"Certains pourraient objecter que les nazis ignoraient ce qu’ils faisaient, qu’ils étaient les instruments d’un mouvement historique ou de dynamiques structurelles les dépassant complètement, et que donc toute étude des intentions resterait superficielle. C’est toutefois se méprendre sur la nature des processus sociaux que de leur ôter leur part cognitive. Les hommes n’agissent jamais qu’en vertu de leurs représentations, et c’est le modèle qu’ils ont du monde qui les instruit de ce qu’ils peuvent ou doivent faire. Ils se représentent les forces en jeu autour d’eux qui sont principalement formées des intentions des autres acteurs. Lorsque leur modèle est inadapté à ces forces, ils ne parviennent guère à agir. C’est ainsi qu’un voleur aurait tort de croire être séparé de la fortune par des coffres, des murs et des serrures, alors qu’il n’en est tenu à distance que par des hommes. Les réalités matérielles transitent entièrement par les réalités sociales qui sont formées d’intentionnalités. Les nazis n’échappent pas à cette règle générale, et leur stupéfiant succès, interrompu par les seuls événements militaires, indique que leur vision des choses était hautement compatible avec leur époque. [...]
l’extermination des juifs, l’assassinat des soldats russes délibérément exposés sans nourriture et sans soins à la faim et au froid, la tuerie des tziganes, l’exécution des communistes, des handicapés et des homosexuels, n’étaient pas encore, mis ensemble, le tout d’une boucherie générale programmée jusqu’aux frontières extrêmes de l’Orient. Autrement dit, l’extermination ne se serait pas interrompue à la mort du dernier juif en Europe.
Il y a pire encore. Cette immense intention exterminatrice, qui ne se réduit ni à retrouver l’orgueil après l’humiliation de Versailles, ni à extirper les populations juives de la surface de la terre, n’est pas un hapax, une réalité isolée, produit d’une génération spontanée, et dont il suffirait, pour l’empêcher de se reproduire, d’écarter les deux racines admises, celle de l’idéologie antisémite et raciale, et des traités revanchards. Car les nazis n’ont rien inventé, je le crains, hormis un modus operandi industriel. Les sources sont vastes et profondes. Se mettre à l’écoute des nazis permet de les identifier. Elles sont présentes au cœur de la civilisation occidentale."
"Le but de ce livre est de comprendre les intentions du nazisme, de décrire les racines culturelles qui l’ont rendu possible et si malaisé à combattre, en mesurant la part – réduite comme on va voir – de ses inventions. Il ne s’agit pas de nier que sa synthèse des sources qui le précèdent soit unique, ou que le type de mise en œuvre qu’il effectue soit original, mais de constater que les éléments essentiels qui le constituent sont présents avant sa naissance et que la plupart sont toujours vivaces."
"Cette idéologie qui n’est pas née en Allemagne, mais qui s’y est appliquée avec rage, est aussi réelle que sont fantasmatiques ses justifications et son objet. Elle n’est pas isolée, mais s’inscrit dans une thématique qui a trouvé dans le nazisme son interprétation la plus ample à ce jour. Les composantes du système cohérent auquel elle appartient, qui sont chacune périlleuse, s’étaient déjà combinées avant lui de manière partielle, mais jamais avec innocuité. Elles sont, à tout moment, susceptibles de se recombiner encore.
Leur liste, telle que je me propose de la décrire ici, pourrait être initialement formulée comme suit, sans ordre particulier : suprématisme racial, eugénisme, nationalisme, antisémitisme, propagandisme, militarisme, bureaucratisme, autoritarisme, antiparlementarisme, positivisme juridique, messianisme politique, colonialisme, terrorisme d’État, populisme, jeunisme, historicisme, esclavagisme. Il faut y ajouter deux éléments essentiels, qui ne disposent pas de nom. Les néologismes que je suggère pour eux sont « anempathisme » et « acivilisme », désignant respectivement l’éducation à n’accorder aucun sentiment à la souffrance d’autrui, et l’absence de toute protection spéciale accordée aux populations civiles dans les opérations militaires ou policières."
"[Je désignerais] par « civilisation occidentale » la culture présente en Europe et dans celles de ses colonies où des Européens et leurs descendants sont devenus majoritaires ou culturellement dominants, en y incluant les Amériques, la Russie et l’Australie."
"La Convention de 1948 sur le Génocide fut l’occasion d’un improbable consensus entre acteurs venant des horizons les plus opposés, mais s’accordant pour élaborer un concept étroit qui ferait du nazisme un phénomène incomparable et surtout serait inapplicable par ricochet aux vainqueurs de 1945. Soviétiques et communistes avaient exigé et obtenu que le massacre de catégories sociales, par opposition à des groupes « ethniques, raciaux ou religieux », soit écarté. Les États-Unis, préoccupés d’une relation possible avec l’hécatombe des Indiens, conditionnèrent leur accord, dont la ratification ne leur demanda pas moins de quarante ans, à la notion d’intention « systématique et délibérée » de la part d’une autorité gouvernementale, pour exclure les actes des foules et des particuliers, ainsi que l’élimination de groupes ethniques par défaut de secours médicaux ou privation de ressources économiques. Plus généralement, l’ensemble des puissances coloniales approuvait une conception qui les mettait à l’abri d’un recours contre leurs propres pratiques les plus inhumaines."
"L’extermination, y compris dans ses pires modalités, ne leur était pas exclusivement réservée. Les tziganes (roms) l’ont subie avec elles, les populations slaves aussi et de manière très massive. Russes et turco-mongols auraient suivi."
"L’antijudaïsme avait séparé les juifs de la société chrétienne bien avant la ghettoïsation, et cette ségrégation avait induit une division du travail. À partir de Charlemagne, en effet, un groupe social et religieux que rien ne prédisposait plus que d’autres au commerce se vit confier, par un accord exprès entre l’empereur d’Occident et le calife, tacitement reconduit par leurs successeurs, la restauration du lien commercial rompu entre deux empires adverses mais économiquement indispensables l’un à l’autre. Alors que, ou plutôt parce que la Méditerranée était devenue « un lac musulman sur lequel aucune planche chrétienne ne pouvait plus flotter » (Pirenne) et que les marchands traditionnels étaient désormais personae non gratae sur l’un ou l’autre des territoires, il avait fallu recourir à des neutres. Les juifs, qui avaient soutenu l’islam contre la Perse, puis en Espagne, avaient été sans doute majoritaires parmi les tribus yéménites puis chez les monarques berbères, et s’étaient installés sur toutes les terres de l’ancien Empire romain d’Occident, se trouvaient idéalement placés pour remplir un tel rôle. Le réseau existant de correspondances talmudiques, uniquement théologique et juridique jusqu’alors, servit de point d’appui aux échanges entre l’Est et l’Ouest. Le succès de cette opération fut tel qu’une monarchie turque importante, celle des khazars de Crimée, se convertit au judaïsme pour bénéficier à son tour du statut de neutralité."
"Les élites juives se confinèrent ainsi dans les professions que nous appellerions aujourd’hui tertiaires, à commencer par le grand commerce, la banque, la médecine et plus généralement les professions intellectuelles, y compris la prêtrise (dans ce dernier cas bien entendu à leur usage exclusif). Il faut en effet préciser qu’il s’agit des élites, car rien ne permet de supposer que la spécialisation économique, qui est à distinguer de la ségrégation, ait concerné de la même façon les pauvres."
"Lorsque la seconde révolution industrielle arriva, l’équilibre n’était plus tenable. L’économie avait cessé d’être agraire. Le secteur tertiaire commençait à surplomber tous les autres. De manière assez rapide, involontaire et imprévisible, les élites de communautés très minoritaires passèrent de la périphérie au centre du système. Des professions tertiaires, jadis auxiliaires, acquéraient un poids nouveau. Alors que la première révolution industrielle s’était seulement accompagnée d’une libéralisation générale, entraînant incidemment l’émancipation juridique des juifs, sans bouleverser la répartition des rôles, la seconde révolution industrielle ouvrait à un monde neuf. On vit l’émergence de la presse de masse, des grands magasins, la multiplication des universités. Le développement économique rendait nécessaire celui des professions juridiques. Les banques, qui orientaient les flux financiers vers les infrastructures ferroviaires et navales et vers les grandes entreprises qui se créaient désormais, devenaient le cœur de l’économie. Les juifs n’eurent en aucune façon le monopole de ses activités, mais les siècles de spécialisation antérieure les prédisposaient sans conteste à y prendre une place de premier plan ou à étendre celle qu’ils y avaient déjà prise, tandis que l’émancipation leur permettait aussi de se répartir dans les autres professions qui leur étaient autrefois interdites."
"Les personnes les plus désireuses de se substituer aux juifs dans les emplois très récemment devenus les plus intéressants ou les plus lucratifs, de concert avec les nationalistes brûlants, les accusèrent peu à peu de maux souvent inusités et profondément contradictoires. En l’espace de quelques décennies, une boule-de-neige d’insultes s’amplifia jusqu’à l’avalanche.
On les disait ploutocrates sans cœur s’ils étaient riches ; vagabonds puants s’ils étaient pauvres (c’est-à-dire la majorité d’entre eux) ; corrupteurs de la langue et de la jeunesse s’ils étaient journalistes, écrivains ou professeurs ; pervers irrévérents s’ils étaient artistes ; diviseurs de la Nation s’ils étaient libéraux ; ennemis de l’État s’ils étaient socialistes ; adversaires du genre humain s’ils étaient communistes ; hypocrites et traîtres s’ils étaient patriotes ou dans l’armée ; sangsues s’ils étaient avocats ou banquiers ; affameurs ou agioteurs s’ils étaient commerçants ; meurtriers du Christ s’ils pratiquaient leurs cérémonies ; espions s’ils traitaient leurs affaires avec l’étranger. Tandis qu’on les disait aussi d’une puissance inouïe, membres de sociétés secrètes, capables de manipuler les parlements et de corrompre tous les ministres, de déterminer la politique étrangère des gouvernements rivaux ; et, en même temps, paresseux, lâches, obséquieux, serviles, dépourvus de parole, avares, voleurs, meurtriers d’enfants, empoisonneurs, violeurs et maquereaux, sanguinaires, claniques, occultistes, menteurs invétérés, expansifs jusqu’à la vulgarité, secrets, dépravés, mesquins, petits, envieux, laids et maladifs."
"Le monde regorge d’idées et, à Vienne, carrefour de la pensée plus encore que Paris, elles sont offertes à qui veut les découvrir. Des principes qu’[Hitler] va embrasser, les plus anciens sont, bien sûr, le colonialisme, la grande affaire européenne depuis la découverte de l’Amérique ; l’esclavagisme son compagnon de toujours ; le nationalisme qui remonte à la Révolution française, mais s’est amplifié par une réaction en chaîne partout en Europe ; et le militarisme, héritage historique commun à la France et à la Prusse. Plus récemment, le messianisme de Bonaparte a trouvé sa figure « völkish » dans le nouveau mythe du « Kaiser caché ». L’autoritarisme s’est élevé sous Bismarck en alternative crédible à la démocratie. Le bureaucratisme développé par les monarchies russe, autrichienne et prussienne, s’il a fait sourire Gogol, passe pour efficace et rationnel. Le populisme est universellement porté par toutes les formes de socialisme et les droites s’efforcent de trouver un moyen de l’intégrer comme Napoléon III l’a tenté en France. L’historicisme, commun au positivisme et au marxisme, est peut-être l’essence de l’esprit moderne. La forme juridique du positivisme autorise la promulgation de n’importe quelle loi, fût-elle la plus folle, pourvu qu’elle émane d’un parlement. Le jeunisme romantique fait rêver d’un monde débarrassé de ses lourdeurs de classe, dans lequel le moindre enthousiasme emporte vers l’héroïsme. Le terrorisme d’État, certes, lui-même une ancienne invention française, mais perfectionnée depuis peu par la Russie tsariste, commence à ne plus choquer personne."
"Ayant inventé l’antisémitisme scientifique, économiste, pondéré dans son ton, réprimant l’expression d’une haine réservée au contenu, il prétendrait pour un peu obtenir l’assentiment des juifs eux-mêmes, dont il admire « l’intelligence supérieure », si du moins il avait pris soin de parler d’eux au pluriel, plutôt que de désigner « le Juif » comme étant personnellement responsable de tous les maux. Il décrit les juifs comme ayant établi la plus ancienne et la plus vaste multinationale du monde, une entreprise monopolistique qui lui fait obstacle et qu’il entend s’approprier par une sorte d’OPA hostile, après avoir convaincu une masse des petits porteurs. Ford analyse sa cible avec la froideur attendue d’un grand industriel qui prépare un « proxy fight », mettant en lumière ses forces et ses faiblesses, ses actifs cachés, et le bénéfice qu’il y aurait à s’en rendre maîtres en en chassant les fondateurs. Il lui donne le nom de « All-Judaan », tiré des Protocoles des Sages de Sion. Son siège est, dit-il, à Londres, après avoir été à Paris, et se prépare à se transporter à New York."
