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    Alain Cottereau, Sens du juste et usages du droit du travail - une évolution contrastée entre la France et la Grande-Bretagne au XIXe siècle

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Alain Cottereau, Sens du juste et usages du droit du travail - une évolution contrastée entre la France et la Grande-Bretagne au XIXe siècle Empty Alain Cottereau, Sens du juste et usages du droit du travail - une évolution contrastée entre la France et la Grande-Bretagne au XIXe siècle

    Message par Johnathan R. Razorback Lun 27 Déc 2021 - 21:25

    https://www.ehess.fr/fr/personne/alain-cottereau

    "Durant le XIXe siècle, le fonctionnement et le succès des prud’hommes impliquaient l’occupation d’une place très originale, à distance des institutions publiques et des arrangements privés : le dispositif, centré sur la conciliation individuelle des conflits, mettait en œuvre les opinions de milieux professionnels, patrons et ouvriers, et les appelait à élaborer un consensus collectif tout en évitant les formes de publicité et de représentation collective ouverte. Suivant cette logique originale de publicité limitée, une sorte de droit coutumier, jamais formulé en principes, géré au jour le jour, a été instauré et maintenu en marge, et parfois en contradiction avec le système dominant de droit français." (p.101)

    "Tandis qu’en Grande-Bretagne, les lois statutaires de l’emploi resserrent l’assimilation des ouvriers à des serviteurs, jusqu’aux réformes législatives de 1866-1875, la France connaît une évolution exactement contraire : à partir de 1789, la jurisprudence consacre solennellement une stricte séparation entre d’un côté les relations d’emploi ouvrier, le « louage d’ouvrage », de l’autre les relations de service domestiques, le « louage de service ». Par la suite, une inversion jurisprudentielle et doctrinale intervient, à partir de 1866, qui tend au contraire à assimiler le « louage » des ouvriers au « louage de services », au moment même où en Grande-Bretagne commençaient à être remises en cause les Laws of Masters and Servants (employeurs et ouvriers)." (p.103)

    "En 1789, l’état de la jurisprudence française était marqué par une ambiguïté conflictuelle omniprésente : les ouvriers salariés, c’est-à-dire les ouvriers, artisans ou artistes « pour compte d’autrui » étaient traités tantôt comme « locateurs d’ouvrage », en positions de réciprocité marchande légitime avec leurs employeurs, tantôt comme des serviteurs, soumis à des obligations de subordination, ce qui excluait la légitimité du marchandage réciproque." (p.103)

    "La proclamation des droits de l’homme, les principes de liberté politique et civile, l’abolition de toutes les instances de régulation corporative, les fameuses lois Le Chapelier ne consacrèrent pas seulement des « libertés économiques » chères aux économistes classiques, et tout aussi chères aux anciens schématismes de la « Révolution bourgeoise ». Ces bouleversements proclamés furent vécus intensément comme une émancipation ouvrière effective, comme un triomphe des anciennes luttes morales, et comme la consécration
    d’une capacité effective de négocier équitablement avec les employeurs. Il ne s’agissait pas seulement de nouveaux droits civils formels, mais bien de nouvelles possibilités réelles, massivement utilisées. Ce que le langage plus courant de l’époque appelait une « révolution des mœurs ».

    L’aspect émancipateur du salariat ouvrier ne s’est guère traduit dans des textes ni dans des listes de nouveaux droits. Pour l’apprécier, il faut surtout suivre localement les jurisprudences avant et après 1789, et les situer dans les relations industrielles effectives. À ce moment-là, la table rase des anciennes régulations statutaires prend une signification très précise, dans chaque histoire locale. Dans le cas des soieries lyonnaises par exemple, l’abolition des anciens règlements et de leurs anciennes juridictions débouche sur un nouveau régime des relations entre négociants, ouvriers-chefs d’atelier, compagnons (salariés des ouvriers-chefs d’atelier) et apprentis. Dans tous les cas, la levée des entraves réglementaires aux départs et aux changements d’employeurs est utilisée comme une possibilité nouvelle de marchander équitablement les conditions de travail et de rémunération: les délais d’avertissement avant départ deviennent strictement réciproques, et la menace permanente de quitter pour des conditions plus favorables de rémunération permet aux chefs d’atelier et aux compagnons de maintenir un alignement sur les cours de « façon » (tarifs de main-d’œuvre, officieux ou officiels selon les époques) les plus favorables.

