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    Jeanyves Guérin, La France d’Albert Camus

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Jeanyves Guérin, La France d’Albert Camus Empty Jeanyves Guérin, La France d’Albert Camus

    Message par Johnathan R. Razorback Mer 24 Jan - 17:04

    "Nul réflexe patriotique n’étreint Camus au déclenchement de la Seconde Guerre mondiale. Il éprouve un sentiment d’échec, de révolte devant l’absurdité de l’événement et s’il désire s’engager, c’est par solidarité et par honneur. Le rédacteur en chef du Soir républicain continue de critiquer sévèrement le nationalisme ambiant et de soutenir des idées pacifistes et internationalistes. Sa « Lettre à un jeune Anglais », publiée le 23 décembre 1939, laisse percer des doutes et une certaine nostalgie : « Il m’arrive de penser à vous, à notre jeunesse et à votre amitié, à la façon dont vous savez et aimez être Anglais. Cela doit être bon, n’est-ce pas, de pouvoir aimer son pays sans réserves ? »

    Après coup, Camus écrit dans un article de L’Express que « Français de naissance », il l’est devenu en 1940 « par choix délibéré ». Parti se soigner en France, Camus s’y retrouve seul, coupé des siens, quand, en novembre 1942, les Allemands occupent la zone sud. Son séjour au Panelier, en Haute-Loire, réactive les sentiments qu’il avait éprouvés, quelques années plus tôt, à Prague. Une lettre à son maître Jean Grenier en témoigne. « Je commence à en avoir assez des ciels couverts et des chemins pleins de neige. Je n’ai jamais autant pensé à la lumière et à la chaleur. C’est vraiment l’exil. » Il faut attendre les Lettres à un ami allemand pour que l’écrivain reconnaisse en la France une patrie digne d’être aimée et défendue. À l’encontre de l’enseignement qu’il a dû recevoir à l’école de la République, la patrie ne renvoie jusque-là, chez lui, à aucun idéal historique ni à une réalité nationale. Dans son milieu et sa génération, on lit moins Barrès et peu Péguy. Son expérience de la débâcle et de la défaite influence le nouveau regard qu’il porte sur la France. Il découvre que, s’il est instrumentalisable par les gouvernements, le patriotisme exprime aussi la lutte de tout un peuple contre un envahisseur qui détruit sa liberté et des valeurs de solidarité, de bonheur et de justice.

    Les deux premières Lettres à un ami allemand mettent en scène cette réconciliation avec son pays et permettent de démonter l’apostrophe liminaire de l’ami allemand : « Allons, vous n’aimez pas votre pays. » Cet amour, valeur supérieure et incontestée, le conduit à reprocher au correspondant français de ne pas aimer suffisamment le sien. Deux conceptions se font face. D’un côté, on a un nationaliste, de l’autre un internationaliste. Pour Camus, ériger la grandeur de son pays en valeur suprême conduit à tous les excès dans la mesure où l’on ne la subordonne pas à la justice. « Je voudrais aimer mon pays, écrit-il d’emblée, tout en aimant la justice. » Une entreprise politique doit être évaluée selon ce critère. Un pays peut avoir tort dès lors qu’il en envahit ou en opprime un autre. L’intellectuel s’impose un temps de réflexion. Camus a compris dès cette époque que « la France a perdu sa puissance et son règne pour longtemps ». Elle l’a perdue pour des « raisons pures ». Elle se reconstruira sur de nouvelles bases à partir des « décombres ». Il y a bien deux façons d’aimer son pays. Les uns le veulent fort, puissant, les autres juste. À chacun ses valeurs.

    Dans les mois qui précèdent la libération de Paris, Camus voit la France tout entière unie dans son combat libérateur. En face d’elle, le Reich et quelques traîtres. La perspective se veut œcuménique ; elle oscille entre le récit gaullien et le récit résistantialiste. En août 1944, l’éditorialiste de Combat rêve d’un pays régénéré par une révolution démocratique. « C’est à ce prix seulement que la France reprendra ce pur visage que nous avons aimé et défendu par-dessus tout. » Cela l’amène à opposer la France de 1944 à celle de 1939, « la France officielle » à une France idéale et héroïque, au « peuple » dont la Résistance a été le bras, l’avant-garde. Camus veut alors la fin d’un ancien régime. Il fait de Vichy le continuateur, non le fossoyeur de la Troisième République. On est dans l’an I d’une ère nouvelle.

