https://fr.wikipedia.org/wiki/Pierre_Lasserre
https://www.nietzsche-en-france.fr/publications-sur-nietzsche/pierre-lasserre-1/
« « Nietzsche n’est certainement pas un philosophe très original ». Ainsi conclut (p.319) M. Faguet et la sentence nous paraît juste. Mais le défaut d’ « originalité » doctrinale ne peut-il pas être admirable, venant de la profondeur avec laquelle un esprit a, par un effort tout personnel de critique, retrouvé, repensé, restitué à ses contemporains, éclatantes de vigueur et de jeunesse, telles antiques et bienfaisantes doctrines et disciplines supplantées par de destructrices nouveautés (ou vieilleries) ? Il est original d’être classique, non pas d’attitude et d’imitation, mais de sensibilité et de passion sincère, à une époque où seuls les prestiges du romantisme et de sa corruption dernière, l’impressionnisme saisissent les cœurs et les sens de l’élite. Il est original d’avoir pu exclure de sa conception de la vie et de la société tout élément chrétien, à une époque d’idéologie ultra-chrétienne où ce qu’on nomme « irréligion », « pensée libre », n’est en général que du christianisme surchauffé de romantisme, où l’on nous propose sous le nom de « raison » les postulats du pur fanatisme chrétien. Il est original de dire et d’éprouver, dans un temps d’idolâtrie démocratique, que « le plus grand bonheur du plus grand nombre » n’est au fond qu’un idéal d’abaissement universel et un effroyable retournement d’injustice contre les meilleurs. Il est original, dans un temps de fétichisme égalitaire et humanitaire, de concevoir la nécessité d’une hiérarchie sociale, d’un esprit civique et patriotique, non seulement pour la conservation des Etats, mais pour l’entretien de la civilisation générale. Il est original enfin de comprendre que l’idée sans la force ne fonde rien, que le Droit n’est que la puisse organisée et durable, que les droits sont des privilèges définis et diversifiées ou rien ; -que l’altruisme est stérile, hypocrite ou plutôt inexistant, qu’il ne dissimule que l’égoïsme du misérable, que seul l’égoïsme d’une personnalité généreuse est chose positive, féconde, crée du bien et du progrès, etc.
Toutes ces originalités, dont quelques-unes lui doivent être bien sympathiques (car elles lui appartiennent aussi), M. Faguet, loin de les contester, les fait valoir avec son habituelle allégresse et cordialité de critique. Même pour un Nietzsche, et malgré les redoutables réserves que l’on pressent au cours de cet éloquent exposé, quel avantage de rencontrer un interprète aussi ardent à entrer dans la pensée de l’auteur, à la pousser à fond dans son propre sens, à la consommer par de décisives formules !
Je crois moi-même n’être que l’interprète de M. Faguet et rencontrer, avec la cause profonde des énormes défauts qui font qu’on ne peut aimer Nietzsche qu’avec une précaution infinie, le principe général des objections dont le presse son nouveau critique, en disant que l’originalité de l’auteur du Zarathustra, saine, heureuse, magnifique, si l’on veut, quand on considère les idées en elles-mêmes, détachées, pour ainsi dire, du professeur, apparaît tourmentée, douloureuse, morbide, brutale, dès que l’on s’attache à la façon dont ces idées ont été par lui ressenties et vécues, au ton dont il les enseigne ou trop souvent les prêche et les crie. Et il y a ici autre chose qu’un défaut littéraire ; (qui sait si le « talent » n’y gagne pas ?) la doctrine ou du moins l’influence s’en trouve elle-même compromise, viciée. – Nietzsche préconise par-dessus tout la sérénité intellectuelle des Grecs, leur acceptation courageuse et simple d’une rude destinée, leur optimisme fait d’énergie légère et de justesse d’esprit. Mais lui-même apporte à la description de tout ce qui le blesse dans la vie moderne une impatience rageuse et frénétique. Il méprise en Richard Wagner une de ces individualités romantiques, révoltées et enflées, qui se sont crues, du seul fait que leurs sentiments et leurs imaginations étaient sans règle, grosses d’un monde nouveau. Mais lui-même n’écrit-il pas un livre de prophétie demi-apocalyptique où il s’annonce comme le Messie du « Surhomme » ? N’a-t-il pas cette ingénuité effrayante de faire reposer sur sa seule tête le sort des doctrines qu’il dit, et justement sans doute, solidaires de la civilisation humaine ? Penser comme Goethe et vaticiner comme Isaïe ou Kropotkine ! Enseigner l’immoralisme, c’est-à-dire (car il n’y a là rien de plus que cette très juste idée) la subordination de la morale à ce qui est sa raison d’être ; s’avoir : l’intérêt de la vie, avec l’accent du fanatisme religieux ! On multiplierait aisément les exemples. Ce ne sont pas, M. Faguet le marque bien, contradictions de fond. Mais comme Nietzsche s’adresse surtout aux sensibilités, sur lesquelles il a une extrême prise, pour les orienter dans le sens du bon et du beau […] il en résulte, pour ceux qui se mettent à son école, une anarchie d’impulsions et de sollicitations qui ne laisse pas d’être plus inquiétante que des contradictions logiques. Il est un peu étrange d’encourager frénétiquement à la sérénité et anarchiquement à l’ordre, de parler, conservateur, comme un insurgé. Aussi Nietzsche a-t-il deux publics : l’un très restreint et tout à fait d’élite qui entend la « chanson », la bonne chanson ; l’autre hélas ! nombreux, public d’ « esthètes », de névrosées, dit-on, de « méconnus » assurément, qui se repaît uniquement du « ton » et de l’attitude, et où chacun se croit le Surhomme. M. Faguet (p.359), en indique quelque chose. On aimerait avoir de sa plume, en appendice d’une prochaine édition, ce curieux chapitre de l’histoire toute contemporaine des mœurs : « Nietzsche et la Bohème ? ».
