"Le Système [d'Hegel] ne considérait [la technique] que comme un savoir-faire divers et relativement marginal." (p.349)
"Dans sa r~alit6 actuelle, la technique - que nous n'entendons pas au
sens partiel comme technique de ceci ou de cela, mais au sens global
et englobant qui est celui d'Ellul - est universelle de deux points de
rue: constitutivement et en extension) Constitutivement, point de
technique moderne sans le support d'une rationalit6 scientifique, ellem~me universelle par vocation; point de d6veloppement sans fixation et
diffusion de modules, au sens industriel, avec tout ce que cela exige en
mati~re d'unification des mentalit~s, des projets et des vocabulaires:
'"I1 faut tout normaliser pour tout universaliser" disait un sp~cialiste, 2
pr~sentant comme une exigence ce qui parait 6tre plut6t une fatalit6
d~jg puissamment lanc6e. La normalisation du fusil ou du gadget n'est
pas la plus d~cisive. C'est au niveau du langage que s'op~re la r6volution radicale: l'informatisation du maximum de donn6es et d'op~ration,
l'adoption d'une '"philosophie" cybern6tique couvrant l'ensemble du
r~el materiel et social mettent en stock le monde comme un immense
glacis informationnel.
Cette universalit6 constitutive s'est d'abord affirm6e, d'apr~s Simondon, dans l'enseignement de l'Encyclop~die, "F6te de la F6d6ration des
techniques" qui ont d~couvert leur solidarit~ et constitu~ un champ
homog~ndis6 supposant une '"r6sonance interne". 3 Si cet enseignement
~tait, il y a d~jfi deux si~cles, "doublement universel": par le public
auquel il s'adressait, par l'information objective et dynamique qu'il
dispensait, que dire de la technicisation actuelle, relay~e par d'innombrables canaux o/1 l'audiovisuel ne joue pas le r61e le plus n~gligeable?
L'expansion de la technique repose, effectivement, g la fois sur une
extension de l'espace objectif des connaissances et sur une ouverture
ind~finie de 'Tespace public" pour stimuler les comportements adapt~s.
L'universalit~ en extension est, elle aussi, double: annexion de nouveaux secteurs au champ technicien; expansion g6ographique mondiale." (p.350)
"Loin de constater une n6cessit6
in61uctable, l'iddologie do.minante mobilise constamment ses troupes.
Apparemment, m6me un pays d6velopp6 comme la France ne l'est pas
encore assez. L'obsession du record revient sans cesse; la crainte d'6tre
"distanc6" devient lancinante, la c616bration du "d6veloppement" a bien les traits obsessionnels d'un culte, g cette diff6rence pros que ses
sursum corda manquent de la pompe d'antan, et que le coeur en est
absent.
Mumford montre de mani~re convaincante que la M6gamachine a
besoin d'une cons6cration surhumaine pour faire atteindre ~ sa puissance son intensit6 maximale. I1 y a cinq mille ans, g une 6chelle d6jfi
impressionnante, ce furent des royaut6s de droit divin qui firent se
mouvoir des dizaines de milliers d'6tres humains, r6duits ~ jouer le
r61e de "parties r6sistantes" - comme les rouages d'une machine, selon
la d6finition de Reuleaux - pour construire la Grande Muraille de
Chine et les pyramides. Aujourd'hui, le Pentagone de la Puissance
n'impressionne, semble-t41, pas assez par sa bureaucratie, son arm6e,
ses manufactures, ses silos remplis de bombes: il faut encore qu'il
parte ~ la conqu~te du ciel et du cosmos. Mieux: il faut que ces exploits
soient r6percut6s aux quatre coins du monde. Et ainsi nous voyons confluer dans la technique et ses symboles les plus impressionnants un
mythe ancestral: la Puissance, et un mythe nouveau: l'Avenir. La technique est c616br~e comme la Puissance qui vient ~ nous avec l'irr~-
sistibilit6 de l'avenir." (pp.351-352)
-Dominique Janicaud, "La technique et le langage", Man and World, 16, 1983, pp.349-364.