    Entre mille attestations de cette révolution des mœurs, une série de traces remarquables est constituée par les rapports et pétitions de patrons entre 1794 et 1804, lorsque après la Terreur, il fallut construire ou reconstruire un ordre industriel à partir des nouveaux principes. Les multiples lettres, pétitions, mémoires envoyés par les manufacturiers et leurs associations aux administrations locales ou nationales constatent tous un nouveau climat des relations de travail, pour le déplorer ou l’admettre : l’esprit de liberté qui a soufflé sur tous les rapports sociaux s’est imposé sur les lieux du travail, et rend impossible le retour aux anciennes règles de soumission. Les descriptions les plus vives viennent des manufacturiers qui demandent un retour aux anciennes règles du droit du travail. Dans ce cas, ils dressent un tableau désastreux de leur impuissance, face à « l’esprit de liberté » des ouvriers et réclament en conséquence l’appui de l’autorité pour rétablir d’anciens règlements, d’anciens usages, et, avec eux, « restaurer la subordination ». Des pétitions patronales expliquent même qu’il est dangereux pour l’intégrité physique d’un manufacturier de seulement évoquer les anciennes coutumes d’embauche et de renvoi.

    Les arguments et anecdotes rapportés par toutes ces pétitions établissent un contraste entre les anciennes limitations de la liberté de départ des ouvriers et la situation nouvelle instaurée depuis 1790. Sous divers langages d’approbation ou de désapprobation, ils explicitent comment d’anciennes jurisprudences de contrôle, chargées de maintenir l’obéissance, restreignaient la négociation interindividuelle, tandis que le nouveau régime donnait au contraire libre cours à la discussion sur un pied d’égalité. Certains exposent
    ainsi comment les ouvriers se livrent à des « chantages », c’est-à-dire comment ils menacent de quitter leurs employeurs si ceux-ci ne réalignent pas leurs conditions de travail et de salaire sur tel ou tel patron concurrent, plus favorable aux ouvriers." (pp.104-105)

    "Dans le domaine des lois et de la jurisprudence sur le droit de quitter, le contraste entre la France et l’Angleterre, de 1789 à 1875, est donc total : en Angleterre, la tradition de punition pénale des ruptures de contrat (pouvant aller jusqu’à trois mois de prison), lorsque des salariés (« servants ») quittent irrégulièrement leur employeur (« master »), s’accentue et s’étend, au moment même où en France la rupture de contrat ouvrier est dépénalisée radicalement et définitivement par la Révolution. Le contraste est encore plus frappant lorsque l’on examine comment, dans chacun des deux pays, le droit spécifique de l’emploi s’inscrit dans l’ensemble plus général des pénalités pour dettes. En Angleterre, la sanction pénale, et notamment l’emprisonnement pour rupture de contrat, n’était pas très différente de l’emprisonnement pour dette en général, du moins jusqu’au milieu du XIXe siècle [...]
    Cette vision morale est d’autant plus frappante qu’elle n’a jamais atteint une telle ampleur en France, où le malheur économique est généralement demeuré digne de respect et de compassion." (p.109)

    "Du côté anglais, une logique de la subordination industrielle fait préjuger sans vérification le bon usage du temps par les chefs manufacturiers. Du côté des prud’hommes français, un souci de l’équité des marchandages individuels conduit à compenser l’inégalité de situation économique par des procédures de réelle réciprocité dans les marchandages, réciprocité qui implique ici la prise en compte du temps perdu occasionné par la gestion des manufacturiers. Cette même dualité de logiques peut expliquer des fonctionnements opposés de la charge de la preuve dans les contestations de promesses verbales." (p.112)

