"A côté de l'Aristote enseigné par les philosophes scolastiques, on a découvert un autre Aristote, le véritable Aristote, tel qu'il apparaissait dans les textes et chez les commentateurs grecs. On en connut même un troisième : celui qu'avaient imaginé Averroès et les Arabes tandis que de leur côté les Chrétiens déformaient le Stagirite à leur usage. Surtout on s'aperçut que la pensée grecque n'était pas, tant s'en faut, toute comprise dans Aristote. La raison humaine s'exerça, se fortifia, prit conscience de son pouvoir en repensant tous ces systèmes sur lesquels on se jetait avec curiosité. C'était l'autorité encore sans doute, le prestige de l'antiquité, qui lui donnait confiance ; mais l'autorité prenait des formes multiples, contradictoires : la liberté devait naître un jour de cette diversité.
Or Montaigne se passionne à ce jeu de la pensée : il essaye les systèmes ancien." (p.340)
"Il y avait beau temps, en 1576, que dans l'école on contestait l'autorité d'Aristote. Parmi les savants, qui l'attaquait au nom du véritable Aristote, qui au nom de Platon, qui encore au nom de quelque autre autorité. Le grand seigneur que voici a beau s'aider de Pyrrhon, il a trop opposé les autorités les unes aux autres pour reconnaître aucun maître; et c'est devant le grand public, ouvertement, sans réticence, qu'il fait l'apologie du doute. Par là, bien avant que la conception nouvelle de l'univers apportée par Copernic ait triomphé même chez les savants, les Essais signalent la ruine de la scolastique." (p.343)
"Les Essais, entrepris sans plan d'ensemble, ont été composés au cours de vingt années, à bâtons rompus, avec des intervalles fort longs de repos." (p.344)
"L'aboutissement de la pensée de Montaigne, c'est donc la découverte de l'homme dans le moi. On peut dire que c'est le point d'arrivée où conduisait comme à coup sûr le mouvement intellectuel du XVIe siècle : tant d'expériences que nous avons vu converger de partout, devaient, avant même de renouveler notre idée de la nature, renouveler de fond en comble notre idée de l'homme.
Mais c'est en même temps le point de départ de la pensée du XVIIe siècle. Il y a longtemps qu'on l'a dit : l'objet de notre littérature au XVIIe siècle, c'est la peinture de l'homme universel. La philosophie du XVIIe siècle est par là étroitement apparentée à sa littérature. Elle prend son point d'appui et son fondement dans la psychologie. Elle part de l'analyse des moyens de connaissance qui ne peut se faire qu'en scrutant la conscience humaine dans toutes les directions. « Il s'est institué alors, écrit Victor Delbos, à l'état permanent, sans technique spéciale, une critique de l'esprit qui n'a jamais cessé de mesurer jusqu'où il pouvait aller dans l'étreinte du réel et par lesquelles de ses puissances isolées ou combinées il pouvait l'étreindre. » Et Delbos ajoute que désormais la philosophie française ne quittera plus guère ce terrain solide de la psychologie. « L'étude de la vie intérieure sous tous ses aspects a été pour nous une étude de prédilection.... Un Descartes, un Pascal, un Malebranche, un Maine de Biran, illustrent leurs doctrines des plus riches et des plus pénétrantes observations sur tous les mouvements de l'âme. » Or c'est Montaigne, avant les maîtres du XVIIe siècle, qui a porté la spéculation philosophique sur ce terrain.
Quant à la méthode d'investigation, Montaigne se soumet scrupuleusement au fait qu'il perçoit en lui-même." (p.347)
"Son mot d'ordre c'est « suivre la nature », c'est-à-dire obéir au fait. Il constate en lui-même qu'une action bonne laisse après elle dans la conscience une satisfaction, qu'une action mauvaise laisse un remords : voilà le fondement de son idée du devoir. Sa pédagogie n'est que l'ensemble des recettes que son expérience lui a enseignées [...]
Toute la métaphysique de Descartes est suspendue à un fait : le cogito. La soumission à la nature, c'est l'idée même de la science moderne par opposition aux sciences occultes du moyen âge et du XVIIe siècle : de ces sciences occultes elle a hérité le désir de dominer la nature, le rêve des alchimistes de faire de Tor avec du plomb ; mais au lieu que les alchimistes appelaient les démons à leur aide pour fabriquer de l'or, la méthode du savant moderne c'est d'obéir au fait.
