https://en.wikipedia.org/wiki/Ren%C3%A9_Hubert_(historian)
"La métaphysique est d'abord une inquiétude de l'âme, une hantise d'atteindre les raisons dernières, dont on espère, tant par l'appareil logique dont elles s'entourent, que par la plénitude de clarté qu'elles projettent momentanément sur les choses, qu'elles seront capables, non seulement de satisfaire les aspirations intellectuelles des hommes, mais encore leurs préoccupations pratiques. C'est par ce dernier aspect que la métaphysique s'apparente à la religion, et qu'elle conduit à une morale." (p.403)
"L'ignorance totale n'est pas faite de problèmes irrésolus, mais de l'absence de tout problème, et l'interrogation est la première forme du savoir, celle qui consiste à connaître qu'il y a quelque chose à cherche." (p.403)
"La science positive tire à son tour profit de tout arrangement original qui survient dans l'ensemble des idées humaines. La raison en est que la science n'est pas l'œuvre des choses, mais de l'esprit en travail, et, faut-il dire, de tout l'esprit de l'homme. Il se passe pour l'ensemble des spéculations humaines, ce qui se produit à l'intérieur de chaque discipline particulière. Le fait suggère l'hypothèse, qui provoque, pour être vérifiée, la découverte de nouveaux faits. Ici toutefois, le fait est la science elle-même, ou du moins son état présent, tandis que l'hypothèse est de nature métaphysique. Il est vraisemblable que le principe de l'immutabilité, conçu par Descartes comme la base du système de la nature, n'a pas été étranger à la découverte, au siècle suivant, des lois fondamentales de la chimie. Il est certain en tous cas que la théorie de l'évolution, du moins sous sa forme première, est sortie de la notion leibnizienne de la continuité. De même pourrait-on prouver que la notion des faits sociaux, des représentations collectives telles que les définit la sociologie contemporaine, est sortie premièrement des efforts effectués par les philosophes sensualistes du XVIIe siècle pour donner un sens positif à l'opposition apparente du sensible et du suprasensible. Bien loin donc que la science ait tout à perdre à cette collusion avec la métaphysique, il faut reconnaître au contraire que la plupart des grandes hypothèses qui l'ont renouvelée au cours des siècles sont nées de cette préoccupation morale de concilier ses résultats objectifs avec les aspirations pratiques de la conscience humaine c'est-à-dire, d'un seul mot, de la spéculation métaphysique." (pp.405-406)
"L'existence de la science elle-même, et non pas seulement la détermination de son objet, requiert un fondement métaphysique. Cette observation vaut particulièrement pour la science sociale, qui ne se borne pas à la simple collection des faits qui n'existe que dans la mesure où elle leur assigne des lois, et même, faut-il dire, où elle parvient à coordonner ces lois en un système. A défaut de cette prétention, aucune différence ne subsiste entre la science sociale et le pur empirisme historique, de même d'ailleurs qu'une cosmologie ou une biologie sans lois se réduiraient à une simple histoire descriptive de l'univers ou des êtres vivants. Hors de la métaphysique, il n'est en effet qu'un empirisme résigné à ignorer le fond des choses, c'est-à-dire, d'un seul mot, une complète ignorance." (p.408)
"Tandis que les sciences de la nature ont pu exclure définitivement toute recherche relative aux origines et aux essences, et, plus nettement encore, tout problème de valeurs, la science sociale n'a-t-elle pu se soustraire à l'obligation de définir les unes et de justifier les autres. C'est que la représentation des origines et des valeurs est précisément le premier objet sur lequel elle porte, et qu'il lui faut à la fois maintenir à cette représentation un contenu réel, et légitimer les méthodes qu'elle lui applique, pour conserver son propre droit à l'existence. Une sociologie qui n'aboutirait qu'à dénier, en raison de leur genèse, tout caractère nécessaire aux catégories de l'entendement et aux exigences de la conscience pratique, proclamerait du même coup l'inanité de ses travaux, et elle ne serait plus que l'ombre d'une science poursuivant l'ombre d'une réalité.