"Les historiens, jusqu’ici, ne sont pas parvenus à retracer de vraisemblables gratifications versées par Ford au Parti nazi, sauf pour un « cadeau d’anniversaire » au Führer d’un montant de 35 000 reichsmarks attribué par sa filiale allemande en avril 1939. Mais ils savent que l’industriel reçut la plus haute décoration que l’Allemagne nazie pût décerner à un étranger, la Grand-croix de l’Aigle allemand, et qu’il était depuis le début considéré en Allemagne comme une idole du fascisme11. Ils savent aussi qu’Hitler, peu enclin à la sentimentalité, n’avait dans son bureau qu’un seul portrait, et que c’était celui d’Henry Ford, comme le rappelle l’article du New York Times placé en exergue de ce chapitre. Ils observent que le fordisme fut une des sources d’inspiration de la réorganisation industrielle nazie, et que le rôle joué par les entreprises Ford, aux côtés – il est vrai – de General Motors, dans le développement de l’industrie automobile allemande, tant militaire que civile, non seulement fut critique, mais encore se prolongea sous des formes indirectes après qu’il était devenu illégal. IG Farben, la première source de financement privé du Parti nazi et futur exploitant12 du camp de travail d’Auschwitz-Monowitz, avait pour administrateur de sa filiale américaine Edsel Ford (fils unique d’Henry) et était le second actionnaire de Ford-Werke. Celle-ci livra des véhicules de transport de troupes à la Luftwaffe à partir de 1939, la maison mère ayant commencé à expédier dès 1938, pour assemblage à Cologne, un millier de poids-lourds destinés à l’invasion de la Tchécoslovaquie (mars 1939). En septembre 1939, date de l’entrée en guerre de la Grande-Bretagne et de la France, un montage de précaution fut opéré pour faire transiter les livraisons militaires de Ford-Werke, qui comprenaient désormais munitions et pièces détachées d’avions, par une société-écran contrôlée par son propre directeur général. En juin 1940, Ford US (Dearborn) renonçait à un contrat de sous-traitance des moteurs Rolls-Royce pour la Royal Air Force, à la demande du haut commandement allemand. En août 1940, Maurice Dollfuss, directeur général de Ford France, adressait au siège américain un rapport de satisfaction relatif aux livraisons à la Wehrmacht par les usines de Poissy, Asnières, Bordeaux et Bourges. Le 1er janvier 1941, le Frankfurter Zeitung publiait une publicité vantant la présence « des véhicules de Ford Allemagne durant les campagnes militaires de Pologne, Norvège, Hollande, Belgique et de France » et soulignait que « les véhicules de Ford Allemagne étaient les serviteurs fiables du courageux soldat »."
"La Disparition de la Grande Race ou Les Bases Raciales de l’Histoire Européenne (1916)16 a pour auteur Madison Grant, l’un des fondateurs de l’eugénisme et du suprématisme racial scientifique. Aucune des idées reçues par le nazisme n’était neuve. Elles n’étaient pas non plus nouvelles quand elles ont été exprimées par ceux qui les lui ont transmises. Une longue tradition de suprématisme racial s’était développée depuis au moins Joseph Arthur de Gobineau18, rectifiée et popularisée par Houston Stewart Chamberlain, un auteur introduit par son disciple Guillaume II dans les manuels scolaires."
"L’idée-force de Madison Grant est de réduire les phénomènes historiques à un sous-jacent strictement racial, les aspects anthropologiques et culturels étant secondaires ou dérivés. Remarquons qu’elle est compatible avec le nationalisme à condition seulement de confondre la Nation et la race, ce qui constitue précisément une des ambitions d’un nazisme désireux d’étendre la « Nation allemande » à la « race nordique » tout entière. Elle va normalement de pair avec l’eugénisme, puisque l’élimination des hérédités déficientes (races inférieures ou infirmités) concourt à consolider la race sélectionnée. Dans le cas particulier de Grant, elle s’accompagne de l’écologie, en tant que politique de préservation de l’environnement naturel et des espèces contre les pollutions ; et s’oppose à l’esclavagisme au motif que celui-ci tend à l’importation « dysgénique » de races étrangères dans l’habitat de la race supérieure. Hitler aima l’écologie, mais, à la différence de Grant, voulut une Allemagne où retour à la nature, nudisme, sport, hygiène et culte de la santé, n’écartent pas la soumission esclavagiste d’autres races, telles que les Ukrainiens.
Alors que ses prédécesseurs accordaient encore un rôle fondamental à la nationalité et à la langue, au lieu de la seule race, Grant observe que les trois sont rarement congruents. La race ne peut être ni définie ni repérée sur des critères linguistiques, comme l’avaient fait ceux qui s’étaient fondés sur la protolangue indo-européenne24 pour découper une race « aryenne ». Elle doit l’être sur la base d’invariants anatomiques, qui sont censés signaler aussi des invariants au plan mental. D’où l’importance accordée à l’anthropométrie, la craniologie et toute technique de mesure des variétés physiques humaines."
" [La théorie de Grant] est un modèle formellement bien construit, qui s’appuie sur des observations favorables, recueillies par des savants eux-mêmes enclins au suprématisme civilisationnel ou racial. Elle n’a pas alors été démentie par des observations contraires systématiquement rassemblées. Elle s’étaye sur un découpage taxinomique qui, s’il sera écarté plus tard, n’est pas, a priori, incohérent, et correspond à des schèmes idéologiques présents même chez les adversaires du suprématisme. Elle incorpore le dernier état de la théorie de l’évolution dont elle utilise les résultats sans les contester. [...] Dès lors, le fait que nous ayons toutes les raisons de nous réjouir de l’élimination des théories de Grant ou de celles qui lui sont associées et que nous puissions en repérer à présent les faiblesses si nombreuses qu’il n’en reste à peu près rien, ne nous autorise pas à les ramener rétroactivement à de simples vaticinations de fanatiques ou au délire de déments. [...] Elles sont néanmoins entourées alors de toutes les marques institutionnelles de la reconnaissance scientifique, et peuvent passer à l’époque pour obéir aux règles protocolaires exigées. [...] Ces théories nous mettent aujourd’hui en demeure de manifester la plus grande circonspection en matière de « vérité » scientifique."
"Les suites institutionnelles de son œuvre ont été considérables aux États-Unis, dans tous les domaines auxquels il s’est intéressé, qu’il s’agisse de la préservation des bisons, des baleines, de l’aigle chauve, et autres espèces végétales ou animales menacées, de la fondation du zoo du Bronx, du contrôle des armes personnelles, de la stérilisation de masse, du renforcement des quotas d’immigration ou de la justification des thèses du Ku Klux Klan légitimant le lynchage39. Ses travaux étaient célébrés dans les universités, lus au Congrès, repris dans la presse, mentionnés dans les romans à la mode, comme le Great Gatsby. Cette personnalité profondément anempathique s’attirait la sympathie des plus grands hommes politiques, savants ou philanthropes du pays. Il n’était, évidemment, si hautement fréquentable que parce qu’il représentait les idées d’une certaine Amérique, qui fut l’Amérique dominante au moins jusqu’à Pearl Harbor."
"Ce que l’Allemagne rejeta, l’Amérique y était disposée. Quelque 60 000 Américains au moins, et vraisemblablement bien davantage, furent victimes d’une stérilisation contrainte, parce que tenus pour inadaptés à un titre ou un autre, en vertu d’une législation introduite dans 27 États à partir de 1907, sanctionnée par la Cour Suprême, visant à terme 14 millions de personnes aux États-Unis et qui ne prit fin qu’en 1956. [...] Partout on visait les « classes délinquantes » : l’idée de causes sociales de la pauvreté et du crime ayant été catégoriquement rejetée, dans un contexte où la fortune était réputée strictement corrélée au mérite (sauf dans le cas des juifs), on s’attaquait aux racines génétiques de la misère. La stérilisation obligatoire, censée concerner les « faibles d’esprit », définis comme « fous, idiots, imbéciles ou épileptiques », permettait en pratique aux autorités d’inclure à peu près n’importe quel type d’handicapés ou d’inadaptés sociaux, les marginaux, les analphabètes, les sans-abri, les criminels. Il arrivait que des jeunes gens simples ou des originaux en soient l’objet. La loi ne prévoyait pas de recours ni l’information des victimes sur la nature de la chirurgie qui leur était infligée. Celle-ci, dans certains États, comprenait l’émasculation. L’Indiana avait adopté son texte en premier, mais c’est la Californie qui appliqua le sien avec le plus de ferveur. [...] En partie [sous l'influence de Grant], des dispositions raciales furent parallèlement adoptées ou renforcées, qui restèrent en vigueur jusqu’en 1967. Elles obligeaient, sous peine de prison, à déclarer sa race à l’État-Civil. Le mariage interracial devenait un crime. La Virginie lui appliquait la règle dite « une seule goutte » qui assignait la « couleur » à toute personne ayant eu un quelconque ancêtre de race non blanche, c’est-à-dire d’une manière bien plus rigoureuse que les lois de Nuremberg définissant la judéité : « Le croisement d’un blanc et d’un nègre, avait écrit Grant, est un nègre » [...]
La Grande-Bretagne [échappa à l'eugénisme obligatoire] suite à la campagne menée par G.K. Chesterton contre la proposition de loi introduite en ce sens, en 1913, par Winston Churchill."
"En partie [sous l'influence de Grant], des dispositions raciales furent parallèlement adoptées ou renforcées, qui restèrent en vigueur jusqu’en 1967. Elles obligeaient, sous peine de prison, à déclarer sa race à l’État-Civil. Le mariage interracial devenait un crime. La Virginie lui appliquait la règle dite « une seule goutte » qui assignait la « couleur » à toute personne ayant eu un quelconque ancêtre de race non blanche, c’est-à-dire d’une manière bien plus rigoureuse que les lois de Nuremberg définissant la judéité : « Le croisement d’un blanc et d’un nègre, avait écrit Grant, est un nègre ».
C’est dans ce contexte que Grant développa sa science et acheva de convaincre le Congrès de restreindre durablement des neuf dixièmes le flux migratoire aux États-Unis, par le Quota Act de 1921 puis l’Immigration Act de 1924, et de réserver les quotas aux candidats de race nordique dotés d’une santé irréprochable. Cette politique suscita chez Hitler une admiration fortement exprimée dans son Second Livre (1928), mêlée d’une profonde inquiétude : l’Amérique serait constamment renforcée ainsi par l’immigration sélective des meilleurs éléments de la race germanique quittant une Allemagne souffrant alors de retard économique.
Le résultat réel fut plutôt un afflux imprévu des noirs du Sud vers les États du Nord où ils venaient remplir le type d’emplois que les nouveaux immigrants occupaient autrefois. Le déplacement provoqua une vague de racisme dans les régions qui l’avaient naguère combattu. Ces événements finirent de convaincre Grant que son œuvre resterait inachevée tant que des africains seraient en Amérique. Il ne doutait ni du formidable appétit des hommes noirs pour les femmes blondes, ni de la frénésie sexuelle déclenchée chez celles-ci par la présence d’un homme noir ; et ne voulait à aucun prix que la destruction de la civilisation blanche, commencée en France par une promiscuité affichée entre les deux races, ne s’étendît aux États-Unis en dépit de la sévérité des lois ségrégationnistes auxquelles il avait tant contribué."
"Hitler [...] est un positiviste au sens d’Auguste Comte, et reproche hautainement à son entourage (notamment à Rosenberg, Himmler et Streicher) une certaine régression vers des thèmes mystiques, ascientifiques et confus, entend s’appuyer entièrement sur cette réalité et sur cette science."
"La race s’est réintroduite, certes, sous des modalités affaiblies, en génétique des populations. Cette dernière utilise la notion « d’haplogroupe » qui est un ensemble de types de gènes (ou plus précisément d’allèles) couramment placés en correspondance avec les groupes ethniques chez lesquels ils possèdent une prévalence. Bien que ce ne soit pas le vœu de la plupart des chercheurs."
"Hitler lui-même était très conscient de ce que « l’Amérique ne se serait pas faite sans le massacre des Peaux-Rouges ». C’est ce qu’il expliqua notamment à Erich von Manstein, son grand stratège, qui n’avait pas bien compris ce qu’il entendait par « guerre totale » à l’Est.60
La conquête de l’Est est un domaine où apparaissent nettement les conséquences du modèle américain de Hitler, tant au point de vue idéologique que pratique. Il va sans dire que conquête de l’Est et conquête de l’Ouest sont extrêmement différentes, ne serait-ce que du fait de leur date, de leur durée, des densités démographiques, de la nature des belligérants, de leur mode de planification et de leur résultat ; au point que le rapprochement n’a pas toujours été effectué et que, lorsqu’il l’a été, il s’est heurté à une argumentation puissante de la part de ceux qui avaient tous les motifs de rejeter le moindre point commun avec un adversaire honni. Ce n’est pas du tout mon but d’assimiler les deux conquêtes, et moins encore de justifier les exactions par leur dilution dans un phénomène présenté comme universel. Il reste que Hitler avait expressément l’Amérique à l’esprit en construisant ses ambitions, que les fondements idéologiques étaient analogues, que certaines pratiques d’extermination étaient du même type, et que la psychologie collective des populations impliquées n’était pas sans rapport."
"En tant qu’homme des Lumières, féru d’ethnographie indienne, [Thomas Jefferson] cherchait sincèrement, selon toute apparence, à combattre ses propres préjugés et s’interdire vis-à-vis des indigènes le suprématisme simple qu’il éprouvait envers les esclaves noirs. Mais en tant qu’acteur majeur de l’Indépendance et troisième président, il n’était pas question pour lui que des considérations humanitaires relatives à des peuples condamnés par l’histoire vinssent entraver l’existence et le destin des États-Unis. Les mesures d’appropriation et de refoulement lui paraissaient suffisamment justifiées. Il passait d’un idéalisme candide à une volonté d’extermination (le mot est de sa plume), du songe éveillé décrivant des Indiens entièrement assimilés, partageant volontairement leurs terres dont ils n’avaient pas assez d’usage afin d’en tirer un profit, à la rage de « les tuer tous »."
