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    Dominique Guillo, Les usages de la biologie en sciences sociales. Comparaison entre le naturalisme socio-anthropologique du dix-neuvième siècle et celui d’aujourd’hui

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Dominique Guillo, Les usages de la biologie en sciences sociales. Comparaison entre le naturalisme socio-anthropologique du dix-neuvième siècle et celui d’aujourd’hui Empty Dominique Guillo, Les usages de la biologie en sciences sociales. Comparaison entre le naturalisme socio-anthropologique du dix-neuvième siècle et celui d’aujourd’hui

    Message par Johnathan R. Razorback Mer 24 Jan 2024 - 20:41

    "Les discours qui mobilisent la biologie pour expliquer les faits sociaux et culturels sont aujourd’hui vivement critiqués par les sciences sociales, dans le sillage de la polémique suscitée par la sociobiologie à partir du milieu des années 1970 (Wilson, 1975). Dans le concert de ces critiques, un mode d’argumentation est largement privilégié depuis une trentaine d’années. Il consiste à porter le regard sur le dix-neuvième siècle, période durant laquelle se réalisent les premiers mariages entre les sciences de la vie, la sociologie et l’anthropologie. L’objectif généralement affiché dans ces travaux critiques est de mettre au jour, à travers ce retour sur le passé, la persistance de schèmes idéologiques stables et identiques d’un siècle à l’autre – souvent, l’on évoque l’ultralibéralisme, le racisme, le sexisme, la justification des discriminations sociales – derrière un maquillage lexical d’allure scientifique. Les versions les plus ouvertement critiques reprennent ou retrouvent une thèse développée pour la première fois par Karl Marx et Friedrich Engels au sujet du darwinisme et de ses avatars socio-anthropologiques. Les sociologies et anthropologies d’inspiration biologisante d’hier et d’aujourd’hui s’appuieraient sur une conception idéologique de la nature dans laquelle les phénomènes biologiques sont peints, dans un premier temps, aux couleurs du capitalisme libéral ; ce qui permettrait, en retour, de développer une rhétorique d’apparence scientifique, dans laquelle les inégalités sécrétées par le capitalisme peuvent apparaître comme fondées en nature (Sahlins, 1980 ; Berthoud [ed.], 1985 ; Tort, 1992). [...]

    Sous un tel éclairage, des similitudes nettes, quoique rarement soulignées, apparaissent entre le naturalisme du dix-neuvième siècle et celui d’aujourd’hui. Tout d’abord, les diverses théories d’inspiration biologique sur l’homme et la société proposées durant chacune de ces périodes ne se réduisent pas à ce que l’on nomme ordinairement le naturalisme réductionniste ou le déterminisme biologique. Un naturalisme analogique, opposé au réductionnisme, s’y développe également. En réalité, les différents usages de la biologie peuvent être considérés, à chaque époque, comme autant de positionnements dans une cosmologie unitaire, qui en constitue le sous-bassement paradigmatique général.

    Comme on va tenter de le montrer, la cosmologie naturaliste qui est propre au dix-neuvième siècle et celle qui est propre à la période contemporaine ont quelques points communs. Elles ont toutefois une différence sur laquelle il convient d’insister avec force, dans le cadre des débats actuels entre sciences sociales et sciences de la vie : les modèles biologiques à partir desquels elles sont respectivement bâties sont radicalement différents, bien que le nom de Darwin soit invoqué dans les unes comme dans les autres. Or ceci entraîne une conséquence épistémologique capitale : le naturalisme du dix-neuvième était condamné, par essence, à déployer une conception historiciste, hiérarchique et discriminatoire de l’homme ; le naturalisme d’aujourd’hui peut y échapper, même si ce n’est pas toujours le cas.

    "Comme chez les animaux, l’organisation est considérée comme le substrat matériel de penchants et de facultés d’autant plus raffinés et subtils qu’elle est elle-même complexe et différenciée. Ce critère unique et quantifiable permet de ranger les « types humains » ainsi dégagés, tout comme on le fait pour les animaux, sur une ligne ascendante. Il existe ainsi, pour ces savants, une « série » hiérarchisée, une « échelle » des « races » humaines, qui constitue le tronçon terminal de la « série zoologique ». Cette « série anthropologique » est invariablement couronnée par les classes supérieures de la « race » blanche occidentale, qui sont censées avoir une organisation corporelle plus complexe et moins fruste que les autres. Dans ces classifications linéaires et scalaires, les « races », les « types humains », les plus « bas » jouxtent les singes supérieurs et sont considérés comme des variétés, voire des espèces, qui s’en distinguent à peine (Tort ed, 1992 ; Bernardini, 1997). Les fous, les criminels, les prostituées ou les génies y trouveront également leur place, conformément à la particularité des traits que l’on croit déceler dans leur organisation et des dispositions que celle-ci est censée commander.

    Comme la « série zoologique » – dont elle constitue le tronçon terminal – cette « série anthropologique » est regardée comme le substrat d’un développement ascendant et progressif orienté de toute nécessité vers la réalisation des formes humaines considérées comme supérieures. Les « types » ou les « races » jugées inférieures sont donc de simples stades, des esquisses intermédiaires, dans la réalisation de ce qui constitue la finalité du développement du monde vivant : la formation de l’être humain le plus accompli, qu’incarne presque parfaitement, pour ces savants, l’homme des classes supérieures des sociétés industrielles. Celui-ci surplombe l’humanité, par un degré de développement inscrit dans l’organisation de son corps, tout comme l’homme surplombe les animaux.