Je soupçonne M. Faguet de se divertir un peu quand il nous dit : « Oui, Nietzsche est néronien » (ibid.). Ce pauvre Nietzsche joignait à une ingénuité toute germanique, à une belle ignorance des hommes, a beaucoup d’orgueil, à une sensibilité féminine, un tact psychologique, pour ainsi dire, suraigu, qui, dans ces dispositions, ne pouvait que le faire affreusement souffrir. Tous les modes de penser et de sentir qu’il devait par la suite prendre en haine, pessimisme, romantisme surtout, il a commencé par y donner ou du moins par croire y donner à fond (car, à vrai dire, on ne change pas, mais il est vrai qu’on s’affaiblit en livrant sa pensée à trop d’aventures). Ce qui l’a désillusionné, ramené à sa propre direction, c’est bien moins le raisonnement que la découverte de la misère, de la duplicité et de l’anarchie des âmes, sous la fausse sublimité des théories, de la pauvreté des instincts sous la grandiloquence des annonciations. Il a eu, lui, le Grec, ce manque impardonnable de sagesse, de ne jamais pardonner cette déception à ceux qui la lui avaient ménagée. Il a gardé plus de ressentiment contre eux qu’il n’a eu de complaisance aux sains principes retrouvés de la vie et du goût. Il a plus de joie à insulter le laid et le faux qu’à penser selon le juste, le bon et le vrai. De là la contradiction de sentiment qui fait grimacer toute son œuvre. […]
Je signale encore les pages (344 et suiv.) où M. Faguet montre que l’esprit aristocratique n’est fécond et proprement ne peut subsister que si toutes les classes de la nation en sont participantes, ce qui suppose qu’elles aient chacune leurs privilèges, comme elles ont leur fonctions. » -Pierre Lasserre, « Emile Faguet. - En lisant Nietzsche », Revue Philosophique de la France et de l'étranger, tome 58, n˚10, octobre 1904, p. 422-424.
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k65494p/f10.image
"Nietzsche nous a surtout aidé ainsi que maint autre de notre génération à rentrer en jouissance de certaines vérités naturelles." (p.10)
"Il y a chez Nietzsche un contraste entre le fonds des idées, classique, positif, traditionnel, et le ton, dont l'ardeur va souvent jusqu'au sarcasme. Un conservateur qui va parle comme un révolté, un attique, un français par le goût, avec des brutalités et de rudes moqueries d'allemand: physionomie assez nouvelle dans l'histoire." (p.11)
"[Comme l'a écrit Jules de Gaultier -esprit éminent- en 1901] Toutes les conceptions de Nietzsche se subordonnent à sa critique de l'anarchie, anarchie tant dans les mœurs et les sentiments de l'homme que dans l'institution sociale." (p.13)
p.36
-Pierre Lasserre, préface d'avril 1902 à Pierre Lasserre, La Morale de Nietzsche, Paris, Société du Mercure de France, 1902 (1900 pour la première édition), 160 pages.
