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    Pierre Feuga, Tantrisme. Doctrine, pratique, art, rituel...

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Pierre Feuga, Tantrisme. Doctrine, pratique, art, rituel... Empty Pierre Feuga, Tantrisme. Doctrine, pratique, art, rituel...

    Message par Johnathan R. Razorback Lun 13 Nov - 13:52



    "Parmi les diverses traditions qui nous sont venues de l'Orient depuis un siècle ou un siècle et demi, aucune ne reste plus mal connue, ni surtout plus mal comprise, que le tantrisme. A cette ignorance, aggravée chez certains d'hostilité, on peut chercher quelques explications. Tout d'abord les indianistes occidentaux -rejoignant d'ailleurs en cela les répugnances de nombreux pandits et brahmanes- ont longtemps négligé l'étude de la littérature tantrique. Lors même qu'ils n'en étaient pas éloignés par des préjugés puritains, ils ne savaient voir dans ces textes ésotériques, dont la clé leur échappait, qu'un fatras de recettes magiques, dénué de cette haute spiritualité qui rayonne dans les Upanishads ou la Bhagavad-gîtâ. Au « matérialisme » triomphant de l'Occident, il était de bon ton d' opposer le «spiritualisme» de l' « Inde éternelle », le « mysticisme » quasi chrétien de la bhakti, la «pure métaphysique» du Vedânta.

    Le tantrisme, avec son insistance sur les moyens pratiques de la « Libération », avec son exaltation du corps, et qui plus est du sexe, avec son mépris de la morale ordinaire et son anticonformisme social, paraissait un élément baroque dans le majestueux ensemble de la tradition brahmanique, une espèce de corps étranger, de scandaleuse excroissance que l'on était tenté de rapporter à un substrat « non aryen»,« prévédique ».La question n'est pas tranchée et risque de ne jamais l'être.

    Que le tantrisme (ou plutôt le shâktisme) s'apparente à de nombreux cultes naturalistes et gynécocratiques d'Asie, d'Afrique ou du Bassin méditerranéen antique, cela n'est guère contestable. Mais on pourrait soutenir sans forcer les textes que plusieurs des thèmes essentiels des Tantras -activation de la « chaleur ascétique », plénitude sensorielle et vitale, importance du son incantatoire- se trouvent déjà dans le Veda. c'est-à-dire dans une révélation apportée en Inde par des envahisseurs venus du nord et qu'une mode récente -à rebours de l' ancienne qui les glorifiait pour des raisons parfois suspectes- a tendance à dénigrer trop systématiquement." (p.10)

    "Quoique son ritualisme soit fort développé, ce n'est pas une religion : le dogme lui fait défaut et sa morale trop élitiste et paradoxale, ne saurait s'imposer à la masse des hommes. Ce n'est pas non plus une philosophie, même si l'on trouve son esprit mêlé à certains des systèmes métaphysiques les plus élabores qu'ait produits l'Inde (shivaïsme du Cachemire, bouddhisme Mahâyâna). Enfin, bien qu'il ait imprégné toutes les sciences que nous appellerions chez nous «occultes» (astrologie, alchimie, magie etc.), on ne peut le réduire à aucune d'entre elles. Il les débord toutes et nul aspect de la vie ne lui a paru indigne de son attention.

    Plus encore qu'une discipline spécifique, le tantrisme apparaît donc comme une dimension intérieure de l 'indianité, un dynamisme constant, à la fois manifeste et secret (ce qui est sa grande force), perceptible partout et cependant caché, tel un cœur vibrant. C'est pourquoi le problème de son « orthodoxie » semble aujourd'hui assez académique. Vishnuisme, shivaïsme, yoga, bhakti, voire Vedânta, ont été si longuement provoqués puis colorés par le tantrisme qu'on n'imagine plus ce que seraient de tels enseignements sans lui. Même des courants « hétérodoxes » du strict point de vue brahmanique -comme le jaïnisme et surtout le bouddhisme- ont été puissamment marqués ou réorientés par l'esprit des Tantras. Cet esprit fulgure à l'évidence dans la tradition tibétaine, dont j'aurai à parler souvent dans ce livre. Mais on retrouve des traces du tantrisme en Chine, au Japon, en d'autres pays d'Asie, y compris musulmans. En toutes ces contrées, le génie tantrique - équilibre subtil de liberté morale, de relativisme intellectuel et de haute technicité spirituelle -, ce génie efficace et détaché s'infiltra, revêtant au besoin tel ou tel masque religieux ou magique, comme demain, dans notre monde rationnel ou qui voudrait tant le paraître, il pourrait emprunter un masque scientifique. Cet esprit de jeu créateur, se servant inlassablement des formes pour se dégager des formes, pour se « transformer » (jouir de ce monde sans être attaché à ce monde), est un des traits qui permet le mieux de reconnaître un «héros» tantrique (vîra), d'hier ou d'aujourd'hui, distinguant sa voie de toutes les mystiques d'évasion ou de contemplation unilatérale." (pp.11-12)

