"Après des décennies d’éclipse philosophique outre-Atlantique et outre-Manche, après avoir été durant le XXe siècle un repoussoir absolu pour les hérauts de la philosophie analytique naissante (Moore, Russell) et de l’empirisme logique, la pensée hégélienne bénéficie d’un retour en grâce assez inattendu depuis une trentaine d’années. Deux axes philosophiques -dont nous verrons au terme de cette étude qu’ils sont moins indépendants qu’il n’y paraît– constituent le terrain privilégié d’une telle réhabilitation : 1) l’axe socio-politique, la philosophie pratique hégélienne, une fois délestée de ses prémisses métaphysiques, étant mobilisée essentiellement en vue de critiquer l’ontologie sociale atomistique sous-jacente aux théories normatives du libéralisme politique, sans pour autant renoncer aux intuitions libérales fondamentales de la modernité (que Hegel lui-même avait intégrées dans sa pensée politique parvenue à maturité2), rendant possible une synthèse ambitieuse du libéralisme et du communautarisme ; 2) l’axe épistémologique, de manière plus surprenante, a fait l’objet d’un réinvestissement notable ces dernières années, à la faveur d’une reprise à nouveaux frais de ce que Wilfrid Sellars, au §1 d’Empirisme et philosophie de l’esprit, nomme la « critique générale du cadre intégral du donné » et des différents récits de justification que Sellars subsume sous le label désormais familier de « mythe du donné »." (p.543)
"Hegel serait donc, du point de vue de Sellars, un allié de premier ordre dans l’entreprise de démystification du « donné », mais un allié imparfait, ambivalent, lui-même contaminé par une forme (laquelle ? Sellars ne le dit pas) de la mystification qu’il contribue par ailleurs à dénoncer. Ce qui étonne de prime abord, c’est qu’un tel quasi-hapax (Sellars convoque fort peu Hegel dans le reste de son article, quasiment jamais dans le reste de son œuvre), dont le contenu s’avère pour le moins nuancé (Hegel serait à la fois un critique et une victime du « mythe du donné »), ait donné naissance à un genre philosophique à part entière, consistant à interpréter Hegel dans la perspective d’une critique revisitée du cadre du donné, genre dont les œuvres de John McDowell et Robert Brandom constituent des manifestations emblématiques [...]
La dernière mention de l’auteur de la Phénoménologie de l’esprit achève de rendre perplexe le lecteur en quête de références sellarsiennes à l’œuvre de Hegel : au §39, s’agissant du problème du fondement de la connaissance empirique (qui constitue la toile de fond de l’analyse du mythe du donné), Sellars évoque le faux dilemme nous incitant à « devoir choisir entre l’image d’un éléphant reposant sur une tortue (qui donc supporte la tortue ?) et celle d’un grand serpent hégélien se mordant la queue (où donc commence-t-il ?). Aucune n’est acceptable. La connaissance empirique, de même que son extension sophistiquée, la science, est en effet rationnelle non pas du fait qu’elle possèderait un fondement, mais parce qu’elle est une entreprise auto-correctrice susceptible de mettre en péril n’importe quelle affirmation, quoique pas toutes à la fois. »
La circularité serpentine du système hégélien, qui vise à s’émanciper de la problématique linéaire du fondement (au profit de ce qui ressemble ici à un cohérentisme absolu), se trouve ainsi refusée comme alternative pertinente au fondationnalisme strict (dont Empirisme et philosophie de l’esprit se veut la critique radicale), sans pour autant que les motifs d’un tel refus soient clairement énoncés. À bien y regarder, la figure de Hegel n’apparaît dans Empirisme et philosophie de l’esprit que de manière énigmatique et indirecte : à s’en tenir à la lecture de l’article de Sellars, on ne saurait dire exactement en quoi Hegel serait un « grand adversaire de l’immédiateté », on ne sait pas non plus dans quelle mesure il ne se serait point « entièrement affranchi » du « cadre du donné », pas plus que l’on ne parvient à déterminer avec certitude si le label « méditations hégéliennes » est vraiment assumé par Sellars, ni pourquoi le « serpent hégélien » aurait tort de se mordre la queue. Le réinvestissement contemporain de la pensée de Hegel par l’entremise de Sellars s’avère donc inversement proportionnel à la fréquence et à la netteté de sa présence dans l’œuvre de Sellars. Il convient par conséquent d’être prudent à ce sujet et d’éviter de céder à des formulations trop tranchées, comme celle proposée par John McDowell : « Bien qu’il ne se réfère pas à des textes spécifiques, il est clair que Sellars tient sa campagne contre le mythe du donné pour une campagne hégélienne par son esprit ». Il n’est pas du tout sûr que la démarche de Sellars puisse si aisément être identifiée comme hégélienne, pas plus qu’il n’est assuré que l’œuvre de Hegel soit susceptible d’être lue de manière pertinente avec des lunettes sellarsiennes.