    Comme pour les animaux, encore, deux causes possibles sont assignées à ce développement ascendant de l’humanité, que l’on soit monogéniste ou polygéniste à propos de la généalogie des races humaines : la sélection naturelle, d’une part, les défenseurs de cette hypothèse soutenant que le progrès évolutif est assuré par la disparition des lignées humaines héréditaires les moins adaptées, cette disparition s’opérant par la concurrence entre individus ou par la guerre (les eugénistes, et des penseurs comme Georges Vacher de Lapouge, par exemple) ; et l’hérédité des caractères acquis, d’autre part, les tenants de cette hypothèse insistant sur la possibilité de faire progresser au fil des générations une même lignée d’individus par l’action d’un environnement éducatif et hygiénique sain (Émile Durkheim, Pierre Kropotkine, par exemple."

    "Tel est donc le vaste cadre lexical dans lequel se déploie le champ disciplinaire qui commence à s’institutionnaliser en France à partir des années 1860 sous le nom d’« anthropologie », sous l’impulsion, notamment, du médecin Paul Broca et du naturaliste Armand de Quatrefages (Blanckaert, 1989). Ce qu’il importe de souligner ici, est que cette anthropologie naît très directement de l’anatomie comparée et déploie, à travers l’extension à l’homme de ce lexique bâti en histoire naturelle, une forme de naturalisme direct. De Julien-Joseph Virey ou Bernard de Lacépède à Georges Vacher de Lapouge, en passant par Paul Broca, Cesare Lombroso ou Paul Topinard, les différences culturelles, sociales, sexuelles, ainsi que les phénomènes sociaux comme le crime, la prostitution ou le génie, sont expliqués à partir de dispositions ancrées dans une « organisation » corporelle typique, dont on s’efforce de repérer les « caractères indicateurs » à la surface des corps.

    Cet usage direct des concepts de l’anatomie comparée est toutefois bien loin d’être le seul dans la sociologie et l’anthropologie naissantes. Certains auteurs, le plus souvent philosophes ou sociologues, en particulier Charles-Henri de Saint-Simon et, surtout, Auguste Comte, Herbert Spencer, Alfred Espinas ou encore Émile Durkheim, s’en servent également tout au long du siècle d’une manière fort différente. Non plus en appliquant directement à l’espèce humaine le schéma développé pour les animaux, leur classification et l’interprétation de leurs dispositions et penchants ; mais en utilisant les concepts de l’anatomie comparée pour déployer sous une forme rénovée les millénaires métaphores organiques de la société. Ainsi se développe un naturalisme analogique, qui doit être soigneusement distingué du naturalisme direct évoqué dans les lignes qui précèdent, même si l’un et l’autre peuvent cohabiter sans difficulté dans une même œuvre (voir, par exemple, Spencer, 1876-1896, ou encore Durkheim, 1986)."

    "L’anatomie comparée constitue le réservoir lexical dans lequel les sociologues et les philosophes du dix-neuvième siècle puisent très explicitement les concepts biologiques au moyen desquels ils dressent des passerelles analogiques entre la société et le corps vivant, entre ce qu’ils nomment l’« organisation » des corps vivants et l’« organisation » des sociétés, dans le but de bâtir une « science » sociale.

    On retrouve ainsi, tout d’abord, chez ces penseurs, le souci d’élaborer une classification des types d’« organisations sociales ». Comme les individus, les sociétés sont donc rangées selon le critère morphologique du degré de complexité ou de différenciation internes, c’est-à-dire, pour ces sociologues et philosophes, selon le degré de division du travail (Spencer, 1876-1896 ; Durkheim, 1986). Ces classifications dessinent une hiérarchie des sociétés : les plus simples sont les sociétés jugées peu différenciées, « inférieures », « primitives ». Elles sont réputées se composer d’individus dont l’« organisation corporelle », en particulier psychique, est elle-même assez fruste et peu complexe. Ensuite, exactement comme la « série zoologique » et la « série anthropologique », la « série sociale » est présentée comme la trame nécessaire du devenir global des sociétés humaines. Comme toutes les « organisations », les sociétés obéissent donc à une loi de développement, qui les astreint globalement à passer au fil du temps à des formes plus différenciées, ou à disparaître. Et ce développement a deux moteurs analogues à ceux qui commandent les séries zoologique et anthropologique : la sélection naturelle entre les sociétés – la guerre et la conquête –, pour les uns, et l’adaptation directe progressive de chaque société à son environnement, à travers la transmission pacifique de génération en génération des adaptations qu’elle a acquises, pour les autres.

    Ce succès du langage de l’anatomie comparée auprès des sociologues et des philosophes ne doit pas surprendre. Il n’est pas seulement le fruit de l’inventivité ou de la puissance de généralisation métaphysique de penseurs comme Comte ou Spencer. En réalité, dès le premier tiers du dix-neuvième siècle, les naturalistes eux-mêmes avaient porté les thèmes de l’organisation et du développement à un si haut degré d’abstraction en biologie, que leurs recherches suggéraient les possibilités d’une extension heuristique de leurs modèles à la société, quand elles ne développaient pas explicitement l’analogie elles-mêmes9.

    En résumé, on observe au dix-neuvième siècle, d’une part, une application à l’homme très directe des concepts des sciences de la vie, qui mène à une « anthropologie », souvent franchement réductionniste et, d’autre part, un usage analogique des mêmes concepts, qui conduit à la constitution d’une « sociologie ». Ce constat étant effectué, il devient possible de reconstituer la cosmologie d’ensemble, le système du monde ou, si l’on veut, le champ de pensée sous-jacent, commun à la grande majorité de ces différents discours. À l’intérieur de ce vaste champ de pensée, sécrété par le lexique de l’anatomie comparée, se déploient des modèles explicatifs qui, parfois, comme on va le voir, s’opposent franchement les uns aux autres."

