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" « Le Syndicalisme comme la Commune est la négation, au profit du réel, du centralisme bureaucratique et abstrait » Albert Camus in L'Homme révolté .
Nous sommes au temps du meurtre, les meurtriers sont juges et l'innocent accusé. Camus veut comprendre et d'abord il va poser le problème du meurtre :
"Puis-je tuer les autres ?" Et à cette question il va répondre -il le fera sans sensiblerie inutile- dans la peine capitale, il a très nettement déclaré : "Je suis aussi éloigné que possible de ce mol attendrissement où se complaisent les humanitaires et dans lequel les valeurs et les responsabilités se confondent, les crimes s'égalisent, l'innocence perd finalement ses droits". Et il rejoint le mouvement ouvrier révolutionnaire.
L'Homme Révolté est l'œuvre capitale de Camus. On l'affleure dans les revues, on l'ignore à la télévision, à la radio. Mais qu'est-ce que la révolte ? La révolte c'est d'abord le refus de l'homme d'être ce qu'il est. Une négation de l'absurde qui le confine dans une position dégradante. Une volonté de transformation des êtres et des choses. Un refus de la divinité. Mais écoutons Camus : « Le révolté au : sens étymologique, fait volte face. Il marchait sous le fouet du maître. Le voilà qui fait face. Il oppose ce qui est préférable à ce qui ne l'est pas. » Et Camus va analyser dans son ouvrage la révolte moteur de l'Histoire.
La révolte métaphysique est la révolte absolue. Elle s'affirme dans Stirner qui balaie toutes les certitudes et qui est la négation de tout ce qui nie l'individu et l'exaltation de tout ce qui l'exalte pour se poursuivre à travers Nietzsche et le nihilisme. Puis elle débouche sur la révolte littéraire née avec Sade et qui enjambant le romantisme se prolongera vers le surréalisme. Camus a très exactement situé la révolte littéraire, insolente. Excentrique, exhibitionniste, stérile, qui débouche sur le conformisme et dont Rimbaud qui finira trafiquant attaché à son bien, est la plus probante illustration.
La révolte historique qui enfante la révolution est la suite logique de la révolte métaphysique. La révolte était innocence, refus d'accepter ou plutôt négation de la condition imposée, exhalation du droit. La révolution : « c'est l'effort pour imposer l'Homme en face de ce qui le nie » ; « La révolution est l'insertion de la révolte dans l'Histoire » ; « La révolte tue les hommes qui s'opposent au bon droit » dit Camus. "La révolution détruit les hommes et les principes, ajoute-t-il, c'est la raison pour laquelle il n'y a pas eu de véritables révolutions dans l'histoire." Et il en tire rapidement les conclusions qui s'imposent en écrivant : "Gouvernement et révolution sont incompatibles en sens direct car tout gouvernement trouve sa plénitude dans le fait d'exister, accaparant les principes plutôt que les détruire. Tuant les hommes pour assurer la continuité du césarisme. Mais tuer les hommes ne mène à rien qu'à tuer encore. Pour faire triompher un principe, c'est un principe qu'il faut abattre, Et au terrorisme d'Etat, arme du gouvernement révolutionnaire, la révolte qui se veut révolution en faveur de la vie oppose la mesure qui garantit l'innocence du meurtrier et assume la responsabilité de l'acte devant l'Histoire." Et de ce thème qui est au centre de la pensée révolutionnaire, il devait cette pièce magnifique : « Les Justes qui a donné à la révolte sa limite. »
Le cercle est bouclé, la révolte définie ses limites tracées, elle est l'état naturel de l'homme qui a pris conscience de l'absurde. Elle est l'innocence que confère le droit. Elle refuse d'ériger le meurtre en principe de gouvernement. Elle est réalité en ce sens qu'elle oppose la vie à l'abstraction politique. Elle dénonce la prophétie qui enserre l'homme dans un devenir inéluctable. Pour elle, l'homme est tout et les moyens doivent plier devant son exigence. La révolte protège la révolution, de la violence systématique, du calcul, du mensonge, du silence imposé.
Leur rapport est total ou alors la mystification commence. La révolution devient césarienne: « Devenue impériale, la révolution est dans l'impasse. Si elle ne renonce pas à ses principes faux pour revenir aux sources de la révolte, elle signifie seulement le maintien pour plusieurs générations d'une dictature totale sur des centaines de millions d'hommes » Et dans cet ouvrage qui devrait être une bible pour le mouvement syndical libre, Camus se refusait à sacrifier des générations pour des constructions abstraites. Il se vouait collant à la vie. Comment ?
Dans sa conclusion de « L'Homme Révolté », et la pensée de Midi, il allait nous le dire : « Alors quand la révolution, au nom de la puissance de l'Histoire devient une mécanique meurtrière et démesurée, une nouvelle révolte devient sacrée au nom de la mesure et de la Vie ».
La proposition que nous fait Camus repose sur deux constatations : Le monde est absurde et lorsque l'homme en prend conscience, il débouche alors sur la révolte. Toute l'œuvre de Camus tient en cette évidence qu'il a analysée dans ses deux essais.
Il reprendra le problème dans L'Etranger, le roman de l'absurde, dans La Peste, le roman des révoltes intimes des êtres contre ce qu'ils sont et qui refusent d'être lorsqu'ils sont placés devant l'absurdité, en l'occurrence un fléau. Il sensibilisera sa pensée dans son théâtre. Il essaiera à travers un récit magnifique par la forme, La Chute, de dégager une morale de sa constatation.
Mais pour Camus, essentiellement homme d'action et homme d'équipe, l'analyse doit déboucher sur le réel, sur la vie, Il a débroussaillé le chemin. Une question reste posée : Sur quoi débouche la révolte ? Il va y répondre clairement.
« Quant à savoir si une attitude -la Révolte- trouve son expression politique dans le monde contemporain. il est facile d'évoquer et ceci n'est qu'un exemple, ce qu'on appelle; traditionnellement : le Syndicalisme révolutionnaire. Ce syndicalisme même, n'est-il pas inefficace ? La réponse est simple : c'est lui qui en un siècle a prodigieusement amélioré la condition ouvrière depuis la journée des seize heures jusqu'à la semaine de quarante heures. L'empire idéologique lui, a fait revenir le socialisme en arrière et détruit la plupart des conquêtes du syndicalisme. C'est que le syndicalisme partait de la base concrète, la profession qui est à l'ordre économique ce que la commune est à l'ordre politique, la cellule vivante sur laquelle l'organisme s'édifie, tandis que la révolution césarienne part de la doctrine pour y faire rentrer de force, le réel. Le syndicalisme comme la commune, est la négation au profit du réel du centralisme bureaucratique et abstrait. La révolution du vingtième siècle au contraire, prétend s'appuyer sur l'économie mais elle est d'abord une politique et donc idéologie. Elle ne peut, par fonction. éviter la terreur et la violence faite au réel ».
Que voulez-vous donc monsieur Camus ? Se sont écriés un certain nombre d'intellectuels de gauche, après avoir lu L'Homme Révolté. Ce que veut Camus, c'est la libération de l'Homme de l'absurde. Son moyen, c'est la révolte et son expression la plus achevée : Le Syndicalisme révolutionnaire. Camus repousse les idéologies abstraites. Il veut rester avec l'homme qui travaille. Il veut participer à la grande aventure de sa libération. Les formes que prend son syndicalisme peuvent être discutées à l'intérieur de notre famille spirituelle, mais elles font partie d'un tout qu'on nomme le Syndicalisme. Elles s'insèrent dans un contexte « Le monde du Travail ».
Camus est le seul des grands écrivains contemporains et peut être le seul de tous les écrivains qui se sont penchés sur le problème social, à avoir universalisé le syndicalisme. Il lui a donné ses lettres de noblesse. Il l'a sorti du ghetto où les « idéologues distingués » le maintiennent. De cette force d'appoint des partis, de cette courroie de transmission des politicien. Camus en a fait l'outil de la libération contre l'absurde.
Camus est de chez nous. Camus est à nous. La révolution césarienne, touchée au visage par l'œuvre magistrale d'Albert Camus, sentant le danger qu'il représentait pour elle, a voulu le chasser du monde ouvrier. Autre part des spiritualités fatiguées par des divinités de carton pâte le guettent. Il faut se dresser contre les prétentions des uns et des autres.
La place de l'écrivain magnifique qui a écrit: "Les pensées révoltées, celles de la Commune ou du syndicalisme révolutionnaire n'ont cessé de nier le nihilisme bourgeois comme le socialisme césarien", est parmi nous.
Camus est mort depuis cinq ans. Le monde de la pensée, tout en exaltant l'écrivain. étend un voile pudique sur ce qui fut l'essentiel de sa pensée. Mais nous les travailleurs, les syndicalistes libres, nous porterons, Camus dans les usines, dans les bureaux, sur les chantiers, afin de réconcilier la révolte et la révolution à travers la mesure et la conscience."
-Maurice Joyeux, "Albert Camus : l'Homme, la révolte, la révolution et le syndicalisme", Le Monde libertaire, 1965.
"Albert Camus et la pensée libertaire
Voilà un sujet d'étude que lycéens et étudiants ont peu de chance de se voir proposer.
Quant aux professionnels de la critique, qu'elle soit littéraire ou philosophique, ce n'est pas sous cet angle qu'ils abordent Camus. On lit Albert Camus, mais on le lit souvent mal.
Est-ce que sa pensée dérangerait ? Pour les uns, c'est l'écrivain de l'absurde, pour les autres un moraliste bien pensant dissertant sur la révolte sans souci d'efficacité (critique de gauche pour simplifier) ou un adversaire du communisme (essai de récupération de droite). Ces diverses approches, par leur côté réducteur, sont autant de négations d'une pensée de l'équilibre entre justice et liberté, absurdité et révolte, homme et société, vie et mort.
De Bab-el-Oued au prix Nobel
Rien ne prédisposait Camus à obtenir le prix Nobel de littérature. Né en 1913, dans une famille pauvre, il perd son père en 1916, tué à la bataille de la Marne. Elevé par sa mère qui fait des ménages et ne sait pas lire, il est remarqué par son instituteur qui le présente à l'examen des bourses du secondaire. Bachelier, mais aussi footballeur et membre d'une troupe théâtrale, Camus, atteint de tuberculose, ne peut se présenter à l'agrégation de philosophie.