Aussi bien l'idéalisme dont se réclament communément toutes les écoles sociologiques semble-t-il interdire une interprétation aussi pauvre des phénomènes sociaux. Qu'on conçoive la sociologie, à la façon de Durkheim, comme l'étude de phénomènes spirituels traités comme des choses et selon les méthodes qui conviennent aux choses, ou qu'on l'interprète, avec nombre d'auteurs allemands disciples de Wundt, comme une psychologie collective, qu'on se refuse à rechercher les conditions d'apparition de ces phénomènes, ou qu'on les rattache comme le fait Tarde à des facteurs individuels tels que la variation spontanée et le penchant à l'imitation, qu'on leur assigne des lois spécifiques ou qu'on tente de les ranger, selon la tradition spencérienne, sous des principes universels d'équilibre et d'évolution, il n'en reste pas moins vrai que tous les sociologues se sont également représenté la société comme un système de représentations collectives. L'école matérialiste elle-même, si elle admet que ces représentations se forment sous l'influence des conditions extérieures de la vie, reconnaît cependant qu'elles jouissent d'une existence propre, qu'elles se transforment en vertu d'un principe interne de développement, et qu'elles ne sont pas sans réagir à leur tour sur ces conditions extérieures. Ainsi, abstraction faite de l'origine qu'elle attribue aux phénomènes sociaux, ce n'est pas dénaturer la tendance la plus générale de la sociologie contemporaine, que d'insister sur son adhésion, qu'elle a été la première à proclamer, aux formules de l'idéalisme.
En même temps se trouvent posés deux problèmes particuliers, dont la portée métaphysique ne saurait être dissimulée : le premier est celui de la genèse, le second celui de la nature des représentations collectives. C'est là le premier objet de la statique sociale, mais c'est aussi, du point de vue métaphysique, la question des essences qu'on est amené à définir. Les représentations collectives, en effet, ne sont pas seulement telles ou telles croyances religieuses et morales, telles ou telles opinions politiques et coutumes juridiques, telles ou telles méthodes d'expression de la pensée et des sentiments, mais encore le système entier de toutes les notions qui présentent le double caractère de nécessité et d'universalité. La sociologie emprunte au kantisme le principe de la dualité de la nature sensible et suprasensible de l'homme. Il résulte de là que le problème de la connaissance, comme celui de la raison pratique, reçoivent une acception nouvelle. Ni l'ancien innéisme, ni même le formalisme, ne sauraient être considérés comme des solutions acceptables, et l'on n'est pas surpris de voir les sociologue s'attaquer tour à tour au problème du divin, au problème du temps, au problème de la liberté. Le suprasensible, l'intellectuel, le rationnel, pour reprendre des vocables désuets, sont rangés sous la même rubrique, et toute nécessité, même logique, se réduit en définitive à celle de l'existence sociale et des représentations par lesquelles elle s'exprime.
De cette dénaturation du problème des essences, certains rationalistes sont d'ailleurs grandement responsables. Pour avoir proclamé que toute réalité se réduit à des phénomènes, c'est-à-dire à des représentations et à leurs lois, et que celles-ci ne sont à proprement parler que des phénomènes généraux, les disciples de Kant, notamment Renouvier, ont favorisé l'essor de toutes les spéculations qui se borneraient de parti pris à fonder la nécessité sur l'universalité, et réduiraient à une contrainte des choses, fussent-elles sociales, tout impératif subjectivement conçu. Le phénoménisme intégral aboutit presque inévitablement à un empirisme qui, pour être dissimulé, n'en garde pas moins, pour qui s'efforce d'en atteindre le fond, une parfaite netteté.
Il n'est qu'une méthode qui permette d'éviter pareille conséquence, et d'échapper à la difficulté. C'est celle qui consisterais à fonder en raison l'existence sociale elle-même, à en démontrer dialectiquement la nécessité, et à restituer ainsi, par le moyen des origines, une incontestable valeur à ses produits. L'existence sociale apparaîtrait dès lors comme la condition temporelle inéluctable de réalisation du système des catégories, et l'éminente dignité qui lui serait conférée, du fait de son rapport à la forme constitutive de la nature humaine, se retrouverait dans l'acte effectif par lequel cette nature humaine, munie, si l'on peut dire, de son contenu social, prendrait conscience d'elle-même comme puissance créatrice. Il faudrait donc administrer la preuve que la société et ses lois organiques fondamentales ne sont que des catégories de la raison pratique universelle, et qu'il n'est pas étonnant par conséquent, si les catégories ne sont en elles-mêmes que les formes d'une connaissance virtuelle et des possibilités d'être, que l'acte par lequel l'ordre social se produit dans le temps, soit également celui par lequel se réalise le système de l'entendement. Octave Hamelin a travaillé à démontrer que le progrès synthétique des éléments principaux de la représentation n'excluait en aucune manière une connaissance psychologique expérimentale de la nature humaine, et que bien au contraire les lois positives de l'évolution intellectuelle devenaient d'autant plus claires et précises qu'on découvrait sous leur réseau immobile le jeu caché des concepts fondamentaux. A plus forte raison, une telle méthode conviendrait-elle à la sociologie, qui précisément se propose d'atteindre les manifestations les plus hautes de la pensée rationnelle.