Je me proposerai dans cet article de déterminer dans quelle mesure un portrait de Hegel en « grand adversaire de l’immédiateté » permet de prolonger certaines analyses sellarsiennes du mythe du donné. Mon objectif sera modeste : il s’agit de remplir les « blancs » du discours sellarsien sur Hegel, moyennant une étude sélective d’interprétations marquantes de cet auteur inspirées par les suggestions allusives d’Empirisme et philosophie de l’esprit, en vue de déterminer si l’œuvre de celui-ci peut s’intégrer, moyennant quelques ajustements non négligeables, dans une perspective néo-sellarsienne de critique du « cadre du donné ». Ce sera l’occasion de projeter une lumière indirecte sur la démarche de ces exégètes, mais aussi de dégager un plan herméneutique pertinent en vue de déterminer –selon le célèbre mot de Croce, repris par Robert Brandom – « ce qui est vivant et ce qui est mort de l’œuvre de Hegel ».
J’ai choisi pour mon propos d’analyser les manières dont Richard Rorty puis Robert Brandom, tous deux post-sellarsiens proclamés, ont tenté de donner une consistance philosophique à cette esquisse de portrait de Hegel par Sellars." (pp.534-536)
"Le point de départ de l’investissement de la pensée hégélienne par Rorty est que l’apport deweyen au pragmatisme s’avère amoindri par certaines rémanences métaphysiques anachroniques dans son œuvre, notamment dans Experience and Nature. Dewey se serait fourvoyé en tentant la synthèse impossible de Hegel et de Locke : « Dewey voulait être aussi naturaliste que Locke et aussi historiciste que Hegel » (CP, 184), cependant « l’on ne peut, en même temps, servir Locke et Hegel. Nul ne peut prétendre offrir une interprétation ‘empirique’ de ‘l’intégrité inclusive de l’expérience’, ni choisir cette ‘unité intégrée comme point de départ de la pensée philosophique’, tout en admettant avec Hegel que le point de départ de la pensée philosophique ne peut être que la situation dialectique dans laquelle on se trouve soi-même pris dans sa propre époque historique – les problèmes des hommes de notre temps » (CP, 181-182).
