"Le matérialisme dialectique est une conception d'ensemble de l'homme et de l'univers ; comme tel il se heurte à un grand nombre de conceptions différentes ou même opposées. L'histoire de l'économie politique, de la sociologie, de la philosophie dans les quatre-vingts dernières années est remplie d'arguments pour ou contre le matérialisme dialectique." (p.160)
"Le meilleur procédé pour défendre une méthode est sans doute de l'appliquer, et, si l'on veut prouver la supériorité du matérialisme dialectique, le moyen le plus simple sera de prouver effectivement qu'il nous permet de mieux comprendre la pensée de Descartes ou de Kant, de Leibniz ou de Spinoza que ne le faisait une méthode idéaliste." (p.160)
"Sans doute les œuvres de Marx, Engels, Lénine, Lukacs ont magistralement développé et appliqué la méthode dialectique à toute une série de problèmes concrets. Mais les controverses ultérieures nous semblent avoir placé le problème sur un plan qui le déforme entièrement.
Car ces controverses ont presque entièrement tourné autour d'une seule question : celle du déterminisme économique dans la genèse des grands systèmes philosophiques et des grandes œuvres d'art. On pourrait croire qu'il suffit de reconnaître ce déterminisme pour être partisan du matérialisme dialectique (ce qui est faux) et de le nier pour être idéaliste (ce qui est d'ailleurs exact).
La dépendance des grands systèmes philosophiques et des grandes œuvres d'art par rapport à la base économique est sans doute une réalité, mais, d'une part, elle est loin d'être unilatérale (Marx et Engels ont souvent souligné aussi l'influence inverse des facteurs idéologiques et spirituels sur l'économie), et, d'autre part, elle est extrêmement complexe, indirecte et masquée, et surtout elle n'enlève rien à la réalité propre de l'œuvre philosophique ou artistique étudiée. Pour l'historien marxiste la preuve de cette dépendance est loin de constituer le travail essentiel et primordial ; elle est, au contraire, l'aboutissement de son effort, aboutissement qui lui permet de réintégrer l'histoire de la pensée -provisoirement abstraite de la vie sociale- dans la réalité concrète d'une société et d'une époque, ce qui suppose cependant un long travail préalable.
Or, centrée sur ce point unique, la discussion pour ou contre le matérialisme historique a eu des conséquences néfastes pour la compréhension du problème, car non seulement il devenait très facile pour les adversaires de défendre l'idéalisme en prouvant que l'explication économique, même fondée, n'épuisait pas l'essentiel du phénomène, mais encore ce déplacement de la discussion a incité un grand nombre de marxistes à accorder une attention démesurée et parfois exclusive au déterminisme économique en négligeant complètement le contenu et la nature propre des œuvres qu'ils voulaient étudier." (pp.160-161)
"Au premier abord, l'objet de l'histoire de la philosophie peut sembler clair : c'est la pensée des grands philosophes. Mais, dès qu'il s'agit de dresser la liste des penseurs auxquels on a le droit d'accorder cette qualité, la moindre réflexion suffit pour faire apparaître l'écueil.
Sans doute Platon, Aristote, Descartes, Spinoza, Kant et quelques autres sont du nombre. Mais ceci n'est qu'une énumération empirique et, comme toutes les autres sciences, l'histoire de la philosophie n'aura défini son objet que le jour où elle aura établi un critère général lui permettant d'affirmer avec plus ou moins de sûreté qu'une pensée est philosophique ou ne l'est pas et pourquoi. Il suffit de citer quelques autres noms pour voir les difficultés auxquelles on se heurte. Tout d'abord celui de Marx lui-même.
Dans la plupart des histoires de la philosophie, on ne le mentionne même pas ou on lui accorde moins de place qu'à Victor Cousin ou à Royer-Collard. Et, si nous laissons de côté le cas de Marx, dont l'étude est peut-être troublée par. des préjugés politiques conscients ou inconscients, est-ce que le problème est absolument clair pour saint Thomas, pour Pascal, pour Jakob Böhme, ou pour Kierkegaard ? Et, de nos jours, l'épistémologie implicite des œuvres de Jean Piaget et les études de Georg Lukacs sont -elles moins philosophiques que les ouvrages de Heidegger, de Jaspers ou de Croce ?
Au fond, dans ce domaine, la plupart des études les plus connues sont dominées par un subjectivisme assez problématique. On retrouve partout les quelques grands noms consacrés par l'histoire et, pour les autres, c'est la sympathie de l'auteur ou la célébrité des écrivains qui décident de la place et du poids qui leur sont accordés. Parfois des écrivains sont introduits longtemps après leur mort, tels Jakob Böhme et Kierkegaard, ou bien disparaissent lentement des manuels ou ne gardent qu'une place de plus en plus réduite, tels les Victor Cousin, Royer-Collard, E. von Hartmann, etc.
On justifie cela dans chaque cas isolé d'une manière ou d'une autre, mais on n'établit que rarement un critère général, et c'est à notre avis une des principales faiblesses de l'état actuel de cette science.
Si cependant l'histoire de la philosophie a pu se développer, si la liste des auteurs étudiés dans les différents manuels est à peu près identique, c'est qu'il existe, nous le verrons bientôt, un mécanisme social assurant une sélection à peu près juste et se reflétant le plus souvent inconsciemment dans l'œuvre des historiens.
Car, ce qui est en jeu ici, c'est la conception même de la nature de l'œuvre philosophique.
Si la pensée est une création individuelle sans attaches essentielles avec le reste de la vie sociale et de la réalité, on ne voit pas très bien au nom de quel critère on aurait le droit d'émettre un jugement de valeur et d'affirmer que la pensée de Kant est plus philosophique que Celle de Jacobi ou celle de Descartes plus philosophique que celle de ses professeurs de la Flèche. [...]
Le point de vue dialectique, par contre, est clair. Le critère permettant de distinguer une pensée vraiment philosophique d'une autre qui ne l'est pas découle de la nature même de cette pensée.
La philosophie est un essai de réponse conceptuelle aux problèmes humains fondamentaux, tels qu'ils se posent à une certaine époque dans une société donnée. Encore faut -il ajouter que ces problèmes sont en nombre limité et que l'époque et le pays -c'est-à-dire les circonstances sociales- déterminent seulement :
a) ceux d'entre eux qui, à un certain moment de l'histoire, passent au premier plan et prennent une place importante dans les préoccupations des penseurs ;
b) ceux qui sont, par contre, relégués au second plan ou disparaissent même de la conscience ;
c) la forme concrète que ces problèmes fondamentaux et généraux prennent à un certain instant et à un certain endroit.
A l'ensemble de ces problèmes, il y a deux sortes de réponses importantes pour la culture humaine :
a) les réponses conceptuelles et abstraites, la philosophie ;
b) les réponses sensibles et concrètes, l'art." (pp.162-164)
"C'est cette communauté de problèmes et parfois de réponses, en termes philosophiques, cette communauté de vision du monde qui explique la parenté que nous trouvons à chaque époque entre les œuvres des grands artistes et celles des grands penseurs. (Il suffît de penser aux couples : Descartes-Corneille, Pascal- Racine, Kant-Schiller et Goethe, Schelling-les romantiques allemands.) Mais, il faut aussi le répéter, à côté de la parenté qui unit à chaque époque, les pensées et les œuvres d'art, il y a aussi ce qui les sépare : le caractère conceptuel et abstrait des unes, le caractère sensible et concret des autres." (note 2 p.165)
"Et maintenant nous arrivons à ce qui nous semble essentiel pour la question dont nous traitons. Lies réponses qu'un penseur donne aux différents problèmes auxquels il se heurte ne sont pas indépendantes les unes des autres et plus encore elles ne sont même pas indépendantes de la manière dont il envisage les questions les plus périphériques et subordonnées qu'il doit inévitablement rencontrer sur son chemin. Il existe entre les manières d'envisager les choses les plus différentes, entre les réponses que le penseur donne aux questions les plus éloignées un lien qui fait de V ensemble de ces réponse à et ces manières de voir une totalité ou, au contraire, un assemblage éclectique de morceaux épars. Dans le premier cas, cette pensée est philosophique, dans le second elle ne l'est pas.