Ainsi se trouverait en particulier posé en des termes nouveaux et plus explicites, le problème traditionnel des rapports du déterminisme et de la liberté morale. Car la détermination des essences des choses, qui ne sont que l'ancien nom des catégories, ne va pas sans leur nécessité. Considérer la société comme une affirmation de la raison pratique, c'est donc lui conférer le plus haut degré de nécessité qui soit concevable ; le déterminisme sociologique reçoit ainsi le plus sûr fondement, au lieu de rester suspendu à une expérience toujours révisible, ou même de n'être invoqué que comme un artifice de méthode. Mais d'autre part, rien n'interdit sans doute de ranger la liberté morale au nombre de ces catégories de la raison pratique, et de lui attribuer ainsi, par une opposition qui resterait à définir, une valeur égale et corrélative à celle de la nécessité. La liberté se trouverait dès lors incorporée à la nature même des choses ; elle y circulerait, s'y manifesterait, s'y réaliserait indéfiniment, sans que les effets qu'elle produit, perpétuellement intégrés au système social, cessent un seul instant d'apparaître comme soumis à l'empire universel de la loi. La connaissance de la liberté ainsi définie formerait même l'objet d'un ordre particulier de spéculations, élément essentiel de la philosophie morale, et qui ne serait autre que la philosophie de l'histoire humaine.
Il semble enfin que cette voie soit la seule où l'on puisse s'engager pour restituer à l'individualité personnelle une fonction propre et une autonomie que la pure méthode sociologique risque fort de compromettre. Il apparaît en effet que la question des rapports de l'individu et de la société est pratiquement insoluble du point de vue sociologique. Dès l'instant qu'une réalité objective est conférée à l'existence sociale, toute conscience individuelle se résorbe et s'évanouit dans la conscience collective, et comme on est bien contraint d'avouer d'autre part que celle-ci ne saurait être érigée en être métaphysique, qu'en d'autres termes les représentations qui la constituent requièrent toujours le support des esprits individuels, on est conduit à cette antinomie de ne pouvoir réaliser le collectif que dans des consciences dont on est par ailleurs incapable d'admettre ou de justifier l'individualité. La vérité est que sous le phénoménisme apparent dont se réclame la science sociale, subsistent d'obscures réminiscences d'une philosophie plus réaliste. L'individu apparaissant comme la seule existence sensible et directement perceptible, les représentations collectives n'étant au contraire définies que par une méthode indirecte d'observation, on a peine à se débarrasser du préjugé qu'il faille à ces dernières une sorte d'appui matériel, et, pour tout dire, une substance à laquelle elles soient attachées, et l'on est conduit à imaginer les rapports de l'individuel et du social sur le modèle grossier et fallacieux des relations du corps et de l'âme. Ces difficultés disparaîtraient sans doute avec les comparaisons qui servent à les nourrir, si l'on adoptait une attitude intégralement phénoméniste, avec cette seule correction, destinée à maintenir la réalité des consciences personnelles, que le principe de leur individualisation n'est autre que cette liberté morale, intégrée comme puissance d'action, ou comme loi de la raison pratique, à leur nature constitutive." (pp.408-411)
"Pour être en droit de conclure valablement de l'universalité d'un phénomène à sa nécessité, encore faut-il admettre, en vertu d'une dialectique secrète, que l'une peut être prise pour le substitut de l'autre. Il en est si bien ainsi, que la nécessité n'est pas seulement un caractère particulier de la notion de la société, mais qu'elle en constitue vraiment la nature essentielle. Qu'il s'agisse, pour reprendre le langage kantien, des formes de la sensibilité, des catégories de l'entendement, des idées de la raison, ou même des exigences de la moralité, c'est toujours à la marque d'une impérieuse obligation qu'on reconnaît la participation des consciences individuelles à la conscience collective. Le nécessaire n'est pas seulement un mode du social, il en est l'attribut constitutif.