Cette synthèse chimérique de l’idéalisme historiciste et de l’empirisme naturaliste prendrait parfois la forme quelque peu aberrante d’une « métaphysique naturaliste » ou d’une « métaphysique de l’expérience » flirtant allègrement avec le panpsychisme (DHD, 55). Même si le projet deweyen bien compris consiste en réalité bien davantage, selon Rorty, dans une démarche « thérapeutique » (CP, 176) de dissolution des faux problèmes concernant la conceptualisation de l’expérience, il n’en demeure pas moins qu’une telle démarche demeure grevée d’entorses dommageables au pragmatisme. En découle une tentation typiquement métaphysique de caractériser l’expérience telle qu’elle est « en elle-même », de s’affranchir de manière inconséquente de toute contextualisation culturelle et historique d’une telle caractérisation, donc de tout souci de garder à l’esprit le caractère historiquement contingent du méta-vocabulaire qui sous-tend son analyse. Autrement dit, « Dewey confond deux manières de se révolter contre les dualismes philosophiques » (CP, 183), l’une qui l’incline à la déconstruction historiciste de ces dualismes, l’autre qui l’oriente vers une métaphysique non dualiste de la nature." (p.539)
"En scindant la figure hégélienne en deux parties inconciliables, l’une idéaliste, l’autre historiciste, non seulement il choisit de se priver de ce qui constitue pourtant le cœur de la pensée hégélienne, n’en gardant que la périphérie, mais on est en droit de se demander si celle-ci, une fois privée de son centre, comporte encore la moindre spécificité propre à l’œuvre de Hegel. Réduite à un mobilisme historiciste des conceptions du monde, le hégélianisme devient peu à peu indiscernable d’autres historicismes concurrents. Le hégélianisme rortyen est un hégélianisme à visage kuhnien, la narration virtuose de l’enchaînement des grands paradigmes de la rationalité moderne, dont on peut légitimement se demander si elle ne devrait pas se passer de toute référence à Hegel lui-même." (p.542)
"Nominalisme sellarsien." (p.542)
"L’objectif de Brandom est de proposer une théorie pragmatiste des normes conceptuelles au moyen de l’examen de nos pratiques langagières elles-mêmes conçues comme des pratiques sociales, en dérivant la perspective représentationaliste ou intentionnelle de procédures inférentialistes d’échanges de raisons entre interlocuteurs. Ce faisant, Brandom entend redéfinir à nouveaux frais l’autonomie rationnelle qui caractérise en propre les êtres humains, ce qui suppose de déterminer comment s’effectue la démarcation entre le conceptuel et le non-conceptuel (AR, 10-11) et localiser la rationalité pragmatique à l’œuvre dans les différents jeux de langage d’une communauté humaine : celle-ci se trouve « en plein centre » (downtown) de l’agglomération langagière et permet d’en opérer l’unification théorique, par-delà la dissémination apparente des jeux de langage (AR, 22). Ainsi peut s’édifier une « métaphysique modeste », sémantique et reconstructive, domestiquant le « pluralisme discursif » exhibé par Wittgenstein [...]
La perspective de Brandom s’oppose à trois types d’approches face auxquelles il entend trouver en Hegel un précieux allié : l’empirisme (qui fait dériver le contenu conceptuel des impressions sensibles), le naturalisme réductionniste (qui entend dériver le conceptuel du non-conceptuel) et le représentationalisme (qui fait de la référence à un donné la relation privilégiée pour déterminer le sens et l’usage d’un concept). Il s’agit donc, comme chez Rorty, d’effectuer une critique interne des grands engagements théoriques qui constituent le cœur de la philosophie analytique, ce qui suppose de remettre en cause l’anti-idéalisme de ses pères fondateurs. Brandom rattache son projet à une tradition qu’il fait remonter à l’âge classique, voyant en Leibniz et Spinoza les précurseurs d’une conception inférentialiste de la rationalité. Il reviendrait à Kant d’avoir fait passer un cap décisif à cette tradition embryonnaire, en considérant les concepts non comme des entités atomistiques calquées sur le monde sensible, mais comme des règles trouvant leur sens déterminé dans la pratique du jugement. Ainsi se trouve affirmé le primat de la nécessité des inférences sur l’évidence des intuitions sensibles ou intellectuelles, ce qui permet de rendre manifeste la dimension normative des concepts, dont le rôle descriptif demeure subordonné à la correction de leurs usages. Toutefois, Kant ne parviendrait pas encore à rendre compte de manière satisfaisante de l’articulation entre détermination et application de concepts, dissociant les deux moments au lieu de les intégrer dans un même processus pragmatique. En outre, il s’avérerait incapable de rendre compte du développement conceptuel, de la manière dont notre pratique conceptuelle est à la fois tributaire d’une tradition d’applications des concepts et susceptible de la faire évoluer au gré de leurs usages nouveaux. C’est ici que Hegel intervient : l’idéalisme hégélien permettrait de dépasser ces insuffisances kantiennes et de proposer une conception à la fois sociale et inférentialiste de la rationalité humaine, conformément au slogan « toute constitution transcendantale est une institution sociale » – à condition de le réactualiser conformément aux acquis de la philosophie du langage contemporaine.