Et ceci dit nous pourrons peut-être mieux comprendre la position matérialiste. Les nouvelles visions du monde n'apparaissent pas brusquement par une intuition de génie. Il faut des transformations lentes et graduées au sein de l'ancienne mentalité pour permettre à la nouvelle de se constituer et de la surmonter. De pareilles transformations ne peuvent jamais être l'œuvre d'un seul homme, car les difficultés affectives, logiques et matérielles qu'il devrait surmonter dépassent de loin les forces d'un individu isolé. Aussi faut -il un grand nombre d'efforts dirigés dans le même sens et qui s'étendent souvent sur plusieurs générations. En un mot, il faut un courant social et le philosophe n'est que le premier homme qui exprime d'une manière à peu près conséquente cette nouvelle vision du monde en face des problèmes fondamentaux qui se posent aux hommes de cette société, le premier à constituer cette nouvelle vision du monde en totalité sur le plan de la pensée conceptuelle. Et, maintenant, nous pourrons comprendre aussi l'influence indéniable, mais relative, des deux facteurs mentionnés plus haut, l'originalité et l'influence.
L'originalité est sans doute une condition nécessaire, mais non pas une condition suffisante. Descartes et Kant sont des philosophes. Les disciples les plus fidèles et les moins originaux de Descartes et de Kant ont une pensée philosophique sans doute, sans pour cela être des philosophes eux-mêmes ; inversement, un penseur « original » n'est philosophe que s'il remplit la condition mentionnée plus haut.
Quant à l'influence, c'est un phénomène social qui s'explique justement par la définition que nous avons' donnée de la pensée philosophique. Car, si au moment de la parution de l'œuvre, mille circonstances diverses - sociales aussi d'ailleurs - peuvent décider de son succès et de sa célébrité, à la longue seuls les ouvrages dans lesquels certaines positions fondamentales se trouvent exprimées d'une manière conséquente, les œuvres qui découvrent au lecteur ce qu'il pensait depuis longtemps « sans le savoir », qui lui rendent conscientes les implications de sa propre vision du monde, peuvent garder à travers le temps leur influence et leur action.
C'est la raison pour laquelle, comme nous l'avons déjà dit plus haut, se fiant à la célébrité et à la survivance à travers les âges, les historiens rationalistes, empiristes ou éclectiques de la philosophie ont en général pu faire quand même un choix juste et accepter dans leurs ouvrages, sinon tous (voir le cas de Marx), tout au moins la plupart des grands penseurs du passé." (pp.165-166)
"Deux écueils [attendent l'historien de la philosophie], deux écueils que Jean Piaget a signalés comme apparaissant chaque fois que la pensée se trouve aux prises avec une nouvelle série de difficultés : le phénoménisme et l'égocentrisme. Le premier consiste à vouloir prendre le phénomène comme ayant objectivement l'aspect qu'il présente à notre perspective individuelle, le second à vouloir lui imposer nos propres désirs et nos propres jugements de valeur.
Dans le cas concret, le phénomène, ce sont les ouvrages, que l'historien étudie. Il peut se contenter d'en résumer les idées fidèlement, telles qu'elles s'offrent à la lecture, comme autant d'entités indépendantes à peine reliées ensemble. Il existe, par exemple, un grand nombre d'ouvrages qui traitent la théorie critique de la connaissance, la morale et l'esthétique kantiennes comme trois doctrines intéressantes sans doute, mais à peine reliées ensemble.
Laissons de côté le fait que, dans ce cas, même si sa méthode se justifiait, l'historien ne serait plus qu'un intermédiaire entre le penseur original et le lecteur trop paresseux pour s'adresser directement aux sources, et posons le seul problème important, celui de la valeur objective de son travail. Nous ne croyons pas qu'elle soit très grande, car son étude reste entièrement extérieure à l'œuvre qu'il veut étudier. Les ouvrages d'un penseur ne sont que l'expression d'une vision unitaire et totale du monde, et on ne les a vraiment compris qu'à partir de l'instant où l'on réussit à saisir la structure de l'ensemble et à comprendre chaque œuvre comme une partie d'un tout, au sein duquel elle a une fonction et une importance précise qu'il s'agit d'établir.
De plus, cette histoire purement descriptive manque naturellement d'un système fondé de jugements de valeur. Au nom de quoi, par exemple, les historiens susmentionnés peuvent-ils affirmer comme ils le font d'habitude, sans essayer de saisir l'unité et l'ensemble de la pensée kantienne, que l'esthétique et l'analytique transcendantales sont plus importantes que la dialectique ? Et, encore moins, au nom de quoi peuvent-ils affirmer que Kant est un penseur philosophique plus important que Fichte ? Descartes un penseur plus important que Malebranche ?
L'histoire de la philosophie risque ainsi de se transformer en une série de résumés mis l'un à côté de l'autre comme les perles d'un collier et reliés ensemble par un fil extérieur à chacune d'entre elles, ordre chronologique, volonté de l'historien, etc.
Le danger opposé serait d'essayer de juger la valeur des œuvres philosophiques uniquement par rapport à la vérité, c'est-à-dire par rapport aux convictions de l'historien. Cette méthode, qui, pour des raisons que nous n'analyserons pas ici, est parfaitement justifiée, bien qu'incomplète, quand il s'agit d'histoire des sciences, constitue une énorme erreur en histoire de la philosophie aussi bien qu'en histoire de l'art.
La philosophie et l'art, Lukacs l'a dit dans un livre paru en 1910, constituent des « formes », c'est-à-dire des expressions de certaines visions du monde, de certaines manières de sentir l'homme et l'univers, et leur valeur ne réside pas seulement dans l'élément de vérité qu'elles apportent, mais aussi dans la conséquence avec laquelle elles expriment cette vision.
Une critique jugeant l'œuvre de Descartes, de Kant ou de Spinoza uniquement par rapport à la vérité, c'est-à-dire aux convictions idéalistes ou matérialistes de l'historien, serait non seulement naïve et simpliste, mais elle déformerait encore par son optique la pensée même de l'auteur qu'elle voudrait étudier (le problème est d'ailleurs fort complexe, car, la philosophie se trouvant dans une position intermédiaire entre l'art, qui comme elle exprime une certaine vision du monde, et la science, qui présente, comme elle, un caractère théorique et conceptuel, le critère de la vérité y a quand même une importance plus grande que dans l'histoire du premier et moins exclusive que dans celle de l'autre).
Quoi qu'il en soit, l'essentiel pour l'histoire de la philosophie est, d'après nous, de rendre sa critique immanente au système qu'elle étudie.
Que doit-elle faire pour y parvenir ? D'abord établir l'ensemble, la totalité du système. C'est-à-dire trouver le ou les thèmes fondamentaux à partir desquels l'œuvre du philosophe devient à peu près cohérente et unifiée. Si l'historien n'y parvient pas, cet échec ne peut avoir que deux raisons : ou bien l'œuvre qu'il veut étudier est essentiellement éclectique et dans ce cas elle n'a pas de place dans une histoire de la pensée philosophique, ou bien c'est lui-même qui n'est pas encore parvenu à saisir la pensée du philosophe et s'engage sur une fausse route. En tout cas, un grand nombre des « insuffisances », « contradictions » et « survivances historiques » que les historiens trouvent chez les grands penseurs du passé ne sont, le plus souvent, que les résultats de « l'insuffisance » de leur propre méthode. Quand on a des lunettes déformantes on voit un monde déformé, mais il faut s'en prendre aux lunettes,
et non au monde.
Mais, même une fois découverts les thèmes fondamentaux de la pensée d'un philosophe et le système développé à partir de ces thèmes, la tâche de l'historien est loin d'être finie, on pourrait même dire qu'elle ne fait que commencer. Car ce qu'il doit réaliser maintenant, c'est une critique immanente de la pensée du philosophe, critique immanente par rapport aux prémisses de cette dernière et par rapport aux tâches qu'elle s'est proposées et qui sont d'ailleurs le plus souvent les mêmes pour toute tentative philosophique.
Examinons pour l'instant en quoi doivent consister ces deux aspects de la critique immanente.
I. Le premier, c'est la critique du système par rapport à ses propres prémisses. Nous avons déjà dit que les grands systèmes philosophiques sont à peu près cohérents, et ces mots « à peu près » n'étaient pas écrits au hasard. Les philosophes vraiment conséquents - Kant, Spinoza et Marx en approchent le plus - sont extrêmement rares et cela pour des raisons faciles à comprendre.
