"Dans la première page du 18 brumaire, Marx pose dans toute son ampleur le problème de l'imaginaire social et s'interroge sur les conséquences historiques des fantasmes collectifs. Il fait alors une loi pour toutes les révolutions de ne pouvoir s'effectuer que par la création d'un imaginaire qui trouverait dans le passé les éléments de sa cohérence. De même que Luther ne put bouleverser la théologie qu'en s'identifiant à saint Paul, Cromwell dut emprunter le langage de l'Ancien Testament et les révolutionnaires de 89 reconstituèrent une phraséologie inspirée de la Rome antique. La Révolution de 1848, poursuivant cette création d'un imaginaire nourri des images passées, vécut son présent à travers le souvenir de la grande Révolution française. Marx ajoute que ces rêveries et ces illusions, loin de n'être qu'une phraséologie sans conséquence, étaient nécessaires aux classes et aux individus occupés à bouleverser leurs conditions sociales pour mener à bien l'entreprise historique qui leur était dévolue. Cette résurrection des morts, toute fantastique qu'elle fût, remplit deux fonctions essentielles : elle permit aux révolutionnaires de justifier leur combat, d'exalter et de passionner leur tâche; elle leur permit aussi de masquer l'étroitesse des objectifs poursuivis. L'imaginaire collectif ne fut pas seulement l'une des déterminations bien le mode conscient et nécessaire par lequel les révolutionnaires d'une situation complexe, mais durent percevoir leur présent : il constitua le jeu de représentations fantasmées par lequel ils purent agir et faire leur propre histoire.
Toutefois, Marx ne semble proposer cette remarque que pour en réduire immédiatement la portée. Ce recours à un imaginaire collectif ne serait que le fait des révolutions bourgeoises où les finalités de l'action devaient être voilées pour pouvoir être réalisées. La révolution sociale du XIXe siècle, celle qui pourrait affronter lucidement et dans l'universalité ses propres objectifs, serait, au contraire de ses devancières, une révolution sans superstition, une révolution libérée des fantasmes archaïques et tout entière portée vers son avenir. Marx repère alors dans l'échec de la Révolution de 48 un double mouvement contradictoire et instaurant la dualité du « réel » et de l'imaginaire. La Révolution de 48 offrirait bien le devenir d'une ligne descendante, depuis l'explosion populaire de février jusqu'au coup d'État du 2 décembre, mais cette ligne se croiserait avec un mouvement ascendant, décrit au début des Luttes de classes en France, par lequel la réalité parviendrait à se manifester dans sa vérité, dissipant les illusions et les phrases, les superstitions et les masques. Ce mouvement d'émergence du réel serait celui même du parti révolutionnaire révolution sociale par la destruction retrouve alors la forme parvenant à la de l'imaginaire. Et Marx dans une distribution de pensée qui lui est familière et qui sépare complémentaire contenu et la phrase, le profane le réel et l'imaginaire, et le sacré. L'imaginaire alors réduit au statut de l'inessentiel, au niveau de l'illusoire conviendrait seulement de dénoncer pour découvrir suffisante du réel." (pp.99-100)
"Dans les études historiques, Marx va montrer combien l'action politique des classes est inintelligible si l'on ne ressaisit pas comment une classe a pu percevoir une situation ou un acteur historique sur le mode de lapure imagination, comment et pourquoi « l'entendement collectif » a pu organiser sa perception sur le mode du fantastique.