Cette définition du social par le nécessaire paraît à l'école sociologique française fournir la meilleure solution du problème de la connaissance, et donner l'interprétation la plus exacte de l'ancien innéisme. C'est par là qu'elle se flatte d'échapper à l'empirisme aussi bien théorique que pratique, de justifier l'existence de la science et de conserver celle de la moralité. Sans doute ne peut-il être question d'un innéisme transcendant, au sens ontologique du terme, et tel que Descartes par exemple pouvait l'entendre des vérités éternelles. Mais dès l'instant qu'on admet que l'individu plonge par toutes les racines de sa conscience dans l'existence sociale, les vérités éternelles se révèlent à lui sous la forme des conditions inéluctables de cette existence, et elles n'en constituent pas moins les principes générateurs et les normes fondamentales de toute son activité intellectuelle et pratique. S'il en était autrement, les formes logiques les plus pures seraient mises en doute, leur universalité serait contestée, leur genèse recherchée, et l'empirisme triomphant s'installerait sur les ruines d'une philosophie de la société, qui aurait perdu jusqu'à sa raison d'être." (p.415)
"Opposition de la société et de l'individu, de la forme de la connaissance à sa matière sensible, de l'ordre objectif et de l'ordre subjectif, du devoir et de la valeur, toutes ces affirmations dénotent, dans l'hypothèse sociologique, le désir de rejoindre les solutions critiques et pratiques du relativisme moderne, et il n'est pas jusqu'à la forme dernière qu'il a revêtue, celle du Personnalisme moral, qui n'ait eu quelque influence sur la leçon qu'on prétend tirer de l'évolution des phénomènes sociaux. Si, en effet, à la substitution progressive de la solidarité organique à la solidarité mécanique, correspond un développement parallèle de la personne humaine, n'est-on pas fondé à supposer que l'affirmation de cette dernière se manifeste et agit dans l'histoire des sociétés à la façon d'une cause finale, qui vient se superposer à l'automatisme inconscient des seules causes efficientes ?
Ainsi, la théorie des sociétés, placée entre la simple recherche des faits et des lois scientifiques, et l'édification d'une philosophie générale de la nature humaine, n'a pas hésité à choisir ce dernier objet. N'était-ce pas d'ailleurs la seule attitude concevable pour une doctrine qui ne se proposait rien de moins que de renouveler la critique de la connaissance, de reconstruire les fondements de la morale, d'absorber la psychologie des fonctions supérieures, voire d'expliquer la genèse des plus hauts concepts métaphysiques, bref de substituer son empire, dans tous les domaines où elle régnait encore, à celui de l'ancienne philosophie." (p.417)
"Alors que, pour les Encyclopédistes, la société est chose naturelle, spontanément établie, et que le Contrat n'intervient que pour lui assigner une forme juridique d'ailleurs variable, chez Rousseau le Contrat constitue l'acte essentiel sur lequel reposent à la fois la société et l'État." (p.419)
"L'impossibilité de traiter la philosophie de la nature sociale comme le simple complément d'une philosophie de la nature physique, en d'autres termes de rattacher cette nature sociale à la nature physique et sensible de l'individu, nous paraît incontestablement démontrée. Et c'est pourquoi nous ne nous arrêterons pas plus à l'èvolutionnisme spencérien, que nous ne songerions à rappeler le Système social du baron d'Holbach." (p.420)
"S'il est effectivement possible de procéder à l'élaboration d'un système des catégories de la représentation pratique, et si ces dernières doivent offrir, au cours de leur développement, la légitimation de l'institution sociale, ce ne sera peut-être pas une raison suffisante pour vouloir identifier le collectif et le nécessaire, même en donnant à ce dernier une acception exclusivement pratique. En d'autres termes, il n'est pas sûr que cette légitimation de l'existence sociale entraîne cette conséquence que le seul jeu dialectique des lois de la pensée conduise à l'épuisement total des représentations collectives. Déjà on peut avouer qu'en ce qui concerne la simple connaissance des qualités sensibles, O. Hamelin s'est heurté à l'irréductible résistance d'une matière empirique de la représentation théorique. Sans doute en sera-t-il de même au point de vue qui nous occupe, d'autant plus que l'existence de ce contenu empirique de la première forme de la connaissance entache d'irrationalité tout son développement ultérieur." (pp.421-422)
"Le mécanisme sociologique apparaît décidément comme une doctrine aussi périmée que la théorie de l'animal-machine. La société n'est intelligible que dans la mesure où est reconnue la finalité profonde qui y circule et la dirige, dans la mesure où est proclamé le rôle des consciences personnelles qui la constituent, avec tout ce qu'il comporte de libre effort et, sans doute, de rationalité créatrice. Ainsi fondée en raison, la société pourra apparaître comme une maîtresse de moralité vraie, et la science qui l'étudié sera justifiée à prétendre se dépasser elle-même pour aboutir à nous donner des enseignements pratiques. Mais c'est précisément parce qu'elle aura reçu ses titres de légitimité de cette métaphysique sociale, sans laquelle il n'est que les voies sans issue d'un empirisme sans principes." (p.423)
-René Hubert, "Le problème de l'existence sociale", Revue Philosophique de la France et de l'Étranger, T. 95 (JANVIER A JUIN 1923), pp. 403-423.