    "L'essentiel de cette tradition, initiatique et secrète, fut toujours transmis de vive voix, « de bouche en bouche » (vaktrât vaktrântaram). Dès lors, il ne sert pas à grand-chose de découvrir dans un vieux traité une longue série d'incantations (mantra), si aucun maître n'est présent pour nous apprendre à les prononcer comme il faut, dans un rythme juste, et pour nous en éclairer le sens et l'usage. De plus, même lorsqu'un Tantra dont on pourrait à peu près déterminer la date expose un enseignement qu'on serait tenté d'appeler « originel » ou « original » (parce qu'on ne le trouve pas ailleurs), cela ne prouve en rien que son auteur, au demeurant souvent anonyme, en fut l'inventeur, le fondateur, comme on dirait que Descartes a fondé le cartésianisme par son Discours de la méthode. Toute une lignée de guru, dont on ne sait plus rien, a pu le précéder dans la même orientation. Ni en spiritualité ni en art, les Indiens ne cultivent l'individualisme." (p.15)

    "Abondante et disparate, la littéature tantrique comprend non seulement les Tantras proprement dits mais aussi des espèces variées d'ouvrages appelés Agama, Nigama, Samhitâ, Upanishads, etc. En théorie chacun de ces termes signale une orientation différente ; en réalité 'on observe un certain flottement de l'un à l'autre. Ainsi les Âgams (littéralement « ce qui est descendu ») ne sont-ils pas tous d'inspiration shivaïte, comme on l'écrit souvent : les vishnuites, les shâkta (adorateurs de la Déesse), voire les bouddhistes se réfèrent à des textes portant le même titre; et si l'enseignement y est en principe dispensé par un dieu à une déesse, le cas inverse se rencontre aussi. Dans les Nigamas, c'est plus fréquemment (mais pas toujours) la Shakti qui instruit son partenaire mâle. Il existe un prestigieux traité de hatha-yoga - donc de coloration tantrique - intitulé Shiva-samhitâ; pourtant, cette dernière appellation, Samhitâ s'applique plus volontiers à des recueils de tendance vishnuite.

    Quant au titre d'Upanishad (« Approches », selon une interprétation possible du mot), il surprendra ici les puristes qui le réservent à une quinzaine de chefs-d' œuvre métaphysiques chargés de clore le Veda. Mais ceux qui reconnaissent cent huit Upanishads canoniques sont enclins à admettre dans ce nombre huit ouvrages tantriques: les Shâkta-upanishad ; encore pourrait-on recenser beaucoup d'autres de ces opuscules tardifs prétendant se rattacher plus ou moins légitimement au Veda.

    Etonnante florescence spirituelle et littéraire en tout cas ; puissant courant qui traversa, régénéra les trois grandes traditions issues de l'Inde: brahmanisme, jaïnisme et bouddhisme." (p.18)

    "Les Tantras ont pour fonction de « dérouler », de « tisser » en un processus continu, à la fois spatial (horizontal) et vertical (temporel), une méthode, une discipline permettant de réaliser le but unique de toute les traditions spirituelles originaires de l'Inde depuis au moins vingt-cinq siècles : moksha ou mukti, la « Délivrance » à l'égard de la « transmigration » (samsâra). Soulignons cependant dès maintenant - car ceci est de la plus haute importance - que cette Délivrance ou cette Connaissance absolue, le tantrisme ne prétend pas la fabriquer artificiellement ni l'apporter de l'extérieur. En vérité, aucune technique ne saurait l' «étendre» ou l' « amplifier » puisqu'elle est de toute éternité et que seule une ignorance, une faiblesse de conscience nous empêche d'en jouir à tout moment. L'unique ambition de l'ascèse tantrique (sâdhana) est de dévoiler, d'actualiser cette Connaissance latente chez tout être humain, d'écarter les nuages qui nous obstruent la pleine vision du Soleil." (p.20)

    "Alors que l'enseignement védique était réservé aux mâles « deux fois nés », le tantrisme se veut ouvert à tous, sans distinction de caste, de race, de sexe ou de croyance ; cette apparente « démocratie » extérieure est néanmoins compensée par une très grande exigence initiatique, une discipline du secret et une ascèse spécifique. Dans les Tantras et les Agamas, la spéculation occupe une place variable importante ou minimale selon les écoles, mais toujours subordonné au sâdhana, la pratique [...] « ascèse» - au sens grec d'entraînement méthodique -mais non un « ascétisme » car les tantristes ne croient à l'efficacité ni des jeûnes ni des mortifications ni de tout ce qui en général brime le corps au lieu d'en épanouir les possibilités ; enfin, en une société fortement patriarcale comme pouvait l'être la société indo-aryenne, le tantrisme introduit ou réintroduit le culte de la Femme divine, ou Shakti, non seulement Mère universelle mais Amante initiatrice. En cela il corrige une certaine misogynie, voire un certain puritanisme perceptible dans le bouddhisme primitif aussi bien que dans le Vedânta classique. La femme cesse d'être l'ennemie, l'obstacle, la tentation, la grande Illusion qui détourne de l'Eveil ; elle devient l'énergie de l'adepte, sa puissance opérative, son alliée (la « meilleure moitié de lui-même »), voire parfois son guide. Quel chemin parcouru quand on songe que jusque-là (depuis les « Lois de Manu » tout au moins) on ne lui avait point reconnu de destinée propre, non seulement durant la vie -où elle n'était qu'un prolongement de son époux- mais même après la mort, où elle serait réunie à ce dernier ! Renaître femme, fût-ce dans une famille de brahmanes, apparaissait comme une forme d'expiation. Quant à la Délivrance, on imaginait mal qu'elle pût y accéder: c'était une affaire d'hommes, d'ermites, de samnyâsin, de « renonçants » qui avaient précisément, entre autres vanités de ce monde, renoncé aux femmes.