L’originalité profonde de Brandom par rapport à Rorty est que selon lui, l’héritage post-sellarsien de Hegel ne se fait point malgré son idéalisme (ou abstraction faite de lui), mais par son biais : ce n’est pas d’abord l’historicisme hégélien qui intéresse Brandom, mais bien la manière dont il a redéfini la rationalité en adoptant des engagements idéalistes extrêmement forts. [...] Sa stratégie critique consiste à assumer autant que possible certaines thèses hégéliennes, tout en montrant qu’elles peuvent être raccordées à des prémisses plus plausibles et plus fécondes que celles que propose Hegel lui-même. Le pari de Brandom est qu’il est possible d’isoler certains engagements philosophiques essentiels du hégélianisme en les intégrant à une autre démarche philosophique (la sienne), moyennant une réassignation de leur statut au sein d’un nouvel édifice conceptuel, tout en conservant leur fécondité théorique (voire en la maximisant). Avant d’évaluer la portée d’une telle approche, résumons quels sont les points essentiels que Brandom entend reprendre à Hegel.
1) Il est possible de s’inspirer de la conception hégélienne de l’idéalisme comme d’un processus de développement dialectique d’un Soi ou d’un Sujet en reformulant sa conception de la négativité en termes inférentialistes : nos concepts se déterminent de manière inférentielle par des relations d’incompatibilité et de conséquence matérielles, en amont de toute logicisation formelle de ces concepts. Maîtriser un concept, c’est pouvoir l’insérer dans un ensemble d’engagements et d’autorisations théoriques et pratiques qui en circonscrivent l’usage, donc le sens. Il y a un dynamisme pragmatique de la détermination conceptuelle que la notion hégélienne d’idéalisme permettrait, contre toute attente, d’approcher de manière satisfaisante. Toutefois, cette thèse hégélienne doit être rapportée à des prémisses pragmatistes et non métaphysiques : la processualité que Hegel nomme subjectivité caractérise les pratiques sociales d’échanges de raisons entre les individus, non un super-sujet se déployant au-delà des individus. On assiste donc à une forme de laïcisation de l’idéalisme dialectique de Hegel, ramené de l’esprit absolu aux interactions entre esprits finis.
2) Ce dynamisme conceptuel suppose une conception holiste des concepts, c’est-à-dire l’insistance sur l’interdépendance du sens des différents concepts que nous utilisons : comme le soulignait Sellars, maîtriser un concept suppose de maîtriser plusieurs autres concepts. Là encore, Brandom rapporte cette thèse centrale de Hegel à d’autres prémisses que les siennes. D’une part, le holisme caractérise une sense-dependence, non une reference-dependence : il s’agit donc d’un holisme sémantique et non d’un holisme ontologique (Brandom suit ici l’inspiration décisive de la lecture non-métaphysique de la Science de la logique par Klaus Hartmannet recoupe ce faisant une inspiration commune à Quine et Davidson).