"Le sentiment nationaliste, antisémite et pro germanique était si bien entretenu que l’application des lois d’immigration fut resserrée pour empêcher un afflux, même modeste, de réfugiés juifs ou antinazis pendant toute la période où il aurait été possible d’en accueillir, à savoir au moins jusqu’à l’extrême fin de l’année 1941, alors que l’extermination était connue des autorités. Conformément aux règles introduites à l’instigation de Madison Grant, et dans le cadre des quotas limités accordés aux non aryens, les candidats devaient encore prouver qu’ils disposaient des moyens autonomes de vivre aux États-Unis, sans y prendre un emploi en concurrence avec un citoyen, et produire un certificat de bonne conduite établi par la police de leurs lieux de résidence durant les cinq dernières années, un document malaisé à obtenir de la Gestapo. Afin de réduire la marge d’appréciation discrétionnaire des consulats, instruction fut donnée, en 1940, par le Département d’État d’écarter tout candidat dont il ne pourrait être établi qu’il ne puisse devenir, même par le jeu d’un chantage, un agent de l’étranger. Avec le soutien du comité de la Chambre des Représentants chargé des Activités Non-Américaines, l’assistant secrétaire d’État Breckinridge Long parvint à assécher l’octroi de visas depuis les pays sous contrôle nazi, au point de laisser vacants 190 000 droits d’entrée de la fin 1941 à 1945. Roosevelt, inquiet du risque d’une « Cinquième colonne » et tenu par le Congrès, donna son aval. Charles Lindbergh et ses amis avaient atteint leur but."
"L’armée des Émigrés comptait 140 000 hommes. Les armées de la révolution, en 1794, en comptèrent jusqu’à 1,5 million (dont la moitié au moins était opérationnelle sur le champ de bataille). La guerre nationale faisait entrer dans un nouveau monde qui ne laissait plus de choix aux autres belligérants. Ce fut la course universelle à la Nation. Elle se poursuit toujours.
La réaction en chaîne se manifesta d’abord par la nationalisation des armées étrangères. En 1798, l’armée prussienne, qui recensait une moitié d’étrangers, décida d’en diviser par deux le nombre. Mais surtout la Prusse s’attelait à prospecter la Nation. La monarchie absolue en France avait unifié sous elle un territoire dont on pouvait prétendre qu’il était habité par un peuple identifié. Le sol morcelé du centre et de l’Est européen, ne se prêtait pas à une telle image. On ne disposait d’autre filon que la linguistique et l’ethnographie pour trouver la Nation allemande dont le caractère le plus visible, en deçà des frontières qui la fractionnaient, était la langue."
"Herder peut être considéré comme l’initiateur du relativisme culturel. Il est le premier à affirmer que la pensée est conditionnée par le langage, sans renvoyer à des hypostases, et n’acquiert de sens que dans l’usage des mots. Il rejette l’idée classique d’un sens commun universel, au profit d’une pluralité de façons de voir et vivre le monde irréductibles l’une à l’autre, et séparées dans l’espace ou se succédant dans le temps. On conçoit, dans ces conditions, combien subtil est son « nationalisme » embryonnaire qui se présente comme un cosmopolitisme, délivrant toute Nation de l’obligation de justifier son existence, ses particularismes ou sa forme de vie. Ce spécialiste de poésie hébraïque, résolument antiraciste, anticolonialiste, attribuant toutes les différences entre les hommes aux spécifications communautaires de leur langue et de leur culture, contribua grandement à influencer par ses travaux les penseurs désireux de définir l’identité germanique."
"Fichte tira de Tacite l’idée que les peuples germaniques se sont divisés en deux branches, l’une qui aurait conservé sa langue et sa terre d’origine, l’autre qui se serait romanisée. La première formait l’Allemagne et la seconde la France qui aurait repris contre la première la démarche agressive des Romains. Je n’entrerai pas dans l’argumentation de Fichte, un auteur à l’ordinaire moins engoncé dans une conceptualisation en l’occurrence à peine intelligible, car seul importait l’appel lancé à l’unification de l’Allemagne par la voie scientifique et pédagogique, contre l’idéologie impérialiste des Français. Le propos portait en germe, et bien qu’esquissés à titre accessoire, plusieurs thèmes réappropriés par le nationalisme hitlérien : le peuple allemand comme « peuple souche », l’inclusion des scandinaves, l’exclusion des slaves incapables d’avoir constitué une unité « significative », la possession de vertus héroïques comprenant la résistance et la supériorité militaire. Un autre thème, lui aussi laissé sans développement, autorisa ultérieurement la liaison cruciale avec le romantisme : la manière propre au peuple allemand d’habiter sa terre originaire. [...] La terre natale, ancestrale, était le lieu unique de « l’authenticité ». C’est là que, par une alchimie historique, s’étaient formés conjointement la langue allemande originaire et depuis fondamentalement inaltérée, et l’homme allemand, la façon allemande d’être dans le monde, de le faire sien, de tourner la nature en paysage, de le consacrer, d’y travailler debout et de s’y montrer discipliné pour toujours rester libre. Un homme sans cette racine, sans cette immédiateté, pouvait bien y venir. Mais qu’il se grime en boutiquier allemand, comme un Juif, ou qu’il arrive en conquérant comme un Français, il ne serait jamais qu’un visiteur. L’union de l’homme allemand, du pays allemand, de la langue allemande, est inaccessible à qui apprend l’allemand comme une seconde langue, quand même son apprentissage se serait répété pendant des générations, et reste hors de portée des Francs, des Wisigoths d’Espagne, et des Lombards qui ont perdu leur langue à jamais. L’Allemagne n’est pas pensée comme un territoire, pas même comme un peuple, mais comme l’esprit du peuple allemand, le Volksgeist, un être vivant apte à se dire en musique, en légendes, en enchantement des rivières, comme par ses héros, un être communautaire, qui assigne à chacun sa place naturelle d’autant plus élevée que son enracinement et sa vertu possèdent plus de titres, car le titre est la marque de ce qui est authentique. L’Allemagne pouvait dévorer ceux qui s’attaqueraient à elle, jusqu’à les conquérir à leur tour, mais son centre ne saurait se déplacer. C’est cet édifice philologico-poétique que la philosophie allemande couronnait de son inimitable chef-d’œuvre, la dialectique : les esprits enfermés dans leur singularité avaient cru que la division territoriale de l’Allemagne la limitait, eux qui possédaient des Nations déjà formées. Ils n’avaient pas prévu un retournement réduisant leurs Nations particulières à des naines enfermées dans des frontières étroites, face à la Nation allemande réunifiée et en voie de l’être davantage, animée de son Volksgeist, incarnation plus universelle de l’Esprit conscient de lui-même, enfin réalisé dans toute sa vérité étatique et militaire."
"Le nationalisme est un point aveugle de la pensée de Marx. Ayant ramené l’histoire à la lutte des classes, et dérivé tout phénomène social à partir d’elle, ce fut l’impossible tâche de ses successeurs, Kautsky, Bauer, Lénine et Staline, de rattacher les deux problématiques. La théorie dominante chez les historiens retient la thèse, tirée de ces derniers auteurs, selon laquelle l’émergence du capitalisme serait une précondition de l’émergence du nationalisme. Mais l’antériorité du capitalisme n’en fait pas une précondition, puisque les nationalismes ont été au contraire indifféremment capitalistes ou socialistes. L’argument d’un capitalisme détachant les populations des anciennes solidarités locales et formant une société plus abstraite à la recherche d’une nouvelle identité est inapplicable à la France du XVIIIe siècle restée profondément rurale. [...] L’essor de l’imprimerie, pas plus que le capitalisme, deux éléments structurants de la civilisation moderne n’avaient enclenché un processus pré-nationaliste."
"La nostalgie des « Humanistes » pour le monde gréco-romain et leur hostilité corrélative envers le Moyen âge, présenté comme barbare, obscurantiste, donc contraire à la civilisation, ne les prédisposaient pas aux schémas nationalistes qui exigent une continuité de la mémoire nationale, au lieu d’une rupture. La Réforme avait spécifié l’œuvre de restauration antique, en la faisant porter sur la religion dont il s’agissait d’effacer la corruption médiévale. Aucune des Nations naissantes ne pouvait donc en principe s’approprier l’Antiquité qui était leur patrimoine indivis, chaque honnête homme, aussi chauvin qu’il fût, étant censé savoir le latin et le grec, comme se montrer capable de rapporter à l’histoire romaine tous les grands événements contemporains, et d’exprimer ses propres émotions au moyen de la mythologie commune.
Il fallut attendre la fin du XVIIIe siècle pour que les Nations s’arrachent le Moyen âge, mutilant sa description, pour se le répartir."
"Ce fut [Napoléon III] qui formalisa le principe des nationalités, le « droit des Nations à disposer d’elles-mêmes ». Il l’exploita, de manière concrète, dans sa propre politique antiautrichienne, fomentant le surgissement du Royaume d’Italie en échange de la Savoie et de Nice où était pourtant né Garibaldi."
"« L’anempathisme » est une condition sine qua non d’une extermination. Bien qu’il s’agisse en partie d’un phénomène universel, il subit une intensification très puissante en Occident à compter de l’expérience coloniale qui répand une perception déshumanisée – et non plus seulement une étrangeté ou un mépris – des populations étrangères. Les guerres de religion l’étendent aux oppositions idéologiques. La Première Guerre mondiale le généralise à tous les combattants. Le bolchevisme lui donne une dimension industrielle. Désormais, l’extermination de groupes sociaux ou des peuples entiers est un lieu commun des conversations politiques. Le nazisme, et c’est son innovation principale, achève sa mise au point, pour autoriser une extermination virtuellement sans limites, sous n’importe quelle forme, y compris à l’intérieur des frontières européennes.
L’anempathie est une réalité élaborée et construite. Il est impossible de la réduire à une sauvagerie et une méchanceté qui seraient propres à l’espèce humaine, partout et toujours, auxquelles l’Occident n’aurait pas encore eu le temps d’échapper, et dont l’étendue serait chez lui proportionnelle à sa puissance. Seules des souches idéologiques virulentes ont permis de surmonter à une telle échelle, et avec autant de méthode, une répugnance devant l’horreur qui est au moins aussi naturelle que la cruauté. Si le calcul des intérêts et la peur sont les motifs ordinaires des crimes, on sacrifia cette fois des intérêts majeurs pour perpétrer le crime, et l’on se mit à craindre les faibles davantage que les forts, consacrant plus de soins à détruire les premiers que les seconds. Un tel désordre de l’esprit n’appartient pas à des brutes ordinaires. Sa présence met en cause l’identité et les valeurs cardinales de la culture qui l’a engendré. Car le cas extrême de la volonté nazie d’anéantissement n’a pas demandé moins d’élaboration intellectuelle pour exercer sa brutalité que les massacres moindres qui l’avaient précédé, mais en a demandé davantage. Les institutions principales et toutes les ressources idéologiques ont été mobilisées."
"Un autre exemple important de distanciation est le choix d’un système de contrôle indirect des ghettos par les Judenräte (conseils juifs). D’aucuns, surpris par un tel mécanisme, se sont interrogés (notamment au moment du procès d’Eichmann) sur les motifs pour lesquels les victimes n’en profitaient pas pour se révolter, allant jusqu’à proposer une explication psychanalytique à la soumission (Bettelheim) ou une explication ethnique. Or, le gouvernement indirect, dans toute sa généralité, est l’un des plus efficaces, et suffit à justifier son emploi par les nazis, chaque fois qu’ils le purent. Le soumis, pour préserver sa faible autonomie, s’impose des concessions sur l’essentiel ; tandis qu’un renoncement à l’autonomie le laisserait entièrement sans protection. Le gouvernement indirect est propice aux compromissions, à l’aveuglement comme aux trahisons. Il offre un levier à la puissance qui la met en place. Il peut aussi se réduire à un leurre, mais parait presque toujours au vaincu préférable à son asservissement intégral. Il est illégitime d’en conclure que tous ceux qui choisissaient de participer au Judenrat, à savoir la majorité des dirigeants des communautés concernées, devenaient pour autant des profiteurs ou des lâches, bien qu’il y en eut incontestablement parmi eux. La plupart des grands dirigeants nazis, au moment de la débâcle, paraissaient à leur tour pleinement disposés à se soumettre à un système analogue si les Alliés avaient voulu le leur imposer, sans y voir une atteinte excessive à leur fierté. La question de savoir ce qui se serait passé si les communautés juives avaient été entièrement désorganisées ou si leurs dirigeants avaient pu juger raisonnable de jeter tous leurs membres dans une lutte à main nue contre les bataillons SS, et si, dans une hypothèse aussi fictive, l’extermination n’aurait pas fait un peu moins de victimes, ce qui est en effet concevable, semble elle-même à tout le moins le fruit d’une ignorance des réalités du gouvernement indirect. Que les victimes aient, dans le contexte où elles se trouvaient placées, grandement contribué à leur propre destruction est un fait ; qu’une stratégie différente eut été rétrospectivement préférable est probable ; mais il est extravagant de suggérer pour autant, comme Hannah Arendt s’y est laissée aller, une responsabilité partagée avec le bourreau."