"La métaphysique est d'abord une inquiétude de l'âme, une hantise d'atteindre les raisons dernières, dont on espère, tant par l'appareil logique dont elles s'entourent, que par la plénitude de clarté qu'elles projettent momentanément sur les choses, qu'elles seront capables, non seulement de satisfaire les aspirations intellectuelles des hommes, mais encore leurs préoccupations pratiques. C'est par ce dernier aspect que la métaphysique s'apparente à la religion, et qu'elle conduit à une morale." (p.403)
"L'ignorance totale n'est pas faite de problèmes irrésolus, mais de l'absence de tout problème, et l'interrogation est la première forme du savoir, celle qui consiste à connaître qu'il y a quelque chose à cherche." (p.403)
"La science positive tire à son tour profit de tout arrangement original qui survient dans l'ensemble des idées humaines. La raison en est que la science n'est pas l'œuvre des choses, mais de l'esprit en travail, et, faut-il dire, de tout l'esprit de l'homme. Il se passe pour l'ensemble des spéculations humaines, ce qui se produit à l'intérieur de chaque discipline particulière. Le fait suggère l'hypothèse, qui provoque, pour être vérifiée, la découverte de nouveaux faits. Ici toutefois, le fait est la science elle-même, ou du moins son état présent, tandis que l'hypothèse est de nature métaphysique. Il est vraisemblable que le principe de l'immutabilité, conçu par Descartes comme la base du système de la nature, n'a pas été étranger à la découverte, au siècle suivant, des lois fondamentales de la chimie. Il est certain en tous cas que la théorie de l'évolution, du moins sous sa forme première, est sortie de la notion leibnizienne de la continuité. De même pourrait-on prouver que la notion des faits sociaux, des représentations collectives telles que les définit la sociologie contemporaine, est sortie premièrement des efforts effectués par les philosophes sensualistes du XVIIe siècle pour donner un sens positif à l'opposition apparente du sensible et du suprasensible. Bien loin donc que la science ait tout à perdre à cette collusion avec la métaphysique, il faut reconnaître au contraire que la plupart des grandes hypothèses qui l'ont renouvelée au cours des siècles sont nées de cette préoccupation morale de concilier ses résultats objectifs avec les aspirations pratiques de la conscience humaine c'est-à-dire, d'un seul mot, de la spéculation métaphysique." (pp.405-406)
"L'existence de la science elle-même, et non pas seulement la détermination de son objet, requiert un fondement métaphysique. Cette observation vaut particulièrement pour la science sociale, qui ne se borne pas à la simple collection des faits qui n'existe que dans la mesure où elle leur assigne des lois, et même, faut-il dire, où elle parvient à coordonner ces lois en un système. A défaut de cette prétention, aucune différence ne subsiste entre la science sociale et le pur empirisme historique, de même d'ailleurs qu'une cosmologie ou une biologie sans lois se réduiraient à une simple histoire descriptive de l'univers ou des êtres vivants. Hors de la métaphysique, il n'est en effet qu'un empirisme résigné à ignorer le fond des choses, c'est-à-dire, d'un seul mot, une complète ignorance." (p.408)
"Tandis que les sciences de la nature ont pu exclure définitivement toute recherche relative aux origines et aux essences, et, plus nettement encore, tout problème de valeurs, la science sociale n'a-t-elle pu se soustraire à l'obligation de définir les unes et de justifier les autres. C'est que la représentation des origines et des valeurs est précisément le premier objet sur lequel elle porte, et qu'il lui faut à la fois maintenir à cette représentation un contenu réel, et légitimer les méthodes qu'elle lui applique, pour conserver son propre droit à l'existence. Une sociologie qui n'aboutirait qu'à dénier, en raison de leur genèse, tout caractère nécessaire aux catégories de l'entendement et aux exigences de la conscience pratique, proclamerait du même coup l'inanité de ses travaux, et elle ne serait plus que l'ombre d'une science poursuivant l'ombre d'une réalité.