D’autre part, si le holisme sémantique ne s’appuie pas sur un holisme ontologique, il n’y a aucune raison de donner à un tel holisme la forme absolue d’un « holisme fortement individuant » (tout concept dépendrait en son sens déterminé de tous les autres) : plus modestement, on estimera que le sens d’un concept dépend toujours d’un « paquet » de concepts qui lui sont apparentés (AR, 23). Le holisme hégélien subit donc une double déflation, dans sa compréhension (sémantique et non ontologique) et dans son extension (partiel et non total) : pour Brandom, c’est le prix à payer pour échapper à l’aporie classique d’un holisme intégral (déjà pointée par Russell ou James à l’encontre de Bradley) où chaque terme dépendant de tous les autres et réciproquement, il n’y aurait plus aucun terme consistant pour soutenir les relations, tous les termes s’évaporant dans un pan relativisme vide de contenu. Il faut donc supposer que les relations inférentielles aux autres concepts ne suffisent point à déterminer un concept, mais que d’autres ingrédients interviennent : l’interaction sociale et l’incorporation des apports de l’expérience sensible.
La détermination inférentialiste et holistique des concepts s’opère au sein de ce que Hegel nomme l’expérience (dans l’introduction à la Phénoménologie de l’esprit), vaste processus de correction d’engagements inférentiels matériellement incompatibles soit avec d’autres engagements auxquels souscrit un même individu, soit avec les engagements d’autres individus. La mise à l’épreuve d’une telle incompatibilité se fait au moyen de processus de reconnaissance (qui constituent l’équivalent hégélien du scorekeeping [marquage au score] brandomien) : nos engagements inférentiels n’acquièrent une portée normative que par la mise à l’épreuve intersubjective de la correction de leur application. Ces engagements normatifs font l’objet d’une négociation et d’une administration par les autres individus qui permet la mise en évidence d’éventuelles contradictions, donc l’altération de certains d’entre eux : le concept hégélien d’expérience se trouve ainsi délesté des prémisses métaphysiques de l’idée absolue pour prendre la forme d’un ensemble de pratiques sociales de négociation d’engagements inférentiels rivaux s’insérant eux-mêmes dans une tradition d’engagements inférentiels passés (lesquels font jurisprudence pour les individus qui appliquent les concepts hérités de la tradition en les interprétant dans une processus de recollection rétrospective)." (pp.544-548)
"On peut toutefois se demander si cette alternative entre un holisme faible et un holisme fort est pertinente pour interpréter le holisme hégélien, dans la mesure où le contexte de détermination d’un concept n’y est pas fixé une fois pour toutes mais évolue dialectiquement au cours du processus de détermination de celui-ci, notamment dans l’enchaînement des figures de la conscience présenté dans la Phénoménologie de l’esprit." (note 45 p.548)
"4) Ce processus conflictuel de reconnaissance entraîne une nécessaire révisabilité des concepts empiriques : notre usage des concepts se frotte à la fois aux autres concepts auxquels ils sont liés (dépendance sémantique), à la tradition des usages antérieurs et à d’autres usages rivaux de ces concepts, sans parler de la mise à l’épreuve de ces concepts dans l’expérience sensible (même si l’expérience sensible n’est jamais en soi un tribunal suffisant de nos concepts : il faut se placer dans « l’espace des raisons » pour qu’un éventuel démenti empirique fasse office de justification ou d’invalidation d’un usage conceptuel, donc d’un contenu conceptuel). En lieu et place d’un simple faillibilisme épistémologique (nos concepts correspondraient ou non à l’expérience sensible, il y aurait donc une possibilité d’inadéquation et de révision), Brandom interprète la dialectique hégélienne comme l’expression d’un profond pessimisme sémantique (non pas la possibilité de l’inadéquation, mais la nécessité de l’erreur comme moment du vrai, lui-même conçu comme processus perpétuel de correction et dépassement des erreurs) : toute modification d’un engagement inférentiel contraint à modifier le contenu d’un concept, donc de plusieurs concepts, donc de plusieurs engagements inférentiels. Tout processus conflictuel de négociation ou toute découverte empirique suscitant l’incorporation de nouvelles déterminations dans un concept est par conséquent susceptible de déstabiliser, de loin en loin, l’ensemble de l’édifice conceptuel.