    Dans quelle mesure donc l'enseignement, tantrique est révolutionnaire, voire « hérétique », par rapport à la tradition védique, revivifiant des croyances préaryennes (dravidiennes ou autres), ou bien s'inscrit dans une continuité profonde de l'Inde, par-delà les oppositions de surface et les accidents de l'histoire, c'est une question des plus délicates que Je ne puiss ni éluder ni prétendre résoudre après tant d'autres plus savants qui s'y sont essayés." (pp.22-24)

    "Ce pays qui passe pour le plus religieux du monde [...] a connu ses athées, ses matérialistes, ses sceptiques, ses libertins." (note 14 p.24)

    "Il faut bien prendre garde, lorsqu'on parle des « Aryens », de ne pas entendre par là une race ni d'en faire un synonyme de l'ensemble des Indo-Européens. D'ailleurs, même ce terme « indo-européen » renvoie à une communauté d'idiomes, beaucoup plus assurément qu'à un type ethnique homogène. Dans le tronc des langues indo-européennes, on pourra donc considérer un rameau particulier qui est le rameau aryen ou encore indo-iranien, car il existe une grande ressemblance entre le sanskrit archaïque des hymnes védiques et la langue des portions anciennes de l'Avesta (les gâthâ). Notons d'autre part que l'adjectif sanskrit ârya (sans doute équivalent au vieux
    perse airiya, qu'on retrouve dans « Iran ») signifie « noble », « homme libre » et désigne les membres des trois castes supérieures de la société védique, les mêmes que l'on a qualifiés plus haut de dvija, « deux fois nés ». [...]

    Certaines de ces tribus aryennes aient commencé d'envahir l'Inde par le nord-ouest (Penjâb, les cinq rivières du haut bassin de l'Indus), à une date que je ne me hasarderai pas à préciser. Cette pénétration, retardée par les obstacles naturels et par l'hostilité des peuples « noirs » autochtones (ce dernier terme étant lui-même relatif), dut s'opérer par vagues successives, s'étaler sur des siècles, voire sur des millénaires. Les Dravidiens ou Proto-Dravidiens qui dominaient l'Inde antérieurement furent repoussés vers le sud par les conquérants à peau claire. Jusqu'à nos jours du reste, quoique pleinement intégrés dans la tradition hindoue, les Tamouls ont conservé une grande originalité culturelle, renforcée par le fait qu'ils échappèrent à l'islamisation. Et l'on peut tenir pour certain que les Aryens, même s'ils l'emportèrent par les armes (mais ce fut loin d'être toujours le cas, le Mahâbhârata en témoigne), apprirent beaucoup de leurs vaincus, plus civilisés qu'eux à bien des égards.

    En réalité, l'hindouisme, tel qu'on le connaît aujourd'hui, résulte moins de la victoire d'une tradition sur une autre (de la tradition aryenne sur la tradition dravidienne ou du « Nord » sur le « Sud » pour parler symboliquement) que d'une rencontre, d'une interaction -conflictuelle par certains aspects, harmonieuse par d'autres- entre deux sensibilités, deux visions du monde : l'une ouranienne, lumineuse, virile, patriarcale, théocratique et puissamment hiérarchisée ; l'autre chtonienne, obscure, féminine, matriarcale (et même à l'occasion polyandre), riche aussi d'antiques traditions royales ... Mais ne poussons pas trop loin ce genre d'oppositions où, très vite, des jugements de valeur ont tendance à s'insinuer." (pp.25-26)

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    (pp.28-32)

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    (p.36)

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    (pp.41-42)

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    (pp.42-48)

    "Selon divers Purânas, Pârvatî, « la fille de la Montagne », fut un jour dérangée par son époux Shiva alors qu'elle prenait son bain. Irritée, elle se frotta le corps et avec un peu de crasse façonna un être superbe qu'elle appela son fils et chargea de garder dorénavant sa porte : ce fut Ganapati. Shiva cependant revint. Lorsque l'enfant prétendit l'empêcher de pénétrer dans la maison, le dieu s'emporta et le fit décapiter par son escorte. Puis, voyant la douleur de Pârvatî, il trancha la tête du premier être vivant qu'il rencontra et la joignit au corps du bel enfant . or il _se trouva que cette tête appartenait à un éléphant. Cette image hybride, monstrueuse et dérisoire à la fois, nous rappelle la nature paradoxale, alogique de la Réalité suprême, en laquelle tous les contraires coexistent et s'équilibrent. Rien de plus terrifiant qu'un éléphant en colère ; mais, une fois apprivoisé, l'homme n'a pas de plus précieux auxiliaire.

    Ganesha n'est pas seulement le « Seigneur des catégories », il est aussi le «Seigneur des obstacles », c'est-à-dire celui qui les place et les écarte." (p.48)

    "Dans la plupart des traditions -la chinoise représentant une exception ambiguë-un sens favorable s'attache au côté droit, tandis que le côté gauche est tenu pour maléfique. Cette interprétation doit être relativisée dans la mesure où une valeur intrinsèque est attribuée aux points cardinaux. Comme, en Inde, on se tourne le plus souvent vers l'est pour les pratiques rituelles, c'est alors le nord qui se trouve à gauche et le sud à droite (dakshinâ possède d'ailleurs cette double acception de « droite » et de « sud ») : or le nord est invariablement favorable, lumineux, il correspond à la voie des dieux et à la Tradition originelle, au premier paradis hindou ( uttarakuru), le sud, au contraire, est la direction du sacrifice aux ancêtres, celle à laquelle on se réfère dans les pratiques magiques de l'Atharva-veda pour allumer un feu rituel en vue de se protéger contre les âmes errantes (XVIII, 4, 9) ou pour invoquer les forces de destruction qui du reste, à la fin du kali-yuga, viendront consumer notre monde à partir du sud." (p.53)