Aussi bien l'idéalisme dont se réclament communément toutes les écoles sociologiques semble-t-il interdire une interprétation aussi pauvre des phénomènes sociaux. Qu'on conçoive la sociologie, à la façon de Durkheim, comme l'étude de phénomènes spirituels traités comme des choses et selon les méthodes qui conviennent aux choses, ou qu'on l'interprète, avec nombre d'auteurs allemands disciples de Wundt, comme une psychologie collective, qu'on se refuse à rechercher les conditions d'apparition de ces phénomènes, ou qu'on les rattache comme le fait Tarde à des facteurs individuels tels que la variation spontanée et le penchant à l'imitation, qu'on leur assigne des lois spécifiques ou qu'on tente de les ranger, selon la tradition spencérienne, sous des principes universels d'équilibre et d'évolution, il n'en reste pas moins vrai que tous les sociologues se sont également représenté la société comme un système de représentations collectives. L'école matérialiste elle-même, si elle admet que ces représentations se forment sous l'influence des conditions extérieures de la vie, reconnaît cependant qu'elles jouissent d'une existence propre, qu'elles se transforment en vertu d'un principe interne de développement, et qu'elles ne sont pas sans réagir à leur tour sur ces conditions extérieures. Ainsi, abstraction faite de l'origine qu'elle attribue aux phénomènes sociaux, ce n'est pas dénaturer la tendance la plus générale de la sociologie contemporaine, que d'insister sur son adhésion, qu'elle a été la première à proclamer, aux formules de l'idéalisme.
En même temps se trouvent posés deux problèmes particuliers, dont la portée métaphysique ne saurait être dissimulée : le premier est celui de la genèse, le second celui de la nature des représentations collectives. C'est là le premier objet de la statique sociale, mais c'est aussi, du point de vue métaphysique, la question des essences qu'on est amené à définir. Les représentations collectives, en effet, ne sont pas seulement telles ou telles croyances religieuses et morales, telles ou telles opinions politiques et coutumes juridiques, telles ou telles méthodes d'expression de la pensée et des sentiments, mais encore le système entier de toutes les notions qui présentent le double caractère de nécessité et d'universalité. La sociologie emprunte au kantisme le principe de la dualité de la nature sensible et suprasensible de l'homme. Il résulte de là que le problème de la connaissance, comme celui de la raison pratique, reçoivent une acception nouvelle. Ni l'ancien innéisme, ni même le formalisme, ne sauraient être considérés comme des solutions acceptables, et l'on n'est pas surpris de voir les sociologue s'attaquer tour à tour au problème du divin, au problème du temps, au problème de la liberté. Le suprasensible, l'intellectuel, le rationnel, pour reprendre des vocables désuets, sont rangés sous la même rubrique, et toute nécessité, même logique, se réduit en définitive à celle de l'existence sociale et des représentations par lesquelles elle s'exprime.
De cette dénaturation du problème des essences, certains rationalistes sont d'ailleurs grandement responsables. Pour avoir proclamé que toute réalité se réduit à des phénomènes, c'est-à-dire à des représentations et à leurs lois, et que celles-ci ne sont à proprement parler que des phénomènes généraux, les disciples de Kant, notamment Renouvier, ont favorisé l'essor de toutes les spéculations qui se borneraient de parti pris à fonder la nécessité sur l'universalité, et réduiraient à une contrainte des choses, fussent-elles sociales, tout impératif subjectivement conçu. Le phénoménisme intégral aboutit presque inévitablement à un empirisme qui, pour être dissimulé, n'en garde pas moins, pour qui s'efforce d'en atteindre le fond, une parfaite netteté.
Il n'est qu'une méthode qui permette d'éviter pareille conséquence, et d'échapper à la difficulté. C'est celle qui consisterais à fonder en raison l'existence sociale elle-même, à en démontrer dialectiquement la nécessité, et à restituer ainsi, par le moyen des origines, une incontestable valeur à ses produits. L'existence sociale apparaîtrait dès lors comme la condition temporelle inéluctable de réalisation du système des catégories, et l'éminente dignité qui lui serait conférée, du fait de son rapport à la forme constitutive de la nature humaine, se retrouverait dans l'acte effectif par lequel cette nature humaine, munie, si l'on peut dire, de son contenu social, prendrait conscience d'elle-même comme puissance créatrice. Il faudrait donc administrer la preuve que la société et ses lois organiques fondamentales ne sont que des catégories de la raison pratique universelle, et qu'il n'est pas étonnant par conséquent, si les catégories ne sont en elles-mêmes que les formes d'une connaissance virtuelle et des possibilités d'être, que l'acte par lequel l'ordre social se produit dans le temps, soit également celui par lequel se réalise le système de l'entendement. Octave Hamelin a travaillé à démontrer que le progrès synthétique des éléments principaux de la représentation n'excluait en aucune manière une connaissance psychologique expérimentale de la nature humaine, et que bien au contraire les lois positives de l'évolution intellectuelle devenaient d'autant plus claires et précises qu'on découvrait sous leur réseau immobile le jeu caché des concepts fondamentaux. A plus forte raison, une telle méthode conviendrait-elle à la sociologie, qui précisément se propose d'atteindre les manifestations les plus hautes de la pensée rationnelle.