"Pour nous, comme pour un certain nombre d'hommes de notre génération, le nietzschéisme fut moins une révélation qu'un adjuvant."(p.21)
-Pierre Lasserre, La Morale de Nietzsche, Paris, Société du Mercure de France, 1902 (1900 pour la première édition), 160 pages.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k55486248.texteImage
https://archive.org/details/cinquanteansdepe00lassuoft/page/n5
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k69981p#?
https://www.nietzsche-en-france.fr/publications-sur-nietzsche/pierre-lasserre-1/
« « Nietzsche n’est certainement pas un philosophe très original ». Ainsi conclut (p.319) M. Faguet et la sentence nous paraît juste. Mais le défaut d’ « originalité » doctrinale ne peut-il pas être admirable, venant de la profondeur avec laquelle un esprit a, par un effort tout personnel de critique, retrouvé, repensé, restitué à ses contemporains, éclatantes de vigueur et de jeunesse, telles antiques et bienfaisantes doctrines et disciplines supplantées par de destructrices nouveautés (ou vieilleries) ? Il est original d’être classique, non pas d’attitude et d’imitation, mais de sensibilité et de passion sincère, à une époque où seuls les prestiges du romantisme et de sa corruption dernière, l’impressionnisme saisissent les cœurs et les sens de l’élite. Il est original d’avoir pu exclure de sa conception de la vie et de la société tout élément chrétien, à une époque d’idéologie ultra-chrétienne où ce qu’on nomme « irréligion », « pensée libre », n’est en général que du christianisme surchauffé de romantisme, où l’on nous propose sous le nom de « raison » les postulats du pur fanatisme chrétien. Il est original de dire et d’éprouver, dans un temps d’idolâtrie démocratique, que « le plus grand bonheur du plus grand nombre » n’est au fond qu’un idéal d’abaissement universel et un effroyable retournement d’injustice contre les meilleurs. Il est original, dans un temps de fétichisme égalitaire et humanitaire, de concevoir la nécessité d’une hiérarchie sociale, d’un esprit civique et patriotique, non seulement pour la conservation des Etats, mais pour l’entretien de la civilisation générale. Il est original enfin de comprendre que l’idée sans la force ne fonde rien, que le Droit n’est que la puisse organisée et durable, que les droits sont des privilèges définis et diversifiées ou rien ; -que l’altruisme est stérile, hypocrite ou plutôt inexistant, qu’il ne dissimule que l’égoïsme du misérable, que seul l’égoïsme d’une personnalité généreuse est chose positive, féconde, crée du bien et du progrès, etc.
Toutes ces originalités, dont quelques-unes lui doivent être bien sympathiques (car elles lui appartiennent aussi), M. Faguet, loin de les contester, les fait valoir avec son habituelle allégresse et cordialité de critique. Même pour un Nietzsche, et malgré les redoutables réserves que l’on pressent au cours de cet éloquent exposé, quel avantage de rencontrer un interprète aussi ardent à entrer dans la pensée de l’auteur, à la pousser à fond dans son propre sens, à la consommer par de décisives formules !
Je crois moi-même n’être que l’interprète de M. Faguet et rencontrer, avec la cause profonde des énormes défauts qui font qu’on ne peut aimer Nietzsche qu’avec une précaution infinie, le principe général des objections dont le presse son nouveau critique, en disant que l’originalité de l’auteur du Zarathustra, saine, heureuse, magnifique, si l’on veut, quand on considère les idées en elles-mêmes, détachées, pour ainsi dire, du professeur, apparaît tourmentée, douloureuse, morbide, brutale, dès que l’on s’attache à la façon dont ces idées ont été par lui ressenties et vécues, au ton dont il les enseigne ou trop souvent les prêche et les crie. Et il y a ici autre chose qu’un défaut littéraire ; (qui sait si le « talent » n’y gagne pas ?) la doctrine ou du moins l’influence s’en trouve elle-même compromise, viciée. – Nietzsche préconise par-dessus tout la sérénité intellectuelle des Grecs, leur acceptation courageuse et simple d’une rude destinée, leur optimisme fait d’énergie légère et de justesse d’esprit. Mais lui-même apporte à la description de tout ce qui le blesse dans la vie moderne une impatience rageuse et frénétique. Il méprise en Richard Wagner une de ces individualités romantiques, révoltées et enflées, qui se sont crues, du seul fait que leurs sentiments et leurs imaginations étaient sans règle, grosses d’un monde nouveau. Mais lui-même n’écrit-il pas un livre de prophétie demi-apocalyptique où il s’annonce comme le Messie du « Surhomme » ? N’a-t-il pas cette ingénuité effrayante de faire reposer sur sa seule tête le sort des doctrines qu’il dit, et justement sans doute, solidaires de la civilisation humaine ? Penser comme Goethe et vaticiner comme Isaïe ou Kropotkine ! Enseigner l’immoralisme, c’est-à-dire (car il n’y a là rien de plus que cette très juste idée) la subordination de la morale à ce qui est sa raison d’être ; s’avoir : l’intérêt de la vie, avec l’accent du fanatisme religieux ! On multiplierait aisément les exemples. Ce ne sont pas, M. Faguet le marque bien, contradictions de fond. Mais comme Nietzsche s’adresse surtout aux sensibilités, sur lesquelles il a une extrême prise, pour les orienter dans le sens du bon et du beau […] il en résulte, pour ceux qui se mettent à son école, une anarchie d’impulsions et de sollicitations qui ne laisse pas d’être plus inquiétante que des contradictions logiques. Il est un peu étrange d’encourager frénétiquement à la sérénité et anarchiquement à l’ordre, de parler, conservateur, comme un insurgé. Aussi Nietzsche a-t-il deux publics : l’un très restreint et tout à fait d’élite qui entend la « chanson », la bonne chanson ; l’autre hélas ! nombreux, public d’ « esthètes », de névrosées, dit-on, de « méconnus » assurément, qui se repaît uniquement du « ton » et de l’attitude, et où chacun se croit le Surhomme. M. Faguet (p.359), en indique quelque chose. On aimerait avoir de sa plume, en appendice d’une prochaine édition, ce curieux chapitre de l’histoire toute contemporaine des mœurs : « Nietzsche et la Bohème ? ».