Qu'importe ! Camus se lance dans l'aventure journalistique avec Pascal Pia. C'est Alger républicain où Camus se fait remarquer par des enquêtes qui dénotent sa volonté de justice et son souci de ne pas renier ses origines. Parallèlement, Camus commence à écrire et à publier L'Envers et l'endroit en 1937, Noces en 1939, L'Étranger et Le Mythe de Sisyphe en 1942. Commence alors l'aventure de la résistance dans le réseau de résistance "Combat." Il fait partie de la rédaction de Combat clandestin. A la Libération de Paris en 1944, première diffusion libre du journal Combat dont Camus est rédacteur en chef... et qu'il quittera en 1947 quand ce journal perdra sa liberté de parole. Il publie La Peste en 1947 et L'Homme révolté en 1950.
L'actualité algérienne ne le laisse pas indifférent et comme il avait tenté d'alerter l'opinion métropolitaine lors du soulèvement de Sétif en 1945, il le fait au début de la guerre d'Algérie sans résultat, le processus étant trop avancé. En 1957, l'Académie suédoise lui décerne le prix Nobel.
Ont eu encore le temps de paraître La Chute en 1956, Réflexions sur la guillotine en 1957 avant que Camus ne trouve la mort dans un accident de voiture le 4 janvier 1960.
Quarante-sept ans d'une vie bien remplie !
De l'absurde à la révolte
Le thème de l'absurde est au centre de trois œuvres de Camus : L'Étranger, Caligula et enfin Le Mythe de Sisyphe, essai dont l'ambition est de nous faire réfléchir sur notre condition d'homme.
Cette réflexion, devant la découverte de toute raison profonde de vivre, débouche sur le sentiment de l'absurde. Camus pose alors la question du suicide. Mais c'est pour l'écarter, car le suicide n'est pas seulement la constatation de l'absurde, mais son acceptation. Il écarte également la foi religieuse, les métaphysiques de consolation et nous propose la révolte, seule capable de donner à l'humanité sa véritable dimension, car elle ne fait dépendre notre condition que d'une lutte sans cesse renouvelée. L'absurde n'est pas supprimé, mais perpétuellement repoussé : "La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir le cœur d'un homme. Il faut imaginer Sisyphe heureux".
"L'Homme révolté ", il s'agit là de l'ouvrage majeur de Camus et ce n'est pas un hasard s'il a provoqué tant de remous lors de sa publication. Il ne s'agit pas d'approfondir cette œuvre dans le cadre de cette article, mais simplement d'en dégager quelques éléments essentiels.
Après avoir analysé La révolte métaphysique, révolte absolue, à travers Sade, Nietzche, Stirner, les surréalistes, Camus en vient à la suite logique, la révolte historique. De Marx au stalinisme, il met à jours les mécanismes qui transforment la révolution en césarisme. il met en cause le dogmatisme et le caractère prophétique de la pensée de Marx aggravée par la pensée léniniste qui instaure l'efficacité comme valeur suprême. Tout est prêt pour que la dictature provisoire se prolonge. C'est la terreur rationnelle. La révolution a tué la révolte.
N'y a-t-il pas d'issue pour Camus ? Camus répond sous le titre La pensée de midi :" Les pensées révoltées, celle de la Commune ou du syndicalisme révolutionnaire, n'ont cessé de nier le nihilisme bourgeois comme le socialisme césarien."
- " Gouvernement et révolution sont incompatibles en sens direct, car tout gouvernement trouve sa plénitude dans le fait d'exister, accaparant les principes plutôt que de les détruire, tuant les hommes pour assurer la continuité du Césarisme. "
- " Le jour précisément, où la révolution césarienne a triomphé de l'esprit syndicaliste et libertaire, la pensée révolutionnaire a perdu, en elle-même, un contre poids dont elle ne peut sans déchoir, se priver. "
Ces quelques citations aux accents proudhonniens, montrent que Camus a choisi sa voie et font comprendre l'accueil hostile réservé à L'Homme révolté par les intellectuels de gauche en pleine guerre froide. Marionnettes du communisme international et volontiers donneur de leçons, ils se déchaînèrent. Peu nombreux, à part les libertaires, furent les défenseurs de Camus à cette occasion.
Culture et Liberté organise la tournée de conférences de Maurice Joyeux sur Albert Camus (Montpellier, Nîmes, Marseille)...
Convergence entre Camus et les libertaires
On peut multiplier les exemples des interventions de Camus aux côtés des libertaires. Dans le procès contre Maurice Laisant, antimilitariste des " Forces libres de la paix " du meetings et manifestations organisés par les libertaires contre les procès et la répression en Espagne, ainsi que contre le socialisme " césarien " des pays de l'Est, contre la répression de Berlin-Est en 1953, celle des émeutes de Poznan en 1956 et celle de Budapest la même année. Quelques articles d'Albert Camus paraissent dans le Libertaire, puis dans le Monde libertaire. Il est également très proche des syndicalistes révolutionnaires de la Révolution prolétarienne avec qui il fonda "Les groupes de liaison internationale", pour aider les victimes du stalinisme et du franquisme.
Enfin, quand Louis Lecoin lance en 1958 sa campagne pour l'obtention d'un statut des objecteurs de conscience, Albert Camus participe activement à cette campagne dont il ne pourra malheureusement voir l'aboutissement.
Quand il trouve la mort en janvier 1960, c'est tout naturellement que le Monde libertaire de février 1960, qui est à l'époque mensuel et paraît sous un format 40X60 de quatre pages, il consacre l'ensemble de sa quatrième page avec, entre autres, des articles de Maurice Joyeux, Maurice Laisant, F. Gomez Pelaez et Roger Grenier.
La rédaction du Monde libertaire, quant à elle, signe un article intitulé Albert Camus ou les chemins difficiles, ce qui résume bien sa vie et son œuvre."
-Groupe Proudhon de Besançon, Le Monde libertaire n°1048s, HS n° 6 (été 1996).
"Quoique l’oncle de Camus, Acault, et son professeur d’université Jean Grenier l’aient prédisposé à s’intéresser au mouvement anarchiste, ce furent plus ses expériences pendant les années passées à Alger à la fin des années 1930 qui l’ont poussé vers des positions libertaires. Il a très vite été exclu du Parti communiste (1937). C’est au moins à partir de la révolte des mineurs asturiens en 1934 que Camus observa de près les événements de l’Espagne républicaine, fortement dominée par le mouvement anarcho-syndicaliste. En raison de ses liens avec Francine Faure (sa seconde épouse), il se rendit régulièrement dans les milieux des immigrés espagnols, en particulier ceux d’Oran. Le compte rendu de ces visites et la série d’articles dans « Alger républicain » sur l’exploitation coloniale de la population berbère, et finalement la censure qui frappa « le Soir républicain » l’amenèrent à soutenir des positions pacifistes libertaires. Cette attitude apparaît clairement dans ses articles du « Soir républicain » de 1939 et de 1940 qui furent souvent écrit en collaboration avec Pascal Pia. Dans le « Manifeste du conformisme intégral », Camus et Pia font une satire du conformisme étatique et de la censure. Dans « Profession de foi », ils se décrivent eux-mêmes comme des pacifistes et critiquent « le nationalisme professionnel » de la France. Dans « Notre position », ils défendent le droit individuel à l’objection de conscience pendant la Seconde Guerre mondiale, mais critiquent néanmoins le pacifisme gouvernemental et les accords de Munich de 1938.
Dans « Comment aller vers un ordre nouveau », Camus met en garde contre la dynamique et la cruauté de la guerre et plaide pour un cessez-le-feu. Cependant, la Tchécoslovaquie et la Pologne ne doivent pas en être les victimes. C’est déjà à cette époque que Camus lança l’idée d’une Société des nations qui ne devrait pas être soumise à la volonté des États nationaux. Dans la série d’articles de l’après-guerre « Ni victimes ni bourreaux », il plaida à nouveau en faveur d’un parlement mondial élu au suffrage direct. Les articles du « Soir républicain », souvent écrits sous des pseudonymes, n’étaient pas expressément anarchistes, et le journal ne se qualifiait pas officiellement de « libertaire ». Son analyse politique de la structure de la société pouvait être partagée par des anarchistes de l’époque. C’est ce qui ressort d’ailleurs nettement des « Fondements juridiques de la liberté » où Camus et Pia étudient l’évolution interne de la France, constatant que les États capitalistes et démocratiques ne sont pas capables de se défendre contre les dictatures fascistes de l’époque et qu’en plus ils laissent eux-mêmes entrevoir une propension à la dictature. En France, cette tendance se manifesta par la promulgation de décrets gouvernementaux non démocratiques (comme en Allemagne avec Papen/Schleicher) et en Algérie sous la forme d’une dictature militaire déclarée. Ainsi, les démocraties bourgeoises et capitalistes ne sont pas comprises comme l’alternative au fascisme, mais comme un précurseur de celui-ci – ce qui a été une analyse anarchiste typique de cette époque qui s’était déjà manifestée lors des analyses de l’évolution allemande et italienne jusqu’au fascisme et national-socialisme.
Même si « le Soir républicain » ne s’est pas qualifié clairement d’anarchiste, l’analyse de ses articles justifie très bien la thèse du biographe Herbert R. Lottman qui soutenait le contraire [14]. C’est un reproche que le financier Jean-Pierre Faure avait également formulé ; choqué par le « cours anarchiste » du journal, il avait voulu arrêter son soutien financier au moment même où le censeur militaire l’interdisait [15]. Camus définissait lui-même son rôle au « Soir républicain » comme engendré par les événements politiques. Et cela l’ouvrit rapidement au mouvement anarchiste.
D’une certaine façon, « Témoins » fut pour Camus un prolongement du « Soir républicain », non plus sous forme pacifiste anarchiste mais sous forme de condamnation anarchiste et antimilitariste de la violence. On peut commencer une brève analyse des articles de Camus pour « Témoins » en 1954 avec « Calendrier de la liberté » où il souligne l’importance de deux dates pour l’histoire des mouvements libertaires : le 16 juillet 1936, début de la révolution espagnole, et le 17 juin 1953, révolte des travailleurs en RDA. Dans cet article, Camus associe déjà deux formes de révolte.
Après cela, Camus proposa de publier la lettre de Simone Weil adressée à Georges Bernanos, dans laquelle elle témoigne des excès commis par des anarchistes pendant la guerre d’Espagne. La publication de la lettre dans « Témoins » (n° 7, 1954) provoqua une discussion parmi les lecteurs libertaires français qui écrivirent à la rédaction de la revue. En même temps, ce fait démontre la capacité des anarchistes français à faire spontanément une autocritique à un moment où la gauche communiste et dogmatique nie ou défend l’existence de camps soviétiques.