Ainsi se trouverait en particulier posé en des termes nouveaux et plus explicites, le problème traditionnel des rapports du déterminisme et de la liberté morale. Car la détermination des essences des choses, qui ne sont que l'ancien nom des catégories, ne va pas sans leur nécessité. Considérer la société comme une affirmation de la raison pratique, c'est donc lui conférer le plus haut degré de nécessité qui soit concevable ; le déterminisme sociologique reçoit ainsi le plus sûr fondement, au lieu de rester suspendu à une expérience toujours révisible, ou même de n'être invoqué que comme un artifice de méthode. Mais d'autre part, rien n'interdit sans doute de ranger la liberté morale au nombre de ces catégories de la raison pratique, et de lui attribuer ainsi, par une opposition qui resterait à définir, une valeur égale et corrélative à celle de la nécessité. La liberté se trouverait dès lors incorporée à la nature même des choses ; elle y circulerait, s'y manifesterait, s'y réaliserait indéfiniment, sans que les effets qu'elle produit, perpétuellement intégrés au système social, cessent un seul instant d'apparaître comme soumis à l'empire universel de la loi. La connaissance de la liberté ainsi définie formerait même l'objet d'un ordre particulier de spéculations, élément essentiel de la philosophie morale, et qui ne serait autre que la philosophie de l'histoire humaine.
Il semble enfin que cette voie soit la seule où l'on puisse s'engager pour restituer à l'individualité personnelle une fonction propre et une autonomie que la pure méthode sociologique risque fort de compromettre. Il apparaît en effet que la question des rapports de l'individu et de la société est pratiquement insoluble du point de vue sociologique. Dès l'instant qu'une réalité objective est conférée à l'existence sociale, toute conscience individuelle se résorbe et s'évanouit dans la conscience collective, et comme on est bien contraint d'avouer d'autre part que celle-ci ne saurait être érigée en être métaphysique, qu'en d'autres termes les représentations qui la constituent requièrent toujours le support des esprits individuels, on est conduit à cette antinomie de ne pouvoir réaliser le collectif que dans des consciences dont on est par ailleurs incapable d'admettre ou de justifier l'individualité. La vérité est que sous le phénoménisme apparent dont se réclame la science sociale, subsistent d'obscures réminiscences d'une philosophie plus réaliste. L'individu apparaissant comme la seule existence sensible et directement perceptible, les représentations collectives n'étant au contraire définies que par une méthode indirecte d'observation, on a peine à se débarrasser du préjugé qu'il faille à ces dernières une sorte d'appui matériel, et, pour tout dire, une substance à laquelle elles soient attachées, et l'on est conduit à imaginer les rapports de l'individuel et du social sur le modèle grossier et fallacieux des relations du corps et de l'âme. Ces difficultés disparaîtraient sans doute avec les comparaisons qui servent à les nourrir, si l'on adoptait une attitude intégralement phénoméniste, avec cette seule correction, destinée à maintenir la réalité des consciences personnelles, que le principe de leur individualisation n'est autre que cette liberté morale, intégrée comme puissance d'action, ou comme loi de la raison pratique, à leur nature constitutive." (pp.408-411)
"Pour être en droit de conclure valablement de l'universalité d'un phénomène à sa nécessité, encore faut-il admettre, en vertu d'une dialectique secrète, que l'une peut être prise pour le substitut de l'autre. Il en est si bien ainsi, que la nécessité n'est pas seulement un caractère particulier de la notion de la société, mais qu'elle en constitue vraiment la nature essentielle. Qu'il s'agisse, pour reprendre le langage kantien, des formes de la sensibilité, des catégories de l'entendement, des idées de la raison, ou même des exigences de la moralité, c'est toujours à la marque d'une impérieuse obligation qu'on reconnaît la participation des consciences individuelles à la conscience collective. Le nécessaire n'est pas seulement un mode du social, il en est l'attribut constitutif.