    "Les emplois industriels de « journaliers », opposés aux emplois industriels d’« ouvriers » sont assimilables aux relations de « domesticité » ou « service » précisément dans la mesure où ils comportent une mise à la disposition de la volonté du maître, sans possibilité de discuter et évaluer des tâches à conduire. La distinction juridique « ouvrier/journalier » reprend d’ailleurs une distinction sociale évidente en milieu industriel : les « ouvriers » industriels méprisent les « journaliers » industriels en qui ils voient des « domestiques » ou « valets » soumis aux patrons, estimant tout comme les magistrats que ces « journaliers » ont abdiqué leur indépendance. Statistiquement, les « journaliers » comptent pour environs 10 % des salariés industriels à la fin du Second Empire." (p.114)

    "C’est seulement plus tard, des années 1860 aux années 1880, qu’intervint un changement de jurisprudence, accompagné d’un changement des doctrines juridiques. La hiérarchie judiciaire, puis une partie des patronats et de leurs organisations, menèrent une offensive pour considérer tout engagement ouvrier comme un engagement de soumission aux ordres des industriels. L’offensive vint notamment des compagnies de chemins de fer, bien plus que du secteur manufacturier. En doctrine s’imposa bientôt l’idée que l’engagement ouvrier était un engagement « de service industriel ». On établit une équivalence entre « louage de service industriel » et la nouvelle expression « contrat de travail ».

    À partir des années 1880, cette doctrine s’imposa dans les jurisprudences, en commençant par le haut de la hiérarchie judiciaire. Elle s’étendit ensuite davantage par voie d’autorité que par conviction, à l’occasion des recours en appel contre les conseils de prud’hommes et les justices de paix. D’un point de vue comparatif, le droit français de l’emploi ouvrier se rapproche alors seulement du droit anglais. Désormais, l’ouvrier français redevient une sorte de « servant », qualité que l’émancipation révolutionnaire avait rejetée avec horreur. En contrepartie des contraintes de soumission, l’ouvrier devient objet de protection législative et support de représentation syndicale légale. En Angleterre, la convergence provient au contraire d’une libéralisation : les sanctions pénales aux ruptures de contrat sont abolies, ce qui achève l’évolution vers une justification purement contractuelle des relations de « master and servant »." (p.115)

    "La « conciliation » supposait que les parties en désaccord étaient invitées par les « conseillers » prud’hommes à réévaluer elles-mêmes leur situation jusqu’à trouver une solution acceptable par tous les points de vue en présence. Elle présupposait une « capacité de juger » des ouvriers comme des patrons, sous les conditions institutionnelles organisées en conséquence : les prud’hommes n’étaient pas exactement « à majorité patronale » jusqu’en 1848, comme il a été trop souvent écrit. Ils relevaient d’une sorte de suffrage censitaire interne aux milieux ouvriers comme aux milieux manufacturiers. Mais surtout, ils fonctionnaient presque toujours au « consensus de justice », non seulement entre conseillers, mais aussi entre justiciables. Un « consensus » toujours visé, souvent atteint. Ce que symbolisait et organisait à la fois les « bureaux particuliers » de conciliation, sortes de première instance où se réglaient 80 à 100 % des litiges enregistrés : ils étaient obligatoirement composés d’un patron et d’un ouvrier, alors que les organes de conciliation d’Ancien Régime, beaucoup moins sollicités et beaucoup plus controversés, ne comportaient le plus souvent que des « maîtres »." (p.117)
    -Alain Cottereau, « Sens du juste et usages du droit du travail : une évolution contrastée entre la France et la Grande-Bretagne au XIXe siècle », Revue d'histoire du XIXe siècle [En ligne], 33 | 2006, mis en ligne le 01 décembre 2008, consulté le 21 décembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/rh19/1148 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rh19.1148



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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


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