"En dépit de son caractère haché, le premier discours de Poznań [d'Himmler, en 1943], bien plus que le second, est un cours ex cathedra d’anempathie. Le devoir peut conduire à sacrifier ses propres compagnons d’armes, quand ils ont failli. Il peut contraindre à accumuler des monceaux de cadavres pour éliminer un peuple qui cherche à vous tuer ; pour mettre fin à une épidémie morale. Mais ce devoir est répugnant. La plupart des gens ne le supporteraient pas. Ils entretiennent avec lui un rapport théorique, verbal. Leur approbation idéologique est extérieure. Elle ne résisterait pas au contact des réalités corporelles : il est facile de vouloir exterminer tous les Juifs, mais il est difficile de ne pas vouloir sauver celui que l’on connaît personnellement. Les Allemands antisémites n’ont pas la moindre idée de la réalité physique d’une extermination. Cela demande une catégorie particulière d’hommes, non pas des barbares, des pillards ou des assassins, mais, tout à l’inverse, des hommes qui placent si haut leur devoir moral, qui se rendent si purs à l’égard des tentations humaines, qu’ils agissent comme des médecins, des magistrats, entièrement désintéressés. C’est cette force intérieure réglée par le devoir, qui rend possible de surmonter le dégoût physiologique, et permet de s’endurcir suffisamment. Alors que chez l’homme moyen, le corps est vaincu par la vision de l’horreur, chez le SS l’âme peut dominer le corps, et se montrer à la hauteur d’une anempathie dépassant les limites ordinaires. C’est pourquoi ce sacrifice accompli pour d’autres, dans le renoncement à son propre intérêt, et à ce titre le plus glorieux que l’on puisse concevoir, doit rester secret. Les Allemands ne pourraient pas l’accepter si l’on leur en parlait, pas plus qu’ils ne pourraient envisager de s’opérer eux-mêmes, à ventre ouvert, sans anesthésie, même pour sauver leurs propres vies ou celles de leurs enfants. Ils défailliraient au premier moment. L’obligation de silence n’est donc pas due à une discordance quelconque entre l’extermination et l’idéologie nazie, comme l’ont supposé nombre de commentateurs, ni à une contradiction rationnelle qui contraindrait à retenir seulement des explications et des motivations psychanalytiques. Pour Himmler, l’extermination n’est nullement indicible, elle est secrète. Les bourreaux se comprennent parfaitement quand ils y font allusion. Ils partent des prémisses idéologiques, pour eux, indiscutables, qui justifient leurs ordres : les SA ont trahi, les Juifs sont les ennemis mortels du peuple allemand. Les SS en déduisent logiquement leur devoir. Mais ce devoir est assorti d’un savoir : les hommes ne disposent ni de la même endurance ni du même degré de résistance à l’horreur. Il faut cacher au public la réalité matérielle pour pouvoir accomplir le projet spirituel sans provoquer la répulsion spontanée qui reste invincible chez la plupart. Et comme même le SS le plus endurci reste un homme, ce serait manquer de tact que lui en parler souvent, au risque alors de faire remonter chez lui les émotions naturelles qu’il a eu tant de mal à dominer."
"L’idée d’après laquelle l’anempathie serait une réalité psychologique immédiate, plutôt qu’un élément idéologique, et se ramènerait à une insensibilité ou hostilité naturelle envers ceux qui nous sont étrangers, ne résiste pas à l’analyse. Les conflits et l’hostilité émergent spontanément entre personnes qui se connaissent, non entre personnes sans interaction. L’affirmation d’une préférence ordonnée en proximité (« je préfère ma fille à ma nièce, ma nièce à ma cousine, ma cousine à ma voisine »), assignant à un chauvinisme universel le fondement non idéologique du nationalisme, du suprématisme racial comme de toute anempathie, est contraire aux observations. Si quelqu’un doit être assassiné un jour, la probabilité qu’il le soit par son conjoint est de loin la plus élevée de toutes ; et la plupart des gens vivent leurs conflits les plus aigus au sein de leur propre famille ou de leur entreprise. Ils comptent plus de motifs à se réjouir des souffrances éprouvées par la « cousine » qui les a déférés au tribunal pour une sombre affaire d’héritage, qu’à se montrer indifférents à celles d’un bonze qui aurait préféré leur sourire plutôt que de se brûler vif devant leur écran de télévision. L’indifférence supposée envers ceux que nous ne connaissons pas est contrefactuelle. Nous devenons sensibles au sort terrible d’une personne dont nous ignorions l’existence, dès lors qu’elle est identifiée et nommée, et n’est pas présentée comme méchante. Au lieu de dériver immédiatement d’un ordre naturel simple, l’anempathie est catégoriquement construite.
Cette disposition à n’éprouver aucune communauté de souffrance avec les cibles, malgré les réflexes contraires, est sujette à une gradation depuis le simple désir de ne pas savoir jusqu’à la capacité d’exécuter personnellement des actes répugnants. Elle est induite par une accoutumance ou une éducation d’autant plus efficace qu’elle est collective, comme dans le cas des médecins s’endurcissant à la dissection par des plaisanteries de carabin. Auprès de la population générale, la diabolisation ou la déshumanisation des groupes visés par la propagande reste, avec la dénégation, la méthode ordinaire.
Ainsi, en matière coloniale, les arguments employés par les gouvernements au sujet des atrocités étaient en général les suivants : 1) les imputations de crimes sont mensongères, étant le fait d’idéologues fanatiques, d’agents de l’étranger, de journalistes avides de sensationnel, voire de maîtres chanteurs, 2) le degré d’inhumanité décrit chez les colons est tel qu’il est visiblement excessif et doit entraîner l’incrédulité chez toute personne raisonnable, 3) les crimes sont le fait d’individus isolés vivant dans des conditions particulièrement difficiles à l’intérieur de zones reculées, 4) les victimes, qui ont un comportement animal, sont elles-mêmes coupables, et dans leur cas de manière systématique, d’actes de barbarie extrême (cannibalisme) et leur misère serait supérieure si elles étaient abandonnées à elles-mêmes, 5) le bilan est globalement positif (développement économique, christianisation, éducation, apprentissage de la démocratie), un regard équilibré devant faire la part de la majorité de bonnes choses s’accomplissant malgré d’inévitables débordements, 6) la situation sera bientôt normalisée grâce au processus de civilisation.
La maitrise du discours, supériorité occidentale, était une arme plus périlleuse que le canon. Les gouvernements ne devaient pas seulement convaincre leur métropole du caractère pragmatique des dommages (« on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs »), et persuader aussi l’Indigène de sa propre infériorité native, mais en outre convaincre les agents coloniaux de la vilénie des créatures placées sur leur chemin. Sur le terrain, certains tiraient de ce que les victimes subissaient la preuve même de leur bassesse. Ils en concluaient que plus ils commettraient ouvertement d’horreurs, plus ils auraient ensuite de raisons d’en commettre.
L’anempathie civile avait possédé très longtemps un fondement religieux. Le sacrifice personnel exigible au nom de la plus haute valeur, et la relativité des souffrances d’ici-bas en regard des perspectives éternelles, rendaient concevable de prononcer : « Tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens ». L’anempathie est ici d’autant plus frappante qu’elle entre en opposition radicale avec la doctrine évangélique. Mais l’esprit chrétien était alors animé par une conception absolutiste du savoir. Depuis Platon, la culture occidentale s’était persuadée être capable d’élever l’homme par la science, dont la théologie était statutairement la branche la plus digne, à une connaissance adéquate de la volonté divine comme de la nature. Or, rien ni personne n’est en droit de s’opposer à cette volonté. C’est à partir de ce principe que les massacres théologiques byzantins purent se produire. Le positivisme a seulement renforcé lors de la déchristianisation une vision classique propre à l’Occident.
Principalement à partir du XVIIe siècle, l’anempathie a fini par être traitée en condition centrale d’un bon fonctionnement militaire. Ce n’était pas toujours le cas auparavant. Les civilisations antérieures, sans bien entendu s’y tenir, avaient imaginé des méthodes visant à minimiser pertes et souffrances. La plus célèbre est le combat singulier. Mais il y eut aussi les combats rituels en vraie grandeur. Une bataille était mise en place, mobilisant toutes les forces, et dont la disposition devait être bien réfléchie. Au premier engagement, les hostilités cessaient, mais la victoire attribuée d’un commun accord ou par arbitrage emportait toutes ses conséquences. La monarchie zouloue vécut une transition entre ce système et la confrontation coloniale exterminatrice. J’aurai l’occasion de revenir plus loin sur l’éthique de la guerre courtoise.
La discipline, qui est – depuis l’Antiquité – une caractéristique plus constante des armées occidentales, est un facteur puissant d’anempathie. Le soldat, fusionné dans le corps de la troupe, entraîné à exécuter sans discussion ou réflexion les ordres est déresponsabilisé. Ses actions sont celles de son général qui n’agit à son tour que par délégation de l’autorité souveraine. Les armées modernes y ajoutent un nouveau facteur, l’emploi systématique des armes à feu. Le fusil, arme « démocratique » par excellence puisqu’elle peut être déployée dans toutes les unités, sans la nécessité d’un apprentissage technique de haut niveau, crée une distance physique qui se mue en distanciation psychologique avec les cibles. Plus les armements facilitent l’action à distance, moins ceux qui les emploient se sentent une communauté avec leurs ennemis. Il devient possible, par la pression d’un bouton, de provoquer des dégâts humains massifs sans être affecté par leur retour visuel. Il est même à craindre que le recrutement de soldats habitués aux jeux vidéo puis leur équipement par des systèmes analogues ne finissent par lever entièrement toute réserve psychologique envers des pratiques exterminatrices. Confondant le jeu dans lequel la vie perdue est récupérée automatiquement à la partie suivante, avec la vie dans laquelle la mort est irréversible, le militaire – placé lui-même à l’abri du danger par la distance physique – est installé dans une situation de pure anempathie/extermination.
La culture de l’obéissance est un trait commun aux institutions occidentales, au moins jusqu’aux années 1960, qu’il s’agisse de l’église, de l’école, de l’administration, de l’entreprise ou de l’armée. De même que la rigueur de la règle monastique est pensée comme libératrice, ou que la discipline, comme Max Weber l’avait noté, est devenue le point d’honneur de l’administration, l’héroïsme militaire s’est mué au XIXe en esprit romain de sacrifice sans limites pour le groupe et les ordres reçus : le héros est désormais celui qui renonce à tout, sauf à obéir. Il ne saurait être question, dans un semblable contexte, de laisser un sentiment personnel d’humanité l’emporter sur le devoir.
Or, si la culture allemande était incontestablement portée à l’obéissance à l’autorité dans tous les domaines de la vie sociale, la valorisation de l’obéissance militaire était alors partagée par toutes les armées occidentales. La révolution de 1918-1919 avait montré que les soldats allemands étaient aussi capables de désobéir que n’importent quels autres. L’obéissance aux ordres exterminateurs n’est donc pas une caractéristique purement allemande. Les armées de l’air alliées exécutèrent sans la moindre difficulté les bombardements classiques et nucléaires de cibles civiles, en dépit d’une culture où une plus large autonomie était admise.
Nous sommes si habitués à combattre des dictatures que nous jugeons cyniques, et dont nous nous étonnons du manque de sensibilité à la détresse, que nous nous laissons volontiers convaincre que la démocratie offrirait une garantie du contraire. Elle n’en offre aucune. Toute l’empathie que nous accordons concerne uniquement les nôtres et ceux à qui nous avons choisi d’accorder notre protection. C’est ainsi que le cinéma étend ses mélodrames de sensibilisation aux seules minorités que nous avions naguère persécutées et que nous avons décidé, depuis qu’elles ne nous inspirent plus de craintes, d’intégrer à notre société, comme les amérindiens et les Américains d’origine africaine. Dans le même temps, nos télévisions et nos journaux qui s’emploient à individualiser chacune de nos victimes dans les conflits, à leur donner un nom, à leur vouer des cérémonies, persistent à traiter les victimes que nous laissons comme des groupes d’autant plus anonymes et indistincts que leur nombre est généralement d’un ordre de grandeur supérieur à celui des nôtres.
Les guerres coloniales conduites par des régimes démocratiques sont parmi les plus anempathiques. Un monarque absolu n’a pas de raison particulière de traiter très différemment les peuples nouveaux qu’il se soumet, des sujets sur lesquels il exerce initialement son pouvoir. Quand elles sont, par contre, le fait de régimes démocratiques, soldats et officiers se sentent investis de la mission d’assurer à tout prix, par anticipation ou en temps réel, la sécurité des colons contre la menace des sauvages. Ils pourvoient à la défense de la veuve et de l’orphelin de leur propre Nation par les méthodes les plus radicales, l’extermination pure et simple étant incontestablement la plus sûre. Que les sauvages en question possèdent quelque motif de résister à l’invasion leur est imputé à charge : ils ne comprennent pas le bénéfice qu’une civilisation supérieure est susceptible de leur apporter. Il faut donc en finir au plus tôt et de la manière la plus complète avec ces brutes inaptes à saisir le véritable sens de l’égalité politique comme de l’amour du prochain."
"Un but de guerre peut en outre être trouvé, de façon casuistique, à toutes les exactions, ne serait-ce qu’intimider ou briser le moral de l’adversaire. Ce fut la justification fournie par Churchill pour bombarder des objectifs civils, en violation de la 4e Convention de La Haye."