    "Ce champ de pensée peut être décrit comme une logique généralisée de l’organisation (Guillo, 2003). Dans un tel cadre, le monde est conçu comme un vaste ensemble d’agrégats plus ou moins complexes et différenciés, c’est-à-dire plus ou moins organisés. Ces différents agrégats se laissent ranger en une série linéaire et ascendante, qui va des agrégats minéraux, jusqu’aux sociétés occidentales modernes, en passant par les êtres vivants. Tout d’abord, en se combinant les unes avec les autres, les particules chimiques s’organisent et forment les êtres vivants les plus sommaires, à peine différenciés. Ainsi s’ouvre la « série botanique », puis la « série zoologique », qui marque une progression jusqu’à l’homme, être vivant doté de l’organisation la plus complexe. Le dernier segment de cette « série zoologique » dessine donc une « série anthropologique », qui distribue la hiérarchie des « races » humaines. En se combinant les uns avec les autres, les êtres humains forment à leur tour des organisations d’un degré de complexité supérieur aux corps organiques : les sociétés. Ainsi la grande série des êtres organisés se poursuit-elle avec la série des « organisations sociales », couronnée par les sociétés industrielles (voir, par exemple, Comte, 1830-1842 ; Spencer 1876‑1896 ; Durkheim, 1986). Au total, cette longue série étagée dessine le chemin nécessaire du développement assigné à tous les êtres qui composent le monde.

    Comme on peut en juger, les notions d’organisation, de série et de développement jouent le rôle d’intégrateurs conceptuels dans l’espace du savoir qui se dessine à partir de l’extension à toute chose des concepts de l’anatomie comparée. Chaque segment de la série dessine les contours d’une discipline – zoologie, anthropologie, sociologie. En retour, ces disciplines se trouvent fortement intégrées les unes aux autres par l’unité des concepts généraux employés pour décrire leurs objets respectifs et les délimiter, et par les correspondances et les circulations incessantes de concepts que cette unité lexicale suggère, offrant ainsi de multiples prises aux esprits en quête d’analogies et de généralisations transdisciplinaires. La philosophie peut alors disserter sur le principe abstrait qui paraît commander le monde : l’organisation (voir Comte, 1830-1842 ; Spencer ; 1876-1896, 1903)."

    "De vastes ensembles théoriques antagonistes se développent à partir des deux usages de l’anatomie comparée relevés dans les lignes qui précèdent : l’usage direct, d’une part, et l’usage analogique, d’autre part. Comme on l’a souligné, certaines théories prétendent expliquer les phénomènes sociaux humains en invoquant les dispositions biologiques des individus. C’est le cas, en particulier, de l’anthropologie des naturalistes ou encore de l’anthropologie criminelle italienne. Mais, d’autres, tout à l’opposé, s’appuient sur l’analogie entre le corps et la société – c’est-à-dire entre « l’organisation biologique » de l’individu et « l’organisation sociale », pour justifier, précisément, l’impossibilité d’expliquer les faits sociaux à partir de dispositions individuelles, et donc de penchants ancrés dans le corps, dans la biologie. Tel est le point de vue défendu avec force par Durkheim : « il y a entre la psychologie et la sociologie, dit-il, la même solution de continuité qu’entre la biologie et les sciences physico-chimiques. Par conséquent, toutes les fois qu’un phénomène social est directement expliqué par un phénomène psychique, on peut être assuré que l’explication est fausse » (1988, p. 197). Tout comme l’organisme vivant obéit à des lois propres, sui generis, et ne se laisse pas expliquer par les propriétés des éléments chimiques qui le composent, les phénomènes de l’organisation sociale ne se laissent pas expliquer par les lois auxquelles obéissent les éléments dont il est formé, c’est-à-dire les lois « organico-psychiques » qui commandent le corps individuel humain.

    En d’autres termes – et c’est là un point essentiel dans le cadre de la présente enquête –, la critique du naturalisme direct proposée par Durkheim s’effectue à travers la mobilisation des mêmes concepts biologiques que ceux qui ont servi à bâtir ce naturalisme, et s’inscrit par conséquent dans le même champ de pensée que lui (voir Guillo, 2006). Durkheim bâtit cette critique en se fondant sur un argumentaire qui consiste à rendre étanches les lignes de démarcation entre les différents niveaux de la logique généralisée de l’organisation. D’autres penseurs, en particulier Spencer, choisissent, quant à eux, une position intermédiaire, en rendant la frontière entre les niveaux d’organisation plus poreuse. À leurs yeux, les faits sociaux ont une autonomie épistémologique relative. Toutefois, ontologiquement, ils sont réductibles aux causes qui déterminent les conduites individuelles."

    "Dernier élément capital, les théories sociologiques qui se déploient dans ce champ de pensée, qu’elles soient réductionnistes, ou non, ne peuvent éviter de souscrire à une conception de l’homme et de la société téléologique, essentialiste et hiérarchique, dans la mesure où le modèle biologique de référence – celui qui est issu de l’anatomie comparée – est intimement articulé autour de ces schèmes.

    Comme on va tenter maintenant de le montrer, un nouveau champ de pensée articulant le biologique et le social s’est déployé à partir des sciences de la vie depuis les années 1970. Toutefois, le paradigme biologique de référence de ce nouveau naturalisme est fort différent de celui du dix-neuvième siècle, ce qui a des conséquences capitales pour les théories sociologiques et anthropologiques qui s’en inspirent. La notion générale centrale n’est plus, cette fois, l’organisation, mais le réplicateur."