« Témoins » publia par la suite « Le refus de la haine », préface de Camus au livre de Konrad Biber qui venait juste de paraître, « l’Allemagne vue par les écrivains de la Résistance française ». Camus y actualise les principes de la Résistance : comme la Résistance avait à l’époque rejeté la conception bourgeoise et pacifique de la paix, il aurait fallu qu’elle refusât alors la conception communiste de la paix qui maintenait le statu quo autoritaire en Europe de l’Est. Par cette attitude, il s’oppose catégoriquement à la série d’articles de Sartre « Les communistes et la paix ». L’éditeur de la revue catholique de gauche « Esprit », Jean-Marie Domenach, décrit de son côté par Samson comme « néo-stalinien » [16], écrivit une lettre de protestation. Camus défendit sa position dans le numéro suivant de « Témoins ». La divergence avec Domenach montre que la controverse entre Sartre et Camus était un sujet débattu dans les journaux anarchistes de l’époque, dont la plupart soutenaient sans partage la position de Camus.
En 1956, Camus rédigea une préface pour une édition spéciale de « Témoins » à l’occasion du 20e anniversaire de la Révolution espagnole. Il y clame sa solidarité avec les étudiants et les travailleurs espagnols et critique les positions de Moscou, de Washington et de la gauche dogmatique française qui n’ont pas voulu la victoire du peuple espagnol. En automne 1956, « Témoins » publie plusieurs articles de Camus contre la répression de la révolte hongroise par les troupes soviétiques, dont l’un est la reprise du discours de la Salle Wagram du 15 mars 1957. De plus, « Témoins » publie un débat amical avec l’écrivain hongrois Miklos Molnar. Contrairement à Camus, Miklos croit toujours en la capacité réformatrice des socialismes d’Etat de l’Europe de l’Est.
Dans « Témoins » n° 18-19, on peut lire un hommage littéraire de Camus, « Pour Dostoïevski », où il dit comprendre le repli de l’écrivain russe sur la religion. Ce dernier cherchait les valeurs morales non historiques auxquelles Camus tenait également mais qu’il ne comptait pas trouver par la voie religieuse.
En décembre 1958, Camus critiqua dans « Témoins » l’exécution d’Imre Nagy en Hongrie. Un appel à soutenir un « comité pour la sauvegarde des réfugiés espagnols », créé juste quelque temps auparavant, fut la dernière contribution de Camus à « Témoins ».
A la mort de Camus, « Témoins » publia un numéro spécial avec des souvenirs et des hommages (n° 23 de mai 1960). On y trouve entre autres les témoignages d’amis anarcho-syndicalistes et d’ouvriers du Livre. Rirette Maîtrejean y dit la grande estime de Camus pour le révolutionnaire Victor Serge, poursuivi par Staline. Robert Proix raconte que Camus reconnaissait s’être trompé en soutenant la candidature de Pierre Mendès France en 1956 et qu’il s’était tourné à nouveau vers les objectifs libertaires. C’est sur la base de ces entretiens qu’a été publié plus tard le livre sous la direction de Robert Proix « A Albert Camus, ses amis du Livre » [17]. C’est probablement dans l’entourage de « Témoins », vers la fin des années 1950, que Camus s’est senti le plus à l’aise. La revue avait un tirage de moins de 1000 exemplaires. Camus assista à environ cinq ou six rencontres de la rédaction à Paris qui se tenaient pour la plupart chez Proix. En revanche, Samson, en raison de son insoumission, n’avait toujours pas le droit de rentrer en France sans encourir le risque d’être arrêté.
Albert Camus s’impliqua dans « la Révolution prolétarienne » avant « Témoins ». Sa collaboration y fut moindre, tant par le nombre de ses contributions que par sa participation au sein de la rédaction. Ce fut par l’intermédiaire des organisations d’aide aux prisonniers politiques d’Espagne et d’Union soviétique, mais aussi d’autres régimes autoritaires, créées en 1948, le Groupe de liaison internationale (GLI), que Camus prit des contacts avec les syndicalistes révolutionnaires réunis autour de Pierre Monatte. Lors de discussions avec Camus, Monatte avait caractérisé les adeptes de Sartre de « papillons qui sont attirés par la lampe russe » [18]. Par cette formule, il avait clairement pris position pour Camus. Au sein du GLI, la critique ouvrière contre l’Union soviétique pouvait aller du trotskisme à l’anarcho-syndicalisme ; cependant, toutes ces tendances travaillaient de façon solidaire. L’anarcho-syndicaliste allemand Helmut Rüdiger, qui avait régulièrement écrit des articles dans « Die freie Gesellschaft » sous le pseudonyme « Observateur », avait rédigé à plusieurs reprises des rapports sur l’état du mouvement anarchiste français. Il décrit ainsi les membres de la rédaction de « la Révolution prolétarienne » : il s’agissait « de vieux marxistes et d’anarcho-syndicalistes de longue date qui, contrairement au gros du mouvement syndicaliste international, avaient appartenu un certain temps, pendant les années 1920, au Komintern, mais avaient rompu depuis » [19].
C’est avec Robert Louzon et Alfred Rosmer, qui fut plus tard un ami de la famille Camus, que Monatte édita avant 1914 « la Vie ouvrière ». Après la première guerre, il vécut sa phase procommuniste, qui s’acheva en 1924 avec son exclusion du parti pour s’être opposé à sa bolchevisation. En 1925, il fonda « la Révolution prolétarienne », qui porta jusqu’en 1930 le sous-titre « revue syndicaliste-communiste », plus tard le sous-titre « revue syndicaliste révolutionnaire ». Pendant la guerre froide, le journal, qui paraissait une fois par mois, prit position contre une nouvelle guerre mondiale qui menaçait et milita en faveur de la paix, en prenant clairement parti contre les staliniens [20]. Au début des années 1950, lorsque Camus écrivait dans ce journal, celui-ci comptait environ 1400 abonnés [21].
La première contribution de Camus parut en mai 1951 sous le titre « L’Europe de la fidélité ». Quand des contacts officiels entre les Etats-Unis et l’Espagne de Franco s’établirent, Camus s’indigna qu’on utilisât un rallié aux vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale pour servir les objectifs de la guerre froide ; on pensait que la force militaire de l’Espagne méritait que ce pays soit partie prenante des futures hostilités à l’égard de l’Union soviétique : pour Camus, c’était une realpolitik inconcevable, mise en œuvre sur le dos des vaincus : la CNT anarcho-syndicaliste et les autres républicains espagnols. Camus rejette cette Europe de la duperie, de la trahison et de la pure politique. Il s’engage alors pour une Europe sans violence, pour une Europe pénétrée par le syndicalisme ouvrier. Il est opposé à une Europe du chaos et de l’insécurité qui est l’image même du régime de Franco. Il aspire à une Europe de la culture, l’opposé même de ce régime [22]. Dans le numéro de juillet 1952, « la Révolution prolétarienne » publia, en plus du sujet de l’intégration occidentale de l’Espagne de Franco, la lettre ouverte par laquelle Camus refusa d’accepter une invitation officielle de l’Unesco, qui le sollicitait pour participer à une commission sur la culture et l’éducation. Il refusa car cette organisation était justement en train d’intégrer l’Espagne de Franco en son sein [23].
Parmi les rares articles de Camus traduits en allemand, en voici deux : en septembre 1953 est publié « Restaurer la valeur de la liberté », en janvier 1958, « Hommage à un journaliste exilé » avec un éloge de la rédaction quand Camus reçut le prix Nobel. Dans les premières éditions de « Rowohlt Fragen der Zeit », ces deux textes portent les titres allemands « Brot und Freiheit » et « Ehrung eines Verbannten ». Il est intéressant de noter que ces textes se retrouvent dans la table des matières de l’édition « Fragen der Zeit », qui n’a été publiée qu’en 1960, sous deux appellations distinctes : « Allocution du 10 mai 1953 » et « Allocution inédite » [24].
Le discours que Camus a tenu à la Bourse du travail de Saint-Etienne en mai 1953, donc devant un public majoritairement de syndicalistes, est certainement l’une de ses contributions politiques les plus belles et les plus engagées pour le mouvement libertaire. Dans son allocution, Camus s’oppose au matérialisme social pour défendre une option plus idéale de la liberté obtenue par la lutte des opprimés, celle défendue par les gouvernements n’en étant pas une.
« La société de l’argent et de l’exploitation n’a jamais été chargée, que je sache, de faire régner la liberté et la justice. Les Etats policiers n’ont jamais été suspectés d’ouvrir des écoles de droit dans les sous-sols où ils interrogent leurs patients. Alors, quand ils oppriment et qu’ils exploitent, ils font leur métier et quiconque leur remet sans contrôle la disposition de la liberté n’a pas le droit de s’étonner qu’elle soit immédiatement déshonorée [25]. »
Puis Camus reproche à Marx d’avoir commis une erreur fondamentale en sacrifiant le mythe des libertés civiques sur l’autel du concept de la liberté en soi :
« Il fallait dire justement que la liberté bourgeoise n’était pas la liberté, ou dans le meilleur des cas, qu’elle ne l’était pas encore. Mais qu’il y avait des libertés à conquérir et à ne jamais plus abandonner. [...] D’une juste et saine méfiance à l’égard des prostitutions que cette société bourgeoise infligeait à la liberté, on en est venu à se défier de la liberté même. Au mieux, on l’a renvoyée à la fin des temps, en priant que d’ici là on veuille bien ne plus en parler. [...] La liberté bourgeoise, elle, peut procéder en même temps à toutes ses mystifications [26]. »
Camus critique ensuite la dialectique cynique de la guerre froide : « A celui qui présente l’esclave des colonies en criant justice, on montre le concentrationnaire russe, et inversement [27]. »
Mais Camus ne veut pas échanger la justice contre la vraie liberté : « Les opprimés ne veulent pas seulement être libérés de leur faim, ils veulent l’être aussi de leurs maîtres. Ils savent bien qu’ils ne seront effectivement affranchis de la faim que lorsqu’ils tiendront leurs maîtres, tous leurs maîtres, en respect [28]. »
La séparation de la liberté et de la justice équivaudrait à la séparation du travail et de la culture.
Le vrai travail devrait être aussi créatif que le travail d’un artiste. Puisque les gouvernements ne maintiennent pas les libertés démocratiques, mais que celles-ci sont conquises par les mouvements sociaux, les libertés restantes doivent toujours être défendues et même continuellement élargies par les travailleurs. Selon Camus, les libertés acquises ne sont pas de pures illusions, mais le résultat des luttes sociales contre le pouvoir.