    "Le Shiva androgyne (ardhanarishvara), mi-homme en bleu à droite, mi-femme en jaune à gauche, est ici traité par une paysanne artiste du Mithilâ. Les deux sexes réunis en un seul corps symbolisent la plénitude de l'unité primordiale de l'être, que les yogin et yoginÎ tantriques cherchent à reconstituer par diverses méthodes (méditation, art du souffle, érotisme rituel, etc.)." (p.54)

    "Deux approches antagonistes à première vue mais en réalité complémentaires du divin. L'une met l'accent sur le développement harmonieux; elle cherche à libérer l'homme des instincts, à l'affranchir de l'animalité; elle exalte la vertu, la discipline et, inévitablement, est conduite à refuser tout ce qui peut perturber l'ordre spirituel et social : la passion, l'ivresse, le bouillonnement des sens, la démesure. C'est la voie des vishnuites en Inde, comme c'était en Grèce la voie d'Apollon, et pour l'immense majorité des êtres humains il n'existe point sur Terre de religion, d'éthique ou de philosophie concevable en dehors d'elle. Elle correspond, dans le déroulement cyclique de la manifestation, à la phase initiale et constructive, pravritti-mârga, tendance de !'Esprit absolu à se déterminer, à s'autolimiter, à se lier à des noms-et-formes (nâma-rûpa), à établir et à conserver des lois, des normes et des cultes dans le cadre d'une tradition, parfois souple en ses applications mais inflexible en ses principes.

    Une autre voie, bien différente, s'ouvre à certains tempéraments plus audacieux : c'est la «voie gauche» qui prône la rupture, l'arrachement de toutes les formes et qui correspond, dans le même symbolisme cosmologique, à nivritti-mârga, le «retour», la désintégration, la libération radicale de l'Esprit par rapport à toute convention et à toute contrainte. Pour ce détachement absolu cependant, deux formes sont encore possibles : la première, ascétique et solitaire, est celle des shivaïtes, le plus souvent non tantriques; l'autre, destructrice et dissolvante, est prête à utiliser tout moyen extrême (alcool, drogues, érotisme, acte moralement condamnable) pour atteindre la Délivrance : cette tendance, qui a valu au tantrisme sa réputation scandaleuse, affleure à la fois dans le shivaïsme tantrique et dans la plupart des écoles shâkta. On la retrouve dans certains courants du bouddhisme disparus de l'Inde mais transférés, non sans adaptation, au Tibet, en Chine, au Japon ou ailleurs. Notre propre Moyen Age chrétien n'a-t-il pas connu, sous une forme beaucoup moins cohérente et moins bien tolérée, de ces confréries (Bégards, Frères du Libre Esprit, etc.) qui tentaient de glorifier Dieu à travers un usage déchaîné et socialement subversif du sexe ?

    L'intuition centrale en tout cas, du côté hindou, est que tout ce qui est « remède » sous un certain aspect est en même temps « poison » sous un aspect contraire, et réciproquement. Les lois, les normes, les disciplines sont des « remèdes » pour le commun des hommes. mais pour certains êtres de feu, elles constituent d'insupportables entraves et une cause d'agonie spirituelle. Inversement, ce qui pourrait chavirer et noyer la plupart se révèle hautement bénéfique pour quelques-uns, aptes, par vocation naturelle ou par entraînement méthodique, à transformer le « venin » en « breuvage d'immortalité »." (p.55)

    "On observe nombre de points communs entre le tantrisme hindou -du moins dans ses modalités shivaïte et shâkta- et le tantrisme bouddhique appelé Mantrayâna (« Véhicule des mantra ») ou, plus souvent, Vajrayâna (« Véhicule du diamant ou de la foudre ») qui connut un merveilleux épanouissement dans l'Inde du Nord avant de décliner vers la fin du 1er millénaire et de disparaître complètement au XIIIe siècle. On peut même se demander -sans espoir d'obtenir jamais une réponse- lequel, historiquement et littérairement, a précédé l'autre, tant il existe de bons arguments des deux côtés.

    Quoi qu'il en soit, tous deux sont des doctrines absolutistes, non dualistes, enclines à préférer l'approche psycho-expérimentale de la Réalité à la simple spéculation intellectuelle; tous deux partagent la même impatience envers les disciplines anciennes et se donnent c'est-à-dire des « raccourcis » vers la Libération ou l'Eveil [...]
    divinités hindoues mineures furent adoptées par les bouddhistes, la réciproque est vraie, quoique dans une plus faible mesure."