    "Les théories socio-anthropologiques naturalistes contemporaines s’appuient très majoritairement sur le paradigme biologique qui domine aujourd’hui la biologie de l’évolution : la « synthèse néo-darwinienne » ou « théorie synthétique de l’évolution » (voir Mayr, 2001). Dans sa version la plus générale, ce paradigme s’appuie sur quelques propositions essentielles, qui peuvent être résumées de la façon suivante.

    Tout d’abord, première proposition, les êtres vivants sont tous individuellement liés les uns aux autres au sein d’un immense arbre généalogique, qui a un point d’origine probablement unique. En d’autres termes, les êtres vivants passés et actuels sont le produit d’un processus de descendance avec modification, qui a débuté avec l’apparition d’un ancêtre commun à tous.

    Second point, pour comprendre ce processus, il faut porter le regard non pas sur l’espèce, considérée comme une essence ou un type morpho-physiologique commun à différents individus, mais sur la population. Une population est un ensemble d’individus physiologiquement capables de se reproduire les uns avec les autres, et qui en ont, en outre, l’opportunité concrète. En d’autres termes, des individus d’une même espèce, au sens morpho-physiologique, séparés par une barrière géographique infranchissable, comme une montagne, n’appartiennent pas à une même population. Une population vit au sein d’une même aire écologique singulière, qui la caractérise en propre. Dans un tel cadre, l’espèce, entité abstraite, n’est donc plus le siège effectif de l’évolution. Ce qui évolue, ce sont les populations concrètes, composées d’individus porteurs de traits héréditaires susceptibles de varier légèrement d’un membre à l’autre. Tel est l’apport essentiel de Darwin (1992) : avoir introduit en biologie la « pensée populationnelle » (Mayr, 2001).

    Les populations évoluent suivant deux modalités générales. La première est la transformation graduelle interne. Ici encore, le raisonnement n’est plus centré sur l’espèce, comme essence ou type supposé commun à un certain nombre d’individus, mais sur la distribution statistique concrète des traits individuels héréditaires au sein d’une population – par exemple, la taille, la couleur ou la longueur du pelage, la forme des yeux, la formes des ailes, etc. De fait, la distribution de ces traits dans une population varie immanquablement au fil des générations. Certains traits disparaissent, d’autre apparaissent ; d’autres encore sont portés par un nombre plus faible d’individus qu’auparavant, tandis que certains voient leur effectif augmenter. En ce sens, les populations se transforment au cours du temps.

    Cette transformation est la conséquence de plusieurs facteurs (Sober, 1984 ; Mayr, 2001). Le facteur le plus volontiers évoqué, mais également le plus controversé, est la sélection naturelle. Une bonne partie des débats qui ont agité la biologie de l’évolution depuis un demi-siècle concernent le poids qu’il convient de lui accorder, certains biologistes considérant qu’elle constitue le facteur majeur de la transformation graduelle des populations (voir, par exemple, Williams, 1966 ; Dawkins, 1976 ; Mayr, 2001), d’autres soutenant que des facteurs aux conséquences contingentes, non nécessairement adaptatives, ont un poids au moins aussi décisif – mutations neutres, migrations et dérive génétique notamment (Gould, 1979 ; Kimura, 1983). Quoi qu’il en soit, la sélection naturelle est de très loin le mécanisme privilégié par les chercheurs qui proposent de s’appuyer sur la théorie de l’évolution pour expliquer les faits sociaux et culturels humains.

    Dans la « synthèse néo-darwinienne », la sélection naturelle est conçue comme un processus composé de deux étapes bien distinctes. La première est la production à chaque génération de nouveautés génétiques, par mutation ou recombinaison ; la seconde est la reproduction différentielle des porteurs de la variante nouvelle d’un gène ou d’une combinaison de gènes, d’une part, et des porteurs de la variante ancienne, d’autre part. Prenons l’exemple d’une population de seiches. Supposons qu’une mutation génétique survienne chez un individu sur le gène qui commande la couleur de la peau. Supposons que cette mutation donne une couleur qui se voit nettement sur le sable. Cet individu aura en probabilité moins de descendants que ses congénères de la même population, car il sera davantage exposé aux prédateurs. Supposons maintenant un autre gène mutant, qui donne une couleur de peau plus proche de la teinte du sable que celle des autres seiches de la population. L’individu porteur de cette mutation aura en probabilité plus de descendants que ses congénères. Ses descendants porteurs de ce gène auront à leur tour plus de rejetons, et ainsi de suite. Au fil des générations, la fréquence de cette variante du gène codant la couleur de la peau augmentera dans cette population, tandis que corrélativement la fréquence de l’autre variante diminuera, peut-être jusqu’à disparaître, les effectifs globaux de la population ne pouvant augmenter au-delà d’une certaine limite. Ainsi la population se sera-t-elle transformée, à travers ce processus de sélection naturelle, qui est fondamentalement un processus aveugle de reproduction différentielle entre des individus porteurs de variantes génétiques qui ne donnent pas une égale probabilité d’avoir des descendants. Tel est donc l’un des facteurs essentiels qui commandent le processus de transformation graduelle interne des populations biologiques.

