"Par « sceptiques », je désigne ici à la fois les philosophes de ce nom (comme Pyrrhon, Timon de Phlious ou Enésidème), bien distincts des représentants de la nouvelle Académie, et ceux des médecins anciens qui se sont ouvertement rattachés au scepticisme (Ménodote de Nicomédie est le plus connu). Pour ces derniers, on a l'habitude de les appeler « empiriques » plutôt que « sceptiques », non qu'ils aient défendu une doctrine empiriste -les empiriques grecs ne sont pas des empiristes- , mais en raison de l'importance primordiale qu'ils ont reconnue à l'expérience [...] Le courant philosophique et le courant médical se sont si bien mêlés au sein du mouvement sceptique qu'il est souvent difficile de déterminer si tel ou tel de ses représentants a été médecin ou philosophe." (p.371)
"La pensée sceptique, par l'intérêt qu'elle accorde, à travers les phénomènes, non point seulement à la perception, mais aux modifications de la sensibilité par différents facteurs et sous certaines conditions, était naturellement destinée à en arriver, tôt ou tard, à des considérations d'ordre médical. En sens inverse, le sectarisme croissant des écoles médicales (où l'on est allé, à une certaine époque, jusqu'à engager des rhéteurs affectés à la propagande ainsi qu'à la défense des thèses doctrinales contre les théories médicales adverses, lors de polémiques incessantes) ne pouvait qu'attirer plus d'un médecin vers l'antidogmatisme sceptique. Ce phénomène de convergence pourrait s'être manifesté assez vite, et d'abord, vraisemblablement, dans le camp philosophique. En tout cas, la rencontre était consommée à l'époque de Ptolémée de Cyrène, dont Diogene Laërce (IX, 115) nous dit qu'il fit renaître le scepticisme après une éclipse qui durait depuis la mort de Timon de Phlious, et dont par ailleurs Celse (VI, 7, 2 b) et Galien (De la composition des remèdes topiques, XII, 584, 5 Kühn) nous rapportent des prescriptions médicales. On retrouve la même association chez Sextus Empiricus, médecin comme l'indiquent son nom." (pp.371-372)
"En effet, Démocrite, comme le feront les sceptiques, part de l'incohérence des phénomènes [...] en faisant l'observation que le miel apparaît doux aux uns alors qu'il apparaît amer aux autres. Là se borne la ressemblance. Car cette observation commune initiale va donner lieu à deux raisonnements divergents. Celui de Démocrite le conduit, en un premier temps, à nier et que le miel soit doux et que le miel soit amer, et à tirer de là, en un second temps, une conception atomiste du réel. Or, d'un point de vue sceptique, c'est là se conduire deux fois de suite en dogmatique : d'abord en faisant sur le miel une assertion négative, ensuite en posant une opinion doctrinale sur la nature de la réalité. Les sceptiques, au contraire, en disant que le miel n'est ni doux ni amer, n'affirment pas comme une vérité qu'ils n'est réellement ni l'un ni l'autre : ils constatent seulement, devant l'incohérence des phénomènes, qu'ils ne sont pas en mesure de se prononcer sur la nature réelle (douce, amère ou autre) du miel, car rien ne leur permet d'affirmer que tel phénomène (soit, par exemple, la douceur) est plus conforme que tel autre (l'amertume) à la réalité du miel. Un phénomène en vaut un autre, et tout phénomène, en tant que tel, est incontestable. C'est dire qu'on n'a pas davantage le droit de nier (comme le fait Démocrite) sa conformité au réel que de l'affirmer. Le sens sceptique du « ni l'un ni l'autre » est donc un refus d'assertion, fondé sur l'absence de tout critère autorisant à poser comme vrai ou à rejeter comme faux que le miel soit doux ou bien qu'il soit amer.