Cette définition du social par le nécessaire paraît à l'école sociologique française fournir la meilleure solution du problème de la connaissance, et donner l'interprétation la plus exacte de l'ancien innéisme. C'est par là qu'elle se flatte d'échapper à l'empirisme aussi bien théorique que pratique, de justifier l'existence de la science et de conserver celle de la moralité. Sans doute ne peut-il être question d'un innéisme transcendant, au sens ontologique du terme, et tel que Descartes par exemple pouvait l'entendre des vérités éternelles. Mais dès l'instant qu'on admet que l'individu plonge par toutes les racines de sa conscience dans l'existence sociale, les vérités éternelles se révèlent à lui sous la forme des conditions inéluctables de cette existence, et elles n'en constituent pas moins les principes générateurs et les normes fondamentales de toute son activité intellectuelle et pratique. S'il en était autrement, les formes logiques les plus pures seraient mises en doute, leur universalité serait contestée, leur genèse recherchée, et l'empirisme triomphant s'installerait sur les ruines d'une philosophie de la société, qui aurait perdu jusqu'à sa raison d'être." (p.415)
"Opposition de la société et de l'individu, de la forme de la connaissance à sa matière sensible, de l'ordre objectif et de l'ordre subjectif, du devoir et de la valeur, toutes ces affirmations dénotent, dans l'hypothèse sociologique, le désir de rejoindre les solutions critiques et pratiques du relativisme moderne, et il n'est pas jusqu'à la forme dernière qu'il a revêtue, celle du Personnalisme moral, qui n'ait eu quelque influence sur la leçon qu'on prétend tirer de l'évolution des phénomènes sociaux. Si, en effet, à la substitution progressive de la solidarité organique à la solidarité mécanique, correspond un développement parallèle de la personne humaine, n'est-on pas fondé à supposer que l'affirmation de cette dernière se manifeste et agit dans l'histoire des sociétés à la façon d'une cause finale, qui vient se superposer à l'automatisme inconscient des seules causes efficientes ?
Ainsi, la théorie des sociétés, placée entre la simple recherche des faits et des lois scientifiques, et l'édification d'une philosophie générale de la nature humaine, n'a pas hésité à choisir ce dernier objet. N'était-ce pas d'ailleurs la seule attitude concevable pour une doctrine qui ne se proposait rien de moins que de renouveler la critique de la connaissance, de reconstruire les fondements de la morale, d'absorber la psychologie des fonctions supérieures, voire d'expliquer la genèse des plus hauts concepts métaphysiques, bref de substituer son empire, dans tous les domaines où elle régnait encore, à celui de l'ancienne philosophie." (p.417)
"Alors que, pour les Encyclopédistes, la société est chose naturelle, spontanément établie, et que le Contrat n'intervient que pour lui assigner une forme juridique d'ailleurs variable, chez Rousseau le Contrat constitue l'acte essentiel sur lequel reposent à la fois la société et l'État." (p.419)
"L'impossibilité de traiter la philosophie de la nature sociale comme le simple complément d'une philosophie de la nature physique, en d'autres termes de rattacher cette nature sociale à la nature physique et sensible de l'individu, nous paraît incontestablement démontrée. Et c'est pourquoi nous ne nous arrêterons pas plus à l'èvolutionnisme spencérien, que nous ne songerions à rappeler le Système social du baron d'Holbach." (p.420)
"S'il est effectivement possible de procéder à l'élaboration d'un système des catégories de la représentation pratique, et si ces dernières doivent offrir, au cours de leur développement, la légitimation de l'institution sociale, ce ne sera peut-être pas une raison suffisante pour vouloir identifier le collectif et le nécessaire, même en donnant à ce dernier une acception exclusivement pratique. En d'autres termes, il n'est pas sûr que cette légitimation de l'existence sociale entraîne cette conséquence que le seul jeu dialectique des lois de la pensée conduise à l'épuisement total des représentations collectives. Déjà on peut avouer qu'en ce qui concerne la simple connaissance des qualités sensibles, O. Hamelin s'est heurté à l'irréductible résistance d'une matière empirique de la représentation théorique. Sans doute en sera-t-il de même au point de vue qui nous occupe, d'autant plus que l'existence de ce contenu empirique de la première forme de la connaissance entache d'irrationalité tout son développement ultérieur." (pp.421-422)
"Le mécanisme sociologique apparaît décidément comme une doctrine aussi périmée que la théorie de l'animal-machine. La société n'est intelligible que dans la mesure où est reconnue la finalité profonde qui y circule et la dirige, dans la mesure où est proclamé le rôle des consciences personnelles qui la constituent, avec tout ce qu'il comporte de libre effort et, sans doute, de rationalité créatrice. Ainsi fondée en raison, la société pourra apparaître comme une maîtresse de moralité vraie, et la science qui l'étudié sera justifiée à prétendre se dépasser elle-même pour aboutir à nous donner des enseignements pratiques. Mais c'est précisément parce qu'elle aura reçu ses titres de légitimité de cette métaphysique sociale, sans laquelle il n'est que les voies sans issue d'un empirisme sans principes." (p.423)
-René Hubert, "Le problème de l'existence sociale", Revue Philosophique de la France et de l'Étranger, T. 95 (JANVIER A JUIN 1923), pp. 403-423.