    Le second processus à travers lequel les populations évoluent, selon les tenants de la « synthèse néo-darwinienne », est la spéciation (Mayr, 2001). Lorsqu’une population biologique est scindée en deux ensembles distincts, sans contacts l’un avec l’autre, comme c’est le cas, par exemple, lorsqu’une barrière naturelle surgit – faille profonde, montagne, détroit rempli d’eau – les deux populations ainsi formées se transforment ensuite chacune de leur côté, conformément aux mécanismes évolutifs évoqués dans le paragraphe précédent. Lorsque la séparation est suffisamment longue, la divergence entre les caractéristiques morphologiques et physiologiques des deux populations peut être telle que les individus qui les composent respectivement ne sont plus interféconds. Deux espèces différentes ont alors vu le jour. Telle est la raison pour laquelle la classification du vivant a une forme arborescente. Chaque embranchement correspond à une spéciation passée, comme ce fut le cas, par exemple, lorsque la population formée par les ancêtres que nous partageons avec les chimpanzés s’est scindée en deux groupes qui se sont ensuite transformés séparément chacun de leur côté.

    Tels sont donc, dans leurs grandes lignes, les principes essentiels de la « synthèse néo-darwinienne ». Comme on peut en juger, ce paradigme dessine une conception de la nature et du devenir du vivant radicalement différente de celle qui se déploie dans le sillage de l’anatomie comparée du dix-neuvième siècle – y compris de ses variantes transformistes – sur des points capitaux. Tout d’abord, l’homme perd la place éminente qui était auparavant la sienne dans les sciences de la vie. Car l’évolution n’est plus désormais le passage à l’être progressif d’un ordre hiérarchique des espèces inscrit dans une loi de succession définie a priori – selon le degré de complexité croissante du corps – et dirigée inéluctablement vers l’avènement de l’homme, forme supérieure à toute les autres. L’évolution est désormais un processus arborescent de transformation des populations, par modification interne, divergence, redivergence, et parfois extinction, dont le déroulement obéit à tant de paramètres écologiques que l’on doit considérer qu’il suit un cours contingent. Pour cette raison, l’évolution apparaît désormais comme une véritable histoire, dans laquelle l’événement a un réel pouvoir causal (voir Balan, 1979 ; Gayon, 1992). Elle n’est plus un développement nécessaire, orienté vers la production d’une forme jugée supérieure. La complexité du corps n’est plus ici un gage d’éminence ontologique, car elle n’est pas un gage absolu de survie, de résistance à la sélection naturelle : certaines espèces, comme les bactéries, se perpétuent depuis la nuit des temps, alors qu’elles ont un organisme sommaire. L’homme n’est plus ici que l’extrémité d’un rameau de l’immense arbre de la vie, perdu parmi des centaines de millions d’autres. Il ne descend pas du singe, lequel serait une sorte de brouillon de l’humanité, demeuré à l’état de vestige. Il a simplement avec ce dernier des ancêtres communs. Et il peut fort bien disparaître un jour, car son existence n’est pas inscrite dans quelque loi nécessaire de l’évolution.

    En somme, cette conception du vivant rompt radicalement avec l’anthropocentrisme, la conception hiérarchique et essentialiste des espèces et la téléologie, qui marquaient profondément, à l’inverse, les conceptions du vivant développées dans les sciences de la vie du dix-neuvième siècle dans le cadre de l’anatomie comparée."

    "Ce modèle a été élaboré à l’origine pour expliquer l’évolution des caractéristiques physiques des êtres vivants. Toutefois, il a été rapidement étendu aux comportements animaux, lesquels sont intimement liés à la structure des organes qui les exécutent, et par voie de conséquence aux gènes impliqués dans leur développement et leur fonctionnement. Or jusqu’au début des années 1960, les comportements sociaux ne semblaient guère pouvoir se laisser expliquer par ce modèle. L’énigme avait déjà été relevée par Darwin lui-même : comment expliquer, notamment, que les comportements altruistes au sens large, c’est-à-dire les comportements à travers lesquels un individu consacre de l’énergie à augmenter les chances de reproduction d’autrui plutôt que les siennes, ont-ils pu être retenus par la sélection naturelle ? Prenons l’exemple des abeilles ou des fourmis ouvrières, qui sacrifient toute leur énergie à assurer la reproduction d’un autre individu – la reine – jusqu’à être elles-mêmes stériles. Comment ces comportements – ramener de la nourriture pour les rejetons de la reine, prendre soin des larves, défendre la ruche contre les attaques jusqu’à sacrifier sa vie, etc. – et les caractéristiques physiques qu’ils supposent ont-ils pu s’imposer dans l’évolution ? L’explication par « l’utilité pour l’espèce » était certes invoquée par de nombreux éthologues, à travers le modèle de la « sélection de groupe ». Mais elle ne satisfaisait guère les plus darwiniens des biologistes. À leurs yeux, l’énigme demeurait, car quelle que soit leur utilité « pour l’espèce », de tels traits auraient dû chaque fois disparaître des populations aussitôt qu’ils étaient apparus chez un individu. En effet, les gènes qui commandent ces traits diminuent les chances de reproduction de l’individu qui les porte et augmentent celles de ses concurrents directs. Ce différentiel condamne donc immédiatement ces gènes à disparaître de la population aux générations suivantes. Comment expliquer, dès lors, le succès évolutif remporté par les comportements altruistes et, plus généralement, sociaux, que l’on observe dans nombre d’espèces ? Comment ont-ils pu passer ainsi le filtre de la sélection naturelle ?