    L’insurrection populaire d’août 1944 a été « la voix même de la liberté ». Il n’est, notons-le, question ni de la Marseillaise ni du drapeau tricolore dans les éditoriaux de Camus. Certaines des formules cueillies ici et là portent la marque de l’époque : « La France sera demain ce que sera sa classe ouvrière » ; « Une nation vaut ce que vaut son peuple. » Il est significatif que de septembre à décembre 1944, Camus parle peu de la France et de la nation, beaucoup de la révolution. Ceci explique l’importance qu’il accorde à l’épuration. L’enjeu en est politique voire historique : l’élimination d’une classe dirigeante qui a trahi ou failli. « Le rôle directeur de la bourgeoisie, écrit-il, s’est terminé en 1940. » Ce genre de propos lui vaut une vive empoignade avec François Mauriac. Le Girondin veut la réconciliation des Français, le Jacobin une rupture radicale. Une idée se fait jour sous la plume de Camus : il n’y a qu’une France nouvelle et elle « forme, aujourd’hui, un tout » qui inclut et de Gaulle et les communistes. Cette idée ne résiste pas à l’événement. Le jacobinisme de Camus aura duré quelques mois."

    "Contre le discours officiel de l’époque, il écrit dans un article : « L’Algérie n’est pas la France. » Il ajoute aussitôt : « Elle abrite pourtant plus d’un million de Français. » Là est le nœud inextricable qu’il tente de dénouer.

    Il est d’autres communautés que la communauté nationale. L’individualisme laïque et a-religieux que la doxa jacobine pose comme universel ne fonctionne pas hors de la métropole, notamment dans une colonie de peuplement comme le fut l’Algérie. Les autochtones sont décrétés inassimilables (ce que n’avaient pas été les Bretons, les Basques, les Provençaux). Leur langue, leur culture, leur mémoire ne sont pas ceux de la France éternelle. Leur altérité radicale rend impossible, impensable leur intégration par l’État unitaire. L’idée humaniste avancée en 1955 par Camus d’une « communauté franco-arabe » est de ce fait chimérique. « Français et Arabes, écrit-il, sont condamnés à vivre ou à mourir ensemble. » Ils sont inséparables ; ils ont en commun, estime-t-il, « l’amour de leur terre commune ». À un niveau symbolique, cela s’énonce ainsi : ils ont la même mère. L’enfant Cormery, dans Le Premier Homme, éprouve le bonheur de vivre sur une terre pour laquelle il éprouve une affection charnelle sinon un amour fou. Il en aime les paysages, il en goûte les odeurs, le climat. Là sont ses vraies richesses. Dans le même récit autofictionnel, Français et Arabes vont voir les mêmes films et, enfants, jouent au football sur les mêmes terrains vagues, etc. Mais Camus signale aussi des frictions, des heurts inter-communautaires. Ni les seigneurs de la colonisation ni les petits blancs n’étaient prêts à payer le prix du vivre ensemble, à savoir une égalité économique, sociale et juridique. L’écrivain en 1959 en dit plus que le journaliste en 1955.

    Dans Le Premier Homme, les livres, les films et les morceaux de musique viennent de la métropole et plus largement de l’Occident, jamais de l’Orient. Il y a ou il y a eu cohabitation, non symbiose dans le quartier pauvre. Des contacts y sont possibles, la fusion ne l’est pas. On s’y évite, on ne s’y invite pas. Des années d’humiliation ont séparé les deux populations. La faute en revient, lit-on dans le premier article de L’Express cité plus haut, à la « colonisation » qui a créé « barrières » et « fossés ». À la colonisation et aux colons. Et d’abord à leurs mandataires politiques dont Camus n’a cessé de fustiger l’aveuglement, et aux décideurs métropolitains, qui ont refusé de les affronter. Des décennies d’humiliations ont séparé les deux populations.