    "Pour expliquer l'effacement du bouddhisme de l'Inde, on évoque souvent le trop faible enracinement populaire de cette doctrine, sa décomposition spirituelle interne, une
    forte contre-offensive intellectuelle des grands commentateurs brahmaniques qui se succédèrent à partir du VIII siècle (Shankara, Kumârila, Udayana, Râmânuja), à quoi il faut ajouter, en pays tamoul, l'activité des « saints », Âlvârs et Nâyanârs. Mais il faut considérer surtout les persécutions musulmanes (dues à des guerriers turcs et afghans) qui furent encore plus féroces à l'encontre des bouddhistes que des hindouistes, détruisant les grands monastères sans lesquels le bouddhisme ne peut survivre. (Les invasions des Huns, de 475 à 534, avaient déjà porté des coups terribles à ces communautés monastiques.) Les soufis et les fakirs musulmans jouèrent cependant un rôle secret mais positif, notamment au Bengale, dans la transmission des techniques de l'école Sahajiyâ." (p.56)

    "Tântrika ou non, l'Hindou ne peut se défaire de la notion d'un « Soi », d'un principe, transcendant et immanent à la fois, de la personnalité : Atman ou Brahman. Le bouddhisme, en revanche, n'a pas d'ontologie et ce n'est même que tardivement, avec le Malzâyâna, qu'il a acquis une métaphysique ; même alors, il est demeuré avec fidélité la doctrine du non-Soi (anâtmavâda), de la vacuité (shûnyatâ). A cela on pourrait objecter (et les brahmanes soucieux de « récupération » ne s'en sont pas privés) que tout ce que les bouddhistes disent de leur « Vide » (en l'appelant volontiers vajra, diamant) coïncide avec ce que les Upanishads affirment de leur Brahman : incorruptible, indivisible, indestructible, impénétrable, etc., sont des termes qui peuvent convenir à l'un comme à l'autre. Néanmoins, quoiqu'ils n'aient pas ignoré l'approche apophatique du Réel (ce que le Brahman n'est pas), les Hindous insistent plutôt, comme par instinct, sur la « plénitude », la « positivité » du Principe. Et ce concept n'est pas transposable dans l'univers bouddhique qui abhorre toute notion de permanence et de fixité. Autrement dit -et sans méconnaître que sur un plan «psycho-expérimental » toutes ces oppositions peuvent se résoudre-, chez les Hindous la vacuité ne paraît qu'un passage, nécessaire et méthodologique, vers une Positivité ultime et transcendante, tandis que chez les bouddhistes elle n'a point d'au-delà et se confond avec la félicité absolue." (pp.57-58)

    "Un Tantra, du VIIIe ou IXe siècle, fort vénéré de tous les shâkta, le Shaktisangama, place dans la bouche même de Shiva - le grand patron du tantrisme hindou - l'injonction de pratiquer la méthode « chinoise » ou « tibétaine », incluant les boissons enivrantes et l'union sexuelle, parce que les anciens rites védiques s'avèrent surannés, inadaptés à notre âge actuel : les adorateurs de Târâ sont désormais les véritables brahmanes, et cela nonobstant le fait que leur lieu d'origine n'est pas l'Inde mais se situe au-delà des montagnes.

    Dans un autre traité plus tardif (XIIIe siècle ?), le Kubjikâ-tantra, le même Shiva ordonne à sa parèdre (Kubjikâ, divinité tutélaire des potiers) d'aller répandre son culte dans l'Inde entière, à partir de sa demeure originelle, qui paraît être le mont Kailâsa, au Tibet (lieu de pèlerinage à la fois pour les shivaïtes et les bouddhistes)." (p.63)

    "Si les Chinois assument volontiers l'origine autochtone de leurs techniques érotiques -même si elles ne sont plus pratiquées que dans des milieux taoïste restreints-, les Tibétains, pour leur part, sont peu enclins à revendiquer cet aspect de leur tradition et préfèrent, par un ironique retour des choses, le rejeter de l'autre côté des montagnes, à savoir en Inde, terre sacrée du bouddhisme mais aussi d'un shâktisme en lequel ils ne se reconnaissent pas du tout. [...]
    Les lamas tibétains ont une tendance constante à interpréter tout passage possiblement érotique de leurs Tantras -lesquels, rappelons-le, ne sont que des traduction de textes sanskrits le plus souvent perdus- en termes de pur symbolisme mystique, des sortes de Cantique des Cantiques à la mode bouddhique." (p.65)

    "On affirme souvent que le tantrisme n'a pas d'originalité philosophique et qu'il n'a fait que transporter sur un plan pratique des enseignements formulés avant lui : soit, du côté hindouiste, dans les Upanishads et leurs commentaires védantiques; soit, du côté bouddhiste, dans la dialectique Mâdhyamika de Nâgârjuna, ou doctrine de la vacuité universelle, et l'idéalisme Yogâchâra d'Asanga, selon lequel tout phénomène (dharma) n'existe que comme opération de la pensée (vijiiaptimâtra). Même si cette carence intellectuelle du tantrisme était entièrement démontrée, on serait mal inspiré d'en faire un argument contre lui puisqu'il se présente avant tout comme sâdhana, mise en action, et n'aime pas se perdre dans la jungle des concepts.

    Mais il existe au moins une éblouissante exception : celle du tantrisme médiéval du Cachemire, dont la métaphysique et la cosmologie extraordinairement élaborées n'ont rien à envier aux systèmes plus fameux de l'Inde." (p.82)