« Hommage à un journaliste », pour la défense de la liberté de la presse, prend pour exemple l’exil forcé de l’ancien président colombien Eduardo Santos qui fut un président plutôt libéral (1938-1942) de la Colombie. Après lui, il y eut plusieurs régimes militaires en Colombie. Eduardo Santos les a critiqués, spécialement pour la suppression de la liberté de la presse. Début des années 1950, le régime militaire voulut se débarrasser de son critique en le nommant à un poste privilégié, l’ambassade de Colombie en France. Santos refusa et créa le quotidien « El Tiempo » à Bogotà qui fut considéré très vite comme le plus important d’Amérique latine. Eduardo Santos dut essuyé plusieurs tentatives d’attentat et, en août 1955, le journal fut interdit et Santos exilé. Camus utilise son cas pour réfléchir à la signification de la liberté de presse [29]. Avec ces deux textes, la rédaction avait publié un bref extrait de la préface de Camus pour le livre de l’ancien trotskiste Alfred Rosmer, « Moscou sous Lénine ». Cet ouvrage est en gros une défense du léninisme par rapport au stalinisme. Dans l’extrait de la préface, Camus ne partage pas tout à fait la défense du léninisme soutenue par Rosmer. Il critique en particulier Rosmer qui approuva l’écrasement de Kronstadt en 1921 et sous-estima les effets de la dissolution du Parlement russe – prélude aux persécutions de l’ensemble des révolutionnaires. Sur ce sujet, Camus reste hésitant et préfère laisser la question ouverte plutôt que de prendre clairement position [30].
Dans le numéro 424, 1/1958, hormis l’hommage à Santos, on peut lire un appel de Camus critiquant vertement les attentats commis par le FLN, dirigés contre des syndicalistes. Camus se demande ici si ces attentats ne révèlent pas une tendance totalitaire dans le mouvement indépendantiste. Des syndicalistes étaient tués les uns après les autres et avec chaque mort l’aventure algérienne devenait un peu plus ténébreuse. Les libertaires se devaient de pousser un cri d’alarme afin de retirer aux anticolonialistes leur bonne conscience qui justifiait tout, en premier lieu les meurtres. En fait, ces attentats visaient des syndicalistes algériens partisans de Messali Hadj, ancien ami de Camus. Ils avaient lutté ensemble contre le colonialisme pendant les années trente [31].
Le dernier texte de Camus pour « la Révolution prolétarienne » fut publié après son accident de voiture et suivi d’un article nécrologique amical de Raymond Guilloré. C’est une lettre dans laquelle il s’exprime sur la littérature prolétarienne. Camus ne croit pas à une littérature spécifiquement prolétarienne. Comparant André Gide et Léon Tolstoï, il qualifie le premier d’élitiste bourgeois et il admire la capacité du second à pouvoir écrire de façon si simple et si agréable que sa littérature touche le cœur des hommes de toutes les couches de la société. Il s’agit ici d’un talent que Gorki, Istrati et d’autres écrivains possèdent aussi. L’objectif des gens au pouvoir, que ce soit des dictatures ou des démocraties régies par l’argent, est toujours de séparer la culture et le travail. En revanche, la littérature de Tolstoï transcende cette ligne de démarcation [32].
Il faut tenir compte des fréquentations et des amitiés de Camus à « la Révolution prolétarienne » pour bien comprendre le travail qu’il y a effectué. Le journal de Monatte est d’abord aussi le journal dans lequel Simone Weil, dont Camus était un grand admirateur, publia des articles dans les années 1930 [33].
À l’époque où Camus commença d’écrire pour « la Révolution prolétarienne », il travaillait sur une édition des œuvres de Simone Weil qui devait paraître chez Gallimard. Dans les années 1950, « la Révolution prolétarienne » publiait régulièrement des souvenirs et des discussions sur les œuvres de Simone Weil – sur « l’Enracinement » [34] par exemple –, Camus a donc dû s’y sentir à l’aise. D’autant que le journal faisait paraître des commentaires élogieux sur ses propres livres : ainsi le compte rendu de Jacques Muglioni [35] sur « l’Homme révolté », ou bien celui relatant une rencontre de typographes et de correcteurs, arrangée par Nicolas Lazarevitch, chez Camus après que celui-ci eut reçu le prix Nobel. A cette occasion, Camus souligna l’importance d’une notion de créativité du travail – la vraie culture du travail – opposé à la séparation de la culture et du travail. Un travailleur libre doit être créatif comme un artiste, selon Camus. Dans la comparaison connue entre Gide et Tolstoï, Camus s’engage de nouveau en faveur d’une littérature touchant tous les hommes et refuse finalement d’avoir un rôle de dirigeant pour les travailleurs [36].
En lisant les numéros de « la Révolution prolétarienne » des années 1950, j’ai fait une découverte qui m’a surpris moi-même. En décembre 1951, un « cercle Zimmerwald » avait été créé sous l’impulsion de Monatte. Le nom de ce cercle était une allusion aux opposants socialistes et pacifistes de la Première Guerre mondiale qui s’étaient retrouvés lors d’une conférence à Zimmerwald. Contrairement à eux, le cercle, qui craignait une troisième guerre mondiale, cherchait à s’y opposer en propageant l’idée d’une nouvelle internationalisation et en affirmant son indépendance afin d’éviter toute nouvelle léninisation comme cela s’était produit la première fois.
Il est intéressant de constater que le fondateur et président du premier cercle de Zimmerwald, en dehors de Paris, était un vieil ami de Camus quand celui-ci vivait en Algérie : il s’agissait de Messali Hadj (Camus et Hadj militèrent ensemble au sein du PCF/PCA dans les années 1935-1937). Le socialiste algérien Hadj, exilé pour des raisons politiques, vivait à Niort avec une liberté de mouvement restreinte. Il avait non seulement entretenu des contacts avec des mouvements libertaires mais était lui-même engagé dans le mouvement syndicaliste. Les syndicalistes du cercle de Zimmerwald voyaient toujours un « camarade » en Messali Hadj. Celui-ci avait envoyé un hommage émouvant à l’assemblée plénière du cercle parisien de Zimmerwald de 1954. Il y promettait de poursuivre son engagement en faveur des travailleurs français « malgré les énormes difficultés qui surgissent parfois et malgré l’incompréhension du peuple français » [37] en faveur du mouvement indépendantiste algérien. Il cherchait le contact avec le mouvement libertaire des travailleurs français afin de nouer une alliance avec les travailleurs immigrés algériens, à l’époque tout de même au nombre de 500 000, dont 150 000 vivaient à Paris et aux alentours et dont la plupart appartenaient au Mouvement national algérien (MNA), son mouvement. Il voulait réduire le risque d’une fracture au sein tant de son organisation que du mouvement syndicaliste français – il s’agissait ici d’une conception de mouvement totalement différente de celle du FLN. Hadj, en désaccord avec un Ferhat Abbas modéré et représentant de la bourgeoisie algérienne, se posait plutôt en rival prolétaire et socialiste du FLN, et indépendant de Nasser au Caire et de l’Union soviétique [38].
Même si le nationalisme algérien de Messali Hadj ne concordait pas avec la pensée de certains camarades du cercle de Zimmerwald et de « la Révolution prolétarienne », en particulier, la critique du nationalisme de Roger Hagnauer [39], le dirigeant du MNA maintint son soutien à l’internationalisme et continua à coopérer avec eux. Rien qu’en France, 4000 Algériens furent tués dans les luttes fratricides entre FLN et MNA. En Algérie même, il y eut des massacres, comme celui de Mélouza, en 1957, dans lequel le FLN extermina 374 sympathisants messalistes [40]. Ce fut en particulier à cette époque que « la Révolution prolétarienne » s’engagea, comme Camus, pour que les autorités coloniales françaises cessent de persécuter Messali Hadj : en octobre 1954 contre l’expulsion de Hadj de France, ensuite contre son arrestation en Algérie [41].
L’avocat de Messali Hadj, Yves Dechezelles, proche de l’entourage de « la Révolution prolétarienne », a, en plus, été très clair lors de sa critique de « l’Algérie hors la loi » de Francis et Colette Jeanson (amis de Sartre), désapprouvant le soutien sans condition de la gauche au FLN. Il importe de rappeler que Francis Jeanson était l’auteur de la critique de « l’Homme révolté » dans « les Temps modernes ». Celle-ci avait conduit à la rupture avec Sartre. C’est avec une grande lucidité que Dechezelles démontre, grâce à de longues citations, que Francis et Colette Jeanson avaient pour seul objectif de discréditer Messali Hadj auquel ils reprochaient contre toute réalité de n’avoir aucune influence, de coopérer avec la police coloniale française et finalement d’être trotskiste. En tenant ces propos diffamants, Jeanson et Sartre suivaient une ligne clairement orthodoxe et stalinienne [42].
La critique de Camus à l’égard du FLN, qui se voulait le seul représentant du mouvement indépendantiste, se perçoit d’autant mieux si l’on prend en compte le combat contre les messalistes. Camus les préférait au FLN, jugé trop autoritaire et centraliste, Messali Hadj entretenant des contacts avec les groupes libertaires en France.
Quand le collaborateur de Camus, Jean de Maisonseul, fut interpellé après l’allocution de Camus en faveur d’une trêve en Algérie, Monatte avait annoncé qu’il pourrait organiser une campagne pour le faire libérer [43].
C’est seulement en tenant compte de ce cadre que la position libertaire de Camus s’offre en alternative à l’Occident capitaliste et à l’Est étatique.
[…]
Camus a été un écrivain politique, non, dans le sens de Sartre, comme quelqu’un qui a sacrifié ses propres positions aux nécessités d’un parti ou d’une idéologie, mais dans un sens libertaire en faveur d’une critique de l’idéologie, d’une critique de la violence, d’une critique du nationalisme. Il est difficile de comprendre le fond libertaire de Camus si l’on s’en tient à l’esthétique de son œuvre littéraire.
Les personnages des drames de Camus traduisent bien cet engagement politique : « les Justes », « le Malentendu », « les Possédés », « l’État de siège » ne peuvent pas être compris si l’on ne tient pas compte de son option politique qu’il entend soumettre à débat.
[…]
Présenter Camus seulement comme un des premiers critiques du totalitarisme limiterait sa place au cadre de la guerre froide, ce qu’il a toujours voulu fuir, et négligerait la sensibilité libertaire profonde qui sous-tend son œuvre."
-Lou Marin, Albert Camus et les libertaires (1948-1960), Marseille, Éditions Egregore, 2008.