Sans doute la classe pourra-t-elle, par après et en raison de ses échecs, découvrir la vanité de ses illusions, mais, au moment où elle agit selon ses mythes, ses illusions participent bien de sa propre réalité, organisent sa connaissance et les formes de son action. Cependant, cette réflexion sur l'imaginaire social commence, dans l'analyse marxienne, en deçà des interprétations historiques et au niveau des pratiques productives : dès ce niveau verra-t-on de la production et les régulations qui en assurent le fonctionnement intègrent nécessairement des formes d'imagination collective et ne sont réalisables que par le soutien d'un imaginaire déterminé." (p.100)
"L'échange suppose, en tant que pratique effective, une certaine organisation des représentations ; il suppose que la marchandise, cessant d'apparaître comme une valeur immédiatement qualitative et comme une valeur d'usage, fasse l'objet d'une nouvelle perception et devienne, pour le producteur et pour l'échangiste, l'image ou l'expression de ce qu'elle n'est pas. Il faut que la marchandise perde sa réalité première et n'apparaisse plus à son propriétaire que comme un support de valeur prêt à être échangé contre n'importe quelle autre marchandise. La succession indéfinie des échanges suppose la création d'un système mental déterminé, dont la fonction sera de suspendre la perception immédiate et de lui substituer un réseau d'images transformant le produit en marchandise échangeable. L'imaginaire substitue à l'apparence qualitative du produit un champ indéfini de comparaisons entre les produits, il transforme le produit du travail en objet d'échange et rend possible la transformation du travail en marchandise. C'est ce système de représentations, système social et aucunement naturel, qui permet au producteur de se représenter sa production en fonction de l'échange, de l'organiser en vue du marché et ainsi de subordonner son travail à l'attente des acheteur." (p.101)
"L'imaginaire social n'est pas exactement un « reflet » de la pratique des échanges : Marx ne décompose pas cette description en deux moments qui désigneraient successivement la pratique de l'échange et sa représentation dans l'esprit des échangistes. C'est dans sa description de la pratique de l'échange qu'il note cette organisation de l'imaginaire et c'est dans la pratique effective qu'il en montre la nécessité. L'imaginaire ne reflète pas une pratique, mais au contraire participe à cette pratique comme une part constituante de celle-ci. Plus exactement, et puisque l'on ne saurait dissocier une pratique de l'ensemble représentatif qui la rend possible, l'action de l'échange s'organise dans un système social ordonné et selon un système imaginaire, système lui-même organisé et par lequel l'action peut viser des objets investis d'une signification valable pour tous les participants du système. A ce titre peut-on considérer l'imaginaire social comme l'un des éléments des forces productives, contrairement à cette représentation étroite qui limiterait celles-ci aux seuls moyens matériels. L'organisation du système monétaire doit être comptée comme un élément essentiel du développement des forces productives et l'imaginaire qui lui correspond doit donc être considéré comme une part indissociable de ces forces." (p.102)
"Ces remarques, qui manifestent la nécessité d'un certain type d'organisation de l'imaginaire dans la pratique capitaliste, justifient l'emploi, par Marx, de l'expression « esprit du capitalisme », puisqu'en effet tout un système intellectuel particulier accompagne l'activité pratique au sein du capitalisme. Elles suggèrent aussi que les rapports entre la pratique économique et les systèmes religieux pourraient n'être pas seulement des rapports de cause à effet, puisque ces niveaux différenciés pourraient participer des mêmes structures mentales. C'est ce que semble proposer Marx lorsque, après avoir fait du monde religieux le simple reflet du monde réel, il ajoute, comme pour corriger cette formule, que le capitalisme a trouvé dans le christianisme, et plus particulièrement dans le protestantisme, son « complément religieux le plus convenable », comme s'il y avait bien, entre l'imaginaire capitaliste et l'imaginaire religieux, un rapport de convenance et une certaine homologie des structures.
Loin donc que l'analyse de la substructure économique rejette les formes de l'imaginaire dans le monde dérisoire de l'irréalité, elle invite à en repenser l'importance et à interroger les modalités de l'imaginaire selon les différentes classes sociales. Il faut s'attendre, en effet, à ce que des classes opposées, jouant des rôles distincts dans l'unité de la production, perçoivent différemment la réalité imaginent différemment leur avenir et, en particulier, constituent des images politiques profondément opposées." (p.104)
"Les paysans parcellaires ne sont pas seulement en situation marginale par rapport au capitalisme mais bien en dehors du système, dans la mesure où ils en restent à un modèle économique d'autosubsistance. On assistera donc à ce paradoxe que la décision politique reviendra provisoirement, au sein d'une société où l'affrontement réel se situe entre la bourgeoisie industrielle et le prolétariat, à une classe dont les aspirations relèvent d'un mode de production antérieur et dont l'imaginaire politique est en rapport de discordance avec la dynamique essentielle de la société.