Brandom parvient ainsi à donner une formulation plausible de la dialectique hégélienne des concepts empiriques en la désolidarisant des prémisses de l’idéalisme absolu : le modèle sellarsien de la science comme entreprise auto-correctrice se trouve identifié à la dialectique de l’expérience présentée dans la Phénoménologie de l’esprit, dissipant l’objection de circularité « serpentine » adressé par Sellars à Hegel. Reste à savoir ce qu’il en est du niveau suprême de la conceptualité, occupé par les concepts logiques, lesquels ont pour fonction d’exprimer à un niveau de réflexivité supérieure les processus à l’œuvre dans la détermination et la transformation des concepts empiriques.
5) C’est ici que Brandom se sépare le plus résolument de Hegel : selon lui, il y a non seulement une « inexhaustibilité conceptuelle de l’empirique » (impossibilité d’incorporer de manière stable et définitive les apports de l’expérience sensible dans nos concepts empiriques), mais aussi une « inexhaustibilité logique » des méta-concepts (logiques) dont le contenu constitue l’explicitation des procédures de formation des concepts empiriques : ces concepts d’ordre supérieur, comme celui de conditionnel, sont eux-mêmes sujets à des découvertes, des raffinements et des modifications constantes (comme le prouve l’évolution de la logique au XXe siècle), ce pourquoi il peut sembler illusoire de prétendre les enfermer dans un système clos et définitif comme celui de la Science de la logique. Par ailleurs, si les concepts empiriques se déterminent eux-mêmes selon un processus historique de transformation sociale de nos engagements inférentiels, il est clair qu’une telle transformation influe inévitablement sur les méta-concepts chargés d’en rendre compte, lesquels ne sauraient anticiper sur l’ensemble des changements possibles affectant les « concepts de premier niveau (ground-level concepts) ». C’est ici que Brandom est au plus près de l’idée rortyenne d’une « temporalisation de la raison » : la logique est un outil expressif en constante évolution, ne bénéficiant d’aucune immunité de jure à l’égard des transformations contingentes des pratiques sociales de conceptualisation, non le royaume éternel des idéalités anhistoriques dont la dialectique temporelle des concepts empiriques ne serait au mieux que « l’image mobile ». Mieux vaut donc, selon l’auteur de Rendre explicite, recourir à un « méta-vocabulaire pragmatique », rendant compte de nos pratiques conceptuelles effectives, plutôt qu’à un méta-vocabulaire logique purement a priori, à ce titre incapable d’embrasser par avance l’ensemble de leurs transformations possibles. Le méta-vocabulaire pragmatique s’avère à la fois plus souple et plus englobant que le méta-vocabulaire spéculatif, car il opère à la source de toute assertion, de tout acte de langage, là où s’élabore le sens dans l’espace social « de l’offre et de la demande de raisons ».
Il serait ainsi possible, à la lumière de cette reformulation critique de l’idéalisme hégélien, de dissocier « ce qui est vivant » de « ce qui est mort » dans l’œuvre de Hegel : ce qui est vivant, c’est la compréhension des concepts comme se déterminant au cours de processus sémantiquement holistiques et pragmatiquement sociaux d’engagements inférentiels conflictuels et évolutifs soumis à des contraintes à la fois synchroniques (incompatibilités matérielles) et diachroniques (contrainte de la tradition des usages passés). Ce qui est mort, c’est l’élaboration d’une logique purement spéculative et figée pour en rendre compte : si Brandom est d’accord avec Hegel pour assigner à la logique, au-delà de son simple aspect formel, le statut d’une « conscience de soi sémantique » exprimant les procédures fondamentales de formation du sens de nos concepts empiriques, il estime qu’une telle logique doit épouser les contours non métaphysiques d’une praxéologie sémantique des interactions sociales au sein d’une tradition historique d’échanges de raisons. Ce faisant, il rend poreuse la frontière séparant la précarité sémantique de l’entendement (concepts empiriques) et la sécurité sémantique de la raison (méta-concepts logiques) : tel le bateau de Neurath (TMD, 116), l’édifice pragmato-logique s’édifie et se modifie à même la trame des usages langagiers. Brandom réaliserait ainsi, mieux que Hegel, le vœu d’immanence du savoir absolu (le méta-savoir des conditions conceptuelles de tout savoir) aux pratiques sociales d’une collectivité humaine. Il parviendrait en outre à dépasser le dualisme abstrait qui présidait à l’herméneutique rortyenne, entre un historicisme relativiste et une métaphysique sclérosée de l’esprit absolu. Le grand défi brandomien est de penser l’émergence d’une objectivité du méta-savoir pragmatiste à même la contextualité historique des pratiques sociales. [...]