Le philosophe est un penseur de génie qui réussit pour la première fois à cristalliser sur le plan conceptuel les éléments épars d'une nouvelle vision du monde et à en faire un ensemble cohérent, une totalité. Mais, dans cette tâche, deux éléments d'origine opposée interviennent pour l'empêcher d'aller jusqu'à l'extrême limite de la cohérence, à savoir :
1) La survivance en lui-même d'un grand nombre d'éléments de l'ancienne vision. Sur les points principaux, la percée est faite, mais les ruines de l'ancienne forme de pensée subsistent le plus souvent sur un nombre plus ou moins grand de problèmes subordonnés. Il suffit de citer ici quelque exemples : Hume réalisant par son attaque contre la causalité une des étapes principales dans le développement de l'empirisme, mais gardant encore la croyance en la valeur absolue du raisonnement mathématique, croyance qui constitue une inconséquence flagrante dans une vision empiriste du monde, que Kant, d'ailleurs, ne s'est pas fait faute de signaler, mais inconséquence qui semble être une contradiction interne de la plupart des systèmes empiristes - puisqu'on la retrouve jusque dans les formes les plus extrêmes de l'empirisme moderne, dans les travaux de l'École de Vienne. Comme telle elle doit avoir des racines plus profondes que l'histoire de la philosophie devrait essayer de mettre à jour.
Un autre exemple est celui de Descartes, de Fichte et de Gassendi, gardant tous les trois d'une manière .tout à fait sincère leur foi en un Dieu transcendant, bien que l'individualisme - rationaliste, volontariste et sensualiste - qu'ils représentent soit peut-être la seule philosophie vraiment athée qui ait existé dans l'histoire. Dans la célèbre querelle de l'athéisme, Fichte avait sans doute raison en allégeant la sincérité de sa foi, mais ses adversaires plus encore, quand ils alléguaient les conséquences immanentes de son système qui sont autrement importantes que les inconséquences personnelles du penseur.
De même chez Kant, un des penseurs les plus systématiques, on trouve néanmoins une inconséquence résultant des circonstances concrètes au milieu desquelles il vivait. Comme nous avons essayé de montrer dans un ouvrage qui lui est consacré, cette inconséquence n'est certainement pas là où on la cherche d'habitude, dans la dialectique transcendantale, dans les théories de la chose en soi et du souverain bien, qui sont, au contraire, des éléments essentiels et constitutifs de sa vision, mais plutôt dans la forme systématique de ses œuvres. Le style de Kant est précis et clair et, dans certains ouvrages non philosophiques, même agréable. Néanmoins, tout le monde sent que ses ouvrages philosophiques sont mal écrits, qu'il y a en eux de grands défauts de style. Or, cette impression nous semble venir tout simplement du fait qu'il existe dans l'œuvre kantienne une contradiction radicale entre la forme et le contenu, entre les idées fondamentales et leur expression. Kant est en Europe avec Pascal et, dans une certaine mesure seulement, avec Nietzsche le philosophe de la vision tragique du monde, vision dont un des thèmes fondamentaux est l'impossibilité pour l'homme d'atteindre la totalité. Or, rien n'est plus contradictoire que de présenter cette philosophie sous la forme du tout parfaitement réalisé d'un exposé systématique. Pascal, qui était un grand artiste, a senti cet écueil et, malgré son intention consciente d'écrire une apologie, il n'a jamais achevé ses Pensées. Nietzsche a délibérément choisi son style fragmentaire. Kant, le penseur le plus rigoureux, mais le moins artiste des trois, a bâti sans aucun compromis l'édifice de sa pensée, mais a entièrement gardé la forme traditionnelle de l'exposé systématique et universitaire. Il faut déjà aller aux volumes d'écrits posthumes pour constater que, dans son travail préparatoire, dans les brouillons et dans les papiers non destinés à la publication, c'est-à-dire en ses manifestations spontanées, la pensée de Kant prend la même forme de fragments aphoristiques que nous admirons tant chez Pascal et chez Nietzsche.
Devant toutes ces inconséquences, l'historien doit, par une critique immanente, rétablir l'importance véritable des différentes parties de l'œuvre du philosophe. Il doit montrer que ce qu'il y a de vraiment cartésien dans Descartes, ce n'est pas sa théologie augustinienne, mais la doctrine de l'évidence, des idées claires et distinctes, de la dualité de l'âme et du corps, de l'étendue intelligible et aussi sa physique mécaniste et sa géométrie analytique ; que ce qu'il y a de vraiment fichtéen dans l'œuvre de Fichte, c'est la doctrine de la « Tathandlung » et non pas sa philosophie religieuse ; que ce qu'il y a vraiment de kantien dans Kant, c'est son épistémologie (y compris la chose en soi et l'intellect archétype), sa morale (y compris la doctrine du bien suprême), son esthétique, sa philosophie religieuse, mais non pas la forme systématique dans laquelle il a écrit ses ouvrages.
2) En dehors de ces inconséquences que nous avons qualifiées de survivances historiques, de concessions conscientes ou inconscientes du philosophe aux forces sociales ou aux idées dominantes de la société au milieu de laquelle il vit, il y en a d'autres dont la source est exactement opposée, car elles proviennent justement de la force de pensée, pour ainsi dire de l'envergure du penseur. La plupart des visions du monde, poussées à l'extrême, mènent à des absurdités ou à des contradictions flagrantes avec la réalité, et le philosophe, qui cherche la vérité avant toute autre chose, s'arrête et recule devant ces paradoxes évidents et préfère l'inconséquence.
Les exemples abondent. L'union de l'âme et du corps chez Descartes, l'importance que, malgré son rationalisme et la théorie des idées innées, il accorde à l'expérience, le formalisme apriorique de la logique et des mathématiques chez les empiristes (depuis Hume jusqu'à l'école de Vienne)." (pp.166-172)
"Ce que l'historien doit comprendre, ce n'est pas seulement pourquoi tel ou tel philosophe a donné telle ou telle réponse à certains problèmes, mais encore - et la question n'a pas moins d'importance - pourquoi il a complètement ignoré d'autres problèmes fondamentaux touchant l'homme et l'univers. Le plus souvent, en effet, quand il s'agit de grands philosophes, c'est justement la rigueur de leur pensée qui les rend aveugles devant certaines questions ; en le montrant, l'historien apporte encore une preuve immanente de l'insuffisance de certains points de vue.
Là aussi les exemples sont nombreux. L'individualisme rationaliste ou volontariste conséquent, niant la valeur des données sensibles, ne peut avoir aucune compréhension pour le problème de l'art et de la beauté. C'est pourquoi il n'y a pas d'esthétique cartésienne ou fichtéenne. De même, réduisant le passé à une erreur qu'il s'agit de surmonter, le rationalisme manque complètement de philosophie de l'histoire. Nous avons déjà dit que c'est seulement par inconséquence que Descartes a pu établir une philosophie religieuse. Inversement, la philosophie romantique, aboutit en fin de compte à une incompréhension complète des rapports entre les hommes et l'univers sur le plan de la séparation relative du sujet et de l'objet, de l'action et de la pensée comme valeurs universelles. L'intuitionnisme comprendra mieux et surestimera toujours les valeurs individuelles, familiales ou nationales par rapport aux valeurs humaines et universelles.
On pourrait continuer longuement cette énumération. Ce qui nous intéressait cependant était de montrer qu'il y a ici aussi un champ important de critique immanente que l'historien, en aucun cas, n'a le droit de négliger.
Et maintenant, après avoir énuméré les quatre points essentiels (il y en a bien d'autres) à réaliser pour toute étude historique, à savoir :
1) rétablissement de la totalité cohérente de la pensée étudiée,
2) analyse des inconséquences individuelles du penseur dues à la survivance des anciennes formes de pensée sur certains points subordonnés ou à des concessions devant les pouvoirs établis (Église, État),
3) analyse des inconséquences individuelles du penseur dues au désir d'éliminer les paradoxes et les confits trop flagrants avec la réalité,
4) analyse des limites immanentes de la vision du inonde représentée par le penseur étudié,
nous allons aborder le problème de la méthode, grâce à laquelle on peut espérer réaliser cette tâche." (pp.173-174)
"Partout le chercheur se trouve devant une réalité beaucoup trop complexe pour pouvoir l'aborder directement, telle qu'elle est donnée sur le plan phénoménal, en essayant d'y démêler l'action de différents facteurs, la structure de l'ensemble, les causes et les effets des phénomènes.