Il ressort de ce qui précède que le « ni l'un ni l'autre » ne porte plus, comme chez Démocrite, sur les phénomènes eux-mêmes, mais exclusivement sur les assertions positives ou négatives qui sont faites à leur sujet, c'est-à-dire sur le discours qui porte sur les phénomènes. C'est là un point sur lequel il importe d'insister en raison des erreurs d'appréciation que sa méconnaissance a entraînées sur la pensée sceptique. Le champ d'application du « ni l'un ni l'autre » est, en effet, bien délimité par les sceptiques, et extrêmement précis : le « ni l'un ni l'autre » porte, de manière exclusive, sur des énoncés, et sur des énoncés dogmatiques. Comme le déclare explicitement Sextus Empiricus, dans un passage capital et trop souvent négligé de ses Hypotyposes pyrrhoniennes (I, 19), la mise en question sceptique n'a pas pour objet les phénomènes, mais ce qui est dit au sujet des phénomènes : ce n'est pas la même chose. Une telle mise au point aurait dû suffire à écarter une fois pour toutes un des préjugés les plus répandus sur le scepticisme, et d'après lequel cette philosophie instruirait à douter de ses propres sensations. En réalité le sceptique ne conteste nullement ce qu'il ressent (autrement dit, ses phénomènes, ce qui lui apparaît). Qu'il se trouve avoir chaud, froid, faim, soif, sommeil, etc., il ne songe pas un instant à nier le fait de ses impressions présentes, ni à les mettre en doute : s'il a froid, il ne refuse pas d'admettre qu'il a une sensation de froid ; tout ce qu'il refuse, c'est de trouver légitime le passage -auquel les dogmatiques se croient autorisés- de l'expression d'un état personnel (« j'ai froid ») à l'assertion, c'est-à-dire à l'affirmation comme vrai de l'énoncé « il fait froid ». Ce passage à l'assertion est caractéristique du discours dogmatique, et c'est spécialement à ce titre qu'il rassemble sur lui l'attention critique et les objections des sceptiques. En d'autres termes, l'objet des attaques sceptiques ne représente pas l'ensemble des énoncés possibles, ni même la totalité des énoncés qui figurent dans les œuvres doctrinales (car tout énoncé n'est pas dogmatique, et de plus tous les énoncés d'un dogmatique ne sont pas nécessairement dogmatiques), mais consiste, de façon beaucoup plus restreinte qu'on ne s'est plu à le prétendre, en une forme typique d'énoncé, qu'on ne trouve que chez les dogmatiques et qui constitue, justement, leur dogmatisme. Qu'on supprime cette forme et le dogmatisme disparaîtra simultanément - mais non la philosophie. Cela aussi doit être précisé, puisqu'un autre des préjugés nombreux qui pèsent encore sur le scepticisme lui attribue autoritairement le projet de détruire toute la philosophie. Il n'en est rien, et loin de vouloir la destruction de la philosophie, le sceptique s'évertue à la guérir -à la guérir du dogmatisme qui la rend malade. Car le dogmatisme n'est pas la philosophie, même si l'on a pris l'habitude de les confondre, il n'est qu'une maladie de la philosophie. Cette maladie consiste à exprimer comme une vérité pure et simple, ou absolue, ce qui n'est vrai que conditionnellement ou d'un certain point de vue." (pp.373-374)
"Il est par conséquent incorrect de prétendre que le scepticisme renverse jusqu'aux principes logiques eux-mêmes, dans son universelle mise en question des énoncés :ces principes sont des règles et non des opinions dogmatiques ; dès lors, il serait tout à fait oiseux, de la part des sceptiques, de les soumettre à un examen qui ne les intéresse pas." (p.375)
"La double négation (« ni... ni ») a pour avers une double affirmation (« et ... et »). Or, la confrontation des deux aspects se révèle créatrice. En effet, la seule façon cohérente de faire coexister ici négation et affirmation consiste à dire que le miel -pour reprendre notre exemple- n'est ni doux ni amer « absolument parlant », mais qu'il peut être « d'un certain point de vue » doux et « d'un certain point de vue », différent du premier, amer. La notion de point de vue, outre qu'elle évite l'impossibilité logique qu'il y aurait à vouloir affirmer simultanément deux énoncés contradictoires, conduit à préciser en quel sens, de quelle manière, dans quelles limites, chacun d'entre eux peut être affirmé - ce qui a le double avantage de substituer à des énoncés dogmatiques et par là même aporétiques (car affirmer absolument ce qui n'est pas absolument vrai provoque automatiquement la contradiction) des énoncés euporétiques et beaucoup plus riches d'informations que les précédents du fait que leurs prémisses et leurs conditions de validité auront été mises au jour. On admettra sans peine la supériorité d'un énoncé sceptique tel que, par exemple, « le miel prend fréquemment une saveur amère dans l'ictère », sur les énoncés dogmatiques « le miel est doux », « le miel est amer »." (pp.376-377)