" « Le Syndicalisme comme la Commune est la négation, au profit du réel, du centralisme bureaucratique et abstrait » Albert Camus in L'Homme révolté .
Nous sommes au temps du meurtre, les meurtriers sont juges et l'innocent accusé. Camus veut comprendre et d'abord il va poser le problème du meurtre :
"Puis-je tuer les autres ?" Et à cette question il va répondre -il le fera sans sensiblerie inutile- dans la peine capitale, il a très nettement déclaré : "Je suis aussi éloigné que possible de ce mol attendrissement où se complaisent les humanitaires et dans lequel les valeurs et les responsabilités se confondent, les crimes s'égalisent, l'innocence perd finalement ses droits". Et il rejoint le mouvement ouvrier révolutionnaire.
L'Homme Révolté est l'œuvre capitale de Camus. On l'affleure dans les revues, on l'ignore à la télévision, à la radio. Mais qu'est-ce que la révolte ? La révolte c'est d'abord le refus de l'homme d'être ce qu'il est. Une négation de l'absurde qui le confine dans une position dégradante. Une volonté de transformation des êtres et des choses. Un refus de la divinité. Mais écoutons Camus : « Le révolté au : sens étymologique, fait volte face. Il marchait sous le fouet du maître. Le voilà qui fait face. Il oppose ce qui est préférable à ce qui ne l'est pas. » Et Camus va analyser dans son ouvrage la révolte moteur de l'Histoire.
La révolte métaphysique est la révolte absolue. Elle s'affirme dans Stirner qui balaie toutes les certitudes et qui est la négation de tout ce qui nie l'individu et l'exaltation de tout ce qui l'exalte pour se poursuivre à travers Nietzsche et le nihilisme. Puis elle débouche sur la révolte littéraire née avec Sade et qui enjambant le romantisme se prolongera vers le surréalisme. Camus a très exactement situé la révolte littéraire, insolente. Excentrique, exhibitionniste, stérile, qui débouche sur le conformisme et dont Rimbaud qui finira trafiquant attaché à son bien, est la plus probante illustration.
La révolte historique qui enfante la révolution est la suite logique de la révolte métaphysique. La révolte était innocence, refus d'accepter ou plutôt négation de la condition imposée, exhalation du droit. La révolution : « c'est l'effort pour imposer l'Homme en face de ce qui le nie » ; « La révolution est l'insertion de la révolte dans l'Histoire » ; « La révolte tue les hommes qui s'opposent au bon droit » dit Camus. "La révolution détruit les hommes et les principes, ajoute-t-il, c'est la raison pour laquelle il n'y a pas eu de véritables révolutions dans l'histoire." Et il en tire rapidement les conclusions qui s'imposent en écrivant : "Gouvernement et révolution sont incompatibles en sens direct car tout gouvernement trouve sa plénitude dans le fait d'exister, accaparant les principes plutôt que les détruire. Tuant les hommes pour assurer la continuité du césarisme. Mais tuer les hommes ne mène à rien qu'à tuer encore. Pour faire triompher un principe, c'est un principe qu'il faut abattre, Et au terrorisme d'Etat, arme du gouvernement révolutionnaire, la révolte qui se veut révolution en faveur de la vie oppose la mesure qui garantit l'innocence du meurtrier et assume la responsabilité de l'acte devant l'Histoire." Et de ce thème qui est au centre de la pensée révolutionnaire, il devait cette pièce magnifique : « Les Justes qui a donné à la révolte sa limite. »
Le cercle est bouclé, la révolte définie ses limites tracées, elle est l'état naturel de l'homme qui a pris conscience de l'absurde. Elle est l'innocence que confère le droit. Elle refuse d'ériger le meurtre en principe de gouvernement. Elle est réalité en ce sens qu'elle oppose la vie à l'abstraction politique. Elle dénonce la prophétie qui enserre l'homme dans un devenir inéluctable. Pour elle, l'homme est tout et les moyens doivent plier devant son exigence. La révolte protège la révolution, de la violence systématique, du calcul, du mensonge, du silence imposé.
Leur rapport est total ou alors la mystification commence. La révolution devient césarienne: « Devenue impériale, la révolution est dans l'impasse. Si elle ne renonce pas à ses principes faux pour revenir aux sources de la révolte, elle signifie seulement le maintien pour plusieurs générations d'une dictature totale sur des centaines de millions d'hommes » Et dans cet ouvrage qui devrait être une bible pour le mouvement syndical libre, Camus se refusait à sacrifier des générations pour des constructions abstraites. Il se vouait collant à la vie. Comment ?
Dans sa conclusion de « L'Homme Révolté », et la pensée de Midi, il allait nous le dire : « Alors quand la révolution, au nom de la puissance de l'Histoire devient une mécanique meurtrière et démesurée, une nouvelle révolte devient sacrée au nom de la mesure et de la Vie ».
La proposition que nous fait Camus repose sur deux constatations : Le monde est absurde et lorsque l'homme en prend conscience, il débouche alors sur la révolte. Toute l'œuvre de Camus tient en cette évidence qu'il a analysée dans ses deux essais.
Il reprendra le problème dans L'Etranger, le roman de l'absurde, dans La Peste, le roman des révoltes intimes des êtres contre ce qu'ils sont et qui refusent d'être lorsqu'ils sont placés devant l'absurdité, en l'occurrence un fléau. Il sensibilisera sa pensée dans son théâtre. Il essaiera à travers un récit magnifique par la forme, La Chute, de dégager une morale de sa constatation.
Mais pour Camus, essentiellement homme d'action et homme d'équipe, l'analyse doit déboucher sur le réel, sur la vie, Il a débroussaillé le chemin. Une question reste posée : Sur quoi débouche la révolte ? Il va y répondre clairement.
« Quant à savoir si une attitude -la Révolte- trouve son expression politique dans le monde contemporain. il est facile d'évoquer et ceci n'est qu'un exemple, ce qu'on appelle; traditionnellement : le Syndicalisme révolutionnaire. Ce syndicalisme même, n'est-il pas inefficace ? La réponse est simple : c'est lui qui en un siècle a prodigieusement amélioré la condition ouvrière depuis la journée des seize heures jusqu'à la semaine de quarante heures. L'empire idéologique lui, a fait revenir le socialisme en arrière et détruit la plupart des conquêtes du syndicalisme. C'est que le syndicalisme partait de la base concrète, la profession qui est à l'ordre économique ce que la commune est à l'ordre politique, la cellule vivante sur laquelle l'organisme s'édifie, tandis que la révolution césarienne part de la doctrine pour y faire rentrer de force, le réel. Le syndicalisme comme la commune, est la négation au profit du réel du centralisme bureaucratique et abstrait. La révolution du vingtième siècle au contraire, prétend s'appuyer sur l'économie mais elle est d'abord une politique et donc idéologie. Elle ne peut, par fonction. éviter la terreur et la violence faite au réel ».
Que voulez-vous donc monsieur Camus ? Se sont écriés un certain nombre d'intellectuels de gauche, après avoir lu L'Homme Révolté. Ce que veut Camus, c'est la libération de l'Homme de l'absurde. Son moyen, c'est la révolte et son expression la plus achevée : Le Syndicalisme révolutionnaire. Camus repousse les idéologies abstraites. Il veut rester avec l'homme qui travaille. Il veut participer à la grande aventure de sa libération. Les formes que prend son syndicalisme peuvent être discutées à l'intérieur de notre famille spirituelle, mais elles font partie d'un tout qu'on nomme le Syndicalisme. Elles s'insèrent dans un contexte « Le monde du Travail ».
Camus est le seul des grands écrivains contemporains et peut être le seul de tous les écrivains qui se sont penchés sur le problème social, à avoir universalisé le syndicalisme. Il lui a donné ses lettres de noblesse. Il l'a sorti du ghetto où les « idéologues distingués » le maintiennent. De cette force d'appoint des partis, de cette courroie de transmission des politicien. Camus en a fait l'outil de la libération contre l'absurde.
Camus est de chez nous. Camus est à nous. La révolution césarienne, touchée au visage par l'œuvre magistrale d'Albert Camus, sentant le danger qu'il représentait pour elle, a voulu le chasser du monde ouvrier. Autre part des spiritualités fatiguées par des divinités de carton pâte le guettent. Il faut se dresser contre les prétentions des uns et des autres.
La place de l'écrivain magnifique qui a écrit: "Les pensées révoltées, celles de la Commune ou du syndicalisme révolutionnaire n'ont cessé de nier le nihilisme bourgeois comme le socialisme césarien", est parmi nous.
Camus est mort depuis cinq ans. Le monde de la pensée, tout en exaltant l'écrivain. étend un voile pudique sur ce qui fut l'essentiel de sa pensée. Mais nous les travailleurs, les syndicalistes libres, nous porterons, Camus dans les usines, dans les bureaux, sur les chantiers, afin de réconcilier la révolte et la révolution à travers la mesure et la conscience."
-Maurice Joyeux, "Albert Camus : l'Homme, la révolte, la révolution et le syndicalisme", Le Monde libertaire, 1965.
"Albert Camus et la pensée libertaire
Voilà un sujet d'étude que lycéens et étudiants ont peu de chance de se voir proposer.
Quant aux professionnels de la critique, qu'elle soit littéraire ou philosophique, ce n'est pas sous cet angle qu'ils abordent Camus. On lit Albert Camus, mais on le lit souvent mal.
Est-ce que sa pensée dérangerait ? Pour les uns, c'est l'écrivain de l'absurde, pour les autres un moraliste bien pensant dissertant sur la révolte sans souci d'efficacité (critique de gauche pour simplifier) ou un adversaire du communisme (essai de récupération de droite). Ces diverses approches, par leur côté réducteur, sont autant de négations d'une pensée de l'équilibre entre justice et liberté, absurdité et révolte, homme et société, vie et mort.
De Bab-el-Oued au prix Nobel
Rien ne prédisposait Camus à obtenir le prix Nobel de littérature. Né en 1913, dans une famille pauvre, il perd son père en 1916, tué à la bataille de la Marne. Elevé par sa mère qui fait des ménages et ne sait pas lire, il est remarqué par son instituteur qui le présente à l'examen des bourses du secondaire. Bachelier, mais aussi footballeur et membre d'une troupe théâtrale, Camus, atteint de tuberculose, ne peut se présenter à l'agrégation de philosophie.