C'est pourquoi il doit toujours travailler sur une réalité simplifiée et « schématique ». Dans les sciences expérimentales : physique, chimie, biologie, le savant crée artificiellement dans le laboratoire cette réalité simplifiée qu'il étudie expérimentalement par la suite. En astronomie, par une exception unique en son genre, le donné sensible coïncide à peu près avec la réalité schématique.
Dans les sciences non expérimentales, la schématisation se fait hypothétiquement, mais n'est pas pour cela moins indispensable. Il suffit de penser à la logique formelle par rapport à la pensée réelle, aux types sociologiques de la société « féodale » ou de la société capitaliste en sociologie, à la société « purement capitaliste » de Marx, ou à « l'homo œconomicus » en économie par rapport à la réalité sociale concrète, aux surfaces et aux lois de la géométrie euclidienne par rapport aux surfaces empiriques.
Il est certain qu'il n'y a jamais eu, dans la réalité, un homme vivant dont la pensée ait été strictement identique aux lois de la logique formelle, une société « féodale » pure, une économie a purement capitaliste » ou un carré parfait. Néanmoins, toutes ces schématisations sont absolument indispensables pour le travail effectif de la science et pour permettre à celle-ci d'approcher et de comprendre la réalité concrète dans toute sa richesse.
La situation est analogue en histoire de la philosophie. Avec une différence cependant, car ici les types schématiques ne sont pas seulement des instruments de travail indispensables destinés à nous aider à comprendre la pensée que nous voulons étudier, mais encore des étalons, des unités de valeur par rapport auxquelles nous devons juger la conséquence philosophique de cette pensée. Quoi qu'il en soit, il existe un certain nombre limité de visions typiques du monde, le rationalisme, l'empirisme, le panthéisme, le mysticisme intuitionniste, l'individualisme volontariste, la vision tragique, la position dialectique, idéaliste ou matérialiste, etc., qu'il s'agit avant tout de dégager et d'élaborer avec toutes les conséquences que comporte chacune d'elles." (pp.174-175)
"Georg Lukacs a enrichi d'une manière essentielle la typologie philosophique et artistique :
I) en mettant en lumière des « types » peu élucidés auparavant - la vision tragique du monde, la vision de l'essai, la vision du roman - et fournissant ainsi, entre autres, des instruments précieux pour la compréhension de penseurs tels que Montaigne, Kant et Pascal ;
II) en développant des éléments peu remarqués jusqu'alors dans les visions du monde déjà connues, par exemple en montrant la parenté sur certains points essentiels du rationalisme et de l'empirisme qui paraissaient entièrement opposés ;
III) en montrant que le problème de la communauté, des rapports de l'homme avec les autres hommes constitue le point fondamental à partir duquel se déduisent les autres éléments dans la plupart des visions « typiques » du monde. En dehors des autres qualités de ses ouvrages, cela nous semble déjà suffire pour faire de Lukacs une des figures les plus importantes de la pensée européenne actuelle." (p.176)
"C'est seulement lorsque l'essentiel du travail que nous venons de décrire est déjà fait que l'historien peut et doit poser le problème non moins important des rapports entre la pensée qu'il étudie et la vie sociale et économique des hommes parmi lesquels elle est née et s'est développée. C'est-à-dire qu'après avoir établi par exemple, les types du rationalisme, de la vision tragique, du romantisme intuitionniste, après avoir étudié d'une manière immanente la pensée de Descartes et Pascal, Kant et Schelling, il doit se demander quelles sont les conditions sociales qui ont permis l'épanouissement en France d'un courant rationaliste Descartes-Corneille et d'une vision tragique du monde Pascal-Racine, au XVIIe siècle, ou bien, en Allemagne, le développement d'une vision tragique entre 1780 et 1805 (Kant, Gœthe, Schiller, Kleist et Hölderlin) et du romantisme dans la première partie du XIXe siècle.
Et il faut souligner que cette question n'est pas une sorte de complément extérieur de son travail que l'historien pourrait laisser à un autre chercheur, au sociologue, par exemple. Elle est, au contraire, un élément indispensable de la recherche historique dans ce qu'elle a de plus spécifique. Et cela non seulement parce que la pensée n'est qu'un aspect partiel de la vie sociale, aspect qu'on ne peut isoler arbitrairement du reste, mais encore parce que, s'il ne peut pas être question d'expliquer par ses fondements sociaux et économiques une pensée avant de la connaître dans sa totalité et dans sa structure propre, il n'est pas moins certain que la recherche de ses fondements sociaux et économiques permet à son tour de mieux voir et de mieux comprendre le contenu même de la pensée étudiée et qu'elle nous aide à y trouver un certain nombre de significations et de détails qui nous avaient échappés auparavant.
Nous nous contenterons de citer ici un seul exemple de notre propre expérience personnelle. En préparant un ouvrage sur Kant, nous avons vu dans la pensée kantienne une des expressions les plus importantes, sur le plan philosophique, de la vision tragique du monde, nous avons tout de suite remarqué le parallèle avec Pascal en France et, après l'étude immanente de la philosophie critique, nous avons, bien entendu, cherché ses fondements sociaux et économiques.
C'est-à-dire que nous nous sommes demandé quelles étaient les couches sociales qui avaient pu favoriser le développement d'une vision tragique du monde, au XVIIe siècle en France et à la fin du XVIIIe en Allemagne. Une analyse, même superficielle, de l'histoire suffit pour fournir la réponse : la noblesse de robe en France et la bourgeoisie en Allemagne. La bourgeoisie allemande aspirait de toutes ses forces à une société démocratique et libérale, à un monde où régneraient « la raison et la liberté » ; mais, à cause du retard économique du pays, elle était beaucoup trop faible pour réaliser cette société. C'est pourquoi sa vision de l'homme devait être dominée par la disproportion entre l'idéal et la réalisation, entre la théorie et la pratique. De même, la noblesse de robe en France, au XVIe siècle, devait, par ses origines bourgeoises, par la conscience de remplir une fonction sociale réelle, regarder avec un certain mépris mêlé d'envie le libertinage de l'ancienne noblesse d'épée, devenue noblesse de cour, et en général toute la vie oisive et vaine qu'on menait à Versailles. Elle devait aspirer à un changement, à une rénovation ; mais, par ses bases sociales mêmes, elle était beaucoup trop attachée à la monarchie et à l'ancien régime pour pouvoir prendre une position sociale nette en faveur d'un changement radical. De cette opposition est née la même vision tragique du monde.
Le fondement social une fois trouvé, il nous a permis non seulement d'expliquer les analogies entre la pensée de Kant et celle de Pascal, mais encore de remarquer une de leurs principales différences. Pour la bourgeoisie allemande, la rupture tragique se plaçait entre la conscience et la réalisation, entre l'idéal et l'action pratique ; pour la noblesse de robe française, il se plaçait à l'intérieur de la conscience même, entre la raison, le devoir et la réalité sensible de la monarchie, avec tous ses avantages. Ceci se reflète aussi dans l'œuvre de Kant et de Goethe, d'une part, de Pascal et de Racine, de l'autre. La première est dominée par la rupture entre la pensée et l'action, la seconde par le conflit entre la raison et la sensibilité, le devoir et la passion.
Ainsi l'explication sociale et économique permet de comprendre le mieux possible la pensée elle-même. Il y a là une sorte de choc en retour que la plupart des chercheurs connaissent parfaitement ; il faut déjà connaître à peu près les effets pour en chercher efficacement les causes, mais la connaissance des causes permet à son tour de mieux connaître les effets. D'ailleurs, les termes « effet » et « causes » sont ici plutôt déplacés. Car il y a aussi bien une action de la conscience sur la base sociale et économique que de cette base sur la conscience, mais cette influence mutuelle n'est pas un complexe vague qu'on peut se contenter de définir par un mot.