La seconde imputation causale vérifie cette discontinuité et l'impossibilité de rapporter tous les éléments d'une formation sociale à son actualité. Marx souligne, en effet, que le choix des paysans doit aussi être expliqué par l'organisation imaginaire de leur passé et par le contenu de leur mémoire collective. C'est le souvenir qu'ils conservent des gloires de l'Empire qui leur fait croire" qu'un homme portant le nom prestigieux de Napoléon leur rendrait leur puissance disparue. Là encore ce n'est pas l'expérience actuelle des paysans et encore moins les contradictions réelles du capitalisme qu'il faut considérer pour comprendre l'attitude paysanne, mais bien l'imagerie du paysan, imagerie qui trouve son contenu dans une autre époque dont, cependant, les rapports et les nécessités ne sont pas en accord avec le présent social." (p.106)
"S'interroger sur une classe sociale, ce n'est pas seulement en rappeler l'insertion particulière dans le régime de production et les rapports avec l'appropriation réelle, mais aussi décrire et comprendre les contenus déterminés de son imaginaire. Et cette description sera d'autant plus nécessaire que ce contenu de l'imaginaire peut se trouver en discordance relative avec la réalité économique de la classe : on ne pourra, incessamment, rapporter les changements de l'imagination petite bourgeoise, par exemple, aux seules oscillations de la conjoncture économique. Des retards se produiront, des discontinuités ou même des contradictions qu'il faudra ressaisir par une méthode particulière, différenciée de l'analyse du mode de production." (p.107)
" [Les bourgeois républicains] attendaient du suffrage universel le pouvoir miraculeux de faire advenir la raison et de dissiper tous les conflits sociaux : de l'urne électorale, ils attendaient que se manifeste magiquement la sagesse divine du peuple français. Or la réalisation, dans la pratique, de ce rêve collectif, eut précisément pour effet de faire émerger la réalité, de dévoiler le peuple réel dans ses divisions et de porter au grand jour la réalité de la lutte des classes. C'est en effet par le moyen du suffrage universel que purent se manifester les subdivisions effectives du peuple français qui restaient voilées, sous la monarchie, par le système censitaire. On voit ici la réalité sociale se dégager de l'illusion grâce aux illusions, non que la réalité succède à l'imaginaire par une progression rationnelle de l'erreur à la vérité, mais par un chassé-croisé imprévu où une pratique magique a précisément pour résultat de dissiper les croyances miraculeuses. Dès lors, ne pourra-t-on s'en tenir à un schéma linéaire, qui opposerait l'imaginaire et le réel comme deux termes distincts et faudra-t-il retrouver, dans le jeu brouillé de la politique, ces passages complexes où l'imaginaire peut donner lieu à des comportements politiques réels, où le mythe peut servir de médiation vers la réalité, où « l'idée », en se faisant effective, prépare l'avènement de la vérité. Ces dialectiques seront intelligibles à condition que l'on reconnaisse à l'imaginaire un mode social d'existence et que, loin de le rejeter comme une part inessentielle de la pratique sociale, on y reconnaisse une certaine forme de la pratique collective." (p.109)
"Marx souligne alors la singularité de ce retour au passé qui n'a cessé de se reproduire dans les phases révolutionnaires. Il remarque tout d'abord que ce retour au passé correspond à une sorte de pesanteur des traditions et à une prolongation du passé dans le présent (1), mais il ajoute aussitôt, comme pour préciser cette indication, que les révolutionnaires n'étaient pas les esclaves d'une illusion mais bien les créateurs de leur mythologie. Alors qu'ils sont occupés à transformer leur présent, les révolutionnaires « évoquent » les esprits défunts, « leur empruntent » (2) leur langage et leur costume, recréent un univers fantastique. L'accent ne se trouve plus mis ici sur le donné que serait la présence d'un passé, mais sur cet agir particulier qu'est la création de l'imaginaire dans une phase d'exaltation révolutionnaire. Sans doute est-ce bien un passé qui se prolonge, mais précisément tout cet univers fantastique disparaît lorsque s'efface l'ardeur révolutionnaire. Il ne s'agit donc pas d'un fait de mémoire collective qui véhiculerait un même contenu à travers les âges, mais au contraire d'un phénomène de création qui revêt ici le caractère de l'identification et de la répétition.