Pour autant, l’usage que Brandom fait de Hegel n’est pas sans poser d’importants problèmes que j’évoquerai pour finir. L’auteur de Rendre explicite ne cesse de répéter, dans le sillage de Sellars, que le sens de nos concepts se détermine dans le cadre de « pratiques sociales », rejoignant sur ce point l’interprétation déflationniste de Hegel par Terry Pinkard, qui parle à son sujet d’une « socialité de la raison » (ce qui implique que toute conception rationnelle de la société et du réel en général, ce que Hegel nomme « l’idée », soit elle-même une conception sociale de ce qui vaut pour l’inconditionné ou l’absolu dans une société donnée). On peut néanmoins s’étonner qu’une telle prédominance constamment affirmée du thème de la socialité ne débouche que sur une conception fort limitée de ses modalités concrètes : en lieu et place de ce qui chez Hegel se présente comme une ambitieuse théorie de l’objectivité de l’esprit socialisé (institutions familiales, juridiques, économiques, politiques, religieuses) faisant office de cadre de référence en vue de rendre compte de la structure institutionnelle des interactions entre individus, Brandom se contente de proposer une sorte de « robinsonnade » intersubjective, dans laquelle deux individus évaluent leurs engagements respectifs tout en subissant la contrainte en elle-même fort indéterminée de la tradition. On ne comprend dès lors pas comment se forment de tels engagements normatifs, ni comment se configure l’horizon normatif concret sur fond duquel se dessinent les attentes des individus en train de négocier et d’administrer leurs engagements : là où Hegel rendait compte des transformations socio-historiques des configurations (Gestaltungen) dans lesquelles les échanges de raisons acquièrent leur autorité normative, Brandom s’en tient à une forme de « positivisme inférentialiste » présupposant comme données de telles conditions sociales de la justification rationnelle. Par contraste avec le souci hégélien des médiations concrètes (le droit, la famille, le travail, la culture théorique et pratique, les échanges, les corporations...) et de la singularité des contextes historiques de justification, le face-à-face brandomien des individus comptant les points de leurs engagements inférentiels respectifs paraîtra singulièrement désincarné. La désinflation bienvenue de l’idéalisme hégélien s’agissant du statut du méta-savoir des pratiques langagières se paye d’une surenchère malvenue d’idéalisme en matière de compréhension des pratiques sociales ramenées à la seule institution, il est vrai centrale, du langage. [...]