C'est un ensemble de relations parfaitement structurées, dont il s'agit d'établir et de mettre en lumière scientifiquement les lois et la structure." (pp.176-179)
-Lucien Goldmann, "Matérialisme dialectique et histoire de la philosophie", in Revue Philosophique de la France et de l'Étranger, T. 138 (1948), PUF, pp. 160-179.
"Le meilleur procédé pour défendre une méthode est sans doute de l'appliquer, et, si l'on veut prouver la supériorité du matérialisme dialectique, le moyen le plus simple sera de prouver effectivement qu'il nous permet de mieux comprendre la pensée de Descartes ou de Kant, de Leibniz ou de Spinoza que ne le faisait une méthode idéaliste." (p.160)
"Sans doute les œuvres de Marx, Engels, Lénine, Lukacs ont magistralement développé et appliqué la méthode dialectique à toute une série de problèmes concrets. Mais les controverses ultérieures nous semblent avoir placé le problème sur un plan qui le déforme entièrement.
Car ces controverses ont presque entièrement tourné autour d'une seule question : celle du déterminisme économique dans la genèse des grands systèmes philosophiques et des grandes œuvres d'art. On pourrait croire qu'il suffit de reconnaître ce déterminisme pour être partisan du matérialisme dialectique (ce qui est faux) et de le nier pour être idéaliste (ce qui est d'ailleurs exact).
La dépendance des grands systèmes philosophiques et des grandes œuvres d'art par rapport à la base économique est sans doute une réalité, mais, d'une part, elle est loin d'être unilatérale (Marx et Engels ont souvent souligné aussi l'influence inverse des facteurs idéologiques et spirituels sur l'économie), et, d'autre part, elle est extrêmement complexe, indirecte et masquée, et surtout elle n'enlève rien à la réalité propre de l'œuvre philosophique ou artistique étudiée. Pour l'historien marxiste la preuve de cette dépendance est loin de constituer le travail essentiel et primordial ; elle est, au contraire, l'aboutissement de son effort, aboutissement qui lui permet de réintégrer l'histoire de la pensée -provisoirement abstraite de la vie sociale- dans la réalité concrète d'une société et d'une époque, ce qui suppose cependant un long travail préalable.
Or, centrée sur ce point unique, la discussion pour ou contre le matérialisme historique a eu des conséquences néfastes pour la compréhension du problème, car non seulement il devenait très facile pour les adversaires de défendre l'idéalisme en prouvant que l'explication économique, même fondée, n'épuisait pas l'essentiel du phénomène, mais encore ce déplacement de la discussion a incité un grand nombre de marxistes à accorder une attention démesurée et parfois exclusive au déterminisme économique en négligeant complètement le contenu et la nature propre des œuvres qu'ils voulaient étudier." (pp.160-161)
"Au premier abord, l'objet de l'histoire de la philosophie peut sembler clair : c'est la pensée des grands philosophes. Mais, dès qu'il s'agit de dresser la liste des penseurs auxquels on a le droit d'accorder cette qualité, la moindre réflexion suffit pour faire apparaître l'écueil.
Sans doute Platon, Aristote, Descartes, Spinoza, Kant et quelques autres sont du nombre. Mais ceci n'est qu'une énumération empirique et, comme toutes les autres sciences, l'histoire de la philosophie n'aura défini son objet que le jour où elle aura établi un critère général lui permettant d'affirmer avec plus ou moins de sûreté qu'une pensée est philosophique ou ne l'est pas et pourquoi. Il suffit de citer quelques autres noms pour voir les difficultés auxquelles on se heurte. Tout d'abord celui de Marx lui-même.
Dans la plupart des histoires de la philosophie, on ne le mentionne même pas ou on lui accorde moins de place qu'à Victor Cousin ou à Royer-Collard. Et, si nous laissons de côté le cas de Marx, dont l'étude est peut-être troublée par. des préjugés politiques conscients ou inconscients, est-ce que le problème est absolument clair pour saint Thomas, pour Pascal, pour Jakob Böhme, ou pour Kierkegaard ? Et, de nos jours, l'épistémologie implicite des œuvres de Jean Piaget et les études de Georg Lukacs sont -elles moins philosophiques que les ouvrages de Heidegger, de Jaspers ou de Croce ?
Au fond, dans ce domaine, la plupart des études les plus connues sont dominées par un subjectivisme assez problématique. On retrouve partout les quelques grands noms consacrés par l'histoire et, pour les autres, c'est la sympathie de l'auteur ou la célébrité des écrivains qui décident de la place et du poids qui leur sont accordés. Parfois des écrivains sont introduits longtemps après leur mort, tels Jakob Böhme et Kierkegaard, ou bien disparaissent lentement des manuels ou ne gardent qu'une place de plus en plus réduite, tels les Victor Cousin, Royer-Collard, E. von Hartmann, etc.
On justifie cela dans chaque cas isolé d'une manière ou d'une autre, mais on n'établit que rarement un critère général, et c'est à notre avis une des principales faiblesses de l'état actuel de cette science.
Si cependant l'histoire de la philosophie a pu se développer, si la liste des auteurs étudiés dans les différents manuels est à peu près identique, c'est qu'il existe, nous le verrons bientôt, un mécanisme social assurant une sélection à peu près juste et se reflétant le plus souvent inconsciemment dans l'œuvre des historiens.
Car, ce qui est en jeu ici, c'est la conception même de la nature de l'œuvre philosophique.
Si la pensée est une création individuelle sans attaches essentielles avec le reste de la vie sociale et de la réalité, on ne voit pas très bien au nom de quel critère on aurait le droit d'émettre un jugement de valeur et d'affirmer que la pensée de Kant est plus philosophique que Celle de Jacobi ou celle de Descartes plus philosophique que celle de ses professeurs de la Flèche. [...]
Le point de vue dialectique, par contre, est clair. Le critère permettant de distinguer une pensée vraiment philosophique d'une autre qui ne l'est pas découle de la nature même de cette pensée.
La philosophie est un essai de réponse conceptuelle aux problèmes humains fondamentaux, tels qu'ils se posent à une certaine époque dans une société donnée. Encore faut -il ajouter que ces problèmes sont en nombre limité et que l'époque et le pays -c'est-à-dire les circonstances sociales- déterminent seulement :
a) ceux d'entre eux qui, à un certain moment de l'histoire, passent au premier plan et prennent une place importante dans les préoccupations des penseurs ;
b) ceux qui sont, par contre, relégués au second plan ou disparaissent même de la conscience ;
c) la forme concrète que ces problèmes fondamentaux et généraux prennent à un certain instant et à un certain endroit.
A l'ensemble de ces problèmes, il y a deux sortes de réponses importantes pour la culture humaine :
a) les réponses conceptuelles et abstraites, la philosophie ;
b) les réponses sensibles et concrètes, l'art." (pp.162-164)
"C'est cette communauté de problèmes et parfois de réponses, en termes philosophiques, cette communauté de vision du monde qui explique la parenté que nous trouvons à chaque époque entre les œuvres des grands artistes et celles des grands penseurs. (Il suffît de penser aux couples : Descartes-Corneille, Pascal- Racine, Kant-Schiller et Goethe, Schelling-les romantiques allemands.) Mais, il faut aussi le répéter, à côté de la parenté qui unit à chaque époque, les pensées et les œuvres d'art, il y a aussi ce qui les sépare : le caractère conceptuel et abstrait des unes, le caractère sensible et concret des autres." (note 2 p.165)
"Et maintenant nous arrivons à ce qui nous semble essentiel pour la question dont nous traitons. Lies réponses qu'un penseur donne aux différents problèmes auxquels il se heurte ne sont pas indépendantes les unes des autres et plus encore elles ne sont même pas indépendantes de la manière dont il envisage les questions les plus périphériques et subordonnées qu'il doit inévitablement rencontrer sur son chemin. Il existe entre les manières d'envisager les choses les plus différentes, entre les réponses que le penseur donne aux questions les plus éloignées un lien qui fait de V ensemble de ces réponse à et ces manières de voir une totalité ou, au contraire, un assemblage éclectique de morceaux épars. Dans le premier cas, cette pensée est philosophique, dans le second elle ne l'est pas.