Il faut donc référer la spontanéité de cette création aux besoins réels des acteurs plongés dans le drame de la Révolution. On ne saurait tenir ces fantasmes pour un simple reflet d'une réalité, ou pour une émanation des conditions matérielles, puisque précisément rien du présent économique ne sert de support à une telle fantasmagorie. C'est bien dans l'angoisse des hommes, dans leur peur en face d'un avenir qu'ils ne discernent pas encore, qu'il faudra chercher les raisons de ces invocations et de ces résurrections. Marx n'insiste pas sur cette indication, mais il en indique le bien-fondé quand il souligne que cette création doit être éclairée par les besoins profonds des révolutionnaires qui ne pouvaient accomplir leur œuvre sans de semblables élaborations imaginaires." (p.112)
"La révolution n'est donc pas seulement accompagnée d'un imaginaire particulier, mais bien créatrice de significations imaginaires qui participent des sens que les révolutionnaires donnent à leur propre action. Et dès lors ne s'agit-il plus seulement, pour préparer la révolution future, d'opposer à l'illusion la rigueur de la science, mais aussi de prévoir que cette révolution sociale sera, elle aussi, créatrice d'une « poésie » (1). Et Marx n'écrit pas que la révolution prolétarienne devrait se réaliser sans rêve et sans imaginaire, il dit seulement qu'elle devrait liquider radicalement les superstitions attachées au passé pour ne tirer son imaginaire que de son propre avenir. Le privilège révolutionnaire décisif du prolétariat serait, non de détruire l'imaginaire collectif, mais de créer un imaginaire qui soit en accord avec une analyse scientifique, de se donner une poésie qui convienne à sa libération et en exalte la signification." (p.113)
"Ces remarques partielles [...] soulignent l'insuffisance d'une interprétation positiviste de la méthode effectivement employée par Marx dans ses recherches économiques et historiques." (p.113)
"Le rêve politique peut remplir une fonction d'occultation et relever ainsi de la critique générale qui met en évidence le caractère négatif des idéologies ; et dans cette mesure l'imaginaire est assimilé, selon la critique traditionnelle, au trompeur et à l'illusoire. Mais ce jeu de représentations qui accompagne nécessairement la pratique économique et dont l'utilisation de la monnaie fournit un exemple privilégié ne relève aucunement d'une semblable critique : dans cet exemple, l'imaginaire social n'est pas un voile jeté sur une pratique réelle mais, au contraire, une modalité une forme de cette pratique, de l'acte d'échange. L'imaginaire social remplit ici un rôle régulateur ou fonctionnel : non seulement il permet à l'échangiste d'adapter son action aux lois du marché et des échanges, mais il lui permet de devancer les conditions empiriques
et d'introduire dans son présent les exigences de l'avenir. Et c'est une nouvelle fonction dynamique que manifeste l'imaginaire de la révolution, fonction que Marx qualifie de poétique puisqu'en effet l'imaginaire, et même en ce qu'il peut comporter d'illusion, en magnifiant les tâches permet de les accomplir, exalte les passions et les enthousiasmes et permet ainsi aux hommes de transformer leurs conditions." (p.114)
"On sait qu'un projet politique peut se provisoirement au-delà de son temps et qu'inversement un rêve politique peut persister alors qu'il est en contradiction avec le présent social ; ces phénomènes ne sont intelligibles que si l'on consent à rompre les déterminations immédiates et si l'on reconnaît que l'imaginaire d'une classe, et donc la forme de sa pratique, peut échapper à l'actuel pour se projeter dans un futur ou se réfugier dans un passé rassurant." (p.115)
-Pierre Ansart, "Marx et la théorie de l'imaginaire social", Cahiers Internationaux de Sociologie, NOUVELLE SÉRIE, Vol. 45 (Juillet-décembre 1968), pp. 99-116.