    "Les maîtres de la tradition cachemirienne, que domine le génie d' Abhinavagupta (né
    vers 950 ou 960), n'étaient pas des dogmatiques mais des aventuriers
    de 1' esprit et des yogin de haut vol; leurs spéculations, pa~oi.s abstruses, s'enracinaient dans une expérience intense et quot1d1enne.
    C'étaient des tântrika, au sens le plus plein du mot. Avec eux, sans
    nul doute, entre les rxe et x1e siècles, l 'Agama hindou connut son âge d'or.
    Trika (nom générique donné à leur doctrine) signifie «triade». On
    peut entendre par là les trois énergies de Shiva : volonté, connaissance, activité; ou bien Shiva lui-même sa Shakti et l'individu limité
    (variant~ de Pati, le Maître, pâsha, le li~n, et pashu, le bétail lié, dans
    la doctnne, déjà brièvement évoquée, des Pâshupata); ou encore
    les \r?is v?ies de retour vers la pure Conscience : voie divine, voie
    de 1 energ1e, voie de l'individu 2 •
    ,. '!raditionnellement, on divise le Trika en quatre courants qui se
    re~erent aux mêmes textes sacrés mais les interprètent selon des
    pomts de vue assez nuancés :
    - L'école Pratyabhijiiâ, fondée à la fin du IXe siècle par Somânanda et développée par son disciple Utpaladeva, est la plus directe,
    la plus sp.ontanéiste : elle compare la réalisation spirit,uel~e à un~ « reconna1~sance » fulgurante de Shiva en nous et dans 1 umvers ; m
    concent!ation ni méditation ne sont tenues pour nécessaires : il suffit de laisser tomber d'un coup les constructions de la pensée; c'est
    do!1c u~e .«non-voie» ( anupâya) où l'ouverture intérieure, attirant la
    grace divme, rend superflu tout effort.
    . -:- L: école Kula ou Kaula - dont on a déjà dit quelques mots -
    mv1te a pas~~r sans interruption du plan le plus élevé du réel au plan
    le pl~s mfeneur, et inversement; la totalité de l'énergie doit être
    apprehe?dée en chaque particule, en chaque activité, fût-elle triviale. Libération (moksha) et jouissance (bhoga) coïncident, d'où
    l'usage de boissons intoxicantes (shivarâsa, «liqueur de Shiva») et
    le rituel érotique (kulayâga ou âdiyâga) accompli avec les dûtî
    (femmes initiées, littéralement «porteuses de messages»)." (p.83)

    "- Les tenants du Krama suivent également une voie d'énergie
    mais plus gradualiste; ils recommandent un mouvement par étapes,
    une progression rythmée afin de parvenir à un accomplissement
    stable; adorateurs fervents de la Déesse (Kâlî, Pârvatî, Bhairavî), ils
    possèdent une antique tradition d'initiations conférées aux hommes
    par les femmes.
    - Enfin, les adeptes du Spanda (ou Tri ka, au sens étroit du terme)
    perçoivent l'univers comme la vibration, l'ébranlement, la pulsation du « Cœur universel». Un «élan», une prise de conscience
    subite, une adhésion sans tergiversation, voilà ce qui permet la réalisation de l'absolu (appelé Bhairava, aspect terrible de Shiva) dans
    toutes les situations de la vie. On peut trouver maints exemples de
    cette approche dans le Vzjiïâna-Bhairava, un des livres les plus débordants de sève et de saveur que nous ait offerts l'Inde." (p.83)

    "Les trente-six tattva (catégories, bases principielles) sont divisés en
    trois groupes que l'on appelle «purs» ( shuddlza), «purs-impurs»
    ( shuddhâshuddha) et «impurs» ( ashuddha), ou encore «suprêmes»
    (para), «suprêmes-non-suprêmes» (parâpara) et «non-suprêmes»
    ( apara), trois degrés de qualité décroissante, donc, correspondant à trois «sphères» (anda, « œuf ») : sphère de l 'Energie, sphère de l'Illusion et sphère de la Nature." (p.83)

    "Les trentesix tattva existent en simultanéité, telles des fonctions toujours susceptibles de se transmuer l'une dans l'autre sans pour autant cesser
    d'exister. C'est logiquement et ontologiquement que les catégories
    s'enchaînent, se succèdent et dérivent les unes des autres, dans un
    dynamisme permanent et fluide qui rappellerait plutôt l'esprit du
    Yi-King (avec son jeu mouvant d'hexagrammes) que certains échafaudages philosophiques de type occidental.
    Ainsi - pour en revenir au problème du temps - Shivatattva le
    premier des principes, le JE illimité, ne doit pas être conçu con{me un «avant» temporel (encore moins comme un démiurge) ni, selon
    la perspective inverse de la réalisation spirituelle, comme un «après »,
    un terme à atteindre. L'absolu est hors du temps comme de l'espace
    et de la causalité. Il ne commence pas, ne cesse pas, ne change pas.
    Puisque, dans notre nature véritable, nous coïncidons avec lui, il est
    aussi absurde de croire qu'on puisse s'en «éloigner» que de croire
    qu'on puisse s'en «rapprocher». Même les mots d' «Eveil», d' « Illumination» ou de «Libération», que l'on ne peut éviter d'employer
    dans un ouvrage comme celui-ci, deviendraient critiquables dès le
    moment où ils laisseraient imaginer qu'avant l'expérience ainsi évoquée il aurait existé «autre chose» ou «quelque chose» d'opposé, un
    «sommeil objectif» ou un état de «ténèbres» ou une «servitude».
    Selon le témoignage unanime des sages, au contraire, «s'éveiller»
    équivaut à prendre conscience qu'il n'en a jamais été ainsi, autrement
    dit que 1' état de lumière a toujours existé. Mais cette évidence, précisément, ne peut se révéler que dans une expérience extramentale
    ou supramentale. Aussi longtemps que l'on s'en tient à la théorie,
    force est d'énumérer des catégories, de disséquer une Réalité au
    f?nd insécable et d'employer un symbolisme verbal destiné à faciliter l'accès vers le «sans-accès»." (pp.83-84)