Et ceci dit nous pourrons peut-être mieux comprendre la position matérialiste. Les nouvelles visions du monde n'apparaissent pas brusquement par une intuition de génie. Il faut des transformations lentes et graduées au sein de l'ancienne mentalité pour permettre à la nouvelle de se constituer et de la surmonter. De pareilles transformations ne peuvent jamais être l'œuvre d'un seul homme, car les difficultés affectives, logiques et matérielles qu'il devrait surmonter dépassent de loin les forces d'un individu isolé. Aussi faut -il un grand nombre d'efforts dirigés dans le même sens et qui s'étendent souvent sur plusieurs générations. En un mot, il faut un courant social et le philosophe n'est que le premier homme qui exprime d'une manière à peu près conséquente cette nouvelle vision du monde en face des problèmes fondamentaux qui se posent aux hommes de cette société, le premier à constituer cette nouvelle vision du monde en totalité sur le plan de la pensée conceptuelle. Et, maintenant, nous pourrons comprendre aussi l'influence indéniable, mais relative, des deux facteurs mentionnés plus haut, l'originalité et l'influence.
L'originalité est sans doute une condition nécessaire, mais non pas une condition suffisante. Descartes et Kant sont des philosophes. Les disciples les plus fidèles et les moins originaux de Descartes et de Kant ont une pensée philosophique sans doute, sans pour cela être des philosophes eux-mêmes ; inversement, un penseur « original » n'est philosophe que s'il remplit la condition mentionnée plus haut.
Quant à l'influence, c'est un phénomène social qui s'explique justement par la définition que nous avons' donnée de la pensée philosophique. Car, si au moment de la parution de l'œuvre, mille circonstances diverses - sociales aussi d'ailleurs - peuvent décider de son succès et de sa célébrité, à la longue seuls les ouvrages dans lesquels certaines positions fondamentales se trouvent exprimées d'une manière conséquente, les œuvres qui découvrent au lecteur ce qu'il pensait depuis longtemps « sans le savoir », qui lui rendent conscientes les implications de sa propre vision du monde, peuvent garder à travers le temps leur influence et leur action.
C'est la raison pour laquelle, comme nous l'avons déjà dit plus haut, se fiant à la célébrité et à la survivance à travers les âges, les historiens rationalistes, empiristes ou éclectiques de la philosophie ont en général pu faire quand même un choix juste et accepter dans leurs ouvrages, sinon tous (voir le cas de Marx), tout au moins la plupart des grands penseurs du passé." (pp.165-166)
"Deux écueils [attendent l'historien de la philosophie], deux écueils que Jean Piaget a signalés comme apparaissant chaque fois que la pensée se trouve aux prises avec une nouvelle série de difficultés : le phénoménisme et l'égocentrisme. Le premier consiste à vouloir prendre le phénomène comme ayant objectivement l'aspect qu'il présente à notre perspective individuelle, le second à vouloir lui imposer nos propres désirs et nos propres jugements de valeur.
Dans le cas concret, le phénomène, ce sont les ouvrages, que l'historien étudie. Il peut se contenter d'en résumer les idées fidèlement, telles qu'elles s'offrent à la lecture, comme autant d'entités indépendantes à peine reliées ensemble. Il existe, par exemple, un grand nombre d'ouvrages qui traitent la théorie critique de la connaissance, la morale et l'esthétique kantiennes comme trois doctrines intéressantes sans doute, mais à peine reliées ensemble.
Laissons de côté le fait que, dans ce cas, même si sa méthode se justifiait, l'historien ne serait plus qu'un intermédiaire entre le penseur original et le lecteur trop paresseux pour s'adresser directement aux sources, et posons le seul problème important, celui de la valeur objective de son travail. Nous ne croyons pas qu'elle soit très grande, car son étude reste entièrement extérieure à l'œuvre qu'il veut étudier. Les ouvrages d'un penseur ne sont que l'expression d'une vision unitaire et totale du monde, et on ne les a vraiment compris qu'à partir de l'instant où l'on réussit à saisir la structure de l'ensemble et à comprendre chaque œuvre comme une partie d'un tout, au sein duquel elle a une fonction et une importance précise qu'il s'agit d'établir.
De plus, cette histoire purement descriptive manque naturellement d'un système fondé de jugements de valeur. Au nom de quoi, par exemple, les historiens susmentionnés peuvent-ils affirmer comme ils le font d'habitude, sans essayer de saisir l'unité et l'ensemble de la pensée kantienne, que l'esthétique et l'analytique transcendantales sont plus importantes que la dialectique ? Et, encore moins, au nom de quoi peuvent-ils affirmer que Kant est un penseur philosophique plus important que Fichte ? Descartes un penseur plus important que Malebranche ?
L'histoire de la philosophie risque ainsi de se transformer en une série de résumés mis l'un à côté de l'autre comme les perles d'un collier et reliés ensemble par un fil extérieur à chacune d'entre elles, ordre chronologique, volonté de l'historien, etc.
Le danger opposé serait d'essayer de juger la valeur des œuvres philosophiques uniquement par rapport à la vérité, c'est-à-dire par rapport aux convictions de l'historien. Cette méthode, qui, pour des raisons que nous n'analyserons pas ici, est parfaitement justifiée, bien qu'incomplète, quand il s'agit d'histoire des sciences, constitue une énorme erreur en histoire de la philosophie aussi bien qu'en histoire de l'art.
La philosophie et l'art, Lukacs l'a dit dans un livre paru en 1910, constituent des « formes », c'est-à-dire des expressions de certaines visions du monde, de certaines manières de sentir l'homme et l'univers, et leur valeur ne réside pas seulement dans l'élément de vérité qu'elles apportent, mais aussi dans la conséquence avec laquelle elles expriment cette vision.
Une critique jugeant l'œuvre de Descartes, de Kant ou de Spinoza uniquement par rapport à la vérité, c'est-à-dire aux convictions idéalistes ou matérialistes de l'historien, serait non seulement naïve et simpliste, mais elle déformerait encore par son optique la pensée même de l'auteur qu'elle voudrait étudier (le problème est d'ailleurs fort complexe, car, la philosophie se trouvant dans une position intermédiaire entre l'art, qui comme elle exprime une certaine vision du monde, et la science, qui présente, comme elle, un caractère théorique et conceptuel, le critère de la vérité y a quand même une importance plus grande que dans l'histoire du premier et moins exclusive que dans celle de l'autre).
Quoi qu'il en soit, l'essentiel pour l'histoire de la philosophie est, d'après nous, de rendre sa critique immanente au système qu'elle étudie.
Que doit-elle faire pour y parvenir ? D'abord établir l'ensemble, la totalité du système. C'est-à-dire trouver le ou les thèmes fondamentaux à partir desquels l'œuvre du philosophe devient à peu près cohérente et unifiée. Si l'historien n'y parvient pas, cet échec ne peut avoir que deux raisons : ou bien l'œuvre qu'il veut étudier est essentiellement éclectique et dans ce cas elle n'a pas de place dans une histoire de la pensée philosophique, ou bien c'est lui-même qui n'est pas encore parvenu à saisir la pensée du philosophe et s'engage sur une fausse route. En tout cas, un grand nombre des « insuffisances », « contradictions » et « survivances historiques » que les historiens trouvent chez les grands penseurs du passé ne sont, le plus souvent, que les résultats de « l'insuffisance » de leur propre méthode. Quand on a des lunettes déformantes on voit un monde déformé, mais il faut s'en prendre aux lunettes,
et non au monde.
Mais, même une fois découverts les thèmes fondamentaux de la pensée d'un philosophe et le système développé à partir de ces thèmes, la tâche de l'historien est loin d'être finie, on pourrait même dire qu'elle ne fait que commencer. Car ce qu'il doit réaliser maintenant, c'est une critique immanente de la pensée du philosophe, critique immanente par rapport aux prémisses de cette dernière et par rapport aux tâches qu'elle s'est proposées et qui sont d'ailleurs le plus souvent les mêmes pour toute tentative philosophique.
Examinons pour l'instant en quoi doivent consister ces deux aspects de la critique immanente.
I. Le premier, c'est la critique du système par rapport à ses propres prémisses. Nous avons déjà dit que les grands systèmes philosophiques sont à peu près cohérents, et ces mots « à peu près » n'étaient pas écrits au hasard. Les philosophes vraiment conséquents - Kant, Spinoza et Marx en approchent le plus - sont extrêmement rares et cela pour des raisons faciles à comprendre.