"Les méthodes aciviles et exterminatrices, courantes dans les colonies, furent importées en Europe par la guerre d’Espagne. Ces méthodes, symbolisées par les exhibitions joyeuses de têtes tranchées et de membres mutilés, avaient inclus pendant la guerre du Rif l’emploi à grande échelle des gaz de combat contre des cibles civiles. Les troupes coloniales avaient été, avec la Garde civile, les principaux instruments de la rébellion. Leurs chefs, presque tous africanistas, visaient expressément l’extermination des membres de la gauche « judéo-communiste », au nom d’une idéologie proche du nazisme mais mieux adaptée au catholicisme des élites économiques espagnoles. Les marxistes, réputés manipulés par les juifs, étaient assimilés aux maghrébins musulmans, « sémites » censés menacer l’Espagne « aryenne » d’une « africanisation ». Par transitivité, la classe ouvrière, sensible aux thèmes marxistes, était identifiée à la population coloniale, groupe auquel pouvait être appliqué un traitement répressif susceptible d’aller jusqu’à l’extermination. Le coup d’État se présentait ainsi en nouvelle Reconquista justifiant des exécutions de masses qui préfigurèrent celles des Einsatzgruppen. On estime à 150 000 les victimes de la junte, indépendantes des opérations strictement militaires. Cependant, à la différence de l’Afrique, les Républicains disposaient eux-mêmes d’une capacité de résistance qui se manifesta sous la forme d’une réverbération de la violence. On estime à 50 000 les victimes civiles exécutées par les corps loyalistes (les checas) ou par la foule."
l’extermination des juifs, l’assassinat des soldats russes délibérément exposés sans nourriture et sans soins à la faim et au froid, la tuerie des tziganes, l’exécution des communistes, des handicapés et des homosexuels, n’étaient pas encore, mis ensemble, le tout d’une boucherie générale programmée jusqu’aux frontières extrêmes de l’Orient. Autrement dit, l’extermination ne se serait pas interrompue à la mort du dernier juif en Europe.
Il y a pire encore. Cette immense intention exterminatrice, qui ne se réduit ni à retrouver l’orgueil après l’humiliation de Versailles, ni à extirper les populations juives de la surface de la terre, n’est pas un hapax, une réalité isolée, produit d’une génération spontanée, et dont il suffirait, pour l’empêcher de se reproduire, d’écarter les deux racines admises, celle de l’idéologie antisémite et raciale, et des traités revanchards. Car les nazis n’ont rien inventé, je le crains, hormis un modus operandi industriel. Les sources sont vastes et profondes. Se mettre à l’écoute des nazis permet de les identifier. Elles sont présentes au cœur de la civilisation occidentale."
"Le but de ce livre est de comprendre les intentions du nazisme, de décrire les racines culturelles qui l’ont rendu possible et si malaisé à combattre, en mesurant la part – réduite comme on va voir – de ses inventions. Il ne s’agit pas de nier que sa synthèse des sources qui le précèdent soit unique, ou que le type de mise en œuvre qu’il effectue soit original, mais de constater que les éléments essentiels qui le constituent sont présents avant sa naissance et que la plupart sont toujours vivaces."
"Cette idéologie qui n’est pas née en Allemagne, mais qui s’y est appliquée avec rage, est aussi réelle que sont fantasmatiques ses justifications et son objet. Elle n’est pas isolée, mais s’inscrit dans une thématique qui a trouvé dans le nazisme son interprétation la plus ample à ce jour. Les composantes du système cohérent auquel elle appartient, qui sont chacune périlleuse, s’étaient déjà combinées avant lui de manière partielle, mais jamais avec innocuité. Elles sont, à tout moment, susceptibles de se recombiner encore.
Leur liste, telle que je me propose de la décrire ici, pourrait être initialement formulée comme suit, sans ordre particulier : suprématisme racial, eugénisme, nationalisme, antisémitisme, propagandisme, militarisme, bureaucratisme, autoritarisme, antiparlementarisme, positivisme juridique, messianisme politique, colonialisme, terrorisme d’État, populisme, jeunisme, historicisme, esclavagisme. Il faut y ajouter deux éléments essentiels, qui ne disposent pas de nom. Les néologismes que je suggère pour eux sont « anempathisme » et « acivilisme », désignant respectivement l’éducation à n’accorder aucun sentiment à la souffrance d’autrui, et l’absence de toute protection spéciale accordée aux populations civiles dans les opérations militaires ou policières."
"[Je désignerais] par « civilisation occidentale » la culture présente en Europe et dans celles de ses colonies où des Européens et leurs descendants sont devenus majoritaires ou culturellement dominants, en y incluant les Amériques, la Russie et l’Australie."
"La Convention de 1948 sur le Génocide fut l’occasion d’un improbable consensus entre acteurs venant des horizons les plus opposés, mais s’accordant pour élaborer un concept étroit qui ferait du nazisme un phénomène incomparable et surtout serait inapplicable par ricochet aux vainqueurs de 1945. Soviétiques et communistes avaient exigé et obtenu que le massacre de catégories sociales, par opposition à des groupes « ethniques, raciaux ou religieux », soit écarté. Les États-Unis, préoccupés d’une relation possible avec l’hécatombe des Indiens, conditionnèrent leur accord, dont la ratification ne leur demanda pas moins de quarante ans, à la notion d’intention « systématique et délibérée » de la part d’une autorité gouvernementale, pour exclure les actes des foules et des particuliers, ainsi que l’élimination de groupes ethniques par défaut de secours médicaux ou privation de ressources économiques. Plus généralement, l’ensemble des puissances coloniales approuvait une conception qui les mettait à l’abri d’un recours contre leurs propres pratiques les plus inhumaines."
"L’extermination, y compris dans ses pires modalités, ne leur était pas exclusivement réservée. Les tziganes (roms) l’ont subie avec elles, les populations slaves aussi et de manière très massive. Russes et turco-mongols auraient suivi."
"L’antijudaïsme avait séparé les juifs de la société chrétienne bien avant la ghettoïsation, et cette ségrégation avait induit une division du travail. À partir de Charlemagne, en effet, un groupe social et religieux que rien ne prédisposait plus que d’autres au commerce se vit confier, par un accord exprès entre l’empereur d’Occident et le calife, tacitement reconduit par leurs successeurs, la restauration du lien commercial rompu entre deux empires adverses mais économiquement indispensables l’un à l’autre. Alors que, ou plutôt parce que la Méditerranée était devenue « un lac musulman sur lequel aucune planche chrétienne ne pouvait plus flotter » (Pirenne) et que les marchands traditionnels étaient désormais personae non gratae sur l’un ou l’autre des territoires, il avait fallu recourir à des neutres. Les juifs, qui avaient soutenu l’islam contre la Perse, puis en Espagne, avaient été sans doute majoritaires parmi les tribus yéménites puis chez les monarques berbères, et s’étaient installés sur toutes les terres de l’ancien Empire romain d’Occident, se trouvaient idéalement placés pour remplir un tel rôle. Le réseau existant de correspondances talmudiques, uniquement théologique et juridique jusqu’alors, servit de point d’appui aux échanges entre l’Est et l’Ouest. Le succès de cette opération fut tel qu’une monarchie turque importante, celle des khazars de Crimée, se convertit au judaïsme pour bénéficier à son tour du statut de neutralité."
"Les élites juives se confinèrent ainsi dans les professions que nous appellerions aujourd’hui tertiaires, à commencer par le grand commerce, la banque, la médecine et plus généralement les professions intellectuelles, y compris la prêtrise (dans ce dernier cas bien entendu à leur usage exclusif). Il faut en effet préciser qu’il s’agit des élites, car rien ne permet de supposer que la spécialisation économique, qui est à distinguer de la ségrégation, ait concerné de la même façon les pauvres."
"Lorsque la seconde révolution industrielle arriva, l’équilibre n’était plus tenable. L’économie avait cessé d’être agraire. Le secteur tertiaire commençait à surplomber tous les autres. De manière assez rapide, involontaire et imprévisible, les élites de communautés très minoritaires passèrent de la périphérie au centre du système. Des professions tertiaires, jadis auxiliaires, acquéraient un poids nouveau. Alors que la première révolution industrielle s’était seulement accompagnée d’une libéralisation générale, entraînant incidemment l’émancipation juridique des juifs, sans bouleverser la répartition des rôles, la seconde révolution industrielle ouvrait à un monde neuf. On vit l’émergence de la presse de masse, des grands magasins, la multiplication des universités. Le développement économique rendait nécessaire celui des professions juridiques. Les banques, qui orientaient les flux financiers vers les infrastructures ferroviaires et navales et vers les grandes entreprises qui se créaient désormais, devenaient le cœur de l’économie. Les juifs n’eurent en aucune façon le monopole de ses activités, mais les siècles de spécialisation antérieure les prédisposaient sans conteste à y prendre une place de premier plan ou à étendre celle qu’ils y avaient déjà prise, tandis que l’émancipation leur permettait aussi de se répartir dans les autres professions qui leur étaient autrefois interdites."
"Les personnes les plus désireuses de se substituer aux juifs dans les emplois très récemment devenus les plus intéressants ou les plus lucratifs, de concert avec les nationalistes brûlants, les accusèrent peu à peu de maux souvent inusités et profondément contradictoires. En l’espace de quelques décennies, une boule-de-neige d’insultes s’amplifia jusqu’à l’avalanche.
On les disait ploutocrates sans cœur s’ils étaient riches ; vagabonds puants s’ils étaient pauvres (c’est-à-dire la majorité d’entre eux) ; corrupteurs de la langue et de la jeunesse s’ils étaient journalistes, écrivains ou professeurs ; pervers irrévérents s’ils étaient artistes ; diviseurs de la Nation s’ils étaient libéraux ; ennemis de l’État s’ils étaient socialistes ; adversaires du genre humain s’ils étaient communistes ; hypocrites et traîtres s’ils étaient patriotes ou dans l’armée ; sangsues s’ils étaient avocats ou banquiers ; affameurs ou agioteurs s’ils étaient commerçants ; meurtriers du Christ s’ils pratiquaient leurs cérémonies ; espions s’ils traitaient leurs affaires avec l’étranger. Tandis qu’on les disait aussi d’une puissance inouïe, membres de sociétés secrètes, capables de manipuler les parlements et de corrompre tous les ministres, de déterminer la politique étrangère des gouvernements rivaux ; et, en même temps, paresseux, lâches, obséquieux, serviles, dépourvus de parole, avares, voleurs, meurtriers d’enfants, empoisonneurs, violeurs et maquereaux, sanguinaires, claniques, occultistes, menteurs invétérés, expansifs jusqu’à la vulgarité, secrets, dépravés, mesquins, petits, envieux, laids et maladifs."
"Le monde regorge d’idées et, à Vienne, carrefour de la pensée plus encore que Paris, elles sont offertes à qui veut les découvrir. Des principes qu’[Hitler] va embrasser, les plus anciens sont, bien sûr, le colonialisme, la grande affaire européenne depuis la découverte de l’Amérique ; l’esclavagisme son compagnon de toujours ; le nationalisme qui remonte à la Révolution française, mais s’est amplifié par une réaction en chaîne partout en Europe ; et le militarisme, héritage historique commun à la France et à la Prusse. Plus récemment, le messianisme de Bonaparte a trouvé sa figure « völkish » dans le nouveau mythe du « Kaiser caché ». L’autoritarisme s’est élevé sous Bismarck en alternative crédible à la démocratie. Le bureaucratisme développé par les monarchies russe, autrichienne et prussienne, s’il a fait sourire Gogol, passe pour efficace et rationnel. Le populisme est universellement porté par toutes les formes de socialisme et les droites s’efforcent de trouver un moyen de l’intégrer comme Napoléon III l’a tenté en France. L’historicisme, commun au positivisme et au marxisme, est peut-être l’essence de l’esprit moderne. La forme juridique du positivisme autorise la promulgation de n’importe quelle loi, fût-elle la plus folle, pourvu qu’elle émane d’un parlement. Le jeunisme romantique fait rêver d’un monde débarrassé de ses lourdeurs de classe, dans lequel le moindre enthousiasme emporte vers l’héroïsme. Le terrorisme d’État, certes, lui-même une ancienne invention française, mais perfectionnée depuis peu par la Russie tsariste, commence à ne plus choquer personne."
"Ayant inventé l’antisémitisme scientifique, économiste, pondéré dans son ton, réprimant l’expression d’une haine réservée au contenu, il prétendrait pour un peu obtenir l’assentiment des juifs eux-mêmes, dont il admire « l’intelligence supérieure », si du moins il avait pris soin de parler d’eux au pluriel, plutôt que de désigner « le Juif » comme étant personnellement responsable de tous les maux. Il décrit les juifs comme ayant établi la plus ancienne et la plus vaste multinationale du monde, une entreprise monopolistique qui lui fait obstacle et qu’il entend s’approprier par une sorte d’OPA hostile, après avoir convaincu une masse des petits porteurs. Ford analyse sa cible avec la froideur attendue d’un grand industriel qui prépare un « proxy fight », mettant en lumière ses forces et ses faiblesses, ses actifs cachés, et le bénéfice qu’il y aurait à s’en rendre maîtres en en chassant les fondateurs. Il lui donne le nom de « All-Judaan », tiré des Protocoles des Sages de Sion. Son siège est, dit-il, à Londres, après avoir été à Paris, et se prépare à se transporter à New York."