    "Tous les mondes - et le nôtre aussi bien -
    sont"' des états, des projections, des expansions d'une Conscience
    supreme appelée Shiva - que ce terme soit entendu en un sens théiste
    ou non. Dans la mesure où, par la méditation ou l'initiation, nous
    pouvons accéder à ces états, ils deviennent pour nous réels, d'une
    réalité ni plus ni moins certaine que celle que nous reconnaissons à
    notre monde matériel familier." (p.84)

    "Au-delà de toutes les catégories, de toutes les sphères et de tous
    les mondes, au-delà même de l'unité et de l'être (de Dieu conçu en
    mode personnel et ontologique), inaccessible à toute pensée, incompréhensible et indéfinissable, bien que permettant de tout comprendre
    et de tout définir, Totalité hors de laquelle il n'existe rien, Liberté
    absolue ... c'est par ces expressions ou d'autres avoisinantes que
    les shivaïtes du Cachemire suggèrent - puisqu'on ne saurait la
    décrire - l'ultime Réalité, Paramashiva, dite aussi Para.~amvid
    lorsqu'on insiste sur son aspect de Connaissance. N'est-on pas très
    proche ici de la métaphysique non dualiste des grands docteurs
    védantiques, tels que Gaudapâda et Shankarâchârya? Quelle diff érence peut-on déceler entre l'ancienne conception du Principe
    suprême (Parabrahman) ou du Soi (Âtman) upanishadique et celle
    du Paramashiva tantrique? Une essentiellement : c'est que, dans la
    ~octrine Trika, l'absolu ne se réduit pas à une pure Conscience
    immuable et indéterminée. Cet absolu, ce «sans-second» est doué
    d'énergie, il possède cinq énergies: de conscience ( chit) certes, mais
    a~s~i de béatitude ( ânanda ), de volonté ( icchâ ), de connaissance
    (]fi.ana) et d'activité (kriyâ) - cinq puissances majeures qui sont
    elles-mêmes à la source d'innombrables énergies dérivées (que la
    myt~~logie personnifiera sous forme de déesses." (p.86)

    "u~~ne d~stinction ne mérite d'être établie entre énergie et détenteur d_ energ1e, entre substance et attribut : Shiva est identique à
    Shaktt, tout c?~e le feu est identique à son pouvoir de brûler.
    Cependant, redmt à sa seule luminosité Shiva ne se «verrait»
    pas: S'il peut prendre conscience de son i~finie beauté, c'est grâce
    a Vlmarsha (ou à Shakti, au sens absolu). Rien ne l'y contraint,
    puisqu'il n'existe aucune nécessité au-dessus ou en dehors de lui.
    C'est par un libre «jeu» (symbole de ce qu'il y a de plus spontané,
    de plus gratuit) qu'il procède au déploiement (unmesha, littéralement
    «ouvrir les yeux») et au reploiement (nimesha, «fermer les yeux»)
    de l'univers. L'énergie d'intention (icchâshakti) fait naître en lui la
    volonté (qui n'a pas le caractère passif du désir ni la tendance compensatoire du manque) de manifester la multiplicité des choses, dont
    il est la source et demeure le maître. Il se scinde alors en deux par
    l'opposition du JE et du CECI, du sujet connaissant et de l'objet
    connu, première dualité d'où découleront toutes les autres. Il se nie
    lui-même 5
    , il se cache à lui-même, il rompt l'équilibre entre ses
    énergies de connaissance et d'activité, il obscurcit sa plénitude afin
    de revêtir, à ses propres yeux, l'aspect de l'univers. Peu à peu CECI
    se détache de MOI, la Shakti se voile pour son Seigneur.
    Sur le fond de sa propre conscience, Shiva suscite les germes
    (bîjâ) de toutes les modalités cosmiques (bhâva). Celles-ci se révèlent en lui comme les rêves dans la conscience du rêveur, sans l'intermédiaire d'une cause matérielle. On peut les comparer encore aux
    objets variés qui se reflètent dans un miroir ou dans un lac sans que
    ces derniers en soient aucunement affectés. Si le miroir est pur ou si
    le lac est limpide, l'image reflétée paraît nette et stable. Si le miroir
    est terni ou l'eau trouble, l'image deviendra multiple et mouvante.
    Mais, dans les deux cas, jamais elle ne possédera d'existence objective propre lorsqu'on l'envisagera comme séparée du miroir ou du
    lac. Ainsi le monde dit «extérieur» - et cela doit s'entendre aussi
    bien des émotions ou des pensées que des formes sensibles - repose
    en réalité à ! 'intérieur de la Conscience absolue. Il ne peut exister
    indépendamment de son substrat, pas plus que les reflets n'existent
    en dehors du miroir ni les rêves en dehors du rêveur ni - pour choisir un exemple plus moderne - les images d'un film en dehors de
    l'écran où elles sont projetées.
    Dans le Shivatattva, la conscience (dût) prédomine. Dans le Shaktitattva, la béatitude ( ânanda) règne sans rivale. Dans le principe
    qui suit immédiatement, Sadâshiva (ainsi nommé parce que la conscience de l'être, sad ou sat, y prend naissance), l'énergie de connaissance (jiïâna) passe au premier plan, tandis que l'énergie d'activité
    (kriyâ) reste en repos et le mo~de p~énoménal à l'état d'esquisse.
    L'objet est déjà perçu par le sujet mais ~011:1n:e une part, un aspect,
    un prolongement de lui-même. Le JE pnnc1p1el (Aham) prend alors
    conscience : «JE suis ceci» Ue suis moi-même cet univers entier)." (pp.86-87)