Le philosophe est un penseur de génie qui réussit pour la première fois à cristalliser sur le plan conceptuel les éléments épars d'une nouvelle vision du monde et à en faire un ensemble cohérent, une totalité. Mais, dans cette tâche, deux éléments d'origine opposée interviennent pour l'empêcher d'aller jusqu'à l'extrême limite de la cohérence, à savoir :
1) La survivance en lui-même d'un grand nombre d'éléments de l'ancienne vision. Sur les points principaux, la percée est faite, mais les ruines de l'ancienne forme de pensée subsistent le plus souvent sur un nombre plus ou moins grand de problèmes subordonnés. Il suffit de citer ici quelque exemples : Hume réalisant par son attaque contre la causalité une des étapes principales dans le développement de l'empirisme, mais gardant encore la croyance en la valeur absolue du raisonnement mathématique, croyance qui constitue une inconséquence flagrante dans une vision empiriste du monde, que Kant, d'ailleurs, ne s'est pas fait faute de signaler, mais inconséquence qui semble être une contradiction interne de la plupart des systèmes empiristes - puisqu'on la retrouve jusque dans les formes les plus extrêmes de l'empirisme moderne, dans les travaux de l'École de Vienne. Comme telle elle doit avoir des racines plus profondes que l'histoire de la philosophie devrait essayer de mettre à jour.
Un autre exemple est celui de Descartes, de Fichte et de Gassendi, gardant tous les trois d'une manière .tout à fait sincère leur foi en un Dieu transcendant, bien que l'individualisme - rationaliste, volontariste et sensualiste - qu'ils représentent soit peut-être la seule philosophie vraiment athée qui ait existé dans l'histoire. Dans la célèbre querelle de l'athéisme, Fichte avait sans doute raison en allégeant la sincérité de sa foi, mais ses adversaires plus encore, quand ils alléguaient les conséquences immanentes de son système qui sont autrement importantes que les inconséquences personnelles du penseur.
De même chez Kant, un des penseurs les plus systématiques, on trouve néanmoins une inconséquence résultant des circonstances concrètes au milieu desquelles il vivait. Comme nous avons essayé de montrer dans un ouvrage qui lui est consacré, cette inconséquence n'est certainement pas là où on la cherche d'habitude, dans la dialectique transcendantale, dans les théories de la chose en soi et du souverain bien, qui sont, au contraire, des éléments essentiels et constitutifs de sa vision, mais plutôt dans la forme systématique de ses œuvres. Le style de Kant est précis et clair et, dans certains ouvrages non philosophiques, même agréable. Néanmoins, tout le monde sent que ses ouvrages philosophiques sont mal écrits, qu'il y a en eux de grands défauts de style. Or, cette impression nous semble venir tout simplement du fait qu'il existe dans l'œuvre kantienne une contradiction radicale entre la forme et le contenu, entre les idées fondamentales et leur expression. Kant est en Europe avec Pascal et, dans une certaine mesure seulement, avec Nietzsche le philosophe de la vision tragique du monde, vision dont un des thèmes fondamentaux est l'impossibilité pour l'homme d'atteindre la totalité. Or, rien n'est plus contradictoire que de présenter cette philosophie sous la forme du tout parfaitement réalisé d'un exposé systématique. Pascal, qui était un grand artiste, a senti cet écueil et, malgré son intention consciente d'écrire une apologie, il n'a jamais achevé ses Pensées. Nietzsche a délibérément choisi son style fragmentaire. Kant, le penseur le plus rigoureux, mais le moins artiste des trois, a bâti sans aucun compromis l'édifice de sa pensée, mais a entièrement gardé la forme traditionnelle de l'exposé systématique et universitaire. Il faut déjà aller aux volumes d'écrits posthumes pour constater que, dans son travail préparatoire, dans les brouillons et dans les papiers non destinés à la publication, c'est-à-dire en ses manifestations spontanées, la pensée de Kant prend la même forme de fragments aphoristiques que nous admirons tant chez Pascal et chez Nietzsche.
Devant toutes ces inconséquences, l'historien doit, par une critique immanente, rétablir l'importance véritable des différentes parties de l'œuvre du philosophe. Il doit montrer que ce qu'il y a de vraiment cartésien dans Descartes, ce n'est pas sa théologie augustinienne, mais la doctrine de l'évidence, des idées claires et distinctes, de la dualité de l'âme et du corps, de l'étendue intelligible et aussi sa physique mécaniste et sa géométrie analytique ; que ce qu'il y a de vraiment fichtéen dans l'œuvre de Fichte, c'est la doctrine de la « Tathandlung » et non pas sa philosophie religieuse ; que ce qu'il y a vraiment de kantien dans Kant, c'est son épistémologie (y compris la chose en soi et l'intellect archétype), sa morale (y compris la doctrine du bien suprême), son esthétique, sa philosophie religieuse, mais non pas la forme systématique dans laquelle il a écrit ses ouvrages.
2) En dehors de ces inconséquences que nous avons qualifiées de survivances historiques, de concessions conscientes ou inconscientes du philosophe aux forces sociales ou aux idées dominantes de la société au milieu de laquelle il vit, il y en a d'autres dont la source est exactement opposée, car elles proviennent justement de la force de pensée, pour ainsi dire de l'envergure du penseur. La plupart des visions du monde, poussées à l'extrême, mènent à des absurdités ou à des contradictions flagrantes avec la réalité, et le philosophe, qui cherche la vérité avant toute autre chose, s'arrête et recule devant ces paradoxes évidents et préfère l'inconséquence.
Les exemples abondent. L'union de l'âme et du corps chez Descartes, l'importance que, malgré son rationalisme et la théorie des idées innées, il accorde à l'expérience, le formalisme apriorique de la logique et des mathématiques chez les empiristes (depuis Hume jusqu'à l'école de Vienne)." (pp.166-172)
"Ce que l'historien doit comprendre, ce n'est pas seulement pourquoi tel ou tel philosophe a donné telle ou telle réponse à certains problèmes, mais encore - et la question n'a pas moins d'importance - pourquoi il a complètement ignoré d'autres problèmes fondamentaux touchant l'homme et l'univers. Le plus souvent, en effet, quand il s'agit de grands philosophes, c'est justement la rigueur de leur pensée qui les rend aveugles devant certaines questions ; en le montrant, l'historien apporte encore une preuve immanente de l'insuffisance de certains points de vue.
Là aussi les exemples sont nombreux. L'individualisme rationaliste ou volontariste conséquent, niant la valeur des données sensibles, ne peut avoir aucune compréhension pour le problème de l'art et de la beauté. C'est pourquoi il n'y a pas d'esthétique cartésienne ou fichtéenne. De même, réduisant le passé à une erreur qu'il s'agit de surmonter, le rationalisme manque complètement de philosophie de l'histoire. Nous avons déjà dit que c'est seulement par inconséquence que Descartes a pu établir une philosophie religieuse. Inversement, la philosophie romantique, aboutit en fin de compte à une incompréhension complète des rapports entre les hommes et l'univers sur le plan de la séparation relative du sujet et de l'objet, de l'action et de la pensée comme valeurs universelles. L'intuitionnisme comprendra mieux et surestimera toujours les valeurs individuelles, familiales ou nationales par rapport aux valeurs humaines et universelles.
On pourrait continuer longuement cette énumération. Ce qui nous intéressait cependant était de montrer qu'il y a ici aussi un champ important de critique immanente que l'historien, en aucun cas, n'a le droit de négliger.
Et maintenant, après avoir énuméré les quatre points essentiels (il y en a bien d'autres) à réaliser pour toute étude historique, à savoir :
1) rétablissement de la totalité cohérente de la pensée étudiée,
2) analyse des inconséquences individuelles du penseur dues à la survivance des anciennes formes de pensée sur certains points subordonnés ou à des concessions devant les pouvoirs établis (Église, État),
3) analyse des inconséquences individuelles du penseur dues au désir d'éliminer les paradoxes et les confits trop flagrants avec la réalité,
4) analyse des limites immanentes de la vision du inonde représentée par le penseur étudié,
nous allons aborder le problème de la méthode, grâce à laquelle on peut espérer réaliser cette tâche." (pp.173-174)
"Partout le chercheur se trouve devant une réalité beaucoup trop complexe pour pouvoir l'aborder directement, telle qu'elle est donnée sur le plan phénoménal, en essayant d'y démêler l'action de différents facteurs, la structure de l'ensemble, les causes et les effets des phénomènes.