"Les historiens, jusqu’ici, ne sont pas parvenus à retracer de vraisemblables gratifications versées par Ford au Parti nazi, sauf pour un « cadeau d’anniversaire » au Führer d’un montant de 35 000 reichsmarks attribué par sa filiale allemande en avril 1939. Mais ils savent que l’industriel reçut la plus haute décoration que l’Allemagne nazie pût décerner à un étranger, la Grand-croix de l’Aigle allemand, et qu’il était depuis le début considéré en Allemagne comme une idole du fascisme11. Ils savent aussi qu’Hitler, peu enclin à la sentimentalité, n’avait dans son bureau qu’un seul portrait, et que c’était celui d’Henry Ford, comme le rappelle l’article du New York Times placé en exergue de ce chapitre. Ils observent que le fordisme fut une des sources d’inspiration de la réorganisation industrielle nazie, et que le rôle joué par les entreprises Ford, aux côtés – il est vrai – de General Motors, dans le développement de l’industrie automobile allemande, tant militaire que civile, non seulement fut critique, mais encore se prolongea sous des formes indirectes après qu’il était devenu illégal. IG Farben, la première source de financement privé du Parti nazi et futur exploitant12 du camp de travail d’Auschwitz-Monowitz, avait pour administrateur de sa filiale américaine Edsel Ford (fils unique d’Henry) et était le second actionnaire de Ford-Werke. Celle-ci livra des véhicules de transport de troupes à la Luftwaffe à partir de 1939, la maison mère ayant commencé à expédier dès 1938, pour assemblage à Cologne, un millier de poids-lourds destinés à l’invasion de la Tchécoslovaquie (mars 1939). En septembre 1939, date de l’entrée en guerre de la Grande-Bretagne et de la France, un montage de précaution fut opéré pour faire transiter les livraisons militaires de Ford-Werke, qui comprenaient désormais munitions et pièces détachées d’avions, par une société-écran contrôlée par son propre directeur général. En juin 1940, Ford US (Dearborn) renonçait à un contrat de sous-traitance des moteurs Rolls-Royce pour la Royal Air Force, à la demande du haut commandement allemand. En août 1940, Maurice Dollfuss, directeur général de Ford France, adressait au siège américain un rapport de satisfaction relatif aux livraisons à la Wehrmacht par les usines de Poissy, Asnières, Bordeaux et Bourges. Le 1er janvier 1941, le Frankfurter Zeitung publiait une publicité vantant la présence « des véhicules de Ford Allemagne durant les campagnes militaires de Pologne, Norvège, Hollande, Belgique et de France » et soulignait que « les véhicules de Ford Allemagne étaient les serviteurs fiables du courageux soldat »."
"La Disparition de la Grande Race ou Les Bases Raciales de l’Histoire Européenne (1916)16 a pour auteur Madison Grant, l’un des fondateurs de l’eugénisme et du suprématisme racial scientifique. Aucune des idées reçues par le nazisme n’était neuve. Elles n’étaient pas non plus nouvelles quand elles ont été exprimées par ceux qui les lui ont transmises. Une longue tradition de suprématisme racial s’était développée depuis au moins Joseph Arthur de Gobineau18, rectifiée et popularisée par Houston Stewart Chamberlain, un auteur introduit par son disciple Guillaume II dans les manuels scolaires."
"L’idée-force de Madison Grant est de réduire les phénomènes historiques à un sous-jacent strictement racial, les aspects anthropologiques et culturels étant secondaires ou dérivés. Remarquons qu’elle est compatible avec le nationalisme à condition seulement de confondre la Nation et la race, ce qui constitue précisément une des ambitions d’un nazisme désireux d’étendre la « Nation allemande » à la « race nordique » tout entière. Elle va normalement de pair avec l’eugénisme, puisque l’élimination des hérédités déficientes (races inférieures ou infirmités) concourt à consolider la race sélectionnée. Dans le cas particulier de Grant, elle s’accompagne de l’écologie, en tant que politique de préservation de l’environnement naturel et des espèces contre les pollutions ; et s’oppose à l’esclavagisme au motif que celui-ci tend à l’importation « dysgénique » de races étrangères dans l’habitat de la race supérieure. Hitler aima l’écologie, mais, à la différence de Grant, voulut une Allemagne où retour à la nature, nudisme, sport, hygiène et culte de la santé, n’écartent pas la soumission esclavagiste d’autres races, telles que les Ukrainiens.
Alors que ses prédécesseurs accordaient encore un rôle fondamental à la nationalité et à la langue, au lieu de la seule race, Grant observe que les trois sont rarement congruents. La race ne peut être ni définie ni repérée sur des critères linguistiques, comme l’avaient fait ceux qui s’étaient fondés sur la protolangue indo-européenne24 pour découper une race « aryenne ». Elle doit l’être sur la base d’invariants anatomiques, qui sont censés signaler aussi des invariants au plan mental. D’où l’importance accordée à l’anthropométrie, la craniologie et toute technique de mesure des variétés physiques humaines."
" [La théorie de Grant] est un modèle formellement bien construit, qui s’appuie sur des observations favorables, recueillies par des savants eux-mêmes enclins au suprématisme civilisationnel ou racial. Elle n’a pas alors été démentie par des observations contraires systématiquement rassemblées. Elle s’étaye sur un découpage taxinomique qui, s’il sera écarté plus tard, n’est pas, a priori, incohérent, et correspond à des schèmes idéologiques présents même chez les adversaires du suprématisme. Elle incorpore le dernier état de la théorie de l’évolution dont elle utilise les résultats sans les contester. [...] Dès lors, le fait que nous ayons toutes les raisons de nous réjouir de l’élimination des théories de Grant ou de celles qui lui sont associées et que nous puissions en repérer à présent les faiblesses si nombreuses qu’il n’en reste à peu près rien, ne nous autorise pas à les ramener rétroactivement à de simples vaticinations de fanatiques ou au délire de déments. [...] Elles sont néanmoins entourées alors de toutes les marques institutionnelles de la reconnaissance scientifique, et peuvent passer à l’époque pour obéir aux règles protocolaires exigées. [...] Ces théories nous mettent aujourd’hui en demeure de manifester la plus grande circonspection en matière de « vérité » scientifique."
"Les suites institutionnelles de son œuvre ont été considérables aux États-Unis, dans tous les domaines auxquels il s’est intéressé, qu’il s’agisse de la préservation des bisons, des baleines, de l’aigle chauve, et autres espèces végétales ou animales menacées, de la fondation du zoo du Bronx, du contrôle des armes personnelles, de la stérilisation de masse, du renforcement des quotas d’immigration ou de la justification des thèses du Ku Klux Klan légitimant le lynchage39. Ses travaux étaient célébrés dans les universités, lus au Congrès, repris dans la presse, mentionnés dans les romans à la mode, comme le Great Gatsby. Cette personnalité profondément anempathique s’attirait la sympathie des plus grands hommes politiques, savants ou philanthropes du pays. Il n’était, évidemment, si hautement fréquentable que parce qu’il représentait les idées d’une certaine Amérique, qui fut l’Amérique dominante au moins jusqu’à Pearl Harbor."
"Ce que l’Allemagne rejeta, l’Amérique y était disposée. Quelque 60 000 Américains au moins, et vraisemblablement bien davantage, furent victimes d’une stérilisation contrainte, parce que tenus pour inadaptés à un titre ou un autre, en vertu d’une législation introduite dans 27 États à partir de 1907, sanctionnée par la Cour Suprême, visant à terme 14 millions de personnes aux États-Unis et qui ne prit fin qu’en 1956. [...] Partout on visait les « classes délinquantes » : l’idée de causes sociales de la pauvreté et du crime ayant été catégoriquement rejetée, dans un contexte où la fortune était réputée strictement corrélée au mérite (sauf dans le cas des juifs), on s’attaquait aux racines génétiques de la misère. La stérilisation obligatoire, censée concerner les « faibles d’esprit », définis comme « fous, idiots, imbéciles ou épileptiques », permettait en pratique aux autorités d’inclure à peu près n’importe quel type d’handicapés ou d’inadaptés sociaux, les marginaux, les analphabètes, les sans-abri, les criminels. Il arrivait que des jeunes gens simples ou des originaux en soient l’objet. La loi ne prévoyait pas de recours ni l’information des victimes sur la nature de la chirurgie qui leur était infligée. Celle-ci, dans certains États, comprenait l’émasculation. L’Indiana avait adopté son texte en premier, mais c’est la Californie qui appliqua le sien avec le plus de ferveur. [...] En partie [sous l'influence de Grant], des dispositions raciales furent parallèlement adoptées ou renforcées, qui restèrent en vigueur jusqu’en 1967. Elles obligeaient, sous peine de prison, à déclarer sa race à l’État-Civil. Le mariage interracial devenait un crime. La Virginie lui appliquait la règle dite « une seule goutte » qui assignait la « couleur » à toute personne ayant eu un quelconque ancêtre de race non blanche, c’est-à-dire d’une manière bien plus rigoureuse que les lois de Nuremberg définissant la judéité : « Le croisement d’un blanc et d’un nègre, avait écrit Grant, est un nègre » [...]
La Grande-Bretagne [échappa à l'eugénisme obligatoire] suite à la campagne menée par G.K. Chesterton contre la proposition de loi introduite en ce sens, en 1913, par Winston Churchill."
"En partie [sous l'influence de Grant], des dispositions raciales furent parallèlement adoptées ou renforcées, qui restèrent en vigueur jusqu’en 1967. Elles obligeaient, sous peine de prison, à déclarer sa race à l’État-Civil. Le mariage interracial devenait un crime. La Virginie lui appliquait la règle dite « une seule goutte » qui assignait la « couleur » à toute personne ayant eu un quelconque ancêtre de race non blanche, c’est-à-dire d’une manière bien plus rigoureuse que les lois de Nuremberg définissant la judéité : « Le croisement d’un blanc et d’un nègre, avait écrit Grant, est un nègre ».
C’est dans ce contexte que Grant développa sa science et acheva de convaincre le Congrès de restreindre durablement des neuf dixièmes le flux migratoire aux États-Unis, par le Quota Act de 1921 puis l’Immigration Act de 1924, et de réserver les quotas aux candidats de race nordique dotés d’une santé irréprochable. Cette politique suscita chez Hitler une admiration fortement exprimée dans son Second Livre (1928), mêlée d’une profonde inquiétude : l’Amérique serait constamment renforcée ainsi par l’immigration sélective des meilleurs éléments de la race germanique quittant une Allemagne souffrant alors de retard économique.
Le résultat réel fut plutôt un afflux imprévu des noirs du Sud vers les États du Nord où ils venaient remplir le type d’emplois que les nouveaux immigrants occupaient autrefois. Le déplacement provoqua une vague de racisme dans les régions qui l’avaient naguère combattu. Ces événements finirent de convaincre Grant que son œuvre resterait inachevée tant que des africains seraient en Amérique. Il ne doutait ni du formidable appétit des hommes noirs pour les femmes blondes, ni de la frénésie sexuelle déclenchée chez celles-ci par la présence d’un homme noir ; et ne voulait à aucun prix que la destruction de la civilisation blanche, commencée en France par une promiscuité affichée entre les deux races, ne s’étendît aux États-Unis en dépit de la sévérité des lois ségrégationnistes auxquelles il avait tant contribué."
"Hitler [...] est un positiviste au sens d’Auguste Comte, et reproche hautainement à son entourage (notamment à Rosenberg, Himmler et Streicher) une certaine régression vers des thèmes mystiques, ascientifiques et confus, entend s’appuyer entièrement sur cette réalité et sur cette science."
"La race s’est réintroduite, certes, sous des modalités affaiblies, en génétique des populations. Cette dernière utilise la notion « d’haplogroupe » qui est un ensemble de types de gènes (ou plus précisément d’allèles) couramment placés en correspondance avec les groupes ethniques chez lesquels ils possèdent une prévalence. Bien que ce ne soit pas le vœu de la plupart des chercheurs."
"Hitler lui-même était très conscient de ce que « l’Amérique ne se serait pas faite sans le massacre des Peaux-Rouges ». C’est ce qu’il expliqua notamment à Erich von Manstein, son grand stratège, qui n’avait pas bien compris ce qu’il entendait par « guerre totale » à l’Est.60
La conquête de l’Est est un domaine où apparaissent nettement les conséquences du modèle américain de Hitler, tant au point de vue idéologique que pratique. Il va sans dire que conquête de l’Est et conquête de l’Ouest sont extrêmement différentes, ne serait-ce que du fait de leur date, de leur durée, des densités démographiques, de la nature des belligérants, de leur mode de planification et de leur résultat ; au point que le rapprochement n’a pas toujours été effectué et que, lorsqu’il l’a été, il s’est heurté à une argumentation puissante de la part de ceux qui avaient tous les motifs de rejeter le moindre point commun avec un adversaire honni. Ce n’est pas du tout mon but d’assimiler les deux conquêtes, et moins encore de justifier les exactions par leur dilution dans un phénomène présenté comme universel. Il reste que Hitler avait expressément l’Amérique à l’esprit en construisant ses ambitions, que les fondements idéologiques étaient analogues, que certaines pratiques d’extermination étaient du même type, et que la psychologie collective des populations impliquées n’était pas sans rapport."
"En tant qu’homme des Lumières, féru d’ethnographie indienne, [Thomas Jefferson] cherchait sincèrement, selon toute apparence, à combattre ses propres préjugés et s’interdire vis-à-vis des indigènes le suprématisme simple qu’il éprouvait envers les esclaves noirs. Mais en tant qu’acteur majeur de l’Indépendance et troisième président, il n’était pas question pour lui que des considérations humanitaires relatives à des peuples condamnés par l’histoire vinssent entraver l’existence et le destin des États-Unis. Les mesures d’appropriation et de refoulement lui paraissaient suffisamment justifiées. Il passait d’un idéalisme candide à une volonté d’extermination (le mot est de sa plume), du songe éveillé décrivant des Indiens entièrement assimilés, partageant volontairement leurs terres dont ils n’avaient pas assez d’usage afin d’en tirer un profit, à la rage de « les tuer tous »."
