alliance israélo-américaine."
-Florian Louis, Qu'est-ce que la géopolitique ?, Paris, Presses Universitaires de France / Humensis, 2022.
« La géopolitique est la science du lien des processus politiques à la terre . »
-Karl Haushofer, Erich Obst, Hermann Lautensach et Otto Maull, Bausteine zur Geopolitik, Berlin/Grunewald, Kurt Vowinckel Verlag, 1928.
« La géopolitique s’intéresse à des phénomènes dont les acteurs sont les États conçus comme des entités isolables et indépendantes et le moteur, la tendance d’un État quelconque à dominer les autres (ou, ce qui revient au même, à se protéger des effets sur lui-même de cette tendance manifestée chez les autres). Ces processus de domination ont pour enjeu l’intégrité et l’existence des États. »
-Jacques Lévy, « Géopolitique et/ou géographie du politique », Espaces Temps, 1990, no 43-44.
« Étude de l’impact des répartitions et divisions géographiques sur le déroulement de la politique mondiale. »
-John Agnew, Geopolitics. Revisioning World Politics, Londres/New York, Routledge, 1998.
« Analyse savante des facteurs géographiques qui sous-tendent les relations internationales et orientent les interactions politiques. »
-Saul Bernard Cohen, Geopolitics. The Geography of International Relation, Londres, Rowman & Littlefield, 2003.
« La géopolitique […] peut être définie comme la lutte pour le contrôle d’entités géographiques de dimension internationale et globale et l’utilisation de ces entités géographiques à des fins politiques. »
-Colin Flint, Introduction to Geopolitics, Londres, Routledge, 2006.