Qu'importe ! Camus se lance dans l'aventure journalistique avec Pascal Pia. C'est Alger républicain où Camus se fait remarquer par des enquêtes qui dénotent sa volonté de justice et son souci de ne pas renier ses origines. Parallèlement, Camus commence à écrire et à publier L'Envers et l'endroit en 1937, Noces en 1939, L'Étranger et Le Mythe de Sisyphe en 1942. Commence alors l'aventure de la résistance dans le réseau de résistance "Combat." Il fait partie de la rédaction de Combat clandestin. A la Libération de Paris en 1944, première diffusion libre du journal Combat dont Camus est rédacteur en chef... et qu'il quittera en 1947 quand ce journal perdra sa liberté de parole. Il publie La Peste en 1947 et L'Homme révolté en 1950.
L'actualité algérienne ne le laisse pas indifférent et comme il avait tenté d'alerter l'opinion métropolitaine lors du soulèvement de Sétif en 1945, il le fait au début de la guerre d'Algérie sans résultat, le processus étant trop avancé. En 1957, l'Académie suédoise lui décerne le prix Nobel.
Ont eu encore le temps de paraître La Chute en 1956, Réflexions sur la guillotine en 1957 avant que Camus ne trouve la mort dans un accident de voiture le 4 janvier 1960.
Quarante-sept ans d'une vie bien remplie !
De l'absurde à la révolte
Le thème de l'absurde est au centre de trois œuvres de Camus : L'Étranger, Caligula et enfin Le Mythe de Sisyphe, essai dont l'ambition est de nous faire réfléchir sur notre condition d'homme.
Cette réflexion, devant la découverte de toute raison profonde de vivre, débouche sur le sentiment de l'absurde. Camus pose alors la question du suicide. Mais c'est pour l'écarter, car le suicide n'est pas seulement la constatation de l'absurde, mais son acceptation. Il écarte également la foi religieuse, les métaphysiques de consolation et nous propose la révolte, seule capable de donner à l'humanité sa véritable dimension, car elle ne fait dépendre notre condition que d'une lutte sans cesse renouvelée. L'absurde n'est pas supprimé, mais perpétuellement repoussé : "La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir le cœur d'un homme. Il faut imaginer Sisyphe heureux".
"L'Homme révolté ", il s'agit là de l'ouvrage majeur de Camus et ce n'est pas un hasard s'il a provoqué tant de remous lors de sa publication. Il ne s'agit pas d'approfondir cette œuvre dans le cadre de cette article, mais simplement d'en dégager quelques éléments essentiels.
Après avoir analysé La révolte métaphysique, révolte absolue, à travers Sade, Nietzche, Stirner, les surréalistes, Camus en vient à la suite logique, la révolte historique. De Marx au stalinisme, il met à jours les mécanismes qui transforment la révolution en césarisme. il met en cause le dogmatisme et le caractère prophétique de la pensée de Marx aggravée par la pensée léniniste qui instaure l'efficacité comme valeur suprême. Tout est prêt pour que la dictature provisoire se prolonge. C'est la terreur rationnelle. La révolution a tué la révolte.
N'y a-t-il pas d'issue pour Camus ? Camus répond sous le titre La pensée de midi :" Les pensées révoltées, celle de la Commune ou du syndicalisme révolutionnaire, n'ont cessé de nier le nihilisme bourgeois comme le socialisme césarien."
- " Gouvernement et révolution sont incompatibles en sens direct, car tout gouvernement trouve sa plénitude dans le fait d'exister, accaparant les principes plutôt que de les détruire, tuant les hommes pour assurer la continuité du Césarisme. "
- " Le jour précisément, où la révolution césarienne a triomphé de l'esprit syndicaliste et libertaire, la pensée révolutionnaire a perdu, en elle-même, un contre poids dont elle ne peut sans déchoir, se priver. "
Ces quelques citations aux accents proudhonniens, montrent que Camus a choisi sa voie et font comprendre l'accueil hostile réservé à L'Homme révolté par les intellectuels de gauche en pleine guerre froide. Marionnettes du communisme international et volontiers donneur de leçons, ils se déchaînèrent. Peu nombreux, à part les libertaires, furent les défenseurs de Camus à cette occasion.
Culture et Liberté organise la tournée de conférences de Maurice Joyeux sur Albert Camus (Montpellier, Nîmes, Marseille)...
Convergence entre Camus et les libertaires
On peut multiplier les exemples des interventions de Camus aux côtés des libertaires. Dans le procès contre Maurice Laisant, antimilitariste des " Forces libres de la paix " du meetings et manifestations organisés par les libertaires contre les procès et la répression en Espagne, ainsi que contre le socialisme " césarien " des pays de l'Est, contre la répression de Berlin-Est en 1953, celle des émeutes de Poznan en 1956 et celle de Budapest la même année. Quelques articles d'Albert Camus paraissent dans le Libertaire, puis dans le Monde libertaire. Il est également très proche des syndicalistes révolutionnaires de la Révolution prolétarienne avec qui il fonda "Les groupes de liaison internationale", pour aider les victimes du stalinisme et du franquisme.
Enfin, quand Louis Lecoin lance en 1958 sa campagne pour l'obtention d'un statut des objecteurs de conscience, Albert Camus participe activement à cette campagne dont il ne pourra malheureusement voir l'aboutissement.
Quand il trouve la mort en janvier 1960, c'est tout naturellement que le Monde libertaire de février 1960, qui est à l'époque mensuel et paraît sous un format 40X60 de quatre pages, il consacre l'ensemble de sa quatrième page avec, entre autres, des articles de Maurice Joyeux, Maurice Laisant, F. Gomez Pelaez et Roger Grenier.
La rédaction du Monde libertaire, quant à elle, signe un article intitulé Albert Camus ou les chemins difficiles, ce qui résume bien sa vie et son œuvre."
-Groupe Proudhon de Besançon, Le Monde libertaire n°1048s, HS n° 6 (été 1996).
"Quoique l’oncle de Camus, Acault, et son professeur d’université Jean Grenier l’aient prédisposé à s’intéresser au mouvement anarchiste, ce furent plus ses expériences pendant les années passées à Alger à la fin des années 1930 qui l’ont poussé vers des positions libertaires. Il a très vite été exclu du Parti communiste (1937). C’est au moins à partir de la révolte des mineurs asturiens en 1934 que Camus observa de près les événements de l’Espagne républicaine, fortement dominée par le mouvement anarcho-syndicaliste. En raison de ses liens avec Francine Faure (sa seconde épouse), il se rendit régulièrement dans les milieux des immigrés espagnols, en particulier ceux d’Oran. Le compte rendu de ces visites et la série d’articles dans « Alger républicain » sur l’exploitation coloniale de la population berbère, et finalement la censure qui frappa « le Soir républicain » l’amenèrent à soutenir des positions pacifistes libertaires. Cette attitude apparaît clairement dans ses articles du « Soir républicain » de 1939 et de 1940 qui furent souvent écrit en collaboration avec Pascal Pia. Dans le « Manifeste du conformisme intégral », Camus et Pia font une satire du conformisme étatique et de la censure. Dans « Profession de foi », ils se décrivent eux-mêmes comme des pacifistes et critiquent « le nationalisme professionnel » de la France. Dans « Notre position », ils défendent le droit individuel à l’objection de conscience pendant la Seconde Guerre mondiale, mais critiquent néanmoins le pacifisme gouvernemental et les accords de Munich de 1938.
Dans « Comment aller vers un ordre nouveau », Camus met en garde contre la dynamique et la cruauté de la guerre et plaide pour un cessez-le-feu. Cependant, la Tchécoslovaquie et la Pologne ne doivent pas en être les victimes. C’est déjà à cette époque que Camus lança l’idée d’une Société des nations qui ne devrait pas être soumise à la volonté des États nationaux. Dans la série d’articles de l’après-guerre « Ni victimes ni bourreaux », il plaida à nouveau en faveur d’un parlement mondial élu au suffrage direct. Les articles du « Soir républicain », souvent écrits sous des pseudonymes, n’étaient pas expressément anarchistes, et le journal ne se qualifiait pas officiellement de « libertaire ». Son analyse politique de la structure de la société pouvait être partagée par des anarchistes de l’époque. C’est ce qui ressort d’ailleurs nettement des « Fondements juridiques de la liberté » où Camus et Pia étudient l’évolution interne de la France, constatant que les États capitalistes et démocratiques ne sont pas capables de se défendre contre les dictatures fascistes de l’époque et qu’en plus ils laissent eux-mêmes entrevoir une propension à la dictature. En France, cette tendance se manifesta par la promulgation de décrets gouvernementaux non démocratiques (comme en Allemagne avec Papen/Schleicher) et en Algérie sous la forme d’une dictature militaire déclarée. Ainsi, les démocraties bourgeoises et capitalistes ne sont pas comprises comme l’alternative au fascisme, mais comme un précurseur de celui-ci – ce qui a été une analyse anarchiste typique de cette époque qui s’était déjà manifestée lors des analyses de l’évolution allemande et italienne jusqu’au fascisme et national-socialisme.
Même si « le Soir républicain » ne s’est pas qualifié clairement d’anarchiste, l’analyse de ses articles justifie très bien la thèse du biographe Herbert R. Lottman qui soutenait le contraire [14]. C’est un reproche que le financier Jean-Pierre Faure avait également formulé ; choqué par le « cours anarchiste » du journal, il avait voulu arrêter son soutien financier au moment même où le censeur militaire l’interdisait [15]. Camus définissait lui-même son rôle au « Soir républicain » comme engendré par les événements politiques. Et cela l’ouvrit rapidement au mouvement anarchiste.
D’une certaine façon, « Témoins » fut pour Camus un prolongement du « Soir républicain », non plus sous forme pacifiste anarchiste mais sous forme de condamnation anarchiste et antimilitariste de la violence. On peut commencer une brève analyse des articles de Camus pour « Témoins » en 1954 avec « Calendrier de la liberté » où il souligne l’importance de deux dates pour l’histoire des mouvements libertaires : le 16 juillet 1936, début de la révolution espagnole, et le 17 juin 1953, révolte des travailleurs en RDA. Dans cet article, Camus associe déjà deux formes de révolte.
Après cela, Camus proposa de publier la lettre de Simone Weil adressée à Georges Bernanos, dans laquelle elle témoigne des excès commis par des anarchistes pendant la guerre d’Espagne. La publication de la lettre dans « Témoins » (n° 7, 1954) provoqua une discussion parmi les lecteurs libertaires français qui écrivirent à la rédaction de la revue. En même temps, ce fait démontre la capacité des anarchistes français à faire spontanément une autocritique à un moment où la gauche communiste et dogmatique nie ou défend l’existence de camps soviétiques.