    Une première réponse à cette énigme est fournie au début des années 1960 par le biologiste William Hamilton (1964). Celui-ci fait valoir que les gènes qui codent des comportements « altruistes » peuvent se répandre dans les populations biologiques lorsque les bénéficiaires de ces comportements sont de proches parents de celui qui les possède. En effet, dans ces cas de figure, ces gènes se répandent aux générations suivantes non pas à travers les descendants directs de l’individu qui les porte – puisqu’ils diminuent la probabilité pour cet individu d’avoir des descendants – mais indirectement, en augmentant les chances de reproduction d’individus qui ont une bonne probabilité d’avoir lesdits gènes, parce qu’ils sont apparentés à l’individu « altruiste », et donc partagent une bonne partie de son génome. Ce modèle de la « sélection de parentèle » prédit donc que plus la proximité génétique entre parents proches – frères, sœurs, père, mère, cousins, etc. – est forte dans une espèce, plus la probabilité que l’on trouve des comportements sociaux dans cette espèce est importante. Or cette hypothèse a reçu une confirmation saisissante avec les hyménoptères sociaux – les fourmis, les abeilles, les guêpes, notamment. Le passage à une vie sociale avancée s’est opéré treize fois chez les insectes, dont douze fois chez les seuls hyménoptères. Or la sexualité des hyménoptères a une propriété bien spécifique : ces insectes ont une reproduction haplo-diploïdique , qui fait que les sœurs ont en moyenne ¾ de leurs gènes en commun et non simplement ½, comme dans les espèces diploïdes, par exemple chez les mammifères.

    Dans les années 1960 et 1970, d’autres modèles visant à résoudre l’énigme de l’apparition des conduites sociales dans le monde animal sont proposés, comme celui de l’« altruisme réciproque » de Robert Trivers (1971). Celui-ci propose de montrer que sous certaines conditions, de telles conduites peuvent être retenues par la sélection naturelle alors même que les individus ne sont pas apparentés.

    Peu à peu se sont ainsi formés dans les années 1970 et 1980 un ensemble de modèles d’inspiration néo-darwinienne, qui ont constitué le socle de ce que l’on a nommé à partir de la publication de l’ouvrage polémique de l’entomologiste Edward Wilson la « sociobiologie animale » (1975). En somme, la « synthèse néo-darwinienne », qui dominait déjà dans le champ de l’explication évolutive des traits morphologiques et physiologiques des êtres vivants, étend alors son empire à l’explication des comportements animaux, en particulier de leurs comportements sociaux."

    "Tout comme l’anatomie comparée au dix-neuvième siècle, l’explication néo-darwinienne du comportement social des animaux est alors étendue très directement à l’homme par certains sociobiologistes10, au premier rang desquels Wilson lui-même. Celui-ci propose d’expliquer les règles de l’éthique, l’évitement de l’inceste, les règles de mariage et de parenté, les liens familiaux ou encore les rôles sexuels à partir de ce paradigme (1975 ; 1978). Les explications consistent pour l’essentiel, chaque fois, à considérer que les normes sociales humaines sont l’expression, le plus souvent assez directe, de dispositions biologiques ancrées dans les gènes humains. Par exemple, la norme de prohibition de l’inceste ne serait que la traduction, sous forme de principe exprimé dans le langage, de l’aversion éprouvée par la majorité des humains pour l’inceste. En un mot, comme le dit le sociobiologiste David Barash (1979), les normes et, plus généralement, tout ce que l’anthropologie regroupe sous le terme de culture, se ramèneraient au « murmure intérieur chuchoté par nos gènes ». Ces gènes auraient été sélectionnés chez nos ancêtres chasseurs-cueilleurs du pléistocène, en vertu des avantages que procuraient les conduites qu’ils commandent dans l’environnement qui était alors le leur.

    La sociobiologie humaine déclenche dès le milieu des années 1970 une vive polémique, qui se poursuit dans les années 1980. Sous le feu des critiques, elle recule peu à peu. Et sur ses décombres apparaissent de nouveaux modèles explicatifs néo-darwiniens, également assez directs, qui se développent dans le sillage des sciences cognitives, dont l’essor n’a fait que croître depuis lors.

    Les sociobiologistes ne se préoccupaient guère des mécanismes psychologiques susceptibles d’être impliqués dans les conduites humaines. Le plus souvent, ils se contentaient de montrer en quoi telle ou telle norme sociale prescrit, selon eux, des conduites adaptatives d’un point de vue néo-darwinien. Ce qui signifiait, dans leur esprit, montrer en quoi ces conduites contribuent par leurs effets, quelles que soient les intentions qui y président, à augmenter le nombre de descendants de ceux qui sont disposés à les suivre. Associées à des argumentaires visant à soutenir l’hypothèse de l’universalité de certaines normes, ces explications étaient censées démontrer que ces dispositions sont sous le contrôle de gènes sélectionnés au cours de notre passé évolutif.

    Les modèles néo-darwiniens plus récents, quant à eux, centrent généralement leur explication sur les mécanismes mentaux censés commander la cognition, les émotions et les conduites humaines. Aux yeux d’une bonne partie de ces chercheurs, l’esprit est composé de modules spécialisés dans le traitement d’un type d’information – par exemple, la détection des tricheurs, la catégorisation des espèces vivantes (folkbiology), la représentation de l’esprit d’autrui (folkpsychology et theory of mind). Ces modules exerceraient une contrainte sur l’architecture cognitive humaine. Ils sont considérés comme ayant, en dernière instance, un fondement génétique. Et ils doivent leur existence à leur valeur adaptative, au sens néo-darwinien. Au total, l’explication des phénomènes sociaux et culturels humains proposée par ces chercheurs s’appuie donc sur des mécanismes psychologiques dans lesquels sont impliqués des mécanismes biologiques. En ce sens, ils déploient également un naturalisme néo-darwinien direct.