Je soupçonne M. Faguet de se divertir un peu quand il nous dit : « Oui, Nietzsche est néronien » (ibid.). Ce pauvre Nietzsche joignait à une ingénuité toute germanique, à une belle ignorance des hommes, a beaucoup d’orgueil, à une sensibilité féminine, un tact psychologique, pour ainsi dire, suraigu, qui, dans ces dispositions, ne pouvait que le faire affreusement souffrir. Tous les modes de penser et de sentir qu’il devait par la suite prendre en haine, pessimisme, romantisme surtout, il a commencé par y donner ou du moins par croire y donner à fond (car, à vrai dire, on ne change pas, mais il est vrai qu’on s’affaiblit en livrant sa pensée à trop d’aventures). Ce qui l’a désillusionné, ramené à sa propre direction, c’est bien moins le raisonnement que la découverte de la misère, de la duplicité et de l’anarchie des âmes, sous la fausse sublimité des théories, de la pauvreté des instincts sous la grandiloquence des annonciations. Il a eu, lui, le Grec, ce manque impardonnable de sagesse, de ne jamais pardonner cette déception à ceux qui la lui avaient ménagée. Il a gardé plus de ressentiment contre eux qu’il n’a eu de complaisance aux sains principes retrouvés de la vie et du goût. Il a plus de joie à insulter le laid et le faux qu’à penser selon le juste, le bon et le vrai. De là la contradiction de sentiment qui fait grimacer toute son œuvre. […]
Je signale encore les pages (344 et suiv.) où M. Faguet montre que l’esprit aristocratique n’est fécond et proprement ne peut subsister que si toutes les classes de la nation en sont participantes, ce qui suppose qu’elles aient chacune leurs privilèges, comme elles ont leur fonctions. » -Pierre Lasserre, « Emile Faguet. - En lisant Nietzsche », Revue Philosophique de la France et de l'étranger, tome 58, n˚10, octobre 1904, p. 422-424.
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k65494p/f10.image
"Nietzsche nous a surtout aidé ainsi que maint autre de notre génération à rentrer en jouissance de certaines vérités naturelles." (p.10)
"Il y a chez Nietzsche un contraste entre le fonds des idées, classique, positif, traditionnel, et le ton, dont l'ardeur va souvent jusqu'au sarcasme. Un conservateur qui va parle comme un révolté, un attique, un français par le goût, avec des brutalités et de rudes moqueries d'allemand: physionomie assez nouvelle dans l'histoire." (p.11)
"[Comme l'a écrit Jules de Gaultier -esprit éminent- en 1901] Toutes les conceptions de Nietzsche se subordonnent à sa critique de l'anarchie, anarchie tant dans les mœurs et les sentiments de l'homme que dans l'institution sociale." (p.13)
p.36
-Pierre Lasserre, préface d'avril 1902 à Pierre Lasserre, La Morale de Nietzsche, Paris, Société du Mercure de France, 1902 (1900 pour la première édition), 160 pages.
"Pour nous, comme pour un certain nombre d'hommes de notre génération, le nietzschéisme fut moins une révélation qu'un adjuvant."(p.21)
-Pierre Lasserre, La Morale de Nietzsche, Paris, Société du Mercure de France, 1902 (1900 pour la première édition), 160 pages.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k55486248.texteImage
https://archive.org/details/cinquanteansdepe00lassuoft/page/n5
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k69981p#?
Dernière édition par Johnathan R. Razorback le Sam 8 Déc - 17:31, édité 5 fois