Le moins qu'on puisse dire c'est donc que l'auteur des Essais a contribué grandement à créer un milieu favorable à la philosophie nouvelle. On sait en effet combien son livre a été souvent réimprimé, lu et goûté au début du XVIIe siècle." (p.347)
"Le frère de Bacon, Anthony Bacon, connut Montaigne à Bordeaux en 1583 et en 1590. Ils correspondaient ensemble à l'époque où mourut le philosophe, en 1592. Nous en avons la preuve dans une lettre qu'un ami de Montaigne, Pierre de Brach adressa, peu après le décès à Anthony Bacon pour lui en apprendre les circonstances.
Et cinq ans plus tard, achevant son premier ouvrage, François Bacon empruntait à Montaigne le titre si original du sien : il acclimatait en Angleterre le genre de l'Essai qui devait y faire une si brillante fortune.
En outre il a nommé Montaigne dans ses ouvrages, et dans des termes qui semblent indiquer que Montaigne était familier à lui et à ses lecteurs. On trouve ces mentions notamment l'extrême fin de sa vie, en 1623 et en 1625 : elles prouvent date encore Bacon lisait encore Montaigne.
L'œuvre du moraliste chez Bacon a subi incontestablement l'influence de Montaigne." (p.348)
"N'est-ce point à dessein que Montaigne donne pour titre « De l'expérience » au chapitre qui clôt son livre ? Il réserve pour cette place quelques-unes des idées auxquelles il tient le plus.
Le philosophe y dénonce l'engouement de ses contemporains, persistant jusqu'en cette fin du siècle, pour l'autorité sous toutes ses formes. Il s'en prend à ceux pour qui les faits ne comptent pas s'ils ne sont allégués par quelque grand nom et il affirme méthode à lui, qui est de recueillir en regard sa jusqu'aux plus humbles observations. Et, tout à fait à la manière où le fera Bacon, il trace les limites de la connaissance selon le crédit qu'en chaque domaine mérite l'expérience.
En religion, car les êtres surnaturels les faits n'ont rien à nous apprendre sont hors des prises de nos sens. Le domaine de la religion échappe donc entièrement à la raison, il relève de la foi seule. En politique, au contraire, c'est l'expérience maîtresse. La politique relève donc de la raison." (p.349)
" [La première phrase du Discours de la méthode] , Descartes l'a transcrite de Montaigne, qui d'ailleurs lui donnait une portée toute différente ; presque textuellement ironique chez Montaigne, elle unit chez Descartes à l'ironie du modèle une affirmation d'importance capitale pour le philosophe qui prétend fonder sa doctrine sur la raison : elle affirme que le bon sens est équitablement réparti entre tous les homme." (p.350)
"Dès la crise de 1614 [Descartes] estimait que les vérités révélées sont « au-dessus de notre intelligence », il n'aurait point « osé les soumettre à la faiblesse de nos raisonnements ». Pour les idées politiques aussi, il fait des réserves de Montaigne, tout à fait analogues à celles ces réserves qui toujours ont garanti Montaigne de la nouvelleté qu'il abhorre. « Ces grands corps, dit Descartes, sont trop malaisés à relever, étant abattus, ou même à retenir, étant ébranlés, et leurs chutes ne peuvent être que très rudes... Pour leurs imperfections, l'usage les a sans doute fort adoucies ; et même il en a évité ou corrigé insensiblement quantité, auxquelles on ne pourrait si bien pourvoir par prudence... Et enfin elles sont quasi toujours plus supportables que ne seraient leurs changements... C'est pourquoi je ne saurais aucunement approuver ces humeurs brouillonnes et inquiètes qui, n'étant appelées ni par leur naissance, ni par leur fortune, au maniement des affaires publiques, ne laissent pas d'y faire toujours, en idée, quelque reformation." (p.353)
-P. Villey, "La place de Montaigne dans le mouvement philosophique", Revue Philosophique de la France et de l'Étranger, T. 101 (JANVIER A JUIN 1926), pp.338-359.