    Toutefois, ce courant renferme une gamme très large de théories – de la psychologie évolutionniste à l’anthropologie cognitive, en passant par l’épidémiologie des représentations de Dan Sperber (1996) –, qui ne sont pas nécessairement réductionnistes comme pouvait l’être la sociobiologie. Pour certains chercheurs, les modules peuvent en effet constituer le substrat de représentations susceptibles de varier assez fortement selon l’environnement social et culturel dans lequel les individus sont placés. En ce sens, les « chaînes causales de la culture » (Sperber, 1996) peuvent intégrer des représentations dont le contenu doit, au total, fort peu au gène, et beaucoup à la dynamique culturelle. Des chercheurs comme Michael Tomasello vont même plus loin, en soutenant qu’une seule disposition d’origine biologique – la capacité à se mettre à la place d’autrui – est impliquée dans le développement socio-cognitif qui permet à l’homme de déployer ses aptitudes sociales et culturelles (2004, p. 202-203).

    Quoi qu’il en soit, pour les besoin de notre enquête, il suffit de noter que, par-delà leurs différences de contenu et de consistance scientifique, ces différents modèles ont en commun de proposer de rendre compte des phénomènes sociaux et culturels humains en mobilisant directement des dispositions biologiques et en inscrivant l’explication de l’émergence de ces dispositions dans une histoire évolutive néo-darwinienne. On retrouve donc bien ici, comme au dix-neuvième siècle, un naturalisme direct – plus ou moins, selon les auteurs –, bâti à partir d’un modèle devenu dominant en biologie – aujourd’hui, la synthèse néo-darwinienne."

    "Tout comme l’anatomie comparée, le néo-darwinisme suscite dans le même mouvement un naturalisme analogique. Toutefois, dans la mesure où le modèle biologique de référence a changé, l’analogie ne porte plus sur le corps vivant, conçu comme une organisation, mais sur ce qui fait le cœur du néo-darwinisme : la logique de l’évolution des traits commandés par des gènes au sein des populations biologiques.

    Ce naturalisme analogique est développé depuis les années 1970 par des chercheurs issus de disciplines variées : éthologie (Dawkins, 1976), génétique des populations (Cavalli-Sforza et Feldman, 1981 ; Boyd et Richerson, 1985), philosophie (Dennett, 1996), psychologie, (Blackmore, 1999), anthropologie (Durham, 1991 ; Aunger, 2002), sociologie (Runciman, 1998, 2005). Par-delà les différences qui les séparent, ces chercheurs considèrent tous que le naturalisme direct ne peut permettre de rendre compte des faits sociaux et culturels humains, même s’il peut valoir pour les comportements animaux. Pour défendre ce parti pris, ils reprennent à leur compte une thématique assez ancienne en la formalisant dans le langage du néo-darwinisme : la thématique d’une analogie entre l’évolution des traits biologiques et la diffusion des idées dans les groupes humains.

    L’exemple le plus célèbre de ce naturalisme analogique est assurément la théorie des mèmes, ou mémétique, proposée en 1976 par l’éthologue Richard Dawkins (1976, chapitre XI). À ses yeux, l’idée réellement révolutionnaire du néo-darwinisme consiste à concevoir l’évolution comme un processus de concurrence entre les gènes, considérés comme des entités qui ont la propriété de produire des copies d’elles-mêmes, autrement dit de se répliquer et, parfois, de muter, les nouvelles variantes entrant alors en concurrence pour la réplication avec les anciennes. Or, fait valoir Dawkins, l’apparition de l’espèce humaine a créé les conditions écologiques favorables à l’émergence de « nouveaux réplicateurs », différents des gènes, mais obéissant aux mêmes mécanismes évolutifs généraux qu’eux.

    En effet, dit Dawkins, les humains ont la capacité d’imiter leurs congénères. Les idées ou les pratiques ont donc, tout comme les gènes, la capacité de produire des répliques d’elles-mêmes dans le cerveau d’autrui, pour autant qu’elles s’avèrent psychologiquement attractives. Ainsi l’imitation jouerait-elle dans le domaine culturel le même rôle que la réplication et la reproduction dans le domaine biologique. Comme pour le gène, poursuit Dawkins, il arrive que le processus de réplication d’une idée soit imparfait : un moine du Moyen Âge transforme une phrase d’un manuscrit qu’il recopie, un individu invente une nouvelle onomatopée, un cuisiner propose une nouvelle recette, un individu prêche qu’il n’existe qu’un seul dieu, etc… Ces mutations entrent alors en concurrence pour la réplication avec les anciennes variantes. Dans certains cas, la nouvelle variante parvient à produire plus de répliques d’elle-même que les variantes classiques, avec lesquelles elle est en concurrence : de plus en plus de cuisiniers font la nouvelle recette, plutôt que les anciennes, la nouvelle onomatopée est adoptée par un nombre croissant d’individus dans un groupe social, le monothéisme se développe, etc.

    Au total, ces idées, ces entités culturelles – que Dawkins choisit de nommer « mèmes » – sont donc plongées, comme les gènes, dans un processus d’évolution, dans lequel la sélection par réplication différentielle joue un rôle capital. Et comme pour les gènes, ce processus commande leur contenu et l’évolution de leurs effectifs. Au total, les mécanismes évolutifs généraux qui commandent les « réplicateurs biologiques » sont donc globalement identiques à ceux qui commandent « les réplicateurs culturels ».