"Le sentiment nationaliste, antisémite et pro germanique était si bien entretenu que l’application des lois d’immigration fut resserrée pour empêcher un afflux, même modeste, de réfugiés juifs ou antinazis pendant toute la période où il aurait été possible d’en accueillir, à savoir au moins jusqu’à l’extrême fin de l’année 1941, alors que l’extermination était connue des autorités. Conformément aux règles introduites à l’instigation de Madison Grant, et dans le cadre des quotas limités accordés aux non aryens, les candidats devaient encore prouver qu’ils disposaient des moyens autonomes de vivre aux États-Unis, sans y prendre un emploi en concurrence avec un citoyen, et produire un certificat de bonne conduite établi par la police de leurs lieux de résidence durant les cinq dernières années, un document malaisé à obtenir de la Gestapo. Afin de réduire la marge d’appréciation discrétionnaire des consulats, instruction fut donnée, en 1940, par le Département d’État d’écarter tout candidat dont il ne pourrait être établi qu’il ne puisse devenir, même par le jeu d’un chantage, un agent de l’étranger. Avec le soutien du comité de la Chambre des Représentants chargé des Activités Non-Américaines, l’assistant secrétaire d’État Breckinridge Long parvint à assécher l’octroi de visas depuis les pays sous contrôle nazi, au point de laisser vacants 190 000 droits d’entrée de la fin 1941 à 1945. Roosevelt, inquiet du risque d’une « Cinquième colonne » et tenu par le Congrès, donna son aval. Charles Lindbergh et ses amis avaient atteint leur but."
"L’armée des Émigrés comptait 140 000 hommes. Les armées de la révolution, en 1794, en comptèrent jusqu’à 1,5 million (dont la moitié au moins était opérationnelle sur le champ de bataille). La guerre nationale faisait entrer dans un nouveau monde qui ne laissait plus de choix aux autres belligérants. Ce fut la course universelle à la Nation. Elle se poursuit toujours.
La réaction en chaîne se manifesta d’abord par la nationalisation des armées étrangères. En 1798, l’armée prussienne, qui recensait une moitié d’étrangers, décida d’en diviser par deux le nombre. Mais surtout la Prusse s’attelait à prospecter la Nation. La monarchie absolue en France avait unifié sous elle un territoire dont on pouvait prétendre qu’il était habité par un peuple identifié. Le sol morcelé du centre et de l’Est européen, ne se prêtait pas à une telle image. On ne disposait d’autre filon que la linguistique et l’ethnographie pour trouver la Nation allemande dont le caractère le plus visible, en deçà des frontières qui la fractionnaient, était la langue."
"Herder peut être considéré comme l’initiateur du relativisme culturel. Il est le premier à affirmer que la pensée est conditionnée par le langage, sans renvoyer à des hypostases, et n’acquiert de sens que dans l’usage des mots. Il rejette l’idée classique d’un sens commun universel, au profit d’une pluralité de façons de voir et vivre le monde irréductibles l’une à l’autre, et séparées dans l’espace ou se succédant dans le temps. On conçoit, dans ces conditions, combien subtil est son « nationalisme » embryonnaire qui se présente comme un cosmopolitisme, délivrant toute Nation de l’obligation de justifier son existence, ses particularismes ou sa forme de vie. Ce spécialiste de poésie hébraïque, résolument antiraciste, anticolonialiste, attribuant toutes les différences entre les hommes aux spécifications communautaires de leur langue et de leur culture, contribua grandement à influencer par ses travaux les penseurs désireux de définir l’identité germanique."
"Fichte tira de Tacite l’idée que les peuples germaniques se sont divisés en deux branches, l’une qui aurait conservé sa langue et sa terre d’origine, l’autre qui se serait romanisée. La première formait l’Allemagne et la seconde la France qui aurait repris contre la première la démarche agressive des Romains. Je n’entrerai pas dans l’argumentation de Fichte, un auteur à l’ordinaire moins engoncé dans une conceptualisation en l’occurrence à peine intelligible, car seul importait l’appel lancé à l’unification de l’Allemagne par la voie scientifique et pédagogique, contre l’idéologie impérialiste des Français. Le propos portait en germe, et bien qu’esquissés à titre accessoire, plusieurs thèmes réappropriés par le nationalisme hitlérien : le peuple allemand comme « peuple souche », l’inclusion des scandinaves, l’exclusion des slaves incapables d’avoir constitué une unité « significative », la possession de vertus héroïques comprenant la résistance et la supériorité militaire. Un autre thème, lui aussi laissé sans développement, autorisa ultérieurement la liaison cruciale avec le romantisme : la manière propre au peuple allemand d’habiter sa terre originaire. [...] La terre natale, ancestrale, était le lieu unique de « l’authenticité ». C’est là que, par une alchimie historique, s’étaient formés conjointement la langue allemande originaire et depuis fondamentalement inaltérée, et l’homme allemand, la façon allemande d’être dans le monde, de le faire sien, de tourner la nature en paysage, de le consacrer, d’y travailler debout et de s’y montrer discipliné pour toujours rester libre. Un homme sans cette racine, sans cette immédiateté, pouvait bien y venir. Mais qu’il se grime en boutiquier allemand, comme un Juif, ou qu’il arrive en conquérant comme un Français, il ne serait jamais qu’un visiteur. L’union de l’homme allemand, du pays allemand, de la langue allemande, est inaccessible à qui apprend l’allemand comme une seconde langue, quand même son apprentissage se serait répété pendant des générations, et reste hors de portée des Francs, des Wisigoths d’Espagne, et des Lombards qui ont perdu leur langue à jamais. L’Allemagne n’est pas pensée comme un territoire, pas même comme un peuple, mais comme l’esprit du peuple allemand, le Volksgeist, un être vivant apte à se dire en musique, en légendes, en enchantement des rivières, comme par ses héros, un être communautaire, qui assigne à chacun sa place naturelle d’autant plus élevée que son enracinement et sa vertu possèdent plus de titres, car le titre est la marque de ce qui est authentique. L’Allemagne pouvait dévorer ceux qui s’attaqueraient à elle, jusqu’à les conquérir à leur tour, mais son centre ne saurait se déplacer. C’est cet édifice philologico-poétique que la philosophie allemande couronnait de son inimitable chef-d’œuvre, la dialectique : les esprits enfermés dans leur singularité avaient cru que la division territoriale de l’Allemagne la limitait, eux qui possédaient des Nations déjà formées. Ils n’avaient pas prévu un retournement réduisant leurs Nations particulières à des naines enfermées dans des frontières étroites, face à la Nation allemande réunifiée et en voie de l’être davantage, animée de son Volksgeist, incarnation plus universelle de l’Esprit conscient de lui-même, enfin réalisé dans toute sa vérité étatique et militaire."
"Le nationalisme est un point aveugle de la pensée de Marx. Ayant ramené l’histoire à la lutte des classes, et dérivé tout phénomène social à partir d’elle, ce fut l’impossible tâche de ses successeurs, Kautsky, Bauer, Lénine et Staline, de rattacher les deux problématiques. La théorie dominante chez les historiens retient la thèse, tirée de ces derniers auteurs, selon laquelle l’émergence du capitalisme serait une précondition de l’émergence du nationalisme. Mais l’antériorité du capitalisme n’en fait pas une précondition, puisque les nationalismes ont été au contraire indifféremment capitalistes ou socialistes. L’argument d’un capitalisme détachant les populations des anciennes solidarités locales et formant une société plus abstraite à la recherche d’une nouvelle identité est inapplicable à la France du XVIIIe siècle restée profondément rurale. [...] L’essor de l’imprimerie, pas plus que le capitalisme, deux éléments structurants de la civilisation moderne n’avaient enclenché un processus pré-nationaliste."
"La nostalgie des « Humanistes » pour le monde gréco-romain et leur hostilité corrélative envers le Moyen âge, présenté comme barbare, obscurantiste, donc contraire à la civilisation, ne les prédisposaient pas aux schémas nationalistes qui exigent une continuité de la mémoire nationale, au lieu d’une rupture. La Réforme avait spécifié l’œuvre de restauration antique, en la faisant porter sur la religion dont il s’agissait d’effacer la corruption médiévale. Aucune des Nations naissantes ne pouvait donc en principe s’approprier l’Antiquité qui était leur patrimoine indivis, chaque honnête homme, aussi chauvin qu’il fût, étant censé savoir le latin et le grec, comme se montrer capable de rapporter à l’histoire romaine tous les grands événements contemporains, et d’exprimer ses propres émotions au moyen de la mythologie commune.
Il fallut attendre la fin du XVIIIe siècle pour que les Nations s’arrachent le Moyen âge, mutilant sa description, pour se le répartir."
"Ce fut [Napoléon III] qui formalisa le principe des nationalités, le « droit des Nations à disposer d’elles-mêmes ». Il l’exploita, de manière concrète, dans sa propre politique antiautrichienne, fomentant le surgissement du Royaume d’Italie en échange de la Savoie et de Nice où était pourtant né Garibaldi."
"« L’anempathisme » est une condition sine qua non d’une extermination. Bien qu’il s’agisse en partie d’un phénomène universel, il subit une intensification très puissante en Occident à compter de l’expérience coloniale qui répand une perception déshumanisée – et non plus seulement une étrangeté ou un mépris – des populations étrangères. Les guerres de religion l’étendent aux oppositions idéologiques. La Première Guerre mondiale le généralise à tous les combattants. Le bolchevisme lui donne une dimension industrielle. Désormais, l’extermination de groupes sociaux ou des peuples entiers est un lieu commun des conversations politiques. Le nazisme, et c’est son innovation principale, achève sa mise au point, pour autoriser une extermination virtuellement sans limites, sous n’importe quelle forme, y compris à l’intérieur des frontières européennes.
L’anempathie est une réalité élaborée et construite. Il est impossible de la réduire à une sauvagerie et une méchanceté qui seraient propres à l’espèce humaine, partout et toujours, auxquelles l’Occident n’aurait pas encore eu le temps d’échapper, et dont l’étendue serait chez lui proportionnelle à sa puissance. Seules des souches idéologiques virulentes ont permis de surmonter à une telle échelle, et avec autant de méthode, une répugnance devant l’horreur qui est au moins aussi naturelle que la cruauté. Si le calcul des intérêts et la peur sont les motifs ordinaires des crimes, on sacrifia cette fois des intérêts majeurs pour perpétrer le crime, et l’on se mit à craindre les faibles davantage que les forts, consacrant plus de soins à détruire les premiers que les seconds. Un tel désordre de l’esprit n’appartient pas à des brutes ordinaires. Sa présence met en cause l’identité et les valeurs cardinales de la culture qui l’a engendré. Car le cas extrême de la volonté nazie d’anéantissement n’a pas demandé moins d’élaboration intellectuelle pour exercer sa brutalité que les massacres moindres qui l’avaient précédé, mais en a demandé davantage. Les institutions principales et toutes les ressources idéologiques ont été mobilisées."
"Un autre exemple important de distanciation est le choix d’un système de contrôle indirect des ghettos par les Judenräte (conseils juifs). D’aucuns, surpris par un tel mécanisme, se sont interrogés (notamment au moment du procès d’Eichmann) sur les motifs pour lesquels les victimes n’en profitaient pas pour se révolter, allant jusqu’à proposer une explication psychanalytique à la soumission (Bettelheim) ou une explication ethnique. Or, le gouvernement indirect, dans toute sa généralité, est l’un des plus efficaces, et suffit à justifier son emploi par les nazis, chaque fois qu’ils le purent. Le soumis, pour préserver sa faible autonomie, s’impose des concessions sur l’essentiel ; tandis qu’un renoncement à l’autonomie le laisserait entièrement sans protection. Le gouvernement indirect est propice aux compromissions, à l’aveuglement comme aux trahisons. Il offre un levier à la puissance qui la met en place. Il peut aussi se réduire à un leurre, mais parait presque toujours au vaincu préférable à son asservissement intégral. Il est illégitime d’en conclure que tous ceux qui choisissaient de participer au Judenrat, à savoir la majorité des dirigeants des communautés concernées, devenaient pour autant des profiteurs ou des lâches, bien qu’il y en eut incontestablement parmi eux. La plupart des grands dirigeants nazis, au moment de la débâcle, paraissaient à leur tour pleinement disposés à se soumettre à un système analogue si les Alliés avaient voulu le leur imposer, sans y voir une atteinte excessive à leur fierté. La question de savoir ce qui se serait passé si les communautés juives avaient été entièrement désorganisées ou si leurs dirigeants avaient pu juger raisonnable de jeter tous leurs membres dans une lutte à main nue contre les bataillons SS, et si, dans une hypothèse aussi fictive, l’extermination n’aurait pas fait un peu moins de victimes, ce qui est en effet concevable, semble elle-même à tout le moins le fruit d’une ignorance des réalités du gouvernement indirect. Que les victimes aient, dans le contexte où elles se trouvaient placées, grandement contribué à leur propre destruction est un fait ; qu’une stratégie différente eut été rétrospectivement préférable est probable ; mais il est extravagant de suggérer pour autant, comme Hannah Arendt s’y est laissée aller, une responsabilité partagée avec le bourreau."