"Il y a, dans l'action, une urgence inconnue dans le monde théorique, et ce qui convient à l'un des deux domaines est justement ce qui est préjudiciable à l'autre. Or, les dogmatiques, au moment même où ils sont prêts à tenir pour une simple banalité le rappel du fait que la théorie n'est pas l'action, continuent curieusement à ne pas en tenir compte : loin d'en tirer la moindre conséquence dans leur conduite, ils poursuivent leur rêve d'un passage continu du théorique au pratique, d'un comportement unifié. Au contraire, les sceptiques sont disposés à diversifier leurs façons d'être et leurs façons de faire autant que les leçons de l'expérience en montreront la nécessité. Or, l'expérience montre au sceptique que le « ni l'un ni l'autre » dont il use dans le domaine théorique pour traiter des énoncés dogmatiques n'est pas un instrument adapté au domaine non théorique, qu'il s'agisse de l'éthique ou de la vie courante (en langage kantien : de la pratique ou de la pragmatique). A cet égard, les dogmatiques ont raison de penser que le « ni l'un ni l'autre » constitue pour l'action un obstacle insurmontable e, ou plutôt ils auraient raison de l'objecter au sceptique si ce dernier avait effectivement l'intention d'introduire en ce domaine-là un tel schéma de suspens : mais ce n'est justement pas le cas. Comme nous l'avons déjà vu plus haut, la formule ne s'applique qu'à un type particulier d'énoncés ; c'est-à-dire que, quel que soit le domaine considéré, le « ni l'un ni l'autre » ne s'appliquera pas aux phénomènes, ne s'appliquera qu'au discours et, plus étroitement encore, ne s'appliquera au sein du discours qu'aux thèses dogmatiques. C'est ainsi que, dans la vie pratique, le sceptique rejette tout énoncé qui affirme, sur les phénomènes, autre chose ou plus qu'ils ne montrent. Cette politique ne le laisse nullement démuni devant l'action et les choix qu'elle implique, puisqu'il dispose, justement, des phénomènes pour l'informer et le guider. Le principe sceptique de « suivre la vie » n'invite ni à tourner comme une girouette à chaque sollicitation nouvelle, ni à demeurer inactif (car [terme grec] pyrrhonienne est un retrait à l'écart des affaires publiques, signifiant que le sceptique, contrairement au stoïcien, ne sera pas un conseiller politique, mais elle n'implique pas pour autant l'absence de toute forme d'activité [...] « Suivre la vie », c'est tenir compte de certaines données -dont nous faisons l'expérience par le seul fait de vivre-, et, notamment, de notre constitution physique, de notre capacité de percevoir et de raisonner, de nos dispositions et de nos idiosyncrasies, de la nécessité des affects ; ou encore, de notre localisation dans un certain pays, de notre insertion dans un certain groupe social, avec ce que cela suppose de traditions, de lois, de technique." (pp.377-378)
"Les empiriques vont, en un second temps, employer l'observation pour opérer ce retour aux faits (aux phénomènes), pour les consigner, les comparer, compter leur fréquence, relever leur ordre de succession, distinguer les coïncidences et les relations trop réitérées pour être de hasard, et enquêter sur eux de toutes les façons possibles." (p.379)
"Si les empiriques ont rejeté les démonstrations et raisonnements a priori, ils n'ont pas rejeté toute forme de raisonnement, malgré ce qu'on a prétendu d'eux à cet égard. Une fois encore leurs critiques ont confondu, involontairement ou à dessein, leur attitude nuancée (refus d'un certain type de raisonnement) avec une attitude absolue et pour tout dire dogmatique (refus du raisonnement comme tel). Le raisonnement par épilogisme est une démarche de généralisation progressive, qui se fonde sur l'appréhension et l'appréciation de similitudes dans les objets observés. Ce raisonnement suppose l'analyse des phénomènes en éléments pertinents (dans l'observation des vents, par exemple, ce ne sont pas exactement les mêmes signes qui intéressent le navigateur et l'hygiéniste), et leur hiérarchisation relativement aux circonstances ; il suppose également la détermination du point de vue par rapport auquel seront évaluées ressemblances et différences. La récapitulation des similitudes retenues permet en un premier temps d'obtenir par induction une proposition générale, et c'est alors qu'intervient l'épilogisme, qui consiste, toujours en fonction de ressemblances, à rattacher un fait singulier, accidentellement obscur, à une ou plusieurs propositions générales préétablies (mais non dogmatiques en ce qu'on n'en fait à aucun moment l'assertion indépendante). D'où il ressort que l'épilogisme, tout comme l'observation (et cette observation indirecte qu'est l'histoire « casuistique »), sert à mettre concrètement en œuvre, plus encore que le « ni l'un ni l'autre » (principalement utilisé pour écarter les thèses dogmatiques), le « et l'un et l'autre ». En se fondant, en effet, sur l'observation des similitudes constantes jointe à celle des phénomènes singuliers qui rompent cette constance, l'épilogisme permet de préciser comment c'est à la fois « l'un et l'autre », c'est-à-dire en quoi c'est « l'un » et en quoi c'est « l'autre ». Ainsi, par exemple, à partir de l'observation que la ciguë se comporte le plus fréquemment comme un poison pour l'être humain, mais qu'elle est une nourriture courante pour les cailles, l'empirique découvre déjà que la notion dogmatique de « poison » est suspecte. L'observation des cas singuliers montrant que la substance en question ne se comporte pas toujours comme un poison, même chez l'homme, vient renforcer l'hypothèse que la ciguë pourrait n'être dangereuse, pour l'homme, que sous certaines conditions. Dès lors, il reste à découvrir comment agir sur ces dernières pour que, les conditions étant modifiées, ce qui était un poison pour l'homme se comporte désormais comme une substance neutre, voire comme un remède. Ainsi, le travail empirique consiste à tirer de l'observation des faits la conclusion que l'énoncé dogmatique « la ciguë est un poison » est à rejeter parce que différents phénomènes l'infirment - comme serait infirmé le contradictoire, tel qu'aurait pu l'énoncer la vieille femme d'Attique, en assurant que « la ciguë n'est pas un poison », qui est donc à rejeter aussi." (pp.380-381)
-Françoise Caujolle-Zaslawsky, "La méthode des sceptiques grecs", Revue Philosophique de la France et de l'Étranger, T. 172, No. 2, ÉTUDES DE PHILOSOPHIE ANCIENNE: Hommage à Pierre-Maxime Schuhl pour son quatre-vingtième anniversaire (Avril-Juin 1982), pp. 371-381.