    Telles sont les grandes lignes du naturalisme analogique actuel. Comme celui du dix-neuvième siècle – et c’est là un point essentiel –, il conduit à des modèles qui s’opposent fermement au naturalisme direct bâti à partir des concepts biologiques dont il s’inspire par analogie. En effet, aux yeux de ces chercheurs, les idées passent par imitation d’un cerveau à un autre. Ce qui implique qu’elles ne sont pas présentes dans les esprits avant ces transmissions, sous forme de dispositions cognitives innées."

    "Le monde phénoménal apparaît, ici encore, comme un ensemble dont la structure est étagée. Le premier niveau s’est dessiné au cœur des phénomènes physico-chimiques, lorsque certaines molécules ont acquis la propriété de se répliquer spontanément. Cette propriété les a plongées dans un processus d’évolution par sélection, qui a engendré un second niveau phénoménal : celui des phénomènes biologiques. Le réplicateur qui commande fondamentalement ce niveau est le gène. L’évolution des gènes a ensuite conduit certaines espèces à développer des capacités physiologiques complexes : sensations, perceptions, émotions, désirs, croyances, en d’autres termes ce que l’on appelle les phénomènes de l’esprit. Ainsi s’est formé un nouveau niveau : celui des phénomènes psychologiques. Au cœur de ce niveau, de nouveaux réplicateurs ont alors émergé – les mèmes ou réplicateurs culturels13 –, dont l’existence a été rendue possible par une propriété psychologique : la faculté d’imitation, que possèdent certaines espèces, au premier rang desquelles l’être humain. Les mèmes ont évolué à leur tour, suivant des mécanismes formellement identiques, à quelques différences près, à ceux qui commandent les gènes – sélection, migration, mutations neutre, dérive, notamment (Cavalli-Sforza et Feldman, 1981 ; Durham, 1991). Ainsi sont apparus les phénomènes culturels, c’est-à-dire les idées et les pratiques qui se diffusent dans les populations par transmission sociale. Cette évolution culturelle a, certes, été rendue possible par l’évolution génétique et elle lui est analogue. Toutefois, précisément parce qu’elle est commandée par un nouveau type de réplicateur, elle est autonome vis-à-vis des gènes et de leur évolution. En ce sens, la mémétique s’oppose à la sociobiologie."

    "Depuis le début des années 1990, certains théoriciens proposent de regarder ces différents partis pris comme autant de cas de figures susceptibles d’être rencontrés dans la réalité. Les théories évoquées dans les lignes qui précèdent sont alors considérées comme une batterie de schémas explicatifs, l’objectif étant pour le chercheur de déterminer lequel est pertinent dans chaque cas empirique concret. Tels sont les principes des théories synthétiques de la « coévolution gène / culture », comme celle qu’a proposée l’anthropologue William Durham (1991)."

    "Comme la logique généralisée de l’organisation au dix-neuvième siècle, le champ de pensée ouvert par le néo-darwinisme dessine une conception étagée des niveaux phénoménaux, homogénéisée par un langage et des concepts communs. Ce langage et ces concepts sont eux-mêmes articulés autour d’une notion d’un haut degré de généralité, qui permet une circulation ininterrompue de concepts d’un niveau à l’autre. Peints sous les couleurs d’un même lexique, les faits organiques et les faits sociaux ne peuvent alors manquer de présenter des analogies qui frappent les esprits. Certains savants – Étienne Geoffroy Saint Hilaire au dix‑neuvième siècle, Richard Dawkins depuis une trentaine d’années – ou philosophes – Herbert Spencer hier, Daniel Dennett aujourd’hui – entreprennent de démontrer que les concepts centraux de ces théories issues initialement de la biologie constituent des principes d’une portée cosmologique très générale, qui commande l’ensemble du monde phénoménal : loi d’évolution par complexification de l’organisation, pour Spencer (1876-1896), schéma réplication / mutation / sélection, comme algorithme universel, pour Dennett (1996)."

    "La hiérarchie n’est plus un principe constitutif de la classification des êtres vivants. À cet égard, il est essentiel de rappeler que, dans la pensée populationnelle et la classification qui en dérive, le principe de sélection naturelle n’est l’opérateur d’aucun progrès, au sens propre du terme (Gould, 1997 ; Mayr, 2001). Le succès d’une forme vivante sur une autre ne renvoie jamais à quelque supériorité absolue, indépendante des conditions écologiques singulières dans lesquelles vit une population : il est toujours relatif à ces conditions variables dans l’espace et dans le temps. Aucune disposition ou organisation particulière, y compris la complexité de l’esprit ou du corps, ne garantit un succès dans la concurrence pour la survie et la reproduction. D’autant plus que bien d’autres mécanismes aux résultats contingents y jouent un rôle crucial, comme les migrations, les mutations neutres ou la dérive génétique."

    "On peut formuler les mêmes remarques à propos du naturalisme analogique d’aujourd’hui. Ces modèles se ramènent, en définitive, aux doctrines, classiques en sciences sociales depuis Gabriel Tarde, qui tentent de décrire la dynamique culturelle comme un processus de diffusion des idées par imitation. L’objectif est ici de rendre compte des mécanismes par lesquels telle ou telle idée ou pratique se diffuse dans un groupe social, sans établir quelque échelle de dignité entre elles."
    -Dominique Guillo, « Les usages de la biologie en sciences sociales », Revue européenne des sciences sociales [En ligne], 50-1 | 2012, mis en ligne le 15 juin 2015, consulté le 24 janvier 2024. URL : http://journals.openedition.org/ress/1194 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ress.1194



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