C'est pourquoi il doit toujours travailler sur une réalité simplifiée et « schématique ». Dans les sciences expérimentales : physique, chimie, biologie, le savant crée artificiellement dans le laboratoire cette réalité simplifiée qu'il étudie expérimentalement par la suite. En astronomie, par une exception unique en son genre, le donné sensible coïncide à peu près avec la réalité schématique.
Dans les sciences non expérimentales, la schématisation se fait hypothétiquement, mais n'est pas pour cela moins indispensable. Il suffit de penser à la logique formelle par rapport à la pensée réelle, aux types sociologiques de la société « féodale » ou de la société capitaliste en sociologie, à la société « purement capitaliste » de Marx, ou à « l'homo œconomicus » en économie par rapport à la réalité sociale concrète, aux surfaces et aux lois de la géométrie euclidienne par rapport aux surfaces empiriques.
Il est certain qu'il n'y a jamais eu, dans la réalité, un homme vivant dont la pensée ait été strictement identique aux lois de la logique formelle, une société « féodale » pure, une économie a purement capitaliste » ou un carré parfait. Néanmoins, toutes ces schématisations sont absolument indispensables pour le travail effectif de la science et pour permettre à celle-ci d'approcher et de comprendre la réalité concrète dans toute sa richesse.
La situation est analogue en histoire de la philosophie. Avec une différence cependant, car ici les types schématiques ne sont pas seulement des instruments de travail indispensables destinés à nous aider à comprendre la pensée que nous voulons étudier, mais encore des étalons, des unités de valeur par rapport auxquelles nous devons juger la conséquence philosophique de cette pensée. Quoi qu'il en soit, il existe un certain nombre limité de visions typiques du monde, le rationalisme, l'empirisme, le panthéisme, le mysticisme intuitionniste, l'individualisme volontariste, la vision tragique, la position dialectique, idéaliste ou matérialiste, etc., qu'il s'agit avant tout de dégager et d'élaborer avec toutes les conséquences que comporte chacune d'elles." (pp.174-175)
"Georg Lukacs a enrichi d'une manière essentielle la typologie philosophique et artistique :
I) en mettant en lumière des « types » peu élucidés auparavant - la vision tragique du monde, la vision de l'essai, la vision du roman - et fournissant ainsi, entre autres, des instruments précieux pour la compréhension de penseurs tels que Montaigne, Kant et Pascal ;
II) en développant des éléments peu remarqués jusqu'alors dans les visions du monde déjà connues, par exemple en montrant la parenté sur certains points essentiels du rationalisme et de l'empirisme qui paraissaient entièrement opposés ;
III) en montrant que le problème de la communauté, des rapports de l'homme avec les autres hommes constitue le point fondamental à partir duquel se déduisent les autres éléments dans la plupart des visions « typiques » du monde. En dehors des autres qualités de ses ouvrages, cela nous semble déjà suffire pour faire de Lukacs une des figures les plus importantes de la pensée européenne actuelle." (p.176)
"C'est seulement lorsque l'essentiel du travail que nous venons de décrire est déjà fait que l'historien peut et doit poser le problème non moins important des rapports entre la pensée qu'il étudie et la vie sociale et économique des hommes parmi lesquels elle est née et s'est développée. C'est-à-dire qu'après avoir établi par exemple, les types du rationalisme, de la vision tragique, du romantisme intuitionniste, après avoir étudié d'une manière immanente la pensée de Descartes et Pascal, Kant et Schelling, il doit se demander quelles sont les conditions sociales qui ont permis l'épanouissement en France d'un courant rationaliste Descartes-Corneille et d'une vision tragique du monde Pascal-Racine, au XVIIe siècle, ou bien, en Allemagne, le développement d'une vision tragique entre 1780 et 1805 (Kant, Gœthe, Schiller, Kleist et Hölderlin) et du romantisme dans la première partie du XIXe siècle.
Et il faut souligner que cette question n'est pas une sorte de complément extérieur de son travail que l'historien pourrait laisser à un autre chercheur, au sociologue, par exemple. Elle est, au contraire, un élément indispensable de la recherche historique dans ce qu'elle a de plus spécifique. Et cela non seulement parce que la pensée n'est qu'un aspect partiel de la vie sociale, aspect qu'on ne peut isoler arbitrairement du reste, mais encore parce que, s'il ne peut pas être question d'expliquer par ses fondements sociaux et économiques une pensée avant de la connaître dans sa totalité et dans sa structure propre, il n'est pas moins certain que la recherche de ses fondements sociaux et économiques permet à son tour de mieux voir et de mieux comprendre le contenu même de la pensée étudiée et qu'elle nous aide à y trouver un certain nombre de significations et de détails qui nous avaient échappés auparavant.
Nous nous contenterons de citer ici un seul exemple de notre propre expérience personnelle. En préparant un ouvrage sur Kant, nous avons vu dans la pensée kantienne une des expressions les plus importantes, sur le plan philosophique, de la vision tragique du monde, nous avons tout de suite remarqué le parallèle avec Pascal en France et, après l'étude immanente de la philosophie critique, nous avons, bien entendu, cherché ses fondements sociaux et économiques.
C'est-à-dire que nous nous sommes demandé quelles étaient les couches sociales qui avaient pu favoriser le développement d'une vision tragique du monde, au XVIIe siècle en France et à la fin du XVIIIe en Allemagne. Une analyse, même superficielle, de l'histoire suffit pour fournir la réponse : la noblesse de robe en France et la bourgeoisie en Allemagne. La bourgeoisie allemande aspirait de toutes ses forces à une société démocratique et libérale, à un monde où régneraient « la raison et la liberté » ; mais, à cause du retard économique du pays, elle était beaucoup trop faible pour réaliser cette société. C'est pourquoi sa vision de l'homme devait être dominée par la disproportion entre l'idéal et la réalisation, entre la théorie et la pratique. De même, la noblesse de robe en France, au XVIe siècle, devait, par ses origines bourgeoises, par la conscience de remplir une fonction sociale réelle, regarder avec un certain mépris mêlé d'envie le libertinage de l'ancienne noblesse d'épée, devenue noblesse de cour, et en général toute la vie oisive et vaine qu'on menait à Versailles. Elle devait aspirer à un changement, à une rénovation ; mais, par ses bases sociales mêmes, elle était beaucoup trop attachée à la monarchie et à l'ancien régime pour pouvoir prendre une position sociale nette en faveur d'un changement radical. De cette opposition est née la même vision tragique du monde.
Le fondement social une fois trouvé, il nous a permis non seulement d'expliquer les analogies entre la pensée de Kant et celle de Pascal, mais encore de remarquer une de leurs principales différences. Pour la bourgeoisie allemande, la rupture tragique se plaçait entre la conscience et la réalisation, entre l'idéal et l'action pratique ; pour la noblesse de robe française, il se plaçait à l'intérieur de la conscience même, entre la raison, le devoir et la réalité sensible de la monarchie, avec tous ses avantages. Ceci se reflète aussi dans l'œuvre de Kant et de Goethe, d'une part, de Pascal et de Racine, de l'autre. La première est dominée par la rupture entre la pensée et l'action, la seconde par le conflit entre la raison et la sensibilité, le devoir et la passion.
Ainsi l'explication sociale et économique permet de comprendre le mieux possible la pensée elle-même. Il y a là une sorte de choc en retour que la plupart des chercheurs connaissent parfaitement ; il faut déjà connaître à peu près les effets pour en chercher efficacement les causes, mais la connaissance des causes permet à son tour de mieux connaître les effets. D'ailleurs, les termes « effet » et « causes » sont ici plutôt déplacés. Car il y a aussi bien une action de la conscience sur la base sociale et économique que de cette base sur la conscience, mais cette influence mutuelle n'est pas un complexe vague qu'on peut se contenter de définir par un mot.
C'est un ensemble de relations parfaitement structurées, dont il s'agit d'établir et de mettre en lumière scientifiquement les lois et la structure." (pp.176-179)
-Lucien Goldmann, "Matérialisme dialectique et histoire de la philosophie", in Revue Philosophique de la France et de l'Étranger, T. 138 (1948), PUF, pp. 160-179.