« Témoins » publia par la suite « Le refus de la haine », préface de Camus au livre de Konrad Biber qui venait juste de paraître, « l’Allemagne vue par les écrivains de la Résistance française ». Camus y actualise les principes de la Résistance : comme la Résistance avait à l’époque rejeté la conception bourgeoise et pacifique de la paix, il aurait fallu qu’elle refusât alors la conception communiste de la paix qui maintenait le statu quo autoritaire en Europe de l’Est. Par cette attitude, il s’oppose catégoriquement à la série d’articles de Sartre « Les communistes et la paix ». L’éditeur de la revue catholique de gauche « Esprit », Jean-Marie Domenach, décrit de son côté par Samson comme « néo-stalinien » [16], écrivit une lettre de protestation. Camus défendit sa position dans le numéro suivant de « Témoins ». La divergence avec Domenach montre que la controverse entre Sartre et Camus était un sujet débattu dans les journaux anarchistes de l’époque, dont la plupart soutenaient sans partage la position de Camus.
En 1956, Camus rédigea une préface pour une édition spéciale de « Témoins » à l’occasion du 20e anniversaire de la Révolution espagnole. Il y clame sa solidarité avec les étudiants et les travailleurs espagnols et critique les positions de Moscou, de Washington et de la gauche dogmatique française qui n’ont pas voulu la victoire du peuple espagnol. En automne 1956, « Témoins » publie plusieurs articles de Camus contre la répression de la révolte hongroise par les troupes soviétiques, dont l’un est la reprise du discours de la Salle Wagram du 15 mars 1957. De plus, « Témoins » publie un débat amical avec l’écrivain hongrois Miklos Molnar. Contrairement à Camus, Miklos croit toujours en la capacité réformatrice des socialismes d’Etat de l’Europe de l’Est.
Dans « Témoins » n° 18-19, on peut lire un hommage littéraire de Camus, « Pour Dostoïevski », où il dit comprendre le repli de l’écrivain russe sur la religion. Ce dernier cherchait les valeurs morales non historiques auxquelles Camus tenait également mais qu’il ne comptait pas trouver par la voie religieuse.
En décembre 1958, Camus critiqua dans « Témoins » l’exécution d’Imre Nagy en Hongrie. Un appel à soutenir un « comité pour la sauvegarde des réfugiés espagnols », créé juste quelque temps auparavant, fut la dernière contribution de Camus à « Témoins ».
A la mort de Camus, « Témoins » publia un numéro spécial avec des souvenirs et des hommages (n° 23 de mai 1960). On y trouve entre autres les témoignages d’amis anarcho-syndicalistes et d’ouvriers du Livre. Rirette Maîtrejean y dit la grande estime de Camus pour le révolutionnaire Victor Serge, poursuivi par Staline. Robert Proix raconte que Camus reconnaissait s’être trompé en soutenant la candidature de Pierre Mendès France en 1956 et qu’il s’était tourné à nouveau vers les objectifs libertaires. C’est sur la base de ces entretiens qu’a été publié plus tard le livre sous la direction de Robert Proix « A Albert Camus, ses amis du Livre » [17]. C’est probablement dans l’entourage de « Témoins », vers la fin des années 1950, que Camus s’est senti le plus à l’aise. La revue avait un tirage de moins de 1000 exemplaires. Camus assista à environ cinq ou six rencontres de la rédaction à Paris qui se tenaient pour la plupart chez Proix. En revanche, Samson, en raison de son insoumission, n’avait toujours pas le droit de rentrer en France sans encourir le risque d’être arrêté.
Albert Camus s’impliqua dans « la Révolution prolétarienne » avant « Témoins ». Sa collaboration y fut moindre, tant par le nombre de ses contributions que par sa participation au sein de la rédaction. Ce fut par l’intermédiaire des organisations d’aide aux prisonniers politiques d’Espagne et d’Union soviétique, mais aussi d’autres régimes autoritaires, créées en 1948, le Groupe de liaison internationale (GLI), que Camus prit des contacts avec les syndicalistes révolutionnaires réunis autour de Pierre Monatte. Lors de discussions avec Camus, Monatte avait caractérisé les adeptes de Sartre de « papillons qui sont attirés par la lampe russe » [18]. Par cette formule, il avait clairement pris position pour Camus. Au sein du GLI, la critique ouvrière contre l’Union soviétique pouvait aller du trotskisme à l’anarcho-syndicalisme ; cependant, toutes ces tendances travaillaient de façon solidaire. L’anarcho-syndicaliste allemand Helmut Rüdiger, qui avait régulièrement écrit des articles dans « Die freie Gesellschaft » sous le pseudonyme « Observateur », avait rédigé à plusieurs reprises des rapports sur l’état du mouvement anarchiste français. Il décrit ainsi les membres de la rédaction de « la Révolution prolétarienne » : il s’agissait « de vieux marxistes et d’anarcho-syndicalistes de longue date qui, contrairement au gros du mouvement syndicaliste international, avaient appartenu un certain temps, pendant les années 1920, au Komintern, mais avaient rompu depuis » [19].
C’est avec Robert Louzon et Alfred Rosmer, qui fut plus tard un ami de la famille Camus, que Monatte édita avant 1914 « la Vie ouvrière ». Après la première guerre, il vécut sa phase procommuniste, qui s’acheva en 1924 avec son exclusion du parti pour s’être opposé à sa bolchevisation. En 1925, il fonda « la Révolution prolétarienne », qui porta jusqu’en 1930 le sous-titre « revue syndicaliste-communiste », plus tard le sous-titre « revue syndicaliste révolutionnaire ». Pendant la guerre froide, le journal, qui paraissait une fois par mois, prit position contre une nouvelle guerre mondiale qui menaçait et milita en faveur de la paix, en prenant clairement parti contre les staliniens [20]. Au début des années 1950, lorsque Camus écrivait dans ce journal, celui-ci comptait environ 1400 abonnés [21].
La première contribution de Camus parut en mai 1951 sous le titre « L’Europe de la fidélité ». Quand des contacts officiels entre les Etats-Unis et l’Espagne de Franco s’établirent, Camus s’indigna qu’on utilisât un rallié aux vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale pour servir les objectifs de la guerre froide ; on pensait que la force militaire de l’Espagne méritait que ce pays soit partie prenante des futures hostilités à l’égard de l’Union soviétique : pour Camus, c’était une realpolitik inconcevable, mise en œuvre sur le dos des vaincus : la CNT anarcho-syndicaliste et les autres républicains espagnols. Camus rejette cette Europe de la duperie, de la trahison et de la pure politique. Il s’engage alors pour une Europe sans violence, pour une Europe pénétrée par le syndicalisme ouvrier. Il est opposé à une Europe du chaos et de l’insécurité qui est l’image même du régime de Franco. Il aspire à une Europe de la culture, l’opposé même de ce régime [22]. Dans le numéro de juillet 1952, « la Révolution prolétarienne » publia, en plus du sujet de l’intégration occidentale de l’Espagne de Franco, la lettre ouverte par laquelle Camus refusa d’accepter une invitation officielle de l’Unesco, qui le sollicitait pour participer à une commission sur la culture et l’éducation. Il refusa car cette organisation était justement en train d’intégrer l’Espagne de Franco en son sein [23].
Parmi les rares articles de Camus traduits en allemand, en voici deux : en septembre 1953 est publié « Restaurer la valeur de la liberté », en janvier 1958, « Hommage à un journaliste exilé » avec un éloge de la rédaction quand Camus reçut le prix Nobel. Dans les premières éditions de « Rowohlt Fragen der Zeit », ces deux textes portent les titres allemands « Brot und Freiheit » et « Ehrung eines Verbannten ». Il est intéressant de noter que ces textes se retrouvent dans la table des matières de l’édition « Fragen der Zeit », qui n’a été publiée qu’en 1960, sous deux appellations distinctes : « Allocution du 10 mai 1953 » et « Allocution inédite » [24].
Le discours que Camus a tenu à la Bourse du travail de Saint-Etienne en mai 1953, donc devant un public majoritairement de syndicalistes, est certainement l’une de ses contributions politiques les plus belles et les plus engagées pour le mouvement libertaire. Dans son allocution, Camus s’oppose au matérialisme social pour défendre une option plus idéale de la liberté obtenue par la lutte des opprimés, celle défendue par les gouvernements n’en étant pas une.
« La société de l’argent et de l’exploitation n’a jamais été chargée, que je sache, de faire régner la liberté et la justice. Les Etats policiers n’ont jamais été suspectés d’ouvrir des écoles de droit dans les sous-sols où ils interrogent leurs patients. Alors, quand ils oppriment et qu’ils exploitent, ils font leur métier et quiconque leur remet sans contrôle la disposition de la liberté n’a pas le droit de s’étonner qu’elle soit immédiatement déshonorée [25]. »
Puis Camus reproche à Marx d’avoir commis une erreur fondamentale en sacrifiant le mythe des libertés civiques sur l’autel du concept de la liberté en soi :
« Il fallait dire justement que la liberté bourgeoise n’était pas la liberté, ou dans le meilleur des cas, qu’elle ne l’était pas encore. Mais qu’il y avait des libertés à conquérir et à ne jamais plus abandonner. [...] D’une juste et saine méfiance à l’égard des prostitutions que cette société bourgeoise infligeait à la liberté, on en est venu à se défier de la liberté même. Au mieux, on l’a renvoyée à la fin des temps, en priant que d’ici là on veuille bien ne plus en parler. [...] La liberté bourgeoise, elle, peut procéder en même temps à toutes ses mystifications [26]. »
Camus critique ensuite la dialectique cynique de la guerre froide : « A celui qui présente l’esclave des colonies en criant justice, on montre le concentrationnaire russe, et inversement [27]. »
Mais Camus ne veut pas échanger la justice contre la vraie liberté : « Les opprimés ne veulent pas seulement être libérés de leur faim, ils veulent l’être aussi de leurs maîtres. Ils savent bien qu’ils ne seront effectivement affranchis de la faim que lorsqu’ils tiendront leurs maîtres, tous leurs maîtres, en respect [28]. »
La séparation de la liberté et de la justice équivaudrait à la séparation du travail et de la culture.
Le vrai travail devrait être aussi créatif que le travail d’un artiste. Puisque les gouvernements ne maintiennent pas les libertés démocratiques, mais que celles-ci sont conquises par les mouvements sociaux, les libertés restantes doivent toujours être défendues et même continuellement élargies par les travailleurs. Selon Camus, les libertés acquises ne sont pas de pures illusions, mais le résultat des luttes sociales contre le pouvoir.