    Les Français d’Algérie, loin d’être des millionnaires, sont d’abord des citadins pauvres vivant au contact sinon au milieu d’autochtones misérables. La colonisation de l’Algérie a été, pour l’essentiel, le fait de déshérités. Leurs descendants sont rarement devenus des seigneurs. Peu d’entre eux ont traversé la Méditerranée de leur plein gré. Leur projet était de survivre, non de civiliser une terre où ils n’étaient pas les bienvenus. L’enquête sur le père mort se transforme en une enquête témoignage sur une population.

    Dans l’avion qui le ramène de Bône à Alger, Jacques Cormery se représente l’installation des colons. Le passage est dense et touffu. « Solférino avait été fondé par des quarante-huitards. » Après les événements de juin 1848, la République s’est débarrassée des « pauvres » devenus émeutiers en les expédiant par fournées de l’autre côté de la Méditerranée. Les vaincus « rêvaient de la Terre promise ». D’autres perdants de l’histoire, plus tard, sont venus d’Alsace ou encore des Baléares. Chassés par la guerre ou la misère, tous se sont retrouvés « aventuriers », « émigrants », « assiégés » dans un pays qualifié de « déshérité » et « hostile », un « pays ennemi qui refusait l’occupation ». « Les Parisiens aux champs » ont affronté les épidémies et l’opposition armée des autochtones. Ils sont devenus des occupants. Des « persécutés-persécuteurs ». Avec le temps, les « nomades » se sont vus comme des « indigènes », des Algériens tout en restant français. Ils n’ont pas laissé de traces. Leurs descendants sont « sans passé ». Si la famille Cormery a un faible capital mémoriel, les pieds-noirs (Camus n’utilise jamais ce mot), eux, ont un faible capital historique.

    La France éternelle, immémoriale, se veut une et indivisible. L’histoire-mémoire officielle a longtemps eu ses zones d’ombre. Elle a occulté le destin des minorités vaincues ou dissidentes – Cathares, croquants, camisards, Vendéens, esclaves, mutins de 1917. Elle les a privés d’existence mémorielle. Camus soupçonnait que ce serait le lot des pieds-noirs. Il s’est d’ailleurs trompé : il n’en a rien été après 1962.

    L’Algérie a été une « terre d’immigration », un creuset cosmopolite. « Les Français d’Algérie, écrit Camus, sont une race bâtarde, faite de mélanges imprévus. Espagnols et Alsaciens, Italiens, Maltais, Juifs et Grecs enfin s’y sont rencontrés. Ces croisements brutaux ont donné, comme en Amérique, d’heureux résultats. » Les métissages se sont produits entre Européens, non entre Européens et Arabes. Même si la plupart d’entre eux sont pauvres aussi, les « Français », tout au long du récit, se distinguent en effet des « Arabes » avec lesquels ils cohabitent. L’Algérie n’est ni une province française ni une nouvelle Andalousie. C’est une société pluri-ethnique, mais inégalitaire. Ceux qu’on appelle les « Arabes », supposés inassimilables, sont exclus de la citoyenneté. Il faut attendre 1945 pour que soit aboli le code de l’indigénat. Le fossé qui sépare les Français et les Arabes en Algérie est ethnologique, sociologique, culturel et politique. La République, dans ses colonies, est infidèle à ses principes. Il n’y a jamais eu de Grande France. Quoi qu’ait pensé Camus, l’Algérie ne pouvait être la « patrie commune » des uns et des autres. Cette utopie n’a jamais été viable. Elle exigeait que le FLN remisât l’idée d’un État-nation indépendant et que les « Français » sacrifiassent leurs privilèges. Aucune des parties n’y était prête."

    "Homme de la périphérie, mais d’une périphérie africaine, Camus n’est pas un auteur gallo-centré. Il ne souscrit pas à la mythologie républicaine de la nation unitaire dont il mesure et les impasses et le déclin irrémédiable. C’est pour cette raison qu’il est resté étranger aux mythologies gaulliste et communiste longtemps hégémoniques. L’horizon de ses écrits est internationaliste avant 1939, il est fédéraliste après 1945."
    -Jeanyves Guérin, "La France d’Albert Camus", in Marc Dambre, Michel P. Schmitt et Marie-Odile André (dir.), La France des écrivains. Éclats d'un mythe (1945-2005), Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2011, 292 pages, pp.135-148.



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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


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