    "
    (pp.88-92)

    "L'imagim~tio fantastica d~s alchimistes, à ne pas confondre avec l' unagmatw _vera, ac~1ve ou creatnce, que les tantr!~te~ ~1omm~nt ~hâva!1â ~t qui fait partie des facultes du« heros » (chap. IV, 4)." (note 11 p.95)

    "Pour les tantristes, l'unique substrat de la réalité est la Shakti, l' éneraie consciente, et non pas la «matière», notion
    inconnue des ancie~s Indiens, terme que l'on emploie par routine
    mentale mais que l'on serait souvent bien embarrassé de définir. Les
    éléments ne sont pas pour un yogin des abs~ractions scientifiques ou
    philosophiques mais, si étrange que cela pmsse paraître, des supports
    de travail et des objets d'expérience. Le m~t «feu», par exemple,
    peut nous évoquer la lumière de la connaissance, la chaleur de
    l'amour, l'énergie de destruction, l'enthousiasme, le sacrifice, le
    désir sexuel, l'état subtil dans son ensemble : aucune de ces significations n'exclut d'ailleurs les autres. Mais ce qui importe vraiment
    au tântrika, c'est de devenir le feu, non de dire ce qu'il est. Et cela
    ne doit pas seulement s'entendre en un sens magique accessoire
    (attesté dans le cas de yogin qui so~t capab~es d'allumer le feu en prononçant son «nom»). Toute pensee assez mtense engendre son objet et se transforme en lui." (p.97)

    "A ce stade terminal, à cette limite que fixe la descente de S?iva
    dans la Terre, l'âme individuelle est étroitement enserrée, « cmrassée » et ne dispose plus que de pouvoirs et de connaissances très
    limités. Identifiée au corps de chair, accablée de nécessités, elle
    devient un pashu, une «bête de somme» asservie et condamnée à
    transmigrer indéfiniment dans la ronde des renaissances, dans
    le flux universel (samsâra : «couler avec»). En vérité, elle s'y
    condamne elle-même, sans qu'il soit besoin d'alléguer aucune fatalité extérieure, aucune cruauté divine. Si l'individu ne se cramponnait pas à la conviction erronée d'être un « agent », ses actes 17
    n'entraîneraient ni mérite ni démérite. Mais dès l'instant où il s'imagine l'auteur de ses actions, il en devient responsable et doit en subir
    toutes les conséquences. End' autres termes, est soumis au samsâra
    ~on ~eulement celui qui y adhère en tant que théorie orientale particulière, mais tout être qui croit à la causalité, son rattachement fori;iel à telle ou telle religion n'entrant pas en ligne de compte. Et seul
    echappe à cette loi implacable l'être «délivré», «désabusé» au sens
    fort, le fait qu'il soit hindouiste, bouddhiste, chrétien ou athée
    n'ayant, là non plus, aucune importance 18 •
    Chaque expérience laisse des traces, des imprégnations ( vâsanâ :
    «parfums») dans le mental. Ces impressions déposées stagnent,
    s incrustent en réagissant les unes sur les autres; elles forment des
    nœ~ds, des potentialités subconscientes, certaines à caractère biol?g1que, d'autres à caractère psychique : les samskâra ( « confections») .. La présence d'un certain agrégat de samskâra et non d'un
    autre fait que chacun de nous vient au monde avec son monde son
    fai~ceau ~e. tendances, que l'on en appelle ici aux hérédités oil aux
    « vies antérieures »." (p.100)

    "0. Se~on le bouddhisme tantrique, il existe six possibilités de renaissance ou six conditions d'existence, à savoir, par ordre de souffrance croissante: 1. Le monde des dieux : on
    Y accède par l'effet de ses mérites mais le bonheur dont on y jouit n'est pas éternel. 2. Le
    mo.nde des Titans ( asura), ennemis perpétuels des dieux auxquels ils veulent ravir les
    ~ruit~,de l'arbr~ qui exauce tous les vœux. C'est la jalousie qui leur a valu cette condition
    m9~iete et belhque.use. 3. Le monde des hommes, le plus important (malgré ses immenses
    miseres), parce qu'il est le seul où l'être soit vraiment libre de sortir de la ronde. On y renaît
    par suite de convoitise et de passion. 4. Le monde des animaux. On s'y incarne par ignorance. 5. Le monde des preta, tristes fantômes torturés par une faim et une soif inextinguibles. L'avarice et la cupidité précipitent dans ce nùsérable état. Le monde des enfers
    où souffrent de tous les supplices les êtres chargés de haine, le pire des péchés." (p.102)

    "Ce qui préexiste à la naissance et continue
    apres la mort n'est nullement un «moi» au sens d'une unité véritable,
    c'est une force inépuisée et avide, un désir qui se réalimente sans cesse, chaque vie étant comme une torche qui se rallume à une autre
    torche." (pp.102-103)
    -Pierre Feuga, Tantrisme. Doctrine, pratique, art, rituel..., Éditions Dangles, 2010 (1994 pour la première édition), 355 pages.

    => tantrisme: monisme idéaliste. Pour le réalisme ontologique (matérialiste ou aristotélicien), la distinction du sujet et de l'objet est une distinction réelle, et non une apparence.



    _________________
    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


      La date/heure actuelle est Sam 23 Nov - 2:45