Brandom ne se dote pas des médiations nécessaires pour penser une véritable objectivité –donc une authentique communauté– du sens des interactions entre les individus évaluant leurs engagements normatifs respectifs. Autrement dit, il en reste à une théorie de l’esprit subjectif (couplée de manière problématique à une forme linguistique de théorie de l’esprit absolu) sans être en mesure d’articuler celle-ci avec l’objectivité des structures de socialisation d’une collectivité humaine. Par contraste, Hegel avait parfaitement pris la mesure de ce problème en développant l’idée féconde d’ « institutions du sens » qui constituent autant de médiations concrètes aux pratiques conceptuelles des individus et leur permettent, par l’endossement de statuts ou de rôles sociaux déterminés et structuralement interdépendants, d’échapper à l’abstraction d’un simple « dialogisme » fondé sur le seul redoublement des prestations individuelles de sens. La normativité sociale – ce qu’avec Sellars on pourrait nommer « we-intentionality » – ne saurait émerger de l’imposition intersubjective de raisons à une situation naturelle de vide normatif, mais fait fond sur une « seconde nature » qui constitue à la fois la condition d’émergence des significations communes rendant possible les pratiques sociales d’échanges de raisons et une contrainte qui vient en infléchir (voire en empêcher) le cours. On peut d’ailleurs noter qu’une telle désocialisation subreptice des « pratiques sociales » a pour contrecoup, chez Brandom, un surinvestissement théorique de l’institution langagière (elle-même coupée de tout enjeu social concret) qui se manifeste sous la forme d’une sur-logicisation du langage ordinaire, donc d’une homogénéisation forcée de la disparité des jeux de langage (dont le jeu inférentiel d’échange des raisons constitue le « downtown »). L’exigence systématique du méta-savoir pragmato-inférentialiste entraîne fatalement la simplification théorique de l’objet dont ce méta-savoir se veut l’explicitation autoréflexive.
Il existe une solidarité très forte entre cette stylisation outrancière du social et le maintien –difficile à accorder avec un engagement pragmatiste– du modèle autoréflexif du méta-savoir des conditions de tout savoir : c’est précisément la sous-estimation de l’épaisseur de la vie sociale et historique qui autorise la préservation dommageable de cet idéal théorique hérité en droite ligne du postkantisme. Gardant l’idéal d’autoréflexivité sans le souci de la complexité institutionnelle du monde social, Brandom nous propose en réalité, en lieu et place d’un hégélianisme « new look », un néo-fichtéanisme d’après le Linguistic Turn, cantonné aux opérations langagières idéales et solitaires d’un sujet humain pas vraiment socialisé, qui n’éprouve l’altérité que sous la forme éthérée d’un alter ego « désencombré » en quête d’une reconnaissance sans véritable histoire.
C’est ici que le second axe, développé dans les pages qui précèdent, d’une réactualisation épistémologique de la pensée hégélienne gagnerait à se prolonger du côté du premier axe évoqué au début de cette étude : échapper pour de bon au « mythe du donné » – si tant est que cela soit possible – suppose de se doter d’une conception exigeante de la « socialité de la raison » permettant d’échapper à la tentation de faire des « pratiques sociales » un « donné » de plus, celui d’une intersubjectivité idéale coupée de la dialectique effective des transformations historiques des contextes de définition de « l’espace des raisons ». L’un des intérêts majeurs de l’œuvre de Sellars fut d’établir un lien fort entre connaissance empirique, usages conceptuels et pratiques sociales : faute de disposer d’une conception suffisamment robuste du social, les tentatives post-sellarsiennes de triompher du mythe du donné risquent fort de sombrer dans un historicisme sans épaisseur ou de colporter dans leur sillage une forme non questionnée de ce mythe, celle qui conduit à ramener l’objectivité sociale du sens – objectivité souvent opaque aux individus alors même qu’elle configure l’horizon normatif mouvant qui ouvre l’espace de leurs engagements rationnels – à la donation désincarnée d’une intersubjectivité langagière oublieuse, telle la colombe kantienne, de la résistance de l’air qui lui permet de voler. Coincés entre un historicisme abstrait et un « mythe du donné social », les héritiers de Sellars peinent décidément à charmer le grand serpent hégélien." (pp.549-554)
-Olivier Tinland, "Le serpent contre la tortue. Portraits post-sellarsiens de Hegel en « grand adversaire de l'immédiateté »", Les Études philosophiques, 2012/4 (n° 103), p. 533-554.