"En dépit de son caractère haché, le premier discours de Poznań [d'Himmler, en 1943], bien plus que le second, est un cours ex cathedra d’anempathie. Le devoir peut conduire à sacrifier ses propres compagnons d’armes, quand ils ont failli. Il peut contraindre à accumuler des monceaux de cadavres pour éliminer un peuple qui cherche à vous tuer ; pour mettre fin à une épidémie morale. Mais ce devoir est répugnant. La plupart des gens ne le supporteraient pas. Ils entretiennent avec lui un rapport théorique, verbal. Leur approbation idéologique est extérieure. Elle ne résisterait pas au contact des réalités corporelles : il est facile de vouloir exterminer tous les Juifs, mais il est difficile de ne pas vouloir sauver celui que l’on connaît personnellement. Les Allemands antisémites n’ont pas la moindre idée de la réalité physique d’une extermination. Cela demande une catégorie particulière d’hommes, non pas des barbares, des pillards ou des assassins, mais, tout à l’inverse, des hommes qui placent si haut leur devoir moral, qui se rendent si purs à l’égard des tentations humaines, qu’ils agissent comme des médecins, des magistrats, entièrement désintéressés. C’est cette force intérieure réglée par le devoir, qui rend possible de surmonter le dégoût physiologique, et permet de s’endurcir suffisamment. Alors que chez l’homme moyen, le corps est vaincu par la vision de l’horreur, chez le SS l’âme peut dominer le corps, et se montrer à la hauteur d’une anempathie dépassant les limites ordinaires. C’est pourquoi ce sacrifice accompli pour d’autres, dans le renoncement à son propre intérêt, et à ce titre le plus glorieux que l’on puisse concevoir, doit rester secret. Les Allemands ne pourraient pas l’accepter si l’on leur en parlait, pas plus qu’ils ne pourraient envisager de s’opérer eux-mêmes, à ventre ouvert, sans anesthésie, même pour sauver leurs propres vies ou celles de leurs enfants. Ils défailliraient au premier moment. L’obligation de silence n’est donc pas due à une discordance quelconque entre l’extermination et l’idéologie nazie, comme l’ont supposé nombre de commentateurs, ni à une contradiction rationnelle qui contraindrait à retenir seulement des explications et des motivations psychanalytiques. Pour Himmler, l’extermination n’est nullement indicible, elle est secrète. Les bourreaux se comprennent parfaitement quand ils y font allusion. Ils partent des prémisses idéologiques, pour eux, indiscutables, qui justifient leurs ordres : les SA ont trahi, les Juifs sont les ennemis mortels du peuple allemand. Les SS en déduisent logiquement leur devoir. Mais ce devoir est assorti d’un savoir : les hommes ne disposent ni de la même endurance ni du même degré de résistance à l’horreur. Il faut cacher au public la réalité matérielle pour pouvoir accomplir le projet spirituel sans provoquer la répulsion spontanée qui reste invincible chez la plupart. Et comme même le SS le plus endurci reste un homme, ce serait manquer de tact que lui en parler souvent, au risque alors de faire remonter chez lui les émotions naturelles qu’il a eu tant de mal à dominer."
"L’idée d’après laquelle l’anempathie serait une réalité psychologique immédiate, plutôt qu’un élément idéologique, et se ramènerait à une insensibilité ou hostilité naturelle envers ceux qui nous sont étrangers, ne résiste pas à l’analyse. Les conflits et l’hostilité émergent spontanément entre personnes qui se connaissent, non entre personnes sans interaction. L’affirmation d’une préférence ordonnée en proximité (« je préfère ma fille à ma nièce, ma nièce à ma cousine, ma cousine à ma voisine »), assignant à un chauvinisme universel le fondement non idéologique du nationalisme, du suprématisme racial comme de toute anempathie, est contraire aux observations. Si quelqu’un doit être assassiné un jour, la probabilité qu’il le soit par son conjoint est de loin la plus élevée de toutes ; et la plupart des gens vivent leurs conflits les plus aigus au sein de leur propre famille ou de leur entreprise. Ils comptent plus de motifs à se réjouir des souffrances éprouvées par la « cousine » qui les a déférés au tribunal pour une sombre affaire d’héritage, qu’à se montrer indifférents à celles d’un bonze qui aurait préféré leur sourire plutôt que de se brûler vif devant leur écran de télévision. L’indifférence supposée envers ceux que nous ne connaissons pas est contrefactuelle. Nous devenons sensibles au sort terrible d’une personne dont nous ignorions l’existence, dès lors qu’elle est identifiée et nommée, et n’est pas présentée comme méchante. Au lieu de dériver immédiatement d’un ordre naturel simple, l’anempathie est catégoriquement construite.
Cette disposition à n’éprouver aucune communauté de souffrance avec les cibles, malgré les réflexes contraires, est sujette à une gradation depuis le simple désir de ne pas savoir jusqu’à la capacité d’exécuter personnellement des actes répugnants. Elle est induite par une accoutumance ou une éducation d’autant plus efficace qu’elle est collective, comme dans le cas des médecins s’endurcissant à la dissection par des plaisanteries de carabin. Auprès de la population générale, la diabolisation ou la déshumanisation des groupes visés par la propagande reste, avec la dénégation, la méthode ordinaire.
Ainsi, en matière coloniale, les arguments employés par les gouvernements au sujet des atrocités étaient en général les suivants : 1) les imputations de crimes sont mensongères, étant le fait d’idéologues fanatiques, d’agents de l’étranger, de journalistes avides de sensationnel, voire de maîtres chanteurs, 2) le degré d’inhumanité décrit chez les colons est tel qu’il est visiblement excessif et doit entraîner l’incrédulité chez toute personne raisonnable, 3) les crimes sont le fait d’individus isolés vivant dans des conditions particulièrement difficiles à l’intérieur de zones reculées, 4) les victimes, qui ont un comportement animal, sont elles-mêmes coupables, et dans leur cas de manière systématique, d’actes de barbarie extrême (cannibalisme) et leur misère serait supérieure si elles étaient abandonnées à elles-mêmes, 5) le bilan est globalement positif (développement économique, christianisation, éducation, apprentissage de la démocratie), un regard équilibré devant faire la part de la majorité de bonnes choses s’accomplissant malgré d’inévitables débordements, 6) la situation sera bientôt normalisée grâce au processus de civilisation.
La maitrise du discours, supériorité occidentale, était une arme plus périlleuse que le canon. Les gouvernements ne devaient pas seulement convaincre leur métropole du caractère pragmatique des dommages (« on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs »), et persuader aussi l’Indigène de sa propre infériorité native, mais en outre convaincre les agents coloniaux de la vilénie des créatures placées sur leur chemin. Sur le terrain, certains tiraient de ce que les victimes subissaient la preuve même de leur bassesse. Ils en concluaient que plus ils commettraient ouvertement d’horreurs, plus ils auraient ensuite de raisons d’en commettre.
L’anempathie civile avait possédé très longtemps un fondement religieux. Le sacrifice personnel exigible au nom de la plus haute valeur, et la relativité des souffrances d’ici-bas en regard des perspectives éternelles, rendaient concevable de prononcer : « Tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens ». L’anempathie est ici d’autant plus frappante qu’elle entre en opposition radicale avec la doctrine évangélique. Mais l’esprit chrétien était alors animé par une conception absolutiste du savoir. Depuis Platon, la culture occidentale s’était persuadée être capable d’élever l’homme par la science, dont la théologie était statutairement la branche la plus digne, à une connaissance adéquate de la volonté divine comme de la nature. Or, rien ni personne n’est en droit de s’opposer à cette volonté. C’est à partir de ce principe que les massacres théologiques byzantins purent se produire. Le positivisme a seulement renforcé lors de la déchristianisation une vision classique propre à l’Occident.
Principalement à partir du XVIIe siècle, l’anempathie a fini par être traitée en condition centrale d’un bon fonctionnement militaire. Ce n’était pas toujours le cas auparavant. Les civilisations antérieures, sans bien entendu s’y tenir, avaient imaginé des méthodes visant à minimiser pertes et souffrances. La plus célèbre est le combat singulier. Mais il y eut aussi les combats rituels en vraie grandeur. Une bataille était mise en place, mobilisant toutes les forces, et dont la disposition devait être bien réfléchie. Au premier engagement, les hostilités cessaient, mais la victoire attribuée d’un commun accord ou par arbitrage emportait toutes ses conséquences. La monarchie zouloue vécut une transition entre ce système et la confrontation coloniale exterminatrice. J’aurai l’occasion de revenir plus loin sur l’éthique de la guerre courtoise.
La discipline, qui est – depuis l’Antiquité – une caractéristique plus constante des armées occidentales, est un facteur puissant d’anempathie. Le soldat, fusionné dans le corps de la troupe, entraîné à exécuter sans discussion ou réflexion les ordres est déresponsabilisé. Ses actions sont celles de son général qui n’agit à son tour que par délégation de l’autorité souveraine. Les armées modernes y ajoutent un nouveau facteur, l’emploi systématique des armes à feu. Le fusil, arme « démocratique » par excellence puisqu’elle peut être déployée dans toutes les unités, sans la nécessité d’un apprentissage technique de haut niveau, crée une distance physique qui se mue en distanciation psychologique avec les cibles. Plus les armements facilitent l’action à distance, moins ceux qui les emploient se sentent une communauté avec leurs ennemis. Il devient possible, par la pression d’un bouton, de provoquer des dégâts humains massifs sans être affecté par leur retour visuel. Il est même à craindre que le recrutement de soldats habitués aux jeux vidéo puis leur équipement par des systèmes analogues ne finissent par lever entièrement toute réserve psychologique envers des pratiques exterminatrices. Confondant le jeu dans lequel la vie perdue est récupérée automatiquement à la partie suivante, avec la vie dans laquelle la mort est irréversible, le militaire – placé lui-même à l’abri du danger par la distance physique – est installé dans une situation de pure anempathie/extermination.
La culture de l’obéissance est un trait commun aux institutions occidentales, au moins jusqu’aux années 1960, qu’il s’agisse de l’église, de l’école, de l’administration, de l’entreprise ou de l’armée. De même que la rigueur de la règle monastique est pensée comme libératrice, ou que la discipline, comme Max Weber l’avait noté, est devenue le point d’honneur de l’administration, l’héroïsme militaire s’est mué au XIXe en esprit romain de sacrifice sans limites pour le groupe et les ordres reçus : le héros est désormais celui qui renonce à tout, sauf à obéir. Il ne saurait être question, dans un semblable contexte, de laisser un sentiment personnel d’humanité l’emporter sur le devoir.
Or, si la culture allemande était incontestablement portée à l’obéissance à l’autorité dans tous les domaines de la vie sociale, la valorisation de l’obéissance militaire était alors partagée par toutes les armées occidentales. La révolution de 1918-1919 avait montré que les soldats allemands étaient aussi capables de désobéir que n’importent quels autres. L’obéissance aux ordres exterminateurs n’est donc pas une caractéristique purement allemande. Les armées de l’air alliées exécutèrent sans la moindre difficulté les bombardements classiques et nucléaires de cibles civiles, en dépit d’une culture où une plus large autonomie était admise.
Nous sommes si habitués à combattre des dictatures que nous jugeons cyniques, et dont nous nous étonnons du manque de sensibilité à la détresse, que nous nous laissons volontiers convaincre que la démocratie offrirait une garantie du contraire. Elle n’en offre aucune. Toute l’empathie que nous accordons concerne uniquement les nôtres et ceux à qui nous avons choisi d’accorder notre protection. C’est ainsi que le cinéma étend ses mélodrames de sensibilisation aux seules minorités que nous avions naguère persécutées et que nous avons décidé, depuis qu’elles ne nous inspirent plus de craintes, d’intégrer à notre société, comme les amérindiens et les Américains d’origine africaine. Dans le même temps, nos télévisions et nos journaux qui s’emploient à individualiser chacune de nos victimes dans les conflits, à leur donner un nom, à leur vouer des cérémonies, persistent à traiter les victimes que nous laissons comme des groupes d’autant plus anonymes et indistincts que leur nombre est généralement d’un ordre de grandeur supérieur à celui des nôtres.
Les guerres coloniales conduites par des régimes démocratiques sont parmi les plus anempathiques. Un monarque absolu n’a pas de raison particulière de traiter très différemment les peuples nouveaux qu’il se soumet, des sujets sur lesquels il exerce initialement son pouvoir. Quand elles sont, par contre, le fait de régimes démocratiques, soldats et officiers se sentent investis de la mission d’assurer à tout prix, par anticipation ou en temps réel, la sécurité des colons contre la menace des sauvages. Ils pourvoient à la défense de la veuve et de l’orphelin de leur propre Nation par les méthodes les plus radicales, l’extermination pure et simple étant incontestablement la plus sûre. Que les sauvages en question possèdent quelque motif de résister à l’invasion leur est imputé à charge : ils ne comprennent pas le bénéfice qu’une civilisation supérieure est susceptible de leur apporter. Il faut donc en finir au plus tôt et de la manière la plus complète avec ces brutes inaptes à saisir le véritable sens de l’égalité politique comme de l’amour du prochain."
"Un but de guerre peut en outre être trouvé, de façon casuistique, à toutes les exactions, ne serait-ce qu’intimider ou briser le moral de l’adversaire. Ce fut la justification fournie par Churchill pour bombarder des objectifs civils, en violation de la 4e Convention de La Haye."
"Les méthodes aciviles et exterminatrices, courantes dans les colonies, furent importées en Europe par la guerre d’Espagne. Ces méthodes, symbolisées par les exhibitions joyeuses de têtes tranchées et de membres mutilés, avaient inclus pendant la guerre du Rif l’emploi à grande échelle des gaz de combat contre des cibles civiles. Les troupes coloniales avaient été, avec la Garde civile, les principaux instruments de la rébellion. Leurs chefs, presque tous africanistas, visaient expressément l’extermination des membres de la gauche « judéo-communiste », au nom d’une idéologie proche du nazisme mais mieux adaptée au catholicisme des élites économiques espagnoles. Les marxistes, réputés manipulés par les juifs, étaient assimilés aux maghrébins musulmans, « sémites » censés menacer l’Espagne « aryenne » d’une « africanisation ». Par transitivité, la classe ouvrière, sensible aux thèmes marxistes, était identifiée à la population coloniale, groupe auquel pouvait être appliqué un traitement répressif susceptible d’aller jusqu’à l’extermination. Le coup d’État se présentait ainsi en nouvelle Reconquista justifiant des exécutions de masses qui préfigurèrent celles des Einsatzgruppen. On estime à 150 000 les victimes de la junte, indépendantes des opérations strictement militaires. Cependant, à la différence de l’Afrique, les Républicains disposaient eux-mêmes d’une capacité de résistance qui se manifesta sous la forme d’une réverbération de la violence. On estime à 50 000 les victimes civiles exécutées par les corps loyalistes (les checas) ou par la foule."