« Hommage à un journaliste », pour la défense de la liberté de la presse, prend pour exemple l’exil forcé de l’ancien président colombien Eduardo Santos qui fut un président plutôt libéral (1938-1942) de la Colombie. Après lui, il y eut plusieurs régimes militaires en Colombie. Eduardo Santos les a critiqués, spécialement pour la suppression de la liberté de la presse. Début des années 1950, le régime militaire voulut se débarrasser de son critique en le nommant à un poste privilégié, l’ambassade de Colombie en France. Santos refusa et créa le quotidien « El Tiempo » à Bogotà qui fut considéré très vite comme le plus important d’Amérique latine. Eduardo Santos dut essuyé plusieurs tentatives d’attentat et, en août 1955, le journal fut interdit et Santos exilé. Camus utilise son cas pour réfléchir à la signification de la liberté de presse [29]. Avec ces deux textes, la rédaction avait publié un bref extrait de la préface de Camus pour le livre de l’ancien trotskiste Alfred Rosmer, « Moscou sous Lénine ». Cet ouvrage est en gros une défense du léninisme par rapport au stalinisme. Dans l’extrait de la préface, Camus ne partage pas tout à fait la défense du léninisme soutenue par Rosmer. Il critique en particulier Rosmer qui approuva l’écrasement de Kronstadt en 1921 et sous-estima les effets de la dissolution du Parlement russe – prélude aux persécutions de l’ensemble des révolutionnaires. Sur ce sujet, Camus reste hésitant et préfère laisser la question ouverte plutôt que de prendre clairement position [30].
Dans le numéro 424, 1/1958, hormis l’hommage à Santos, on peut lire un appel de Camus critiquant vertement les attentats commis par le FLN, dirigés contre des syndicalistes. Camus se demande ici si ces attentats ne révèlent pas une tendance totalitaire dans le mouvement indépendantiste. Des syndicalistes étaient tués les uns après les autres et avec chaque mort l’aventure algérienne devenait un peu plus ténébreuse. Les libertaires se devaient de pousser un cri d’alarme afin de retirer aux anticolonialistes leur bonne conscience qui justifiait tout, en premier lieu les meurtres. En fait, ces attentats visaient des syndicalistes algériens partisans de Messali Hadj, ancien ami de Camus. Ils avaient lutté ensemble contre le colonialisme pendant les années trente [31].
Le dernier texte de Camus pour « la Révolution prolétarienne » fut publié après son accident de voiture et suivi d’un article nécrologique amical de Raymond Guilloré. C’est une lettre dans laquelle il s’exprime sur la littérature prolétarienne. Camus ne croit pas à une littérature spécifiquement prolétarienne. Comparant André Gide et Léon Tolstoï, il qualifie le premier d’élitiste bourgeois et il admire la capacité du second à pouvoir écrire de façon si simple et si agréable que sa littérature touche le cœur des hommes de toutes les couches de la société. Il s’agit ici d’un talent que Gorki, Istrati et d’autres écrivains possèdent aussi. L’objectif des gens au pouvoir, que ce soit des dictatures ou des démocraties régies par l’argent, est toujours de séparer la culture et le travail. En revanche, la littérature de Tolstoï transcende cette ligne de démarcation [32].
Il faut tenir compte des fréquentations et des amitiés de Camus à « la Révolution prolétarienne » pour bien comprendre le travail qu’il y a effectué. Le journal de Monatte est d’abord aussi le journal dans lequel Simone Weil, dont Camus était un grand admirateur, publia des articles dans les années 1930 [33].
À l’époque où Camus commença d’écrire pour « la Révolution prolétarienne », il travaillait sur une édition des œuvres de Simone Weil qui devait paraître chez Gallimard. Dans les années 1950, « la Révolution prolétarienne » publiait régulièrement des souvenirs et des discussions sur les œuvres de Simone Weil – sur « l’Enracinement » [34] par exemple –, Camus a donc dû s’y sentir à l’aise. D’autant que le journal faisait paraître des commentaires élogieux sur ses propres livres : ainsi le compte rendu de Jacques Muglioni [35] sur « l’Homme révolté », ou bien celui relatant une rencontre de typographes et de correcteurs, arrangée par Nicolas Lazarevitch, chez Camus après que celui-ci eut reçu le prix Nobel. A cette occasion, Camus souligna l’importance d’une notion de créativité du travail – la vraie culture du travail – opposé à la séparation de la culture et du travail. Un travailleur libre doit être créatif comme un artiste, selon Camus. Dans la comparaison connue entre Gide et Tolstoï, Camus s’engage de nouveau en faveur d’une littérature touchant tous les hommes et refuse finalement d’avoir un rôle de dirigeant pour les travailleurs [36].
En lisant les numéros de « la Révolution prolétarienne » des années 1950, j’ai fait une découverte qui m’a surpris moi-même. En décembre 1951, un « cercle Zimmerwald » avait été créé sous l’impulsion de Monatte. Le nom de ce cercle était une allusion aux opposants socialistes et pacifistes de la Première Guerre mondiale qui s’étaient retrouvés lors d’une conférence à Zimmerwald. Contrairement à eux, le cercle, qui craignait une troisième guerre mondiale, cherchait à s’y opposer en propageant l’idée d’une nouvelle internationalisation et en affirmant son indépendance afin d’éviter toute nouvelle léninisation comme cela s’était produit la première fois.
Il est intéressant de constater que le fondateur et président du premier cercle de Zimmerwald, en dehors de Paris, était un vieil ami de Camus quand celui-ci vivait en Algérie : il s’agissait de Messali Hadj (Camus et Hadj militèrent ensemble au sein du PCF/PCA dans les années 1935-1937). Le socialiste algérien Hadj, exilé pour des raisons politiques, vivait à Niort avec une liberté de mouvement restreinte. Il avait non seulement entretenu des contacts avec des mouvements libertaires mais était lui-même engagé dans le mouvement syndicaliste. Les syndicalistes du cercle de Zimmerwald voyaient toujours un « camarade » en Messali Hadj. Celui-ci avait envoyé un hommage émouvant à l’assemblée plénière du cercle parisien de Zimmerwald de 1954. Il y promettait de poursuivre son engagement en faveur des travailleurs français « malgré les énormes difficultés qui surgissent parfois et malgré l’incompréhension du peuple français » [37] en faveur du mouvement indépendantiste algérien. Il cherchait le contact avec le mouvement libertaire des travailleurs français afin de nouer une alliance avec les travailleurs immigrés algériens, à l’époque tout de même au nombre de 500 000, dont 150 000 vivaient à Paris et aux alentours et dont la plupart appartenaient au Mouvement national algérien (MNA), son mouvement. Il voulait réduire le risque d’une fracture au sein tant de son organisation que du mouvement syndicaliste français – il s’agissait ici d’une conception de mouvement totalement différente de celle du FLN. Hadj, en désaccord avec un Ferhat Abbas modéré et représentant de la bourgeoisie algérienne, se posait plutôt en rival prolétaire et socialiste du FLN, et indépendant de Nasser au Caire et de l’Union soviétique [38].
Même si le nationalisme algérien de Messali Hadj ne concordait pas avec la pensée de certains camarades du cercle de Zimmerwald et de « la Révolution prolétarienne », en particulier, la critique du nationalisme de Roger Hagnauer [39], le dirigeant du MNA maintint son soutien à l’internationalisme et continua à coopérer avec eux. Rien qu’en France, 4000 Algériens furent tués dans les luttes fratricides entre FLN et MNA. En Algérie même, il y eut des massacres, comme celui de Mélouza, en 1957, dans lequel le FLN extermina 374 sympathisants messalistes [40]. Ce fut en particulier à cette époque que « la Révolution prolétarienne » s’engagea, comme Camus, pour que les autorités coloniales françaises cessent de persécuter Messali Hadj : en octobre 1954 contre l’expulsion de Hadj de France, ensuite contre son arrestation en Algérie [41].
L’avocat de Messali Hadj, Yves Dechezelles, proche de l’entourage de « la Révolution prolétarienne », a, en plus, été très clair lors de sa critique de « l’Algérie hors la loi » de Francis et Colette Jeanson (amis de Sartre), désapprouvant le soutien sans condition de la gauche au FLN. Il importe de rappeler que Francis Jeanson était l’auteur de la critique de « l’Homme révolté » dans « les Temps modernes ». Celle-ci avait conduit à la rupture avec Sartre. C’est avec une grande lucidité que Dechezelles démontre, grâce à de longues citations, que Francis et Colette Jeanson avaient pour seul objectif de discréditer Messali Hadj auquel ils reprochaient contre toute réalité de n’avoir aucune influence, de coopérer avec la police coloniale française et finalement d’être trotskiste. En tenant ces propos diffamants, Jeanson et Sartre suivaient une ligne clairement orthodoxe et stalinienne [42].
La critique de Camus à l’égard du FLN, qui se voulait le seul représentant du mouvement indépendantiste, se perçoit d’autant mieux si l’on prend en compte le combat contre les messalistes. Camus les préférait au FLN, jugé trop autoritaire et centraliste, Messali Hadj entretenant des contacts avec les groupes libertaires en France.
Quand le collaborateur de Camus, Jean de Maisonseul, fut interpellé après l’allocution de Camus en faveur d’une trêve en Algérie, Monatte avait annoncé qu’il pourrait organiser une campagne pour le faire libérer [43].
C’est seulement en tenant compte de ce cadre que la position libertaire de Camus s’offre en alternative à l’Occident capitaliste et à l’Est étatique.
[…]
Camus a été un écrivain politique, non, dans le sens de Sartre, comme quelqu’un qui a sacrifié ses propres positions aux nécessités d’un parti ou d’une idéologie, mais dans un sens libertaire en faveur d’une critique de l’idéologie, d’une critique de la violence, d’une critique du nationalisme. Il est difficile de comprendre le fond libertaire de Camus si l’on s’en tient à l’esthétique de son œuvre littéraire.
Les personnages des drames de Camus traduisent bien cet engagement politique : « les Justes », « le Malentendu », « les Possédés », « l’État de siège » ne peuvent pas être compris si l’on ne tient pas compte de son option politique qu’il entend soumettre à débat.
[…]
Présenter Camus seulement comme un des premiers critiques du totalitarisme limiterait sa place au cadre de la guerre froide, ce qu’il a toujours voulu fuir, et négligerait la sensibilité libertaire profonde qui sous-tend son œuvre."
-Lou Marin, Albert Camus et les libertaires (1948-1960), Marseille